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Date : 20200224


Dossier : T-819-19

Référence : 2020 CF 292

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 février 2020

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ROBERT MAY

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’instance

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel [la Section d’appel] de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la Commission] a, conformément à l’article 102 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi], confirmé la décision de la Commission de refuser au demandeur la semi-liberté ou la libération conditionnelle totale.

II.  Les faits

[2]  Le demandeur, un détenu sous responsabilité fédérale âgé de 56 ans, purge une peine d’une durée indéterminée en tant que délinquant dangereux. Son incarcération actuelle est liée aux huit infractions suivantes : deux chefs d’accusation de voies de fait, désobéissance à une ordonnance du tribunal, harcèlement criminel, tentative d’entrave à la justice, défaut de respecter un engagement, introduction par effraction et voies de fait et, enfin, séquestration [les infractions à l’origine de la peine]. C’est un récidiviste en matière de violence conjugale, ayant commis des actes de violence conjugale sur trois femmes, dont la victime des infractions à l’origine de la peine.

[3]  Les infractions à l’origine de la peine concernent une relation conjugale qui a pris fin en 2005. Les détails des infractions sont résumés dans la décision par laquelle la Commission a refusé, le 14 novembre 2018, d’accorder au demandeur une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale [la décision de la Commission] :

[traduction]

Selon l’exposé conjoint des faits, en mai 2005, après avoir bu dans une salle de billard, vous êtes devenu verbalement violent envers votre petite amie d’alors (la victime) et l’avez frappée au visage après être rentré chez vous. Le 16 juillet 2005, la victime a mis fin à la relation en vous expulsant de la maison. Plus tard le même jour, vous êtes retourné à la maison, où vous vous êtes introduit par effraction, et vous avez dérobé des bijoux et de l’argent et coupé les lignes téléphoniques en attendant le retour de la victime. Vous avez retenu la victime en otage pendant environ deux heures et demie, pendant lesquelles vous l’avez agressée physiquement et l’avez maîtrisée, avez menacé de la tuer, elle et d’autres personnes, et lui avez dit qu’elle vous appartenait et avez déclaré : « tu es à moi, tu ne seras plus jamais avec un autre homme ». Vous avez menacé de vous en prendre physiquement à elle au point où sa propre mère ne la reconnaîtrait pas et que vous alliez la découper en morceaux. La victime a réussi à s’échapper et vous avez été arrêté. Pendant votre détention dans un établissement provincial, vous avez passé plus d’une centaine de coups de téléphone à la victime pour la menacer et l’intimider afin de la dissuader de témoigner contre vous en justice.

[4]  Le demandeur a un lourd casier judiciaire en plus des infractions à l’origine de la peine. Sa première déclaration de culpabilité remonte à 1981, alors qu’il avait environ 18 ans. Il a depuis accumulé 23 autres déclarations de culpabilité, sans compter les huit infractions à l’origine de la peine. Ces déclarations de culpabilité comprennent notamment des condamnations pour introduction par effraction, vol, fraude, voies de fait, possession de biens criminellement obtenus, harcèlement criminel, capacité de conduire affaiblie et séquestration. Il a été condamné à des amendes, à des périodes de probation et à trois peines distinctes de détention dans un établissement provincial pour ces infractions.

[5]  Le demandeur est un récidiviste en matière de violence conjugale, ayant notamment déjà commis des actes de violence envers deux de ses ex-petites amies. Il a déjà menacé d’enlever et de tuer une autre ex-petite amie qui voulait le quitter. Dans un autre cas, il a saisi une troisième ex-petite amie par les épaules et il a menacé de la blesser avec un répulsif à ours et de l’obliger à monter avec lui à bord d’un camion de transport. Comme nous l’avons déjà indiqué, le demandeur a été déclaré délinquant dangereux.

[6]  L’incarcération la plus récente du demandeur a commencé le 21 juillet 2005. Il est devenu admissible à la libération conditionnelle le 21 juillet 2009. Son admissibilité à une libération conditionnelle a été examinée sans succès à quatre reprises alors qu’il était détenu dans un établissement à sécurité moyenne. Il a été transféré dans un établissement à sécurité minimale en août 2018; l’examen de sa demande de libération conditionnelle a eu lieu trois mois plus tard, en novembre.

[7]  Lors de l’examen par la Commission de la demande de libération conditionnelle faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, le demandeur a réclamé la semi-liberté ou la libération conditionnelle totale. Le Service correctionnel du Canada [le SCC] s’est opposé à sa demande qu’il considérait comme prématurée puisque le demandeur venait tout juste d’être transféré d’un milieu à sécurité moyenne à un milieu à sécurité minimale. Les agents du SCC ont recommandé que le demandeur suive un processus de mise en liberté plus graduel et structuré. Ils ont recommandé que le demandeur démontre une période de stabilité au sein de l’établissement à sécurité minimale où il était détenu et qu’on lui accorde graduellement des permissions de sortir avec escorte, des permissions de sortir sans escorte et éventuellement un placement à l’extérieur, avant de lui accorder une libération conditionnelle totale.

