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Date : 19980305


Dossier : T-633-95



ENTRE :

     MERCK FROSST CANADA INC.

         - et -

     MERCK & CO., INC.,

     requérantes,

ET :

     MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE

     ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

     -et-

     KYORIN PHARMACEUTICAL CO., LTD.

     -et-

     APOTEX INC.,

     intimés.



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROTHSTEIN


1.      Introduction

[1]      Il s'agit en l'espèce d'une demande d'interdiction présentée aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement). Le médicament en cause est la norfloxacine, un antibiotique. Il s'agit de déterminer si l'allégation d'Apotex Inc. (Apotex) suivant laquelle il n'y a aucune contrefaçon du procédé qu'elle utilisera pour fabriquer la norfloxacine est fondée. Le cas échéant, la demande visant à obtenir une ordonnance d'interdiction contre le ministre de la Santé (le ministre) sera rejetée. Dans le cas contraire, la demande sera accueillie.

[2]      Les requérantes, Merck & Co. Inc. et Merck Frosst Canada Inc. (appelées collectivement Merck), sont respectivement titulaire de licence et sous-titulaire de licence du brevet no 1,178,961 (le brevet 961) accordé à l'intimée Kyorin Pharmaceutical Co Ltd., le brevet qui vise le procédé de fabrication de la norfloxacine. Merck Frosst Canada Inc. a obtenu un avis de conformité pour la norfloxacine le 2 juillet 1986. Le 6 avril 1993, Merck Frosst Canada Inc. a déposé, conformément à l'article 4 du Règlement, une liste de brevets relativement aux comprimés de 400 mg de norfloxacine, et elle y a inclus le brevet 961.

[3]      Se conformant au sous-alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement, Apotex a signifié à Merck Frosst Canada Inc., le 13 février 1995, un avis d'allégation portant qu'elle avait à sa disposition de la norfloxacine fabriquée grâce à un procédé qui ne contrefait pas le brevet 9611. Merck a déposé la présente demande visant à obtenir qu'il soit interdit au ministre de délivrer un avis de conformité relativement à la norfloxacine que doit fabriquer Apotex2, le 29 mars 19953.

[4]      Le procédé du brevet 961 combine le réactif acide chloroquinoléinecarboxylique (la chloroquinoléine) avec le réactif pipérazine pour former la norfloxacine. Ce procédé, appelé substitution nucléophile, correspond à la réaction de la chloroquinoléine avec la pipérazine, un atome de chlore de la chloroquinoléine étant remplacé par l"une des fonctions aminées de la pipérazine, comme l"illustre le processus réactionnel suivant :






[5]      La norfloxacine devant être commercialisée par Apotex sera acquise de Torcan Chemical Ltd. (Torcan); elle est produite grâce à un procédé combinant la chloroquinoléine avec la pipérazine protégée pour former la norfloxacine (le procédé Torcan). Ce procédé correspond également à une substitution nucléophile.

2.      La décision Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) : Le procédé Torcan est-il un équivalent chimique manifeste du procédé 961?

[6]      La question de savoir si l"utilisation de pipérazine protégée pour la production de ciprofloxacine, un antibiotique de la même famille que la norfloxacine, représenterait une contrefaçon d"un brevet pour un procédé de production de ciprofloxacine du fait de l"emploi de pipérazine " non protégée " a été examinée par le juge MacKay dans Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 65 C.P.R. (3d) 203 (C.F. 1re inst.). Se fondant sur la preuve, le juge MacKay a conclu ce qui suit à la page 211 :

La troisième et dernière différence sur laquelle se fonde Apotex est l'utilisation dans son procédé d'une pipérazine protégée. Le procédé Bayer fait réagir la pipérazine directement avec l'intermédiaire à l'étape 4, alors que le procédé Apotex fait intervenir une pipérazine protégée par un groupement éthoxycarbonyle (EtOCO). Je ne suis pas persuadé par la déposition de M. McClelland portant que le groupement protecteur ajoute quelque avantage particulier au procédé Apotex. Selon les opinions de MM. Corey et Wuest, la protection du réactif ne semble pas nécessaire; en effet, dans le procédé Bayer, la réaction directe avec la pipérazine non protégée donne un bon rendement en ciprofloxacine sans nécessiter, contrairement au procédé Apotex, une étape supplémentaire de "déprotection" qui prend du temps. Qui plus est, la preuve qui m'a été présentée m'a persuadé qu'il est banal en chimie organique - cette pratique étant connue, voire évidente, pour un spécialiste de la synthèse organique - d'ajouter à une certaine partie d'une molécule un groupement protecteur qui lui assure une protection temporaire durant une réaction chimique et qui est éliminé par la suite quand la protection n'est plus nécessaire. Ce fait est établi dans les affidavits de MM. Corey et Wuest et confirmé dans leur contre-interrogatoire et dans celui de M. McClelland.

[7]      À la page 215, le juge MacKay a dit :

     Cette conclusion repose sur le constatation que j'ai pu faire, à partir des éléments de preuve produits, que même si le procédé Apotex de préparation de la ciprofloxacine diffère des procédés expressément décrits et revendiqués dans le brevet 067 de Bayer, ces différences ne sont pas significatives. Les différences, que ce soit dans le produit de départ ou dans les procédures suivies, constituent à mon avis des équivalents chimiques manifestes des procédés Bayer au sens de cette expression dans les revendications du produit par procédés du brevet et au sens de cette expression dans le Règlement.

[8]      Le juge MacKay a conclu que, même si le procédé utilisant la pipérazine protégée différait du procédé utilisant la pipérazine non protégée, cette différence n"était pas significative, et que le procédé d"Apotex représentait donc un équivalent chimique manifeste du procédé breveté. Deux raisons motivent son opinion : 1) l"utilisation de pipérazine protégée semblait inutile du fait qu"elle faisait intervenir une étape supplémentaire pour aucune raison apparente; 2) l"addition suivie de la suppression d"une protection dans une réaction chimique est une pratique connue et évidente.

[9]      Apotex soutient en l'espèce que la preuve devrait entraîner une conclusion différente quant à la norfloxacine. L'une des raisons avancées est qu'il y a, dans le présent cas, des éléments de preuve indiquant que l'emploi de pipérazine protégée améliore sensiblement le rendement et la pureté du produit final, la norfloxacine, et que le juge McKay n'avait pas été saisi de tels éléments de preuve lorsqu'il a entendu l'affaire relative à la ciprofloxacine. Ce qui est particulièrement important, le brevet no 1,326,239 (le brevet 239), délivré à Torcan et revendiquant la procédure de fabrication de la ciprofloxacine4 par l'emploi de pipérazine protégée, a été soumis à la Cour en l'espèce, alors qu'il n'avait pas été produit devant le juge McKay dans l'affaire Bayer.

[10]      En examinant ces éléments de preuve, la Cour ne doit pas oublier que c'est à la requérante qu'il incombe de prouver que l'allégation d'absence de contrefaçon de l'intimée n'est pas fondée (voir Merck Frosst c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-Être social (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), à la p. 316).

[11]      Apotex a produit sa preuve sous la forme des affidavits de M. Robert McClelland, professeur de chimie à l'Université de Toronto, qui a aussi témoigné dans l'affaire Bayer, et de M. James B. Hendrickson, professeur de chimie à l'université Brandeis. Merck a présenté sa preuve sous la forme des affidavits de M. George Just, professeur de chimie organique à l'Université McGill, et de M. Normand Beaulieu, directeur adjoint de la direction du contrôle de la qualité de Merck Frosst Canada Ltd.

[12]      MM. McClelland et Hendrickson ont déclaré dans leurs témoignages que l"emploi de pipérazine protégée produit de la norfloxacine de grande pureté, avec un rendement élevé, comparativement à la production de norfloxacine à l"aide de pipérazine non protégée. M. Hendrickson dit ce qui suit :

[TRADUCTION]
11.      Le procédé revendiqué dans le brevet 961 en utilisant la pipérazine non protégée :
     i)      prévoit la réaction d"une seconde molécule d"acide 1-éthyl-6-fluoro-7-chloro-1, 4-dihydro-4-oxyquinoléine-3-carboxylique (II) avec l"azote non protégé du groupe aminé de la pipérazine, donnant une pipérazine avec disubstitution comme produit secondaire;
             [schéma non représenté]
     ii)      nécessitera un énorme excès de pipérazine, ce qui donnera inévitablement davantage de produits secondaires.
12.      Le produit ainsi obtenu sera donc un mélange de plusieurs composés, qui devront ensuite être séparés et, par conséquent, réduiront le rendement en produit final, c'est-à-dire en norfloxacine, à environ 50 %, comme le montrent les exemples du brevet 961.
13.      Par contraste, le procédé Torcan, qui est mieux présenté dans le brevet 239, donne des rendements élevés, soit de l"ordre de 90 %.

M. McClelland affirme ce qui suit :

[TRADUCTION]
15.      La pipérazine avec disubstitution ainsi obtenue :
     a.      aura un effet nuisible sur le rendement en molécule cible, soit la norfloxacine, qui est une pipérazine avec monosubstitution;
     b.      sera difficile à séparer de la pipérazine avec monosubstitution, en raison de la similitude des composés avec disubstitution et monosubstitution.
16.      L"utilisation et les avantages d"une pipérazine protégée sont présentés dans la divulgation et les revendications du brevet canadien 1,326,239 sous la pièce "C". . .
     . . .
19.      L"utilisation d"un groupe protecteur permettant d"obtenir le produit final sous une forme très pure a été considérée comme une invention dans le brevet canadien 1,326,239.

[13]      Le brevet 239 fait état de rendements supérieurs à 90 %, facilement obtenus pour la ciprofloxacine. Cela contraste avec le rendement de 72 % obtenu pour la ciprofloxacine avec l"état de la technique, selon le brevet 239. Les témoins d"Apotex, MM. McClelland et Hendrickson comparent les rendements supérieurs à 90 % pour la ciprofloxacine aux rendements de 54 % à 64 % mentionnés dans le brevet 961 pour la norfloxacine. MM. McClelland et Hendrickson ont conclu que le procédé Torcan avait des avantages par rapport au procédé 961.

[14]      MM. McClelland et Hendrickson ont accepté pour argent comptant les calculs de rendement et de pureté établis dans le brevet 239. Ils n"ont ni soumis à des expériences, ni vérifié les résultats revendiqués dans le brevet 239.

[15]      Par contre, les experts de Merck, MM. Just et Beaulieu ont analysé indépendamment les données de rendement et de pureté figurant dans les exemples du brevet 239. Ils ont conclu que le rendement réel dans les exemples du 239 était de 65 à 69 % pour la ciprofloxacine utilisant la pipérazine protégée (plutôt qu"une valeur supérieure à 90 %, comme il est allégué ici), comparativement à 72 % avec l"état de la technique, et à 54 à 64 % pour la norfloxacine dans les exemples du 961. Il y avait également d"importantes impuretés dans les exemples du 239. M. Just dit ce qui suit :

[TRADUCTION]
17.      Eu égard au fait que ce brevet concerne l"amélioration du rendement, j"ai vérifié les rendements et les données relatives à la pureté des produits obtenus. J"ai donc procédé à une analyse des trois exemples présentés, qui décrivent les conditions expérimentales employées pour transformer respectivement le produit 1a en produit 6, le produit 6 en produit 7 et le produit 7 en produit 8.
18.      Exemple 1 : l"exemple 1 décrit la transformation de 12,0 g de produit 1a (M = 281,5) en produit 6 (M = 403), avec des résultats de 13,2-14,0 g, obtenus dans diverses séries d"essais. Cela correspond à des rendements de 76,8-81,5 %.
19.      On affirme que ce produit est très pur et qu"il ne présente à la CCM (chromatographie sur couche mince) qu"une seule tache (à côté d"une tache de base très fine). L"élimination de cette dernière ou de traces de matière de départ, si cela se révélait nécessaire, peut être effectuée par un procédé simple, avec un taux de récupération de 91 %. Le composé pur est ensuite obtenu avec un rendement de (76,8-81,5) x 91 % = 69,89-74,16 %. Le seul critère de pureté utilisé était la CCM, qui normalement ne permet pas la détection d"impuretés minérales, et certainement pas d"eau d"hydratation. En conclusion, la réaction des produits 1 et 5 pour donner le produit 6 se fait avec un rendement ne dépassant pas 70-74 %. Si le produit 6 avait précipité sous forme de pentahydrate ou de produit d"addition du méthanol, les rendements seraient plus faibles.
20.      Exemple 2 : on décrit ici la transformation de 6,0 g de produit 6 (M = 403) en produit d"hydrolyse, la ciprofloxacine 7 (M = 331), dont on a obtenu 5,8 g. Ce produit a été considéré comme assez pur pour servir comme tel dans la réaction finale suivante. Un calcul montre que le rendement pour cette réaction est de 117,69 %. Cela indique clairement que ce produit contient une très grande impureté, ou est mal identifié, ou les deux, vu qu"aucune réaction ne peut avoir un rendement supérieur à 100 %.
21.      Par analogie avec la norfloxacine, cette matière peut avoir précipité sous forme de pentahydrate. La masse molaire du pentahydrate du produit 7 étant de 421, le rendement de la réaction serait de 92,53 %. Si tel était le cas, le rendement global pour les deux réactions décrites dans les exemples 1 et 2 serait donc de 92,53 x (69,89-74,16) = 64,67-68,62 %. On peut comparer cette valeur à un rendement non optimisé de 64 % obtenu pour une réaction en une seule étape dans le brevet 961 de Kyorin, plutôt que dans une réaction en deux étapes, comme dans le brevet 239 de Torcan.
22.      Exemple 3 : cet exemple a illustré la conversion de la ciprofloxacine 7, obtenue dans l"exemple 2, en chlorhydrate, soit le produit 8. Le rendement de cette conversion est de 94,5 %. Comme le produit final n"a pas été caractérisé, nous devons admettre qu"il a été obtenu comme il est décrit. Le rendement global des deux réactions décrites dans les exemples 2 et 3 étant de 111,31 %, nous devons admettre que le produit renferme au moins 10 % d"un ou de plusieurs constituants non caractérisés. Étant donné que ni la réaction d"hydrolyse (exemple 2) ni la formation de sel (exemple 3) n"ont selon toute probabilité un rendement supérieur à 95 %, le produit final doit contenir au moins 20 % de constituant(s) non caractérisé(s).

MM. Beaulieu et Just ont été contre-interrogés et ces contre-interrogatoires ne les ont pas amenés à revenir sur leurs conclusions quant aux rendements et à la pureté des exemples du brevet 239.

[16]      La conclusion qu'il faut tirer des témoignages de MM. Just et Beaulieu est la même que celle que le juge McKay a tirée sur les éléments de preuve dont il avait été saisi dans l'affaire Bayer, savoir que le procédé Torcan qui emploie de la pipérazine protégée n'ajoute aucun avantage particulier et est un équivalent chimique manifeste du procédé 961. Toutefois, il est également nécessaire de tenir compte du fait que le procédé Torcan a été breveté en vertu du brevet 239, et que la Cour est obligée de présumer que celui-ci est valide. Cette présomption de validité trouve son fondement à l'article 45 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, et ses modifications5, qui prévoit ce qui suit :

45. Tout brevet accordé en vertu de la présente loi est délivré sous la signature du commissaire et le sceau du Bureau des brevets. Le brevet porte à sa face la date à laquelle il a été accordé et délivré, et il est par la suite, sauf preuve contraire, valide et acquis au titulaire et à ses représentants légaux pour la période y mentionnée.
     [non souligné dans l'original]

[17]      L'avocat d'Apotex soutient que le brevet 239 doit être présumé valide, qu'on ne peut pas considérer que le procédé Torcan est un équivalent chimique manifeste du procédé divulgué dans le brevet 961, c'est-à-dire que s'il s'agissait d'un équivalent chimique manifeste, il contreferait le brevet 961 et le brevet 239 n'aurait jamais été délivré. Invoquant lui aussi sur l'article 45 de la Loi sur les brevets, l'avocat de Merck a soutenu que les témoignages de Just et Beaulieu sont une " preuve contraire " en ce qui concerne la validité du brevet 239.

[18]      Si l'on devait conclure à partir des témoignages de MM. Just et Beaulieu que le procédé divulgué dans le brevet 239 donne essentiellement le même rendement et la même pureté de produit que le brevet 961 et, par conséquent, est un équivalent chimique manifeste du procédé prévu dans le brevet 961, cela équivaudrait à considérer que le brevet 239 est invalide. Toutefois, la validité du brevet 239, qui est mise en doute par les témoignages de MM. Just et Beaulieu, n'est pas en litige dans la présente affaire. La seule question sur laquelle la Cour doit se prononcer en vertu du Règlement est celle de savoir si l'allégation par Apotex qu'il n'y a pas contrefaçon du brevet 961 est fondée.

[19]      Les termes " preuve contraire " à l'article 45 doivent s'entendre d'une preuve dans une procédure engagée dans le but de contester le brevet 239 (et peut-être à d'autres fins) dans laquelle le titulaire du brevet, Torcan, est désigné comme partie défenderesse et a l'occasion pleine et entière de défendre son brevet6. Cette expression ne peut pas désigner la preuve produite dans une procédure sommaire comme l'espèce, où la validité du brevet 239 est accessoire à la question de savoir si l'avis d'allégation d'Apotex est fondé, et à laquelle Torcan n'est même pas constituée partie. Même si Merck a réussi à susciter dans mon esprit des doutes importants quant aux affirmations que le brevet 239 permet d'améliorer le rendement, il ne s'agit pas ici de l'instance appropriée devant laquelle contester le brevet 239. Par conséquent, aux fins de la présente audience, la Cour doit poursuivre son analyse en présumant que le brevet 239 revendiquant l'emploi du procédé Torcan pour obtenir une amélioration du rendement et de la pureté est valide. Il est donc impossible de conclure que le procédé Torcan est un équivalent chimique manifeste du procédé 961, comme cela serait possible de le faire en l'absence du brevet 239.

[20]      L'avocat d'Apotex a soulevé de nombreux autres arguments au sujet des témoignages de MM. Just et Beaulieu et de la manière dont ces témoignages contestant les rendements de l'ordre de 90 % revendiqués dans le brevet 239 ont été présentés. Pour diverses raisons, je considère que ces arguments ne sont pas convaincants. Toutefois, comme la Cour doit considérer que le brevet 239 est valide aux fins de la présente procédure, il est inutile de tirer des conclusions relativement à ces arguments.

3.      Les conséquences de l'obtention d'un brevet pour le procédé Torcan

[21]      L'avocat de Merck fait ensuite valoir que, même si le procédé Torcan entraîne un perfectionnement présentant le caractère de la nouveauté et de l'utilité par rapport au procédé divulgué dans le brevet 961, il n'en contrefait pas moins le brevet 961. Il affirme en outre qu'il s'agit d'un équivalent chimique manifeste du brevet 961. En réponse à cet argument, l'avocat d'Apotex soutient qu'un brevet valide ne peut être délivré pour un équivalent chimique manifeste d'un procédé connu. Pour qu'un brevet soit délivré pour le perfectionnement d'un procédé existant, ce perfectionnement doit présenter le caractère de la nouveauté et de l'utilité. Le perfectionnement breveté d'une invention est une invention en soi et ne peut, par définition, être un équivalent manifeste de l'invention originale. Apotex soutient que, puisque le brevet 269 a été délivré pour le procédé grâce auquel elle a l'intention de fabriquer des comprimés de norfloxacine, la Cour doit conclure que le procédé Torcan, qui est décrit dans le brevet 239, n'est pas un équivalent chimique manifeste du procédé 961 et que l'allégation d'Apotex qu'il n'y a pas de contrefaçon est, par conséquent, fondée.

[22]      Je conviens avec l'avocat d'Apotex qu'un perfectionnement breveté ne peut pas être un équivalent chimique manifeste de l'invention originale. Toutefois, ce n'est pas une réponse à la question de savoir si l'allégation d'Apotex suivant laquelle il n'y a pas de contrefaçon est fondée. À cet égard, l'article 32 de la Loi sur les brevets est pertinent :

32. Quiconque est l'auteur d'un perfectionnement à une invention brevetée peut obtenir un brevet pour ce perfectionnement. Il n'obtient pas de ce fait le droit de fabriquer, de vendre ou d'exploiter l'objet de l'invention originale, et le brevet couvrant l'invention originale ne confère pas non plus le droit de fabriquer, de vendre ou d'exploiter l'objet du perfectionnement breveté.

Dans The Canadian Law and Practice of Letters Patent for Inventions, 4e éd. (Toronto: Carswells, 1969), Harold G. Fox fait le commentaire suivant au sujet des brevets délivrés pour les perfectionnements d'inventions, à la page 58 :

[TRADUCTION]
[. . .] L'inventeur du perfectionnement d'une invention brevetée peut obtenir un brevet pour ce perfectionnement, mais il n'obtient pas de ce fait le droit de fabriquer, de vendre ou d'exploiter l'objet de l'invention originale, et le brevet couvrant l'invention originale ne confère pas non plus le droit de fabriquer, de vendre ou d'exploiter l'objet du perfectionnement breveté. Cette disposition de la loi est en harmonie avec le principe de common law suivant lequel le fait qu'un perfectionnement ne puisse être exploité qu'en obtenant une licence permettant d'exploiter l'ancienne invention dont le brevet est un perfectionnement ne constitue pas un obstacle à la délivrance du brevet couvrant le perfectionnement. Cela peut empêcher que le titulaire du brevet de perfectionnement de fabriquer l'objet visé par son brevet. Dans de telles circonstances, le seul recours du titulaire du brevet couvrant le perfectionnement est d'obtenir une licence du breveté antérieur, ou, si le premier breveté a abusé des droits exclusifs qui lui sont conférés par la loi, de présenter une demande de licence obligatoire au commissaire.
     [renvois omis; non souligné dans l'original]

[23]      La question qui se pose en vertu de l'article 32 n'est pas celle de savoir si un perfectionnement breveté contrefait un brevet original. En soi, un perfectionnement breveté n'entraîne aucune contrefaçon puisqu'il est, par définition, une nouvelle invention. Toutefois, un perfectionnement, en tant qu'invention ajoutant à une invention originale, ne peut présenter un caractère d'utilité sans l'invention originale. La Cour doit examiner l'ensemble du procédé, qui comprend le perfectionnement mais n'est pas limité à celui-ci, et déterminer si l'exploitation de ce procédé contrefait le brevet original. À cette fin, la Cour peut devoir établir en théorie une distinction entre l'aspect du procédé qui est un perfectionnement par rapport au procédé breveté antérieur, et l'autre aspect qui peut viser ce qui est revendiqué dans le brevet original. Par conséquent, la question qui se pose n'est pas celle de savoir si le perfectionnement est en soi un équivalent chimique manifeste du procédé original, mais plutôt celle de savoir si, abstraction faite du perfectionnement, le nouveau procédé dans son ensemble nécessite l'exploitation du procédé breveté original ou d'un équivalent chimique manifeste de ce procédé original.

[24]      Cette distinction a été faite dans l'affaire Western Electric Co. v. Bell, [1929] Ex. C.R. 213, à la page 215, où le juge Maclean dit ce qui suit :

[TRADUCTION]
Le récepteur de la défenderesse, en ce qu'il diffère de celui d'Hartley, peut représenter un perfectionnement par rapport à l'agencement de Hartley, et, on peut imaginer qu'il pourra faire l'objet de lettres patentes s'il n'a pas déjà été anticipé. Néanmoins, le principe général de Hartley, qui n'a pas été contesté par les défenderesses, est, à mon avis, incorporé dans le circuit de la défenderesse. Si on présume pour le moment que le circuit de la défenderesse contient des composantes et des agencements le distinguant du circuit divulgué par Hartley, et qu'il ne s'agit pas simplement de la substitution d'équivalents, et si on présume en outre qu'il s'agit de perfectionnements, je considère que la règle est que lorsqu'il est démontré qu'une invention présente le caractère de la nouveauté et de l'utilité, comme c'est le cas de celle d'Hartley, le fait qu'elle soit beaucoup plus utile qu'un perfectionnement subséquent ne constitue pas un motif de contrefaçon de l'invention originale par suite de son exploitation avec le brevet subséquent.
     [non souligné dans l'original]

Même si le fait que le brevet 239 a été délivré nous oblige à conclure que l'invention revendiquée dans le brevet 239 n'est pas un équivalent chimique manifeste du procédé 961, mais un perfectionnement de ce procédé, l'allégation d'Apotex qu'il y a absence de contrefaçon ne sera pas fondée si l'exploitation du procédé Torcan pour fabriquer la norfloxacine requiert l'emploi soit du procédé revendiqué dans le brevet 961 soit d'un équivalent chimique manifeste de ce procédé7.

[25]      Pour déterminer si le procédé Torcan pourrait contrefaire le brevet 961, la Cour doit tout d'abord interpréter les revendications pertinentes du brevet 961. Pour interpréter un brevet, la Cour doit effectuer une interprétation fondée sur l'objet du libellé des revendications, en tenant compte du fait que celles-ci sont destinées à être interprétées par une personne versée dans l'art, afin de déterminer les caractéristiques qui, selon l'inventeur, sont essentielles et constituent " l'essence et la substance " de la revendication (Beecham Canada Ltd. v . Procter and Gamble Company (1982), 61 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), à la p. 10).

[26]      Les revendications pertinentes dans le brevet 961, et plus particulièrement les revendications 1 et 11, précisent ce qui suit :

[TRADUCTION]
1.      Le procédé qui comprend la réaction de la pipérazine avec un composé de formule :















     [la chloroquinoléine] donne un produit de formule :












[norfloxacine,] les hydrates, et les sels d"addition avec un acide.
     . . .
11.      Un composé de formule :












[norfloxacine,] ses hydrates, et ses sels d"addition avec un acide, lorsqu"ils sont obtenus par le procédé des revendications 1, 2 ou 3 ou ses équivalents chimiques évidents.

Selon la revendication 11, si la norfloxacine est produite par le procédé de la revendication 1 (ou des revendications 2 ou 3) ou par leurs équivalents chimiques manifestes, elle est couverte par le brevet 961.

[27]      J"ai également tenu compte du témoignage des experts, aussi bien ceux de Merck que ceux d"Apotex. M. Just, dans son affidavit, a décrit le procédé divulgué dans le brevet 961, de la manière suivante :

[TRADUCTION]
8.      Le brevet 961 de Kyorin divulgue une invention de nouveaux agents antibactériens, appartenant à la catégorie des acides quinoléinecarboxyliques. Ces nouveaux agents antibactériens sont obtenus par réaction d"un acide chloroquinoléinecarboxylique de formule 1 avec la pipérazine (2), qui donne un nouveau composé 3 (norfloxacine), lequel est converti en son sel 4, un chlorhydrate.
     [schéma non présenté]
9.           . . .
     La réaction de la chloroquinoléine 1 avec la pipérazine suppose le déplacement d"un chlore dans 1 par l"une des fonctions amines de la pipérazine.
     [emphasis added]

Dans son affidavit, M. Beaulieu définit le procédé 961 de la manière suivante :

[TRADUCTION]
15.      La réaction du procédé de fabrication de la norfloxacine dans le brevet Kyorin en est une de substitution nucleophilique agissant entre un des groupes aminés de la pipérazine et le chlore sur le composé II pour obtenir un produit dérivé mono-pipérazine ou norfloxacine, selon la nature du produit de départ.

[28]      MM. McClelland et Hendrickson ont tous deux accepté ces définitions du procédé divulgué dans le brevet 961. L"extrait pertinent du contre-interrogatoire de M. McClelland se présente comme suit :

         [TRADUCTION]

134.      Q.      Oui. Dans le paragraphe 8, vous divulguez la réaction qui intervient dans le brevet 961. Oui? Et ... sommes-nous d"accord pour dire qu"il y a là une réaction illustrée comme étant celle du chlore et sa substitution sur l"une des fonctions amine, comme l"illustre la réaction?
     R.      Oui.
135.      Oui. Et pourrions-nous définir cela comme étant une substitution nucléophile?
     R.      Oui.

Finalement, M. Hendrickson a exprimé le même point de vue que lorsqu"il répondait au contre-interrogatoire :

         [TRADUCTION]
         489.      Q.      Oui? Bien. À présent, je voudrais simplement vous demander, si je fais réagir le produit A avec la pipérazine, êtes-vous d"accord pour dire qu"il s"agit d"une substitution nucléophile qui donne le produit B, soit la norfloxacine, par substitution du chlore sur A?
             R.      Oui.

[29]      En ce qui concerne le libellé des revendications pertinentes dans le brevet 961 et les opinions des témoins experts, je conclus que le brevet 961 comporte une revendication pour le médicament norfloxacine lorsqu'il est préparé par un procédé décrit, par tous les témoins experts, comme une substitution nucléophile au cours de laquelle un atome d'hydrogène de l'une des fonctions aminées de la pipérazine et la partie restante de la pipérazine remplacent l'atome de chlore de la chloroquinoléine.

[30]      De plus, MM. Beaulieu et McClelland ont déclaré que le composé de norfloxacine était un nouveau médicament lorsque la demande du brevet 961 a été déposée . M. Hendrickson n'a ni nié ni confirmé ce fait, affirmant qu'on ne lui avait pas demandé d'examiner le brevet 961 et qu'il ignorait si tel était le cas. Je retiens les témoignages non contredits de MM. Just, Beaulieu et McClelland sur ce point et je conclus que le brevet 961 divulgue un procédé servant à la production d'un composé antérieur inconnu et que, par conséquent, il faut donner au brevet une interprétation suffisamment large pour protéger l'inventeur contre les émulations relativement simples du procédé breveté original (voir (Monsanto Co. c. Le commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108, aux p. 1115 et 1116, le juge Pigeon).

[31]      L'étape suivante consiste à déterminer si l"obtention de la norfloxacine à l"aide du procédé Torcan incorpore l"utilisation du procédé divulgué dans le brevet 961. Le procédé Torcan emploie des pipérazines protégées au lieu de la " pipérazine non protégée " utilisée dans le procédé 961. La différence entre la pipérazine et la pipérazine protégée est illustrée ci-dessous :




Comme on peut le voir sur cette illustration, une des fonctions amine (NH) de la pipérazine est " protégée ". Cette protection (décrite dans l"illustration comme étant " ÉtOOC-N ")8 fait que seulement l"une des fonctions amine réagit avec la chloroquinoléine, ce qui évite le problème de la formation d"un produit secondaire de la pipérazine avec disubstitution, lorsque les deux fonctions amine (NH) de la pipérazine " non protégée " réagissent avec la chloroquinoléine.

[32]      La pipérazine protégée est ensuite utilisée dans une réaction avec la chloroquinoléine. Cette partie du processus est illustrée ci-dessous :






Dans cette étape, il y a substitution nucléophile de l"atome de chlore de la chloroquinoléine par la fonction amine libre de la pipérazine protégée. La différence entre le composé intermédiaire obtenu à ce stade dans le procédé Torcan et le produit final obtenu dans le procédé 961 est que la " protection " (ÉtOOC) mise en place sur la pipérazine avant la substitution nucléophile demeure sur le composé intermédiaire.

[33]      Dans l'étape suivante du procédé Torcan, le composé intermédiaire obtenu à l"étape antérieure est soumis à une hydrolyse, ce qui élimine la " protection " (ÉtOOC) dans le composé. Cette étape du processus peut être illustrée comme suit :















[34]      Les témoins experts ont tous reconnu qu"à part l"utilisation de la pipérazine protégée, puis de la suppression de la protection après la substitution nucléophile, le procédé Torcan emploie le même processus que celui divulgué dans le brevet 961. Dans son affidavit, M. Just déclare :

[TRADUCTION]
15.      . . . Le procédé Torcan utilise un dérivé simple de la pipérazine 2, à savoir la N-carboéthoxypipérazine 5, pour former la ciprofloxacine N-éthoxycarbonylée 6. Cette réaction est aussi un remplacement d"un chlore 1a par un groupe aminé du dérivé 5 de la pipérazine.

M. Beaulieu dit dans son affidavit :

17.      Relativement au procédé divulgué dans le brevet Torcan, la réaction de base est la même réaction de substitution nucléophilique que celle qui se produit dans le procédé Kyorin. La seule différence est qu'un des groupes aminés de la pipérazine a été bloqué préalablement à la réaction avec le groupe II. Une fois le produit dérivé obtenu, nous avons l'étape additionnelle d'hydrolyse pour libérer la fonction aminée bloquée préalablement à la réaction. Il s'agit de la même réaction à laquelle Torcan a ajouté une étape préliminaire de blocage et par conséquent a ajouté une étape additionnelle de libération du groupe aminé.

En paraphrasant la déposition de M. Beaulieu, on peut dire que, relativement au procédé divulgué dans le brevet 239 de Torcan, la réaction de base est la même réaction de substitution nucléophile que celle utilisée dans le procédé 961 de Kyorin. La seule différence est que l"un des groupes aminés de la pipérazine a été protégé avant la réaction avec la chloroquinoléine. Une fois que le produit de cette réaction a été obtenu, il y a une étape supplémentaire d"hydrolyse pour supprimer la protection de la fonction aminée qui était protégée avant la réaction. Le procédé Torcan utilise la même réaction que celle divulguée dans le brevet 961, à laquelle Torcan a ajouté une étape préalable de protection et, par conséquent, une étape supplémentaire de suppression de la protection du groupe aminé.

[35]      Cette caractérisation du procédé Torcan est appuyée par MM. McClelland et Hendrickson. La transcription du contre-interrogatoire de M. McClelland précise ce qui suit :

     [TRADUCTION]
     136      Q.      Lorsque nous examinons le paragraphe 9 de votre affidavit, et la réaction qui y est illustrée, n"est-il pas vrai qu"il y a dans celle-ci la réaction d"un groupe aminé libre sur la pipérazine protégée III pour substituer le chlore du composé II et, par conséquent, une substitution nucléophile?
         R.      Oui

     [non souligné dans l'original]

Finalement, le contre-interrogatoire de M. Hendrickson contient ce qui suit :


     [TRADUCTION]
     491      Q.      Oui. Lorsque j"examine le procédé Torcan, je commence avec le produit A et j"utilise une pipérazine protégée, la carboéthoxypipérazine?
         R.      Un composé différent, c"est exact.
     492      Oui. J"utilise cette pipérazine protégée, et lorsque je fais réagir cette pipérazine protégée avec A, j"ai de nouveau une substitution nucléophile du chlore sur le produit A avec formation de C?
         R.      Certainement. Oui.
     493      Q.      Merci. Et après cela, de C à B, il y a l"hydrolyse qui supprimera le groupe protecteur sur l"autre fonction aminée de la pipérazine?
         R.      Oui, c"est son rôle.
     494      Q.      Et ce ... ce rôle de l"hydrolyse, comme vous dites, s"explique-t-il par le fait que nous avons utilisé de la carboéthoxypipérazine au lieu de la pipérazine normale non protégée?
         R.      Oui.

[36]      Le procédé Torcan fait intervenir deux étapes9 que l"on ne retrouve pas dans le procédé divulgué par le brevet 961 : 1) avant la réaction de substitution nucléophile, la réaction de la pipérazine avec l"éthylchloroformiate pour former la pipérazine protégée; 2) la suppression, par hydrolyse, de la protection après parachèvement de la substitution nucléophile. Selon MM. McClelland et Hendrickson, et selon la divulgation dans le brevet 239, ces étapes supplémentaires aboutissent à des rendements supérieurs en produit final et (ou) en un produit final plus pur. À part les deux étapes supplémentaires et l"amélioration au niveau du rendement et de la pureté, tous les témoins experts conviennent que, et cela semble indéniable, le procédé Torcan permet lui aussi d"obtenir la norfloxacine par une substitution nucléophile de l"atome de chlore de la chloroquinoléine par l"une des fonctions amine de la pipérazine, autrement dit, le procédé Torcan utilise pour l"obtention de la norfloxacine le même procédé que celui revendiqué dans le brevet 961.

[37]      L'avocat d"Apotex, sans se référer aux opinions incontestées des experts, a décrit la différence entre les procédés 961 et 239 comme étant A+B=C comparativement à A+D=C où A était la chloroquinoléine, B la pipérazine, D la pipérazine protégée et C la norfloxacine. Cependant, bien que la représentation de la pipérazine et de la pipérazine protégée par C et D reflète le fait que les deux composés ne sont pas identiques, elle ne traduit pas la relation chimique existant entre les deux, ni la caractéristique cruciale voulant que ce qui rend la pipérazine protégée différente de la pipérazine " non protégée ", c'est-à-dire la protection (ÉtOOC), est précisément ce qui est enlevé à la fin du processus pour l'obtention de la norfloxacine, le produit final. Par conséquent, une description plus exacte commencerait par la représentation de la protection (ÉtOOC) qui est ajoutée à la pipérazine puis supprimée après la substitution nucléophile sous forme de X. Le procédé Torcan serait ensuite décrit par A+(B+X)=(C+X)-X=C. Considéré de cette façon, à part l'amélioration du rendement et de la pureté par addition de X avant que la réaction de base ait lieu, puis par suppression de X une fois la réaction de base terminée, le procédé Torcan pour la préparation de la norfloxacine utilise un processus identique à celui divulgué dans le brevet 961.

[38]      J'en conclus donc que, bien que le brevet 239 puisse donner à Torcan un droit exclusif d'utilisation de la pipérazine protégée pour obtenir des rendements et une pureté supérieurs dans la production de norfloxacine, la préparation de la norfloxacine employant le procédé Torcan incorpore néanmoins l'emploi du procédé revendiqué dans le brevet 961.

4.      Warner Jenkinson Co. v. Hilton Davis Chemical Co.

[39]      L'avocat d'Apotex a soutenu que je devrais refuser de conclure que l'allégation d'Apotex suivant laquelle il n'y a pas contrefaçon du brevet 961 n'est pas fondée parce que la pipérazine protégée joue dans la réaction un rôle qui est considérablement différent de celui de la pipérazine. L'avocat invoque la décision de principe de la Cour suprême des États-Unis, Warner Jenkinson Co. v. Hilton Davis Chemical Co., 41 USPQ (2d) 1865 (1997), dans lequel le juge Thomas conclut que la doctrine des équivalents ne doit pas exister indépendamment des limites apportées par le brevet. Il dit, aux pages 1871 et 1875 :

[TRADUCTION]
[. . .] Chacun des éléments contenus dans une revendication d'un brevet est considéré essentiel pour déterminer la portée de l'invention brevetée, et la doctrine des équivalents doit donc être appliquée aux éléments individuels de la revendication et non à l'invention dans son ensemble. Il est important d'assurer que l'application de la doctrine, même à un élément individuel, ne joue pas un rôle si large qu'elle fait complètement disparaître cet élément. Tant que la doctrine des équivalents ne va pas au-delà des limites décrites ci-dessus ou de limites connexes à examiner [...] nous sommes persuadés qu'elle n'invalidera pas les fonctions essentielles des revendications elles-mêmes.
     . . .
[. . .] Par conséquent, une analyse du rôle joué par chacun des éléments dans le cadre de la revendication servira à analyser si un élément remplaçant joue le rôle de la fonction ou si cet élément joue un rôle considérablement différent de celui de l'élément revendiqué.

L'avocat soutient que si l'on tient compte de la fonction de la pipérazine protégée dans le procédé Torcan, la manière dont elle permet d'exécuter cette fonction et le résultat obtenu par le procédé Torcan, la pipérazine protégée joue un rôle considérablement différent de celui de la pipérazine " non protégée " en ce qu'elle permet d'obtenir une amélioration du rendement et de la pureté et, par conséquent, qu'elle n'est pas un équivalent chimique manifeste de la pipérazine.

[40]      Je doute que cette décision de la Cour suprême des États-Unis tenant compte d'éléments équivalents éclaire la démarche à suivre dans cette procédure en vertu du Règlement, où la question en litige devant la Cour est celle de savoir si le procédé Torcan pour la production de la norfloxacine est une contrefaçon du procédé 961. Cependant, l'application de l'interprétation faite dans la décision Warner Jenkinson ne changerait rien à l'issue de la présente espèce. Je suis en désaccord avec l'avocat d'Apotex lorsqu'il allègue que l'amélioration obtenue pour le rendement et la pureté ne permet pas à elle seule de considérer la pipérazine protégée comme un équivalent chimique de la pipérazine. L'interprétation faite dans Warner Jenkinson ne peut s'appliquer d'une façon qui éliminerait le rôle de l'article 32 de la Loi sur les brevets, qui prévoit qu'un brevet pour un perfectionnement d'invention brevetée ne donne pas à l'inventeur des droits sur l'invention originale. Là encore, il est nécessaire de distinguer entre le perfectionnement, c'est-à-dire la protection de la pipérazine pour améliorer le rendement et la pureté, et la fonction globale de la pipérazine protégée, la façon dont la pipérazine protégée assure cette fonction, et les résultats obtenus grâce à son emploi dans le procédé Torcan. La protection de la pipérazine améliore le rendement et la pureté, mais la pipérazine protégée remplit aussi la même fonction de la même façon pour arriver au même résultat en tant que pipérazine " non protégée " dans le procédé 961, autrement dit les deux sont utilisées en substitution nucléophile dans laquelle une fonction amine de la pipérazine, ou la fonction amine libre de la pipérazine protégée, remplace l'atome de chlore sur la chloroquinoléine pour former la norfloxacine. Même si la protection qui a été ajoutée à la pipérazine est une invention pour laquelle un brevet a été accordé, le rôle joué par la pipérazine protégée dans le procédé Torcan, lorsqu'il est examiné dans son ensemble de façon à inclure son rôle dans la substitution nucléophile sous-jacente, n'est pas sensiblement différent du rôle joué par la pipérazine " non protégée " dans le procédé 961. De fait, son rôle sous-jacent est exactement le même que celui de la pipérazine " non protégée ".

5.      Autres arguments

[41]      Les raisons qui précèdent rendent inutile l'examen détaillé de l'argument de Merck voulant que l'utilisation d'un composé protégé a été manifeste et connue depuis 1929. Comme je dois accepter la validité du brevet 239, je dois aussi accepter la validité de l'utilisation de la pipérazine protégée pour l'obtention de rendements et (ou) d'une pureté améliorés comme invention brevetable, ce qui n'était donc pas manifeste ni connu. Cependant, cela ne change en rien l'analyse faite en vertu de l'article 32 de la Loi sur les brevets. La même question continue à se poser pour la Cour, savoir si l'utilisation du procédé Torcan pour obtenir la norfloxacine revient à utiliser le procédé revendiqué dans le brevet 961, et j'ai conclu que c'était le cas.

[42]      Apotex s'est également appuyée sur le brevet 466 accordé à Kyorin, lequel divulgue un procédé qui, tout comme le procédé Torcan, semble conçu pour l'obtention d'un rendement et d'une pureté améliorés, non possibles avec le procédé 961. L'avocat allègue qu'étant donné que le brevet 466 divulgue un procédé visant à améliorer le rendement grâce à la protection de la chloroquinoléine, l'expression " équivalent chimique manifeste " dans les revendications du brevet 961 ne doit pas inclure le procédé 466. Il soutient, par analogie, qu'étant donné que le procédé Torcan permet de préparer la norfloxacine grâce à la protection de la pipérazine pour obtenir une pureté et un rendement améliorés, ce procédé ne serait pas non plus inclus dans l'expression " équivalent chimique manifeste " du brevet 961.

[43]      Je doute que la Cour devrait se reporter au brevet 466 pour interpréter les revendications du brevet 961 d'une manière plus restrictive qu'elles ne le seraient si le brevet 466 n'avait pas été soumis à la Cour (voir Beecham Canada Ltd. v. Procter and Gamble Company (1982), 61 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), à la p. 10 et Johnson Controls Inc. v. Varta Batteries Ltd. (1984), 80 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), aux p. 27 et 28). De plus, l'avocat n'a produit aucun élément de preuve pour étayer l'affirmation factuelle que les brevets 466 et 239 représentent " de la même manière et pour le même effet " un changement considérable et un perfectionnement du brevet 961. Toutefois, je n'ai pas à examiner en détail cet argument de l'avocat puisqu'il doit être rejeté pour la même raison pour laquelle l'argument d'Apotex fondé sur le brevet 239 a été rejeté. Si le brevet 466 était pertinent pour la présente espèce, la question en litige ne serait pas celle de savoir si l'invention revendiquée dans le brevet 466 est un équivalent chimique manifeste du procédé 961, mais plutôt si la fabrication de la norfloxacine à l'aide du procédé 466 comporte l'exploitation du procédé revendiqué dans le brevet 961. Le brevet 466 revendique un perfectionnement du procédé revendiqué dans le brevet 961. Même si le procédé 466 peut constituer un perfectionnement du procédé 961 et être susceptible d'être breveté, la délivrance du brevet 466 ne donnerait néanmoins pas le droit au titulaire du brevet 466 d'exploiter l'invention originale revendiquée dans le brevet 96110. L'analogie faite relativement au brevet 466 n'aide pas Apotex.

6.      Conclusion

[44]      Pour ces motifs, je suis convaincu que les allégations d'absence de contrefaçon d'Apotex ne sont pas fondées. La demande visant à obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex relativement à la norfloxacine jusqu'à l'expiration du brevet 961 est accueillie.

[45]      Je sursois au prononcé de la décision en ce qui a trait à la demande de dépens présentée par Merck. Si Merck souhaite demander des dépens, elle devrait en notifier la Cour dans les quatorze jours suivant la date de l'ordonnance rendue relativement à la présente demande et se conformer à l'obligation de démontrer l'existence de circonstances spéciales justifiant l'octroi de dépens.

                                     Marshall Rothstein      Juge

Winnipeg (Manitoba)

5 mars 1998



Traduction certifiée conforme



Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE




Date : 19980305


Dossier : T-633-95



ENTRE :

MERCK FROSST CANADA INC.

-et-

MERCK & CO., INC.,

requérantes,

ET :


MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

-et-

KYORIN PHARMACEUTICAL CO., LTD.

-et-

APOTEX INC.,

     intimés.









    



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


    


     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER


NO DE GREFFE :                          T-633-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :             

MERCK FROSST CANADA INC.

-et-

MERCK & CO., INC.,                      requérantes,

ET :

MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE

ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

-et-

KYORIN PHARMACEUTICAL CO., LTD.

-et-

APOTEX INC.,                          intimés.

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                  15 novembre 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU juge Rothstein en date du 5 mars 1998

ONT COMPARU :

J. Nelson Landry     

Judith Robinson                          pour les requérantes

Harry B. Radomski                          pour les intimés (Apotex)

F.B. Woyiwada                          pour les intimés (le ministre)


PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

OGILVY RENAULT S.E.N.C.     

1981, avenue McGill College

Pièce 1100

Montréal (Québec)

H3A 3C1                              pour les requérantes


GOODMAN PHILLIPS & VINEBERG

Avocats

2400 - 250 Yonge Street

Toronto (Ontario)

M5B 2M6                              pour les intimés (Apotex)

MINISTÈRE DE LA JUSTICE

Immeuble Justice, pièce 507

239, rue Wellington

Ottawa, Ontario

K1A 0H8                              pour les intimés (le ministre)

George Thomson, c.r.

Sous-procureur général du Canada                  pour les intimés (le ministre)







__________________

     1      D'autres actions ont opposé Merck et Apotex devant la Cour en ce qui concerne la norfloxacine - voir Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 65 C.P.R. (3d) (C.F. 1re inst.) (no du greffe T-1306-93), ou la Cour a fait droit à une demande d'interdiction présentée par Merck. Toutefois, cette action antérieure n'est pas pertinente aux fins de la présente espèce. Le fait qu'une ordonnance d'interdiction soit accordée n'empêche pas un concurrent d'alléguer l'absence de contrefaçon en se fondant sur des procédés différents (voir Eli Lilly c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (29 septembre 1997) A-339-97 (C.A.F.) [décision non publiée] aux p. 11 et 12).

     2      Merck a demandé à l'origine une ordonnance interdisant au ministre de délivrer à Apotex un avis de conformité pour la norfloxacine jusqu'à l'expiration du brevet 961 et du brevet canadien no 1,214,466 (le brevet 466), également délivré à Kyorin. Toutefois, la demande visant le brevet 466 a été retirée.

     3      L'alinéa 7(1) e ) du Règlement prévoit qu'une ordonnance d'interdiction doit être rendue dans les 30 mois de la date à laquelle est faite une demande visée au paragraphe 6(1). Le paragraphe 7(5) autorise un tribunal à abréger ou à proroger ce délai. En l'espèce, par une ordonnance datée du 11 septembre 1997, la Cour a prorogé le délai de 30 mois jusqu'à ce qu'une décision ait été rendue sur la présente demande.

     4      Il n'est question dans la description du brevet 239 que de la production de cyprofloxacine. Les parties ont toutefois reconnu que les revendications visaient la norfloxacine.

     5      La demande relative au brevet 239 a été déposée le 12 janvier 1998 et le brevet a été délivré à Torcan le 18 janvier 1994. Tout litige ayant pris naissance depuis le 1er octobre 1989 relativement à un brevet délivré depuis cette date sur le fondement d'une demande déposée avant cette date doit être traité conformément aux dispositions de la Loi sur les brevets telles qu'elles étaient rédigées immédiatement avant le 1er octobre 1989. Certaines modifications ont été apportées à l'article 45 depuis cette date et ledit article est maintenant l'article 43 de la Loi sur les brevets, modifiée par L.R.C. (1985), ch. 33, 3e suppl., modifiée par S.C. 1993, ch. 15. Aux fins de l'analyse de la présente affaire, il importe peu que la disposition applicable soit l'article 45 de la Loi sur les brevets tel qu'il était libellé avant le 1er octobre 1989, ou l'article 43 de la Loi tel qu'il était libellé après cette date.

     6      Il peut aussi s'agir de preuve dans d'autres procédures que celles dont la Cour est saisie. Par exemple, cette expression pourrait s'appliquer à la preuve dans une demande visant un réexamen par le commissaire aux brevets conformément à l'article 48.1 de la Loi sur les brevets.

     7      L'avocat d'Apotex a soutenu que l'article 32 ne s'applique qu'à une contrefaçon au sens propre du terme d'un brevet, et ne s'appliquerait pas dans le cas où le perfectionnement nécessite l'exploitation d'un équivalent chimique manifeste du procédé original sous-jacent. Cet argument est incompatible avec la méthode généralement acceptée d'interprétation des brevets (voir Beecham Canada Ltd. v. Procter & Gamble Co. (1982), 61 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.), à la p. 10, et Catnic Components Ltd. v. Hill and Smith Ltd. (1980), 7 F.S.R. 60 (H.L.), aux p. 65 et 66). Il contredit aussi la décision Airseal Controls Inc. v. M. & I. Transfer Products (1993), 53 C.P.R. (3d) 259 (C.F. 1re inst.), à la p. 270, confirmé par (1999), 220 N.R. 58 (C.A.F.), où le juge Dubé dit que " [...] même si une partie défenderesse a demandé et obtenu son propre brevet pour un " perfectionnement ", il est possible qu'elle se soit appropriée l'essence et la substance du brevet censément contrefait [...] ". Néanmoins, pour les motifs qui suivent, je conclurais que la fabrication de la norfloxacine grâce au procédé Torcan comprend le procédé revendiqué précisément dans le brevet 961 et, par conséquent, constituerait une contrefaçon au sens propre du terme, si une telle conclusion était nécessaire.

     8      Le brevet 239 renvoie en fait à trois variations de pipérazine protégée : N-méthoxycarbonylpipérazine, N-éthoxycarbonylpipérazine et N-propoxycarbonylpipérazine, le dérivé éthoxylé étant privilégié. Pour les besoins de la présente analyse, il n"est pas important de savoir quel groupe protecteur est utilisé.

     9      Il n"est pas tout à fait clair si l"utilisation de pipérazine est considérée comme faisant appel à une ou deux étapes supplémentaires que l"on ne retrouve pas dans le procédé 961. En décrivant le procédé Torcan, les témoins experts parlent souvent de pipérazine protégée, puis d"une " étape supplémentaire " pour supprimer la protection. Le brevet 239 parle de pipérazine protégée, à la fois " facilement préparée " et disponible dans le commerce, et M. Just, dans son affidavit, se réfère à un article intitulé N-Substituted Derivatives of Piperazine and Ethylenediamine. Part I: The Preparation of N-Monosubstituted Derivatives , par T.S. Moore, M. Boyle et V.M. Thorn, publié dans le Journal of the Chemical Society (Grande-Bretagne) en 1929, à la page 39, et qui parle d"une méthode relativement facile pour préparer la N-carboéthoxypipérazine, qui est un genre de pipérazine protégée. M. Beaulieu, au paragraphe 17 de son affidavit, parle lui aussi de deux étapes supplémentaires. Enfin, dans son témoignage, Jan Oudenes, le