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Date : 20200225


Dossier : IMM‑3953‑19

Référence : 2020 CF 301

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 février 2020

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

WALIYAT OMOLOLA LAWAL,

EN SON PROPRE NOM ET COMME

TITULAIRE À L’INSTANCE DE LA MINEURE, FATHIAT AYOMIDE LAWAL

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a rejeté l’appel des demanderesses et confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], selon laquelle les demanderesses n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR].

[2]  La demanderesse principale et sa fille, la demanderesse mineure, sont des citoyennes du Nigéria. Elles sont arrivées au Canada avec l’époux de la demanderesse principale, père de la demanderesse mineure, en décembre 2016, grâce à des visas de visiteur. L’époux de la demanderesse principale est retourné au Nigéria au début de 2017 parce qu’il y a un bon emploi. Depuis, il a rendu visite aux demanderesses au Canada à de nombreuses reprises.

[3]  Les demanderesses ont présenté une demande d’asile au Canada en mars 2017. Une audience devant la SPR a eu lieu en mars 2018. Le même jour, la SPR a conclu que les demanderesses n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Les questions déterminantes à l’audience devant la SPR portaient sur la crédibilité et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] dans deux villes du Nigéria, où les demanderesses n’avaient jamais vécu auparavant.

[4]  Les demanderesses ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR, qui a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR dans des motifs le 11 juin 2019. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en appliquant la norme de la « prépondérance des probabilités » dans son analyse fondée sur l’article 96 de la LIPR, mais que cette erreur n’était pas fatale à la décision de la SPR. Dans des motifs qui me semblent ambigus – pour des raisons que j’énoncerai plus loin –, la SAR a déclaré que, d’après les éléments de preuve des demanderesses et la documentation sur les conditions dans le pays, les demanderesses n’ont pas établi qu’il existait une « possibilité sérieuse » qu’elles soient persécutées si elles retournent au Nigéria. Elle a également confirmé l’analyse de la SPR au sujet des PRI.

[5]  Les demanderesses soulèvent un certain nombre de questions, mais à mon avis, seules les questions énoncées ci‑dessous sont déterminantes.

[6]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable et je suis d’accord. La norme de la décision raisonnable exige que la cour de révision fasse preuve d’une certaine déférence à l’égard du décideur : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, motifs de la majorité rédigés par le juge en chef Wagner, au paragraphe 84 [Vavilov]. Pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision, le tribunal doit examiner le fil de raisonnement en fonction d’une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, ainsi que le résultat de la décision en fonction des contraintes juridiques et factuelles auxquelles est confronté le décideur : arrêt Vavilov, précité, aux paragraphes 83 à 86. La décision faisant l’objet du contrôle doit être justifiée, intelligible et transparente : arrêt Vavilov, précité, au paragraphe 99. Un contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor à la recherche d’une erreur : arrêt Vavilov, précité, au paragraphe 102.

[7]  Les problèmes ci‑dessous m’ont donné suffisamment de raisons, dans leur ensemble, pour accorder le contrôle judiciaire.

[8]  D’abord, il est établi en droit que le critère à deux volets à appliquer pour décider s’il existe une PRI provient des décisions Rasaratnam c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589. Dans la récente affaire Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155, le juge Pamel a décrit ce critère de la façon suivante, au paragraphe 15 :

[traduction]
[15]  Les décisions Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, ont établi un critère à deux volets à appliquer pour déterminer s’il existe une PRI : (i) il ne doit pas exister de possibilité sérieuse que l’individu soit persécuté dans la région de la PRI (selon la prépondérance des probabilités), et (ii) les conditions de la proposition de PRI sont telles qu’il n’est pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, pour un individu d’y chercher refuge (Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833, au paragraphe 19; Titcombe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1346 au paragraphe 15). Pour conclure à l’existence d’une PRI, chacun des deux volets doit être rempli. Ce critère à deux volets garantit que le Canada se conforme aux normes internationales relatives aux PRI (directives du HCR, aux paragraphes 7 et 24 à 30).

[9]  Conformément à ce qui précède, le premier volet exige qu’il n’y ait aucune possibilité sérieuse que la personne soit persécutée dans la région de la PRI. La SAR a énoncé ce critère dans ses motifs, mais elle a explicitement appliqué un critère très différent dans son évaluation de la PRI lorsqu’elle a reconnu qu’« [i]l y a des éléments de preuve objectifs selon lesquels la MGF [mutilation génitale féminine] est toujours pratiquée dans certaines communautés traditionnelles au Nigéria ». La SAR a ensuite conclu que « ces éléments de preuve objectifs ne permettent pas d’établir que la belle-famille de l’appelante principale forcerait la fille de cette dernière à subir une MGF ».