[8]  Le 14 novembre 2018, la Commission a tenu une audience en vue de décider s’il y avait lieu d’accorder au demandeur une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale. La Commission a refusé de lui accorder la semi-liberté ou la libération conditionnelle totale. Elle s’est dite d’avis que le demandeur représenterait un risque inacceptable pour la société s’il était mis en liberté et que sa mise en liberté ne contribuerait pas à la protection de la société en facilitant sa réinsertion en tant que citoyen respectueux des lois. La Commission conclut ainsi sa décision :

[traduction]

En discutant de ce qui précède lors de l’audition d’aujourd’hui, vous avez reconnu les avantages associés à une approche progressive et structurée en matière de libération conditionnelle. Vous avez également indiqué que les deux établissements résidentiels communautaires susmentionnés vous ont fait part de leur volonté d’envisager un soutien, mais qu’ils exigent que le SCC fasse la demande d’évaluation communautaire appropriée. Encore une fois, vous avez semblé comprendre.

Le SCC est d’avis qu’il serait prématuré de vous accorder une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale à ce moment-ci et estime que vous devez démontrer une période de stabilité au sein de l’établissement à sécurité minimale et une évolution positive en vue d’obtenir des permissions de sortir. Par conséquent, le SCC recommande que la semi-liberté et la libération conditionnelle totale vous soient refusées.

En résumé, vous avez un lourd passé de violence conjugale qui vous a valu d’être déclaré délinquant dangereux. Cette décision a ensuite été entérinée par la Cour d’appel de l’Ontario. Vous semblez maintenant accepter ce verdict et semblez prêt à collaborer, à accomplir des progrès et à suivre un plan progressif et structuré de libération conditionnelle. Les estimations actuarielles du risque vous ont initialement identifié comme présentant des risques élevés de récidive en matière de violence, à la fois de manière générale et de manière particulière dans le contexte de relations conjugales. Des évaluations plus récentes effectuées avec des instruments différents axés sur des facteurs dynamiques indiquent que votre risque de récidive se situe dans une fourchette allant de faible à modéré. Ces estimations accordent beaucoup d’importance aux progrès que vous avez réalisés pendant votre incarcération. Toutefois, le clinicien maintient qu’une approche prudente en matière de libération conditionnelle, commençant par des permissions de sortir, serait la stratégie à recommander. Vous avez suivi des programmes adaptés et des progrès positifs ont été constatés; cependant, des programmes ou une thérapie de recyclage pourraient être indiqués à la lumière des lacunes relevées depuis ces interventions et du manque de possibilités pour vous de mettre en application bon nombre des techniques. Enfin, vous n’avez pas soumis à la Commission un plan de libération approuvé et viable qui soit susceptible de nous permettre de contrôler le risque que vous pourriez représenter et de vous fournir l’encadrement et le soutien nécessaires compte tenu de vos antécédents de comportement violent.

Par conséquent, vu ce qui précède, la Commission refuse de vous accorder la semi-liberté ou la libération conditionnelle totale. La Commission estime que vous représenteriez un risque inacceptable pour la société si vous étiez mis en liberté et que votre mise en liberté ne contribuerait pas à la protection de la société en facilitant votre réinsertion en tant que citoyen respectueux des lois.

La Commission estime que votre peine a été adaptée pour tenir compte des particularités de votre cas et que le maintien de votre incarcération ne viole pas l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, étant donné que vous vous êtes vu offrir des programmes et une thérapie et que vous avez été récemment transféré dans un établissement à sécurité minimale. Toutefois, la Commission estime que vos progrès constants en vue de réduire vos risques de récidive, votre comportement carcéral positif et votre volonté de suivre votre plan correctionnel devraient vous offrir d’autres occasions de démontrer que vous vous conformez au plan de réinsertion graduelle élaboré par votre équipe de gestion des cas.

[9]  Le demandeur a interjeté appel de la décision de la Commission à la Section d’appel.

[10]  Le 4 avril 2019, la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission [la décision de la Section d’appel]. La Section d’appel a conclu que le demandeur n’avait invoqué aucun moyen justifiant son intervention, que la Commission avait tenu compte tant des éléments d’information positifs que des éléments négatifs, que la décision de la Commission était conforme à ses politiques et à la loi et que la décision de la Commission était fondée sur des renseignements pertinents, sûrs et convaincants.

III.  Questions en litige

[11]  Le demandeur soulève les questions suivantes :

  • 1) La Section d’appel a-t-elle respecté la norme de la décision raisonnable en rejetant l’appel du demandeur?

  • 2) Est-il nécessaire d’évaluer le caractère raisonnable de la décision par laquelle la Commission a refusé d’accorder la semi-liberté au demandeur pour pouvoir répondre à la question précédente?

[12]  Le demandeur et le défendeur sont d’accord pour dire que, comme la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission, il est nécessaire d’évaluer le caractère raisonnable de la décision sous-jacente de la Commission. Ainsi que la juge McVeigh l’a déclaré dans l’arrêt Maldonado c Canada (Procureur général), 2019 CF 1393, au paragraphe 18 [Maldonado] :

[18]  Comme la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission de maintenir la détention, je suis saisie du contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel, mais je dois également examiner le caractère raisonnable de la décision sous-jacente de la Commission (Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, au par. 10). Les conclusions de la Commission et de la Section d’appel concernant la mise en liberté « appellent une grande retenue » (Fernandez c Canada (Procureur général), 2011 CF 275, au par. 20 [Fernandez]).

