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Date : 20200226


Dossier : IMM‑136‑19

Référence : 2020 CF 307

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 26 février 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

SANTIAGO LOPEZ BIDART

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Le demandeur, Santiago Lopez Bidart, sollicite l’annulation de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas pris en compte les difficultés auxquelles son épouse et lui seraient exposés s’il était obligé de quitter le Canada et parce qu’il a appliqué le critère des difficultés plutôt que de prendre en compte le caractère équitable global de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[2]  Le demandeur, un citoyen de l’Uruguay, est arrivé au Canada le 10 décembre 2008 muni d’un visa de visiteur pour rendre visite à son frère. Il s’agissait de son deuxième voyage au Canada. Lorsque son visa a expiré le 10 juin 2009, il n’a pas quitté le Canada ni tenté de renouveler son statut.

[3]  En 2011, le demandeur a commencé à fréquenter une femme qui était arrivée au Canada depuis le Mexique. En 2012, ils ont commencé à vivre ensemble et ont déménagé dans la région de la capitale nationale. En juillet 2014, elle est devenue résidente permanente, et ils se sont mariés en juillet 2016.

[4]  Le demandeur et sa conjointe vivaient ensemble quand cette dernière a présenté sa demande de résidence permanente. L’épouse du demandeur affirme qu’elle n’avait pas compris que leur vie commune faisait d’eux des conjoints de fait et n’a donc pas déclaré son conjoint dans sa demande. Le demandeur lui a proposé de l’épouser en mai 2015, et c’est alors qu’ils ont commencé à explorer les moyens de régulariser son statut d’immigrant. Lorsque les époux ont été avisés qu’ils étaient admissibles à la résidence permanente à titre de conjoints de fait parce qu’ils vivaient ensemble, le demandeur, parrainé par sa conjointe, a présenté une demande de résidence permanente. En mai 2017, la demande de parrainage a été rejetée au motif que le demandeur n’avait pas été déclaré – et n’avait donc pas fait l’objet d’un contrôle – quand son épouse a présenté sa demande de résidence permanente.

[5]  Le demandeur a ensuite présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cette demande a été rejetée le 20 décembre 2018, et ce rejet constitue le fondement de la demande de contrôle judiciaire.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[6]  La question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent est déraisonnable. Celle‑ci comprend les trois questions soulevées par le demandeur : l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent, le critère qu’il a énoncé relativement à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire, et la prise en compte du rapport d’un psychologue.

[7]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para 44 [Kanthasamy]. Lorsque la présente affaire a été plaidée, l’arrêt de principe concernant le contrôle judiciaire selon la décision raisonnable était l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, et la jurisprudence qui en a découlé. Depuis lors, la Cour suprême du Canada a mis à jour et précisé le cadre d’analyse du contrôle judiciaire dans les arrêts Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, et Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes].

[8]  Compte tenu du paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov et des faits de l’espèce, je ne vois aucune raison d’exiger que les parties présentent des observations additionnelles quant à la norme de contrôle appropriée ou à son application. Cela n’entraîne aucune absence d’équité parce que, comme il ressort du paragraphe 26 de l’arrêt Société canadienne des postes, l’issue de la présente affaire serait la même selon les deux cadres d’analyse.

[9]  Lorsqu’elle contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). La décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au para 85). Ainsi, une décision sera déraisonnable s’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au para 103). Le cadre d’analyse établi par cet arrêt insiste « sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif », au moyen d’une méthode quant à la norme de contrôle qui est à la fois respectueuse et rigoureuse (Vavilov, aux para 2 et 12‑13).

III.  Analyse

[10]  Le demandeur soutient que l’agent a commis trois erreurs principales : (i) en se concentrant sur le fait qu’il avait dépassé la période de séjour autorisée au Canada et en n’accordant pas suffisamment de poids aux difficultés qui découleraient de la séparation des époux; (ii) en appliquant le mauvais critère à l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour des considérations d’ordre humanitaire en le limitant aux [traduction« situations extraordinaires non prévues par la LIPR », plutôt que d’examiner si la preuve qu’il avait présentée était fondée; (iii) en accordant peu de poids au rapport du psychologue sur l’incidence qu’une décision défavorable relative aux considérations d’ordre humanitaire aurait sur le couple.

A.  Le cadre juridique

[11]  Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant qu’une décision puisse être annulée, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Pour ce faire, la cour doit notamment examiner les motifs et l’issue de la décision dans le cadre du droit applicable à la décision et des faits du dossier.

[12]  Le paragraphe 25(1) de la LIPR donne au ministre le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense à l’étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou ne répond autrement pas aux exigences de la Loi. La disposition prévoit qu’une telle dispense n’est accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ».

