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Date : 20200110


Dossier : T‑676‑19

Référence : 2020 CF 27

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2020

En présence du juge en chef

ENTRE :

ALEXANDRA MOORE

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Dans la présente requête, Mme Moore interjette appel de l’ordonnance par laquelle la protonotaire Milczynski a radié sa déclaration relative à la présente procédure, sans autorisation de la modifier, et a rejeté son action, le tout sans frais.

[2]  Dans sa déclaration, Mme Moore sollicite les réparations suivantes :

  • a) un jugement déclaratoire portant que toute la frontière canado-américaine constitue un point d’entrée ou un poste frontalier officiel; cette réparation est destinée à corriger une prétendue [traduction] « faille » dans l’Entente sur les tiers pays sûrs;

  • b) un jugement déclaratoire portant que toutes les demandes d’asile doivent, sans exception, être présentées dans le premier pays sûr où arrivent les demandeurs;

  • c) un jugement déclaratoire portant que la présence illégale dans un pays ne constitue pas un motif légitime de crainte de persécution;

  • d) une ordonnance visant l’expulsion automatique des migrants économiques illégaux qui tentent de traverser la frontière pour entrer au Canada;

  • e) une ordonnance ayant pour effet d’annuler, de refuser ou d’invalider rétroactivement toute demande existante présentée par des personnes entrées illégalement au Canada en traversant la frontière; cette réparation est sollicitée au motif que les demandeurs visés [traduction] « ont tiré profit de la faille ».

[3]  Dans ses motifs à l’appui de la décision de radier la déclaration (la décision), la protonotaire Milczynski a déclaré que les arguments de Mme Moore ne révélaient aucune cause d’action valable ni question justiciable; elle a estimé en outre que ses allégations [TRADUCTION] « [étaie]nt de simples assertions et énoncés de conclusion à caractère argumentatif, qui refl[étai]ent et exprim[ai]ent les opinions personnelles [de Mme Moore], mais n’établiss[ai]ent aucun fait substantiel susceptible de faire naître une cause d’action valable en droit ou de servir de fondement aux réparations qu’elle demande ».

[4]  Compte tenu de ce qui précède, la protonotaire Milczynski a tiré la conclusion suivante : [TRADUCTION] « Il est manifeste et indubitable que l’action de [Mme Moore] ne peut aboutir, et que, à la lumière de ce qu’elle décrit comme le fondement de sa demande (ses récriminations concernant l’immigration illégale, les faux réfugiés et la sécurité frontalière), il n’existe pas de véritable question litigieuse à trancher, qui pourrait être corrigée grâce à l’obtention d’une autorisation d’y apporter des modifications ».

[5]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord. Par conséquent, le présent appel sera rejeté.

II.  Les règles pertinentes

[6]  Aux termes de l’article 174 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), tout acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits.

[7]  Selon l’article 175 des Règles, une partie peut, dans un acte de procédure, soulever des points de droit.

[8]  L’alinéa 221(1)a) des Règles dispose que la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable. La Cour peut alors ordonner que l’action soit rejetée.

III.  Les actes de procédure de Mme Moore et la requête en radiation de la défenderesse

[9]  Les actes de procédure de Mme Moore concernent l’Entente sur les tiers pays sûrs conclue entre le Canada et les États‑Unis (Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers, 5 décembre 2002, R.T. Can. 2004 no 2 (entré en vigueur le 29 décembre 2004) (l’ETPS) ainsi que les textes législatifs qui prévoient des accords de ce type.

[10]  À cet égard, l’alinéa 101(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) prévoit que la demande du demandeur d’asile arrivé au Canada, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle, est irrecevable devant la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[11]  De plus, le paragraphe 102(1) de la LIPR envisage l’adoption de règlements régissant les questions qui se rapportent aux articles 100 et 101, notamment en ce qui touche le partage avec d’autres pays de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. Ainsi, aux termes des alinéas 102(1)a) et b), les pays qui remplissent certaines conditions peuvent être désignés et inscrits sur une liste. Qui plus est, l’alinéa 102(1)c) autorise l’adoption de dispositions concernant les cas et les critères d’application de l’alinéa 101(1)e). Enfin, le paragraphe 102(2) énonce les facteurs à prendre en compte en vue de la désignation d’un pays suivant l’alinéa 102(1)a) de la LIPR.