[10]  En toute déférence, je crois qu’en reformulant le critère de cette façon, la SAR a effectivement exigé des demanderesses qu’elles « établi[ssent] », autrement dit, qu’elles prouvent que « la belle-famille de l’appelante principale forcerait la fille de cette dernière à subir une MGF ». Ce n’est pas en quoi consiste le premier volet du critère, qui exige qu’il n’y ait aucune possibilité sérieuse que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse soit persécutée dans la PRI ou soumise à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités. À cet égard, les motifs de la SAR allaient au-delà d’une contrainte juridique fondamentale relative à la PRI. On m’a demandé de lire cet énoncé droit erroné dans son ensemble et dans son contexte, mais même sous cet angle, je ne peux pas l’ignorer. J’estime que les mots employés par la SAR correspondaient à sa pensée, ce qui rend déraisonnable sa conclusion concernant la PRI, du moins à cet égard. Il n’appartient pas à une cour de révision de reformuler les motifs d’un décideur pour les rendre conformes aux contraintes juridiques ou factuelles applicables.

[11]  Ensuite, en ce qui concerne le second volet du critère relatif à la PRI, la SAR a seulement tenu compte du fait que la demanderesse principale était une femme instruite et mariée à un époux qui l’appuyait, qui travaille à son compte et gagne un bon revenu. Cette conclusion ne respecte pas une autre contrainte juridique applicable aux PRI, qui exige l’évaluation de toutes les circonstances pertinentes, y compris la persécution, la discrimination, le risque que posent les membres de la famille qui souhaitent pratiquer une MGF, et la preuve au dossier de la faiblesse de l’application des lois visant à protéger les femmes contre la MGF forcée et d’autres questions : voir Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155, au paragraphe 15; Ambrose‑Esede c Canada) (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1241, par le juge Russell, aux paragraphes 48 et 49; Okoloise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1008, par le juge Zinn, aux paragraphes 14 à 18.

[12]  Enfin, en ce qui concerne le second volet du critère de la PRI, la SAR a désigné deux villes envisageables à titre de PRI. Ces deux villes ont été désignées deux fois comme des PRI. La question était de savoir si l’enfant pourrait obtenir les soins de santé nécessaires vu son état de santé dans l’une ou l’autre de ces deux PRI. Pour y répondre, la SPR devait évaluer l’accessibilité du traitement dans chacune des deux PRI. Cependant, au lieu de déterminer si les traitements étaient accessibles dans chacune des deux PRI, elle a répondu à une question différente : « [j]e souscris également à la conclusion de la SPR selon laquelle rien n’indique que l’appelante associée, qui, d’après l’appelante principale, souffre d’anémie drépanocytaire, ne pourrait obtenir au Nigéria les soins de santé nécessaires au traitement de sa maladie » [non souligné dans l’original]. Avec égards, la question n’est pas de savoir si les soins de santé requis étaient accessibles au Nigéria, mais plutôt si ces soins étaient accessibles dans l’une ou l’autre des deux PRI. En répondant à la mauvaise question, la SAR a contrevenu à une autre exigence juridique.

[13]  L’avocat de la demanderesse a également fait valoir que la décision de la SAR devrait être annulée pour la même raison que celle pour laquelle le juge Manson a annulé la décision de la SAR dans l’affaire Boluwaji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1154 [Boluwaji]. Les demanderesses soutiennent que lorsqu’elle a désigné les PRI, la SAR a ignoré les éléments de preuve documentaire selon lesquels les lois visant à protéger les femmes contre la MGF ne sont pas ou sont mal appliquées. Dans l’affaire Boluwaji, le juge Manson a conclu, aux paragraphes 23 et 24, que la SAR n’avait pas reconnu et pris en compte la distinction qu’il convient de faire entre l’adoption de la Violence Against Persons (Prohibition) Act et son application. À mon avis, il s’agit d’une question qui devrait être abordée dans la nouvelle audience qui est ordonnée.

[14]  En résumé, j’ai conclu que la conclusion à laquelle la SAR est parvenue n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Si l’on considère la décision dans son ensemble et non comme une chasse au trésor à la recherche d’erreurs, le fil de raisonnement souffre de lacunes fondamentales pour ce qui est des deux volets du critère relatif à la PRI. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[15]  Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et aucune n’est soulevée.


JUGEMENT dans le dossier nº IMM‑3953‑19

LA COUR statue que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué en vue d’un nouvel examen. Aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de mars 2020

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3953‑19

 

INTITULÉ :

WALIYAT OMOLA LAWAL EN SON PROPRE NOM ET COMME TITULAIRE À L’INSTANCE DE LA MINEURE, FATHIAT AYOMIDE LAWAL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Bola Adetunji

POUR LES DEMANDERESSES

Chris Araujo

POUR LEs DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bola Adetunji

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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