[13]  En matière de considérations d’ordre humanitaire, la jurisprudence adopte une approche fondée sur l’objectif d’équité sous‑jacent à la dispense et exige une prise en compte globale de tous les facteurs importants. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souscrit à l’approche adoptée antérieurement dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, [1970] DCAI no 1 (QL), où les considérations d’ordre humanitaire sont décrites comme « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » et qui justifient l’octroi d’un redressement spécial (Kanthasamy, au para 13).

[14]  Il ne suffit pas de démontrer que l’obligation de quitter le Canada entraînera certaines difficultés, car c’est là une conséquence inévitable du renvoi. Il faut plutôt démontrer l’existence d’une circonstance qui sort de l’ordinaire, et cela dépendra des faits et du contexte de chaque dossier (Kanthasamy, aux para 23‑25). En fin de compte, l’élément central de la question est de savoir si les faits d’une affaire en particulier démontrent qu’une exception doit être faite à l’application normale de la loi pour en atténuer la rigidité (Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158, aux para 16‑22 [Damian]).

B.  La demande du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[15]  En l’espèce, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur reposait principalement sur l’incidence de sa séparation d’avec son épouse, ainsi que sur les efforts qu’il a déployés pour s’établir et devenir autosuffisant au Canada et sur les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était obligé de retourner en Uruguay. Les observations présentées par le demandeur à cet égard, ainsi que ses antécédents en matière d’immigration, délimitent le cadre factuel de la décision de l’agent.

[16]  Devant l’agent, le demandeur a soutenu qu’il aurait dû être admis en tant que résident permanent, à titre de conjoint de fait de son épouse, lorsque celle‑ci a présenté sa demande. Son épouse et lui ont présenté des déclarations solennelles dans lesquelles ils déclaraient ne pas savoir qu’ils étaient admissibles à présenter une demande de résidence permanente en tant que conjoints de fait, car un tel statut juridique n’est pas reconnu dans leurs pays d’origine (le Mexique et l’Uruguay). Ils ont admis qu’ils vivaient ensemble, mais ont déclaré qu’en tant que fervents catholiques, ils estimaient tous les deux que le mariage était un engagement hautement plus important.

[17]  Le demandeur a déclaré qu’ils ont présenté une demande de parrainage aussitôt qu’ils ont appris, au moyen d’un avis juridique, qu’ils étaient admissibles à présenter une demande en tant que conjoints de fait. Le demandeur a également cessé de travailler, parce que son avocate l’avait avisé qu’il ne devrait pas travailler sans autorisation. Il soutient que ces renseignements démontrent qu’il était de bonne foi lorsqu’il a présenté sa demande de parrainage et que ses efforts pour régulariser sa situation au Canada devraient compter comme un facteur favorable à sa demande relative aux considérations d’ordre humanitaire. Son épouse et lui ont tous les deux souligné les difficultés que la séparation leur causerait et l’incidence de celle‑ci sur leurs projets de fonder une famille.

[18]  De plus, le demandeur a fourni la preuve qu’il travaillait comme mécanicien automobile au Canada. Il a enregistré une entreprise (une société à dénomination numérique) à son nom, et il s’est servi du nom commercial de l’entreprise comme numéro d’assurance sociale. Certes, il occupait un emploi, et le montant de son impôt sur le revenu était retenu à la source et versé à l’Agence du revenu du Canada, mais il n’a jamais produit de déclaration de revenus (et ainsi, il n’avait droit à aucune déduction ni à aucun remboursement), parce qu’il n’avait pas de numéro d’assurance sociale. Il a acheté ses propres outils et a occupé un emploi stable.

[19]  Des lettres d’appui ont été déposées par des membres de sa famille et des amis, notamment le prêtre de la paroisse du demandeur et un psychologue qui avait offert de la thérapie conjugale au demandeur et à son épouse. Le demandeur a décrit les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était obligé de retourner en Uruguay, y compris la difficulté de trouver un emploi comparable à ceux qu’il avait occupés au Canada et l’inaptitude des membres de sa famille immédiate à subvenir à ses besoins, en raison de l’âge de ses parents et de l’état de santé de son père.

C.  Les erreurs qu’aurait commises l’agent

[20]  Selon le demandeur, la décision de l’agent était déraisonnable pour trois raisons, et chacune de celles‑ci sera examinée.