[12]  Aucun litige n’oppose les parties à l’égard des dispositions susmentionnées ni en ce qui a trait à la question de savoir si les États‑Unis remplissent les exigences de désignation envisagées par l’alinéa 101(1)e) et l’article 102 de la LIPR ainsi que par les règlements adoptés au titre de ces dispositions.

[13]  Dans ses actes de procédure, Mme Moore fait remarquer que l’ETPS présente une [TRADUCTION] « faille », car elle [TRADUCTION] « ne vise que les "points d’entrée officiels", ou les postes frontaliers terrestres officiels ». D’après elle, [TRADUCTION] « [c]ela signifie que la loi peut être contournée simplement en ÉVITANT les postes frontaliers officiels ». Cependant, Mme Moore laisse entendre ensuite que le véritable problème ne découle pas du libellé de l’ETPS, mais plutôt de la manière dont elle est interprétée et mise en application. Elle affirme à cet égard : [TRADUCTION] « Aucune personne raisonnable ne peut interpréter [l’ETPS] comme signifiant qu’[elle] peut être contournée en ignorant les postes de contrôle officiels. Cela reviendrait à récompenser les hors‑la‑loi ». Ainsi, [TRADUCTION] « le seul problème [concernant l’ETPS] est celui de son application adéquate ». Elle allègue que le défaut de la défenderesse à cet égard [TRADUCTION] « crée un fardeau, tant sur le plan financier qu’en matière de sécurité », en plus d’occasionner des [TRADUCTION] « dépenses considérables aux contribuables » et de permettre aux [TRADUCTION] « demandeurs d’asile » de [TRADUCTION] « se magasiner » un meilleur pays, à savoir le Canada. Elle ajoute que [TRADUCTION] « les migrants économiques illégaux (les faux réfugiés) seraient interdits de territoire » de toute façon, par application de l’alinéa 34(1)b.1) de la LIPR. Suivant cette disposition, les résidents permanents et les étrangers qui se livrent à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada, sont interdits de territoire pour raison de sécurité.

[14]  Dans sa requête en radiation, la défenderesse soulève deux arguments principaux. Premièrement, elle fait valoir que Mme Moore n’a pas qualité pour agir, que ce soit dans un intérêt privé ou public. Deuxièmement, elle maintient que la [TRADUCTION] « déclaration ne révèle aucune cause d’action valable, attendu que la demande n’énonce aucune cause d’action et qu’elle ne précise pas le fondement des réparations que [Mme Moore] sollicite ».

[15]  La défenderesse soutient en particulier que Mme Moore n’a [TRADUCTION] « pas avancé les faits nécessaires propres à établir une cause d’action, et [que] la question de savoir quel type de réparations elle sollicite de la Cour, et sur quel fondement, n’est pas claire ». Elle ajoute : [TRADUCTION] « [Mme Moore] ne semble contester aucune loi fédérale, mais souhaite modifier [l’ETPS]. Si les mesures de réparation qu’elle sollicite remettent en cause des lois fédérales, elle n’a pas précisé quelle loi est inconstitutionnelle ou ultra vires, ni pour quel motif ». De plus, l’éventuelle modification de l’ETPS échappe à la compétence de notre Cour.

IV.  Questions à trancher

[16]  Dans la présente requête interjetant appel de la décision par laquelle sa déclaration a été radiée, sans autorisation de la modifier, et son action rejetée, Mme Moore soulève plusieurs questions intéressant ladite décision. La défenderesse affirme toutefois que les seules questions qui se posent concernent la norme de contrôle applicable et la question de savoir si Mme Moore a établi la présence d’une erreur dans la décision.

[17]  Je souscris à l’approche plus générale de la défenderesse, mais je reformulerai en ces termes les questions à trancher dans le cadre de la présente requête :

  • a) Quelle est la norme de contrôle applicable?

  • b) Mme Moore a‑t‑elle qualité pour intenter son action?

  • c) La protonotaire Milczynski a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a radié la déclaration, sans autorisation de la modifier, et qu’elle a rejeté l’action de Mme Moore?