[13]  La question en litige est donc celle de savoir si la décision de la Commission et la décision de la Section d’appel sont raisonnables.

IV.  Norme de contrôle, cadre législatif et jurisprudence

A.  Norme de contrôle

[14]  La présente demande de contrôle a été instruite peu de temps après que la Cour suprême du Canada eut rendu les arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (motifs du juge en chef Wagner, pour la majorité) [Vavilov], et Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (motifs du juge Rowe, pour la majorité [Postes Canada]. Les parties avaient à l’origine fondé leurs arguments sur le cadre d’analyse de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].

[15]  J’ai invité les parties à formuler des observations au sujet de l’application de l’analyse de la norme de contrôle proposée dans l’arrêt Vavilov. La Cour appliquera en l’espèce le cadre d’analyse de la norme de contrôle proposé dans les arrêts Vavilov et Postes Canada.

[16]  En ce qui concerne la norme de contrôle, le juge Rowe explique dans l’arrêt Postes Canada que la Cour établit, dans l’arrêt Vavilov, un cadre d’analyse révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. Le point de départ est une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. Cette présomption peut être réfutée dans certaines situations, dont aucune ne s’applique en l’espèce. Par conséquent, la décision de la Commission et la décision de la Section d’appel sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[17]  Le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable est à la fois rigoureux et adapté au contexte (Vavilov, par. 67). Le tribunal qui procède au contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit examiner les motifs avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, par. 83 et 84). La juridiction de contrôle doit s’attacher d’abord et avant tout aux motifs qui ont été exposés (Vavilov, par. 84). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, par. 85). Le tribunal qui examine une décision en fonction de la norme de la décision raisonnable doit également se demander si la décision dans son ensemble raisonnable compte tenu des contraintes imposées par le contexte juridique et factuel (Vavilov, par. 90). Le juge Rowe résume ainsi les éléments qui caractérisent une décision raisonnable dans l’arrêt Postes Canada :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32]  La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33]  Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100) […]

[34]  L’analyse qui suit porte d’abord sur la cohérence intrinsèque des motifs, et ensuite sur la justification de la décision au regard des faits et du droit pertinents. Cependant, comme le souligne l’arrêt Vavilov, la cour de justice n’est pas tenue de structurer son analyse sous ces deux angles ou dans cet ordre (par. 101). Comme l’indique l’arrêt Vavilov, au par. 106, le cadre d’analyse ne se veut pas une « liste de vérification [invariable] pour l’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable ». […]

[18]  Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les motifs ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection et, comme c’était le cas avant l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique (Vavilov, par. 102). Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la juridiction de révision doit être convaincue qu’elle est entachée de lacunes suffisamment graves pour qu’on ne puisse pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Voici, à ce propos, ce que nous enseigne l’arrêt Vavilov :

[91]  Une cour de révision doit se rappeler que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection. Le fait que les motifs de la décision « ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » ne constitue pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision : Newfoundland Nurses, par. 16. On ne peut dissocier non plus le contrôle d’une décision administrative du cadre institutionnel dans lequel elle a été rendue ni de l’historique de l’instance.

[…]

[100]  Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

[…]

[102]  Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Il s’ensuit qu’un manquement à cet égard peut amener la cour de révision à conclure qu’il y a lieu d’infirmer la décision. Certes, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Pâtes & Papier Irving, par. 54, citant Newfoundland Nurses, par. 14. Cependant, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’«[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : Ryan, par. 55; Southam, par. 56.

B.  Cadre législatif

[19]  Les principes directeurs en matière de libération conditionnelle sont énoncés aux articles 100, 100.1 et 101 de la Loi. Dans tous les cas, la protection de la société est le critère prépondérant appliqué par la Commission, aux termes de l’article 100.1 :

Objet

Purpose of conditional release

100. La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois.

100 The purpose of conditional release is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by means of decisions on the timing and conditions of release that will best facilitate the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law-abiding citizens.

Critère prépondérant

Paramount consideration

100.1 Dans tous les cas, la protection de la société est le critère prépondérant appliqué par la Commission et les commissions provinciales.

100.1 The protection of society is the paramount consideration for the Board and the provincial parole boards in the determination of all cases.