[21]  Premièrement, le demandeur soutient que l’agent a accordé un poids excessif au fait qu’il avait dépassé la période de séjour autorisée par son visa de visiteur et qu’il n’a pas dûment tenu compte du fondement de sa demande présentée pour des considérations d’ordre humanitaire, plus précisément du fait qu’il cherchait à être dispensé de l’application de l’alinéa 125(1)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], à savoir son exclusion de la catégorie des époux ou conjoints de fait. Il soutient que, compte tenu de l’erreur de bonne foi commise par son épouse lorsqu’elle a présenté sa demande de résidence permanente et de l’explication qu’ils ont donnée à cet égard, le fait de l’exclure de la catégorie des époux ou conjoints de fait ne permet pas de promouvoir les objectifs de la loi.

[22]  La décision de l’agent renvoie aux lettres d’appui selon lesquelles [traduction« une séparation serait dévastatrice pour le couple ». Selon le demandeur, le fait que l’agent ait mis l’accent sur son dépassement de la période de séjour autorisée au Canada a nui à l’évaluation des difficultés. Dans la décision Jugpall c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] DSAI no 600 (QL), 1999 CanLII 20685 (CA CISR), la Section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que l’évaluation d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire doit prendre en compte les considérations d’ordre humanitaire en lien avec le fondement juridique de l’interdiction de territoire, en vue de l’octroi de la dispense. Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas mené une telle analyse.

[23]  Cette observation est liée au deuxième argument du demandeur, selon lequel l’agent a appliqué le mauvais critère en indiquant que l’objectif de l’article 25 est de donner au ministre [traduction« la latitude de traiter des situations extraordinaires non prévues par la LIPR [...] ». Le demandeur soutient qu’une telle description n’est pas exacte et est incompatible avec le Guide opérationnel IP 5 – Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire [le Guide opérationnel], lequel devrait permettre d’orienter l’analyse menée par l’agent. Le Guide opérationnel énonce que « [l]a discrétion relative aux demandes pour considérations d’ordre humanitaire (CH) donne la latitude nécessaire pour approuver des cas non prévus dans la Loi ». Le demandeur soutient que le Guide opérationnel est conforme aux enseignements donnés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy, qui invite à apprécier avec compassion l’ensemble des faits et des circonstances plutôt qu’à appliquer un critère des difficultés strict.

[24]  Le demandeur soutient que, plutôt que d’aborder la dispense comme une exception souple et adaptée (Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 715, au para 7), l’agent a effectivement créé, pour l’obtention de la dispense, un seuil très élevé « en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1) » (Kanthasamy, au para 33).

[25]  Le défendeur s’oppose à de telles critiques à l’égard de la décision de l’agent en faisant observer que le législateur a confié à l’agent la tâche de soupeser tous les éléments de preuve et que le rôle de la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, n’est pas de soupeser à nouveau ces éléments de preuve. Le défendeur affirme que l’agent a adéquatement examiné l’ensemble de la preuve et que, à la lumière de l’analyse globale, la façon précise dont l’agent a énoncé le critère n’indique pas qu’une erreur a été commise.

[26]  Le défendeur affirme que l’agent a dûment pris en considération le degré d’établissement du demandeur, ses liens étroits avec son épouse et ses autres liens au Canada. L’agent était aussi en droit de prendre en compte le fait que le demandeur avait dépassé la période de séjour autorisée par son visa et qu’il n’avait fait aucune démarche pour régulariser sa situation pendant ce temps. L’agent a admis que l’omission de l’épouse de déclarer le demandeur dans sa demande de résidence permanente était une erreur commise de bonne foi, mais a conclu que cette erreur n’a pas permis d’outrepasser les autres considérations.

[27]  Le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement conclu que rien n’empêchait le demandeur de quitter le Canada lorsque son visa a expiré et que rien ne démontrait qu’il avait fait des démarches pour se conformer à la loi, y compris pendant la période qui a suivi le début de sa relation avec son épouse et avant qu’ils se marient. L’agent a pris en compte les compétences et les capacités que le demandeur avait démontrées pendant son séjour au Canada et a raisonnablement estimé que celles‑ci l’aideraient à s’établir de nouveau en Uruguay. De plus, l’agent a pris en compte le soutien que le demandeur continuerait de recevoir de son épouse, ainsi que le fait qu’il avait de la famille en Uruguay qui pouvait lui apporter un certain soutien. Tout ce qui précède est fondé sur le dossier, et l’analyse menée par l’agent commande la retenue.

[28]  Je souscris aux arguments du demandeur. L’analyse de l’agent ne possède pas « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité », car elle ne démontre pas comment l’agent a évalué les éléments de preuve touchant au cœur de la demande présentée par le demandeur pour considérations d’ordre humanitaire. En dépit de la retenue devant être témoignée à l’égard d’une décision discrétionnaire qui repose en grande partie sur les faits, cette décision ne saurait être maintenue, car il est impossible pour la Cour ‑ ou le demandeur – de savoir comment l’agent a soupesé les faits pertinents et les considérations liées aux questions centrales.

[29]  Plusieurs éléments essentiels font défaut dans l’analyse. Tout d’abord, l’agent n’a pas abordé le fondement essentiel de la demande de dispense, alors que les principes de la justification et de la transparence exigent qu’il soit valablement tenu compte des questions et des préoccupations centrales soulevées par les parties (Vavilov, au para 127). L’agent souligne que les époux ont des liens étroits, mais conclut que l’épouse du demandeur n’a pas indiqué qu’elle serait incapable de subvenir à ses besoins s’il était forcé de retourner en Uruguay pendant le traitement de sa demande de résidence permanente. Je conclus que cette analyse passe à côté de l’essentiel, à savoir que la demande de dispense du demandeur pour considérations d’ordre humanitaire est fondée sur les difficultés qu’entraînerait la séparation des époux.

[30]  Les difficultés causées par la séparation des époux ont été reconnues comme un élément important dans d’autres décisions; pourtant, la décision faisant l’objet du présent contrôle ne leur accorde presque pas d’importance (voir les décisions Abdeli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 146, au para 39, et Uddin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 314, au para 49). L’agent ne décrit pas comment l’incidence de la séparation des époux a été soupesée pour ce couple précis. À cet égard, il est important de prendre en compte le fait que les époux se sont rencontrés au Canada, que l’épouse du demandeur est une résidente permanente, et donc, que sa capacité à voyager est limitée par les conditions de résidence pour qu’elle obtienne la citoyenneté, et que la séparation aurait donc des conséquences importantes pour les époux.

[31]  Le problème tient également à ce que l’agent a concentré son analyse sur le fait que le demandeur a dépassé la période de séjour autorisée, en plus de mal énoncer l’objectif de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur soutient que l’agent a mal énoncé le critère. À mon avis, ce n’est pas la question principale. S’il y a un enseignement essentiel à tirer de l’arrêt Kanthasamy et de la jurisprudence subséquente, c’est que les agents commettront une erreur s’ils traitent un ensemble précis de termes comme une « formule magique » à appliquer dans les affaires en matière de considérations d’ordre humanitaire. En fait, c’est exactement ce que la Cour suprême a déconseillé de faire dans l’arrêt Kanthasamy (aux para 31‑33). La véritable question consiste à savoir si l’agent a soupesé l’ensemble des facteurs importants qui pesaient en faveur – ou en défaveur – de l’octroi de la dispense fondée sur le paragraphe 25(1) (voir Damian, aux para 16‑22).

[32]  Il est important de rappeler que la véritable raison pour laquelle un demandeur sollicite une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est qu’il est interdit de territoire au Canada ou ne se conforme pas aux exigences législatives, quelle qu’en soit la raison. De toute évidence, la raison pour laquelle une personne se trouve dans une telle situation est un facteur à prendre en considération et doit se voir accorder le poids approprié dans l’analyse. Toutefois, ce facteur ne veut pas dire qu’il n’y a pas lieu d’examiner adéquatement la nature et la portée des obstacles juridiques à l’interdiction de territoire (voir Jugpall et Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 394, au para 12), ni les considérations militant en faveur de l’octroi de la dispense.

[33]  En l’espèce, l’agent a accordé un poids important au fait que le demandeur avait dépassé la période de séjour autorisée par son visa, soulignant qu’il avait antérieurement visité le Canada et l’avait quitté pendant la période requise et qu’il était un jeune adulte lorsqu’il est arrivé au Canada la deuxième fois et y est demeuré. Ces considérations sont pertinentes et importantes.

[34]  Toutefois, l’agent n’a pas dit en quoi les efforts que le demandeur a déployés pour s’établir au Canada ont été pris en considération; l’analyse est plutôt centrée sur la manière dont ces efforts aideraient le demandeur dans sa transition vers l’Uruguay. Vu la preuve dont l’agent disposait, cette analyse n’est pas raisonnable (voir Machungo Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813).

IV.  Conclusion

[35]  Je suis convaincu que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas pris en compte l’élément central de la demande, à savoir l’incidence de la séparation des époux, et n’a pas non plus considéré que l’établissement du demandeur au Canada était un facteur favorable; ces erreurs dans la décision sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[36]  Compte tenu des conclusions que j’ai tirées relativement à ces questions, il n’est pas nécessaire que j’examine le troisième argument du demandeur portant sur le poids accordé au rapport du psychologue.

[37]  Pour les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[38]  Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑136‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑136‑19

INTITULÉ :

SANTIAGO LOPEZ BIDART c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 juin 2019

JUGEMENT ET MOTIFs :

Le juge PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 26 février 2020

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

Pour le demandeur

Taylor Andreas

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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