V.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[18]  La décision d’un ou d’une protonotaire concernant le bien-fondé d’une requête en radiation est de nature discrétionnaire : Amos c Canada, 2017 CAF 213, au par. 27 [Amos]; Ducap c Canada (Procureur général), 2017 CF 320, aux par. 25 et 26.

[19]  Les décisions discrétionnaires rendues par les protonotaires sont soumises aux normes de contrôle énoncées dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 : Amos, précité; Hospira Healthcare Corp c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux par. 28, 65 et 79. Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont donc soumises à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Cependant, les questions de droit, et celles qui présentent des principes juridiques isolables des questions mixtes de fait et de droit, sont soumises à la norme de la décision correcte : Pfizer Canada Inc c Amgen Inc, 2019 CAF 249, au par. 36; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, aux par. 71 à 74.

[20]  Il ne sera fait droit à la requête en radiation d’une demande devant la Cour que s’il est « manifeste […] » que ladite demande n’a « aucune chance d’être accueilli[e] », en présumant que les faits qu’elle allègue sont véridiques : Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54, aux par. 24 et 72; Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, aux par. 47 et 52 [JP Morgan]; Chrysler Canada inc c Canada, 2008 CF 727, conf. par 2008 CF 1049, au par. 20.

[21]  Au moment d’examiner des requêtes de ce type, il convient d’interpréter l’acte de procédure initial de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations : Operation Dismantle Inc c Canada, [1985] 1 RCS 441, à la p. 451[Operation Dismantle]; Amnesty International Canada c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2007 CF 1147, au par. 33; Toyota Tsusho America Inc c Canada (Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CF 78, au par. 13, conf. par 2010 CAF 262.

B.  Mme Moore a‑t‑elle qualité pour intenter son action?

a)  Qualité pour agir dans un intérêt personnel

[22]  Dans sa déclaration, Mme Moore n’a fait valoir aucun intérêt personnel. Elle mentionne plutôt i) le [TRADUCTION] « fardeau, tant sur le plan financier qu’en matière de sécurité » imposé au Canada par les [TRADUCTION] « faux réfugiés » entrés au pays; ii) les [TRADUCTION] « dépenses considérables [occasionnées aux] contribuables »; et l’[TRADUCTION] « obligation [du gouvernement fédéral] à l’égard du public d’appliquer les accords de bonne foi, et de ne pas permettre que des failles sapent la politique publique ». Elle explique que [TRADUCTION] « c’est le mépris total d’un accord international légitime qui est en cause ».

[23]  Néanmoins, dans les observations écrites qu’elle a présentées au sujet de la présente requête, Mme Moore affirme que [TRADUCTION] « la fonction la plus importante qu’un gouvernement puisse être appelé à remplir est sans doute celle d’assurer la sécurité des frontières ». Elle ajoute qu’elle a, en tant que citoyenne de ce pays, [TRADUCTION] « un intérêt légitime à ce que les frontières soient sûres », et que [TRADUCTION] « le fait de laisser entrer des gens au pays sans les avoir soumis à un contrôle représente un danger pour [son] bien-être ».

[24]  Dans la mesure où l’obligation d’un État d’établir un cadre visant à assurer la sécurité de ses citoyens est reconnue comme un aspect important du marché fondamental conclu entre cet État et ses citoyens (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, aux par. 40 et 41), j’estime que Mme Moore a un intérêt personnel à l’égard de l’intégrité des frontières du Canada.

[25]  Cependant, cela ne suffit pas en soi à lui conférer la qualité pour contester, dans un intérêt personnel, le libellé d’un instrument juridique public comme l’ETPS, ou la manière dont l’ETPS est interprétée et appliquée par le gouvernement fédéral. Pour cela, Mme Moore doit démontrer qu’elle est directement touchée, soit par les prétendues lacunes de l’ETPS, soit par la manière dont le gouvernement interprète et applique cet instrument. À cet égard, les répercussions conjecturales ou éloignées ne suffisent pas : Finlay c Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 RCS 607, aux p. 623 et 624 [Finlay]. Madame Moore doit plutôt établir qu’elle est « susceptible de gagner quelque avantage, autre que la satisfaction de redresser une injustice, de faire triompher un principe ou d’avoir gain de cause » ou de « subir quelque désavantage, autre que celui d’entretenir un grief ou d’être débiteur des dépens, si elle est déboutée » : Finlay, précité, à la p. 623, Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society c Canada (Procureur général), 2010 BCCA 439, au par. 29. À ce sujet, il est possible que la démonstration d’un préjudice exceptionnel, par rapport à ce que subit le public, suffise, comme c’est le cas dans d’autres contextes : voir, p. ex., Hy and Zel’s Inc. c Ontario (Procureur général), [1993] 3 RCS 675, aux pp. 707 et 708.