Principes

Principles guiding parole boards

101 La Commission et les commissions provinciales sont guidées dans l’exécution de leur mandat par les principes suivants:

101The principles that guide the Board and the provincial parole boards in achieving the purpose of conditional release are as follows:

a) elles doivent tenir compte de toute l’information pertinente dont elles disposent, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, la nature et la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant, les renseignements obtenus au cours du procès ou de la détermination de la peine et ceux qui ont été obtenus des victimes, des délinquants ou d’autres éléments du système de justice pénale, y compris les évaluations fournies par les autorités correctionnelles;

(a) parole boards take into consideration all relevant available information, including the stated reasons and recommendations of the sentencing judge, the nature and gravity of the offence, the degree of responsibility of the offender, information from the trial or sentencing process and information obtained from victims, offenders and other components of the criminal justice system, including assessments provided by correctional authorities;

b) elles accroissent leur efficacité et leur transparence par l’échange, au moment opportun, de renseignements utiles avec les victimes, les délinquants et les autres éléments du système de justice pénale et par la communication de leurs directives d’orientation générale et programmes tant aux victimes et aux délinquants qu’au grand public;

(b) parole boards enhance their effectiveness and openness through the timely exchange of relevant information with victims, offenders and other components of the criminal justice system and through communication about their policies and programs to victims, offenders and the general public;

c) elles prennent les décisions qui, compte tenu de la protection de la société, sont les moins privatives de liberté;

(c) parole boards make the least restrictive determinations that are consistent with the protection of society;

d) elles s’inspirent des directives d’orientation générale qui leur sont remises et leurs membres doivent recevoir la formation nécessaire à la mise en œuvre de ces directives;

(d) parole boards adopt and are guided by appropriate policies and their members are provided with the training necessary to implement those policies; and

e) de manière à assurer l’équité et la clarté du processus, les autorités doivent donner aux délinquants les motifs des décisions, ainsi que tous autres renseignements pertinents, et la possibilité de les faire réviser.

(e) offenders are provided with relevant information, reasons for decisions and access to the review of decisions in order to ensure a fair and understandable conditional release process.

[20]  L’alinéa 107(1)a) de la Loi confère à la Commission « toute compétence et latitude » pour accorder la libération conditionnelle à un délinquant comme le demandeur :

Compétence

Jurisdiction of Board

107 (1) Sous réserve de la présente loi, de la Loi sur les prisons et les maisons de correction, de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, de la Loi sur la défense nationale, de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre et du Code criminel, la Commission a toute compétence et latitude pour:

107 (1) Subject to this Act, the Prisons and Reformatories Act, the International Transfer of Offenders Act, the National Defence Act, the Crimes Against Humanity and War Crimes Act and the Criminal Code, the Board has exclusive jurisdiction and absolute discretion

a) accorder une libération conditionnelle;

 (a) to grant parole to an offender;

[21]  L’article 102 de la Loi énonce les critères dont la Commission doit tenir compte pour autoriser la libération conditionnelle. Il oblige la Commission à décider si une récidive du délinquant avant l’expiration de sa peine présentera un risque inacceptable pour la société et si cette libération contribuera à la protection de celle-ci en favorisant sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois :

Critères

Criteria for granting parole

102 La Commission et les commissions provinciales peuvent autoriser la libération conditionnelle si elles sont d’avis qu’une récidive du délinquant avant l’expiration légale de la peine qu’il purge ne présentera pas un risque inacceptable pour la société et que cette libération contribuera à la protection de celle-ci en favorisant sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois.

102 The Board or a provincial parole board may grant parole to an offender if, in its opinion,

[EN BLANC]

(a) the offender will not, by reoffending, present an undue risk to society before the expiration according to law of the sentence the offender is serving; and

[EN BLANC]

(b) the release of the offender will contribute to the protection of society by facilitating the reintegration of the offender into society as a law-abiding citizen.

C.  Jurisprudence antérieure sur le rôle de la Commission

[22]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême explique que « les arrêts qui établissent la manière dont il faut procéder au contrôle selon la norme de la décision raisonnable […] garderont en général leur utilité, mais il convient d’y recourir prudemment et de faire en sorte que leur application cadre avec les principes énoncés dans les présents motifs » (par. 43). Avant l’arrêt Vavilov, la jurisprudence obligeait déjà notre Cour à faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la Commission (Ouellette c Canada (Procureur général), 2013 CAF 54, motifs du jugement rédigés par le juge Mainville, par. 69 à 71; Maldonado, par. 18).

[23]  À mon avis, l’invitation à faire preuve d’une grande retenue « cadre avec les principes » énoncés dans l’arrêt Vavilov suivant lesquels, en cas de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la juridiction de révision doit accorder une attention respectueuse à l’expertise démontrée du décideur :

[93]  Par ses motifs, le décideur administratif peut démontrer qu’il a rendu une décision donnée en mettant à contribution son expertise et son expérience institutionnelle : voir Dunsmuir, par. 49. Lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, le juge doit être attentif à la manière dont le décideur administratif met à profit son expertise, tel qu’en font foi les motifs de ce dernier. L’attention respectueuse accordée à l’expertise établie du décideur peut indiquer à une cour de révision qu’un résultat qui semble déroutant ou contre‑intuitif à première vue est néanmoins conforme aux objets et aux réalités pratiques du régime administratif en cause et témoigne d’une approche raisonnable compte tenu des conséquences et des effets concrets de la décision. Lorsqu’établies, cette expérience et cette expertise peuvent elles aussi expliquer pourquoi l’analyse d’une question donnée est moins étoffée.

[24]  Dans l’arrêt Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75, au paragraphe 26, la Cour suprême du Canada explique que la Commission exerce des fonctions d’enquête et a l’obligation d’examiner tous les renseignements sûrs disponibles, à condition qu’ils n’aient pas été obtenus irrégulièrement. Compte tenu de ses besoins, de ses ressources et de son expertise, la Commission doit pouvoir disposer du libre choix, à l’intérieur des paramètres légaux, quant aux méthodes propres à assurer la fiabilité d’un renseignement qui lui est fourni, notamment en confrontant le délinquant avec les allégations faites à l’audience (R c Zarzour, [2000] ACF n2070 (CAF), le juge Létourneau, par. 38). C’est la démarche qui a été suivie en l’espèce.

V.  Analyse

[25]  Le demandeur affirme que la décision de la Commission et la décision de la Section d’appel sont déraisonnables parce que la Commission et la Section d’appel ont ignoré tous les facteurs positifs qui permettaient de penser qu’on pouvait contrôler le risque de récidive du demandeur. Le demandeur affirme que la Commission a confondu les facteurs de risque réel avec ses propres considérations conjecturales sur ses besoins futurs en matière de programmes.

[26]  En toute déférence, je ne suis pas de cet avis. Il ressort de l’examen du dossier et des décisions que l’argument du demandeur selon lequel la Commission et la Section d’appel ont ignoré des éléments d’information positifs de son dossier est dénué de fondement. À mon avis, la Commission a bien résumé dans ses motifs les facteurs qui militaient en faveur des prétentions du demandeur. Il semble que cet argument ait également été invoqué devant la Section d’appel, qui l’a également rejeté en concluant que la décision de la Commission [traduction] « démontre que celle-ci a tenu compte tant des renseignements favorables que défavorables » contenus dans le dossier du demandeur. De plus – et en toute déférence –, il n’appartient pas à notre Cour, lorsque qu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et la Cour ne peut intervenir pour cette raison lorsque qu’elle applique la norme de la décision raisonnable (Vavilov, par. 125, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 64 [Khosa].

[27]  À mon humble avis, la Commission a exercé de façon raisonnable le vaste pouvoir discrétionnaire dont elle disposait pour refuser d’accorder au demandeur une semi-liberté ou une libération conditionnelle et elle s’est fondée sur son appréciation et son évaluation des renseignements portés à sa connaissance. Pour arriver à sa conclusion, la Commission s’est fondée sur des renseignements convaincants et sûrs. La décision de la Commission mérite d’être respectée tant en vertu de l’arrêt Vavilov que de la jurisprudence antérieure de notre Cour, qui reconnaissent que ces décisions « appellent une grande retenue ».

[28]  La Commission a jugé que la demande était prématurée, car seulement trois mois s’étaient écoulés depuis que le demandeur était dans son nouveau milieu à sécurité minimale, ainsi qu’il ressort clairement de l’extrait suivant de sa décision dans lequel la Commission examine les prétentions du demandeur et se penche notamment sur les progrès accomplis alors qu’il était détenu dans un secteur à sécurité moyenne, compte tenu des renseignements dont elle disposait :

[TRADUCTION]

En résumé, vous avez un lourd passé de violence conjugale qui vous a valu d’être déclaré délinquant dangereux. Cette décision a ensuite été entérinée par la Cour d’appel de l’Ontario. Vous semblez maintenant accepter ce verdict et semblez prêt à collaborer, à accomplir des progrès et à suivre un plan progressif et structuré de libération conditionnelle. Les estimations actuarielles du risque vous ont initialement identifié comme présentant des risques élevés de récidive en matière de violence, à la fois de manière générale et de manière particulière dans le contexte de relations conjugales. Des évaluations plus récentes effectuées avec des instruments différents axés sur des facteurs dynamiques indiquent que votre risque de récidive se situe dans une fourchette allant de faible à modéré. Ces estimations accordent beaucoup d’importance aux progrès que vous avez réalisés pendant votre incarcération. Toutefois, le clinicien maintient qu’une approche prudente en matière de libération conditionnelle, commençant par des permissions de sortir, serait la stratégie à recommander. Vous avez suivi des programmes adaptés et des progrès positifs ont été constatés; cependant, des programmes ou une thérapie de recyclage pourraient être indiqués à la lumière des lacunes relevées depuis ces interventions et du manque de possibilités pour vous de mettre en application bon nombre des techniques. Enfin, vous n’avez pas soumis à la Commission un plan de libération approuvé et viable qui soit susceptible de nous permettre de contrôler le risque que vous pourriez représenter et de vous fournir l’encadrement et le soutien nécessaires compte tenu de vos antécédents de comportement violent.

Par conséquent, vu ce qui précède, la Commission refuse de vous accorder la semi-liberté ou la libération conditionnelle totale. La Commission estime que vous représenteriez un risque inacceptable pour la société si vous étiez mis en liberté et que votre mise en liberté ne contribuerait pas à la protection de la société en facilitant votre réinsertion en tant que citoyen respectueux des lois.

La Commission estime que votre peine a été adaptée pour tenir compte des particularités de votre cas et que le maintien de votre incarcération ne viole pas l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, étant donné que vous vous êtes vu offrir des programmes et une thérapie et que vous avez été récemment transféré dans un établissement à sécurité minimale. Toutefois, la Commission estime que vos progrès constants en vue de réduire vos risques de récidive, votre comportement carcéral positif et votre volonté de suivre votre plan correctionnel devraient vous offrir d’autres occasions de démontrer que vous vous conformez au plan de réinsertion graduelle élaboré par votre équipe de gestion des cas.

[29]  Contrairement à ce que réclamait le demandeur, la Commission a conclu qu’une période de stabilité dans un milieu à sécurité minimale suivie par une approche prudente, graduelle et structurée en matière de libération conditionnelle, en commençant par des permissions de sortir, était mieux adaptée à la situation du demandeur qu’une libération conditionnelle totale ou une semi‑liberté. À mon humble avis, ces conclusions étaient raisonnables eu égard aux contraintes juridiques et factuelles auxquelles était assujetti le décideur en l’espèce. Comme nous l’avons déjà fait observer, ces conclusions doivent également faire l’objet de la grande retenue dont la Cour doit faire preuve à l’égard de l’expérience spécialisée de la Commission en matière d’admissibilité à la libération conditionnelle. Je suis conscient du fait que le demandeur est en désaccord avec le résultat, mais ce désaccord ne donne pas ouverture à un contrôle judiciaire.

[30]  Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en qualifiant de [traduction« naïve » son opinion selon laquelle il n’avait pas besoin de s’inscrire à d’autres programmes. Il affirme que son opinion n’était pas naïve et qu’elle reprenait celle formulée par le psychologue David J Simourd dans son rapport d’évaluation psychologique du 24 septembre 2018 [l’évaluation psychologique du risque]. Je conviens que l’évaluation psychologique du risque suggérait une semi-liberté, mais que le psychologue avait bien précisé qu’[traduction] « il serait évidemment prudent d’agir de façon judicieuse, comme pour toute libération conditionnelle » :

[traduction]

En résumé, les tests psychométriques et cliniques réalisés confirment tous que M. May présente un faible risque tant de se livrer, de façon générale, à des actes criminels que de commettre des actes criminels violents. Selon les évaluations actuarielles, son risque de récidive se situe entre 22 % et 31 %, ce qui est l’un des taux les plus bas prévus par les mesures actuarielles. Du point de vue clinique, M. May est actuellement stable sur le plan émotionnel et psychologique et ne souffre pas de problème de santé mentale. Mais surtout, les principaux facteurs de risque de M. May sont liés aux relations amoureuses, à la régulation des émotions et à l’alcool : tous ces facteurs sont relativement faciles à surveiller en permanence. Dans l’ensemble, il se présente comme un candidat acceptable pour une libération conditionnelle. Il serait évidemment prudent d’agir de façon judicieuse, comme dans toute libération conditionnelle, en commençant par une série de permissions de sortir (dont il est un candidat acceptable) pour ensuite lui offrir un placement en semi-liberté dans une maison de transition, et finalement un placement en vie autonome après lui avoir accordé une libération conditionnelle totale.

[Non souligné dans l’original.]

[31]  Le SCC était pour sa part d’avis qu’il était prématuré d’accorder une libération conditionnelle totale ou une semi-liberté. Il proposait un plan de libération conditionnelle plus graduel et structuré. Comme la Commission l’a déclaré :

[traduction]

Même si aucun plan de libération conditionnelle précis n’a été proposé dans l’évaluation en vue d’une décision, le SCC a expliqué qu’on s’attendait à ce que la planification de la libération conditionnelle soit prudente, graduelle et structurée, compte tenu de la gravité de vos antécédents en matière de violence. Le SCC propose par ailleurs comme première étape votre transfert dans un secteur à sécurité minimale – mesure qui a depuis été prise – où vous pourrez bénéficier de permissions de sortir avec escorte, de permissions de sortir sans escorte et, éventuellement, de placements à l’extérieur. Toutefois, dans les observations que vous avez faites à la Commission, vous précisez que, lors de votre semi‑liberté, vous prévoyez résider dans un établissement résidentiel communautaire dans la région de Brantford ou de Peterborough. Si vous obtenez votre libération conditionnelle totale, vous prévoyez aller habiter chez votre tante à Toronto ou chez votre sœur à Barrie.

En discutant de ce qui précède lors de l’audition d’aujourd’hui, vous avez reconnu les avantages associés à une approche progressive et structurée en matière de libération conditionnelle. Vous avez également indiqué que les deux établissements résidentiels communautaires susmentionnés vous ont fait part de leur volonté d’envisager un soutien, mais qu’ils exigent que le SCC fasse la demande d’évaluation communautaire appropriée. Encore une fois, vous avez semblé comprendre.

Le SCC est d’avis qu’il serait prématuré de vous accorder une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale à ce moment-ci et estime que vous devez démontrer une période de stabilité au sein de l’établissement à sécurité minimale et une évolution positive en vue d’obtenir des permissions de sortir. Par conséquent, le SCC recommande que la semi-liberté et la libération conditionnelle totale vous soient refusées.

[32]  À mon humble avis, il appartenait à la Commission et à la Section d’appel, et non à notre Cour, de choisir entre les options offertes, compte tenu de leur expérience et de leur expertise en la matière, ainsi que du degré élevé de retenue dont notre Cour doit faire preuve envers elles. Je ne suis pas convaincu que la Commission ou la Section d’appel ont agi de façon déraisonnable dans leur examen et dans leur décision, compte tenu des renseignements dont elles disposaient.

[33]  Je tiens à signaler que, lors de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat du demandeur a admis que le commentaire que la Commission avait fait au sujet de [traduction] « l’excès de confiance naïve » dont avait fait preuve le demandeur n’avait été formulé qu’à titre d’observation et n’avait aucune valeur de conclusion. À mon avis, cette observation n’était pas déraisonnable et ne constituait certainement pas une faille décisive au sens de l’arrêt Vavilov (par. 102).

[34]  Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la Commission a agi de manière déraisonnable en se disant préoccupée par le fait qu’il n’avait pas de « plan de libération conditionnelle viable approuvé » [non souligné dans l’original]. Le demandeur peut avoir ses idées personnelles au sujet de sa libération conditionnelle, mais il n’en demeure pas moins que son plan n’a pas été approuvé par le SCC comme plan susceptible de permettre de contrôler les risques qu’il présentait. Même si le demandeur affirme que la Commission était tenue de déterminer si les critères relatifs aux risques prévus par la loi avaient été respectés, et ce, indépendamment de l’action ou de l’inaction du SCC, je ne suis pas convaincu que la Commission a agi de façon déraisonnable en estimant que le demandeur n’avait pas de plan de libération conditionnelle approuvé.

[35]  Le demandeur cite l’arrêt Steele c Établissement de Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 RCS 1385, motifs rédigés par le juge Cory, dans lequel la Cour suprême du Canada a fait observer que la libération conditionnelle est censée permettre d’adapter la peine à la situation de l’individu et à l’infraction :

L’analyse doit débuter par l’examen de l’arrêt R. c. Lyons, précité. Dans cette affaire, on avait contesté les dispositions du Code criminel  relatives à l’imposition d’une peine aux délinquants dangereux et à la prolongation de leur incarcération pour le motif qu’elles violaient l’art. 12 de la Charte. Le juge La Forest, qui s’est exprimé au nom de toute la Cour sur ce point, a statué que l’imposition d’une peine d’une durée indéterminée, sans autres garanties, pourrait certainement donner lieu, à l’occasion, à une violation de l’art. 12 de la Charte. Cependant, il a conclu que l’exigence qu’il y ait des examens réguliers par la Commission des libérations conditionnelles de la prolongation de l’incarcération d’un délinquant permettait d’adapter la peine à la situation de l’individu et aux circonstances de l’infraction en cause. En conséquence, il a conclu que ces dispositions relatives à la détermination de la peine ne contrevenaient pas à l’art. 12 de la Charte.

[36]  Le demandeur affirme que la Commission n’a pas respecté l’obligation que lui imposait l’arrêt Steele de veiller à ce que la peine soit adaptée à sa situation, ni à l’obligation que lui imposait le Manuel de procéder à une évaluation approfondie de tous les aspects pertinents de sa situation. Ces arguments sont mal fondés, compte tenu de ma conclusion suivant laquelle la Commission a évalué de façon raisonnable les facteurs concurrents.

[37]  Le demandeur a également mentionné le Manuel des politiques décisionnelles à l’intention des commissaires, 2e édition, no 13, publié par la Commission le 15 novembre 2018, qui exige des commissaires qu’« ils tiennent compte de toute l’information et déterminent si […] les renseignements comportent une analyse relative au changement de comportement ou d’attitude du délinquant, en établissement ou dans la collectivité […] ». En ce qui concerne les délinquants dangereux, le Manuel oblige les commissaires à « [prendre] notamment soin de vérifier si les besoins particuliers du contrevenant ont été bien identifiés et si on n’y a pleinement répondu ». À mon avis, c’est précisément ce que la Commission a fait en évaluant les facteurs opposés et en concluant qu’il était prématuré d’accorder au demandeur une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale.

[38]  Le demandeur affirme que la Commission et la Section d’appel ont agi de façon déraisonnable en ne tenant pas compte du fait qu’il se conformait et participait pleinement depuis de nombreuses années à toutes les interventions correctionnelles et que c’était lui qui avait demandé un classement de sécurité minimale pour pouvoir participer à un plus grand nombre de programmes de réinsertion. Il fait valoir que ses besoins en matière de toxicomanie, de violence conjugale, de gestion des émotions, de fonctionnement dans la communauté et d’emploi ont tous été pris en compte par les interventions du SCC au cours des 13 dernières années d’incarcération. Selon le demandeur, le maintien de son incarcération constitue une violation des droits que lui confère l’article 12, compte tenu de sa réadaptation bien documentée.

[39]  Cet argument soulève deux problèmes. Premièrement, il ressort des motifs de la Commission que cette dernière a effectivement tenu compte des facteurs positifs présentés par le demandeur. Mais d’une manière plus fondamentale, le demandeur invite la Cour, dans ses observations, à réévaluer les renseignements examinés par la Commission. Or, un tel exercice ne peut sous-tendre un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable (Vavilov, par. 125, et Khosa, par. 64).

[40]  Je tiens à signaler et à répéter que notre Cour et la Section d’appel ont toutes les deux conclu que la décision de la Commission [traduction] « démontre que celle-ci a tenu compte tant des renseignements favorables que défavorables » contenus dans le dossier du demandeur. La Section d’appel a également souscrit à la conclusion de la Commission suivant laquelle [traduction] « une libération conditionnelle graduelle assortie de permissions de sortir était nécessaire ». J’abonde dans le sens du défendeur et j’estime que ces deux conclusions sont étayées par le dossier ainsi que par le raisonnement suivi par la Commission.

[41]  La Commission et la Section d’appel ont proposé certaines balises qui, en l’espèce, étaient inspirées des recommandations du SCC et tenaient compte des facteurs de risque et des progrès accomplis jusqu’à maintenant par le demandeur. Ces balises impliquaient un plan de libération conditionnelle graduel et structuré prévoyant des progrès attestés en vue d’une éventuelle libération conditionnelle. Il incombe au demandeur de démontrer que le SCC a agi de façon déraisonnable; or, en toute déférence, la Cour n’est pas convaincue qu’il y a lieu de modifier la décision de la Commission ou celle de la Section d’appel.

[42]  À de nombreux égards, nous nous sommes fondés jusqu’à maintenant sur une analyse axée sur le résultat de la décision et sur les questions soulevées par le demandeur, eu égard aux contraintes factuelles et juridiques auxquelles était assujetti le décideur. Cela étant, signalons que l’arrêt Vavilov aborde la question sous l’angle du fil du raisonnement plutôt que sur celui du résultat. Comme nous l’avons déjà signalé, la norme de contrôle de la décision raisonnable qu’il faut appliquer doit porter tant sur le raisonnement suivi par le décideur que sur le résultat (Vavilov, par. 83). La juridiction de contrôle doit s’intéresser avant tout aux motifs de la décision (Vavilov, par. 84). Il importe de signaler que l’arrêt Vavilov nous enseigne, au paragraphe 85, qu’une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

[43]  Je vais donc maintenant faire porter mon analyse sur la cohérence interne des motifs, en structurant cette analyse, comme le signale la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Postes Canada, au paragraphe 34, dans l’ordre qui convient dans les circonstances. À cet égard, je garde à l’esprit qu’il incombe à celui qui conteste la décision de démontrer qu’elle est déraisonnable et que le tribunal qui examine les motifs n’est pas tenu d’appliquer une norme de perfection, puisque le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique (Vavilov, par. 102). Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la juridiction de révision doit être convaincue qu’elle est entachée de lacunes suffisamment graves pour qu’on ne puisse pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. En outre, la cour de révision doit être en mesure de suivre le fil du raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’«[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, par. 102, citant Barreau du Nouveau-Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20, par. 55).

[44]  À mon humble avis, selon la méthode axée d’abord et avant tout sur les motifs qui est exposée dans l’arrêt Vavilov, le raisonnement suivi par la Commission satisfait également aux critères de la décision raisonnable. Dans ses motifs, le tribunal a proposé un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement l’amener, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait. Il commence par un aperçu des infractions à l’origine de la peine, notamment les nombreux incidents de violence conjugale qui, associés aux antécédents du demandeur, soit 31 déclarations de culpabilité au total, lui ont valu d’être déclaré délinquant dangereux. À mon avis, la Commission résume dans ses motifs les facteurs positifs et négatifs relatifs au demandeur et tire des conclusions à cet égard. Elle était tenue de décider si une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale était prématurée, c’est-à-dire si elle était opportune à ce moment‑là. La Commission a examiné et soupesé les renseignements dont elle disposait. Elle a conclu que ni la semi-liberté ni la libération conditionnelle totale n’était acceptable. Après avoir examiné la Loi, la Commission s’est dite d’avis que le demandeur représenterait un risque inacceptable pour la société s’il était mis en liberté si peu de temps après son transfert dans un milieu à sécurité minimale et que sa mise en liberté ne contribuerait pas à la protection de la société en facilitant sa réinsertion en tant que citoyen respectueux des lois. Pour ce faire, elle a, comme elle était tenue de le faire, tenu compte de l’article 102 de la Loi, en fonction du contexte du dossier et de ses conclusions.

[45]  À mon humble avis, le raisonnement suivi tant par la Commission que par la Section d’appel décision était à la fois rationnel et logique, comme l’exige l’arrêt Vavilov au paragraphe 102. En somme, les motifs exposés « se tiennent », comme l’exige l’arrêt Vavilov au paragraphe 104.

VI.  Conclusion

[46]  Je ne suis pas convaincu que les motifs de la Commission et ceux de la Section d’appel sont déraisonnables tant en ce qui concerne le résultat que le raisonnement suivi. Il n’y a pas de failles décisives ou de manque de logique. À mon humble avis, ces décisions sont justifiées, transparentes et intelligibles, eu égard aux contraintes juridiques et factuelles auxquelles étaient assujettis les décideurs en l’espèce. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T-819-19

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire, le tout sans dépens.

"Henry S. Brown"

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour d’avril 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-819-19

 

INTITULÉ :

ROBERT MAY C LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JANVIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 24 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Philip K. Casey

POUR LE DEMANDEUR

Carolyn Phan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Philip K. Casey

Avocat

Kingston (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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