[26]  À mon avis, la protonotaire Milczynski n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu que Mme Moore n’avait pas un tel intérêt personnel direct à l’égard de l’issue de son action, et qu’elle n’avait donc pas qualité pour l’intenter dans un intérêt personnel.

[27]  Nulle part dans ses actes de procédure Mme Moore n’a-t-elle présenté de fait substantiel qui porterait à croire qu’elle est directement touchée, selon le sens décrit précédemment, par la prétendue [TRADUCTION] « faille » dans l’ETPS, ou par la manière dont cette entente est interprétée et appliquée par le gouvernement fédéral. Par souci de précision, ajoutons que Mme Moore n’a pas démontré qu’elle était susceptible de gagner quelque avantage ou de subir quelque désavantage, effet ou préjudice qui ne soit ni conjectural ni éloigné, ou qui soit exceptionnel, par rapport à ce que le public subit ou pourrait subir à l’avenir.

b)  Qualité pour agir dans l’intérêt public

[28]  Afin d’établir qu’elle a qualité pour agir dans l’intérêt public, Mme Moore doit démontrer qu’en l’espèce, l’application des trois facteurs ci-après milite en faveur d’une reconnaissance de la qualité pour agir : i) une question justifiable sérieuse est-elle soulevée? ii) a‑t‑elle un intérêt réel ou véritable dans l’issue des questions qu’elle a soulevées? et iii) compte tenu de toutes les circonstances, l’action qu’elle se propose d’intenter constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre les questions aux tribunaux? : Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, au par. 37 [Downtown Eastside Sex Workers].

[29]  À mon sens, la protonotaire Milczynski n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu que Mme Moore ne satisfaisait pas au premier des trois facteurs susmentionnés. Bien qu’elle n’ait pas formulé sa conclusion en ces termes, il ressort tacitement de sa décision qu’elle estimait que cette condition préalable n’avait pas été remplie. C’est ce qui découle logiquement de sa conclusion selon laquelle Mme Moore n’avait pas invoqué de fait substantiel [TRADUCTION] « susceptible de faire naître une cause d’action valable en droit ou de servir de fondement aux réparations qu’elle demande ».

[30]  Si tant est qu’il existe — comme l’affirme à plusieurs reprises Mme Moore dans ses actes de procédure — une [TRADUCTION] « faille » dans le libellé de l’ETPS, il s’agit d’une question qui doit être abordée entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique. Notre Cour n’a pas pour rôle de modifier le libellé d’un accord international conclu entre le Canada et un autre pays. En d’autres mots, il ne s’agit pas d’une question justiciable que notre Cour est à même de trancher.

[31]  Je reconnais que Mme Moore a aussi indiqué que ses préoccupations à l’égard de l’ETPS avaient trait à la manière dont cette entente est interprétée et appliquée par le gouvernement fédéral. Cependant, il ne s’agit pas d’une question sérieuse ou substantielle, au sens entendu par la jurisprudence : Downtown Eastside Sex Workers, précité, au par. 42. À défaut d’une telle question, la qualité pour agir dans l’intérêt public ne doit pas être reconnue : Downtown Eastside Sex Workers, précité, aux par. 40 et 41.

[32]  Le paragraphe 4(1) de l’ETPS restreint explicitement la portée de l’entente aux personnes qui arrivent à « un point d’entrée terrestre » et notre Cour a déjà confirmé qu’elle ne s’appliquait pas aux demandeurs d’asile ayant présenté une demande ailleurs qu’à un point d’entrée : Zhao c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2015 CF 1384, au par. 16. Au demeurant, il ressort clairement d’une simple lecture de l’alinéa 159.4(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), que l’alinéa 101(1)e) de la LIPR ne s’applique pas au demandeur d’asile qui tente d’entrer au Canada à un endroit autre qu’un point d’entrée. Par conséquent, il n’est pas interdit à ceux qui entrent au pays à de tels endroits de présenter une demande d’asile au Canada, à moins qu’une autre exception ne s’applique. Or la seule exception de ce type mentionnée par Mme Moore est l’alinéa 34(1)b.1) de la LIPR, qu’elle a simplement invoqué sans l’étayer par le moindre fait substantiel.

[33]  En résumé, la protonotaire Milczynski n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu que Mme Moore n’avait pas rempli le critère applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public, car elle n’avait pas soumis de question sérieuse justiciable à l’examen de la Cour.

[34]  Je marque une pause ici pour souligner qu’à la lumière de la conclusion que je tirerai dans la partie V-C. des présents motifs, ci-après, mes constatations sur les inférences ayant été tirées relativement à l’absence de qualité pour agir dans un intérêt public ou personnel ne prêtent pas à conséquence.

C.  La protonotaire Milczynski a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a radié la déclaration, sans autorisation de la modifier, et qu’elle a rejeté l’action de Mme Moore?

[35]  L’analyse de cette question peut se limiter à évaluer si la protonotaire Milczynski a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a estimé : i) que Mme Moore n’avait pas invoqué de faits substantiels susceptibles de donner lieu à une cause d’action ou de servir de fondement aux réparations qu’elle sollicitait; et ii) qu’il était clair et manifeste que sa demande n’aurait pas pu aboutir, même si l’autorisation d’apporter des modifications lui avait été accordée. En admettant que la protonotaire Milczynski n’ait pas commis les erreurs susmentionnées en tirant ses conclusions, cela justifie en soi de rejeter le présent appel.

[36]  À mon avis, la protonotaire Milczynski n’a pas commis d’erreur de droit ni d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a tiré ces conclusions.

[37]  Pour ce qui est des prétendues erreurs de droit, Mme Moore affirme que la protonotaire Milczynski n’a pas adéquatement tenu compte de [TRADUCTION] « l’argument touchant à l’enrichissement injustifié ou à l’iniquité ». Cependant, la déclaration de Mme Moore n’aborde aucun de ces principes juridiques.

[38]  Même si elle a brièvement évoqué les principes en question dans son dossier relatif à la requête de la défenderesse, Mme Moore n’a soulevé à leur égard aucune question digne d’être examinée. S’agissant de la doctrine de l’enrichissement injustifié, elle a simplement affirmé que les [TRADUCTION] « soi-disant "réfugiés" ont accès à des services publics » dont ils [TRADUCTION] « privent les véritables citoyens », et qu’ils obtiennent [TRADUCTION] « la résidence ou la citoyenneté canadienne » par des moyens frauduleux. Pour ce qui est de la doctrine de l’iniquité, elle s’est bornée à déclarer que ceux [TRADUCTION] « qui tentent de contourner les voies d’immigration régulières ne devraient pas être récompensés ». À mon avis, ces déclarations n’obligeaient pas la protonotaire Milczynski à se pencher expressément sur les deux principes de droit, ou à envisager d’autoriser des modifications en ce qui les concerne. De plus, les réparations sollicitées par Mme Moore étaient dénuées de tout lien avec les principes de l’enrichissement injustifié ou de l’iniquité. C’est lorsque Mme Moore mentionne le [TRADUCTION] « fardeau financier » et [TRADUCTION] « les dépenses considérables [occasionnées] aux contribuables » qu’elle se rapproche le plus de ce qui pourrait être le moindrement pertinent de ce point de vue. Cela dit, vers la fin de sa déclaration, elle affirme explicitement que [TRADUCTION] « ce n’est pas une affaire d’argent ».

[39]  Madame Moore maintient en outre que la protonotaire Milczynksi a commis une erreur de droit en [TRADUCTION] « radiant une affaire qui n’est pas simple, ou à l’égard de laquelle le droit n’est pas établi ». Encore une fois, je ne suis pas d’accord. La décision de radier la déclaration de Mme Moore dans son intégralité était de nature discrétionnaire, et elle concernait des questions de fait et de droit, notamment l’absence de fait substantiel susceptible de faire naître une cause d’action ou de servir de fondement aux réparations qu’elle réclamait. Par conséquent, la norme de contrôle applicable à cet aspect de la décision est celle de « l’erreur manifeste et dominante ». À mon avis, aucune erreur de ce type n’a été commise lorsque la déclaration a été radiée, sans égard à la nouveauté de tout ou partie des arguments avancés par Mme Moore.

[40]  Madame Moore soutient également que la protonotaire Milczynski a commis une erreur en ne lui donnant pas la possibilité de corriger, par des modifications, les lacunes de sa déclaration. À mon avis, il ne s’agissait pas d’une erreur de droit, mais plutôt d’une décision discrétionnaire appelant la norme de contrôle de « l’erreur manifeste et dominante ». J’estime qu’aucune erreur de la sorte n’a été commise lorsque Mme Moore s’est vu refuser l’autorisation de modifier sa déclaration de manière à corriger les lacunes relevées par la protonotaire dans sa décision. Après avoir examiné la déclaration à la lumière des diverses observations soumises par Mme Moore dans la présente requête et dans la requête dont était saisie la protonotaire Milczynski, je ne vois pas comment les lacunes relevées auraient pu être corrigées par des modifications. Je me permets ici d’observer que, s’agissant de cette dernière requête, Mme Moore n’avait pas mentionné la moindre modification qui aurait pu être apportée à la déclaration de manière à en corriger les lacunes.

[41]  Madame Moore allègue également que la protonotaire Milczynski a commis une erreur en n’effectuant pas de recherche ou en ne traitant pas ses arguments avec la [traduction] « diligence voulue ». Cependant, tel n’est pas le rôle que la Cour est appelée à jouer dans une procédure contradictoire.

[42]  Toujours selon Mme Moore, la défenderesse a fait preuve de mauvaise foi en déposant sa requête en radiation, ce qui constitue un abus de procédure, car elle défend l’ETPS dans une autre procédure devant la Cour. À l’appui de ces allégations, Mme Moore affirme que, d’un côté, la défenderesse soutient dans l’autre procédure que l’ETPS est [TRADUCTION] « vitale », et [TRADUCTION] « nécessaire à la protection des frontières canadiennes contre des incursions », et de l’autre, elle a fait radier sa déclaration qui visait à [TRADUCTION] « corriger la faille ». À elles seules, ces allégations ne sont pas valables.

[43]  À mon avis, la décision de radier dans sa totalité la déclaration de Mme Moore découlait de la constatation qu’elle n’avait pas, dans sa déclaration, précisé suffisamment de faits matériels susceptibles de donner lieu à une cause d’action valable en droit ou de servir de fondement aux réparations demandées. La protonotaire Milczynski a conclu, sur la base de cette constatation, qu’il était clair et évident que la demande de Mme Moore ne pouvait aboutir, et qu’aucune question ou matière pouvant donner lieu à un procès ne pouvait être réglée en autorisant des modifications. Même en donnant aux actes de procédure de Mme Moore l’interprétation la plus généreuse qui soit, je suis convaincu que la protonotaire Milczynski n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a tiré cette conclusion ou qu’elle est arrivée à la constatation qui lui servait de fondement.

[44]  En somme, je suis convaincu que la protonotaire Milczynksi n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’elle a rendu la décision, et qu’elle n’a pas non plus commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a déterminé : i) que Mme Moore n’avait pas invoqué de faits substantiels susceptibles de faire naître une cause d’action valable en droit ou de servir de fondement aux réparations qu’elle demande; et ii) qu’il était clair et évident que sa demande ne pouvait aboutir, même si l’autorisation d’apporter des modifications lui avait été accordée. En effet, les lacunes dans la déclaration de Mme Moore n’étaient pas simplement des « vice[s] de forme imputable[s] à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations » : Operation Dismantle, précité.

VI.  Conclusion

[45]  Pour les motifs qui précèdent, la présente requête est rejetée.

 


ORDONNANCE dans le dossier T‑676‑19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête est rejetée. La décision par laquelle la protonotaire Milczynski a radié dans sa totalité la déclaration de Mme Moore, sans autorisation de la modifier, et a rejeté son action, sans frais, est confirmée.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour de janvier 2020.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑676‑19

 

INTITULÉ :

ALEXANDRA MOORE c SA MAJESTÉ LA REINE

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

LE 10 JANVIER 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Alexandra Moore

 

POUR son propre compte

Alexandra J. Scott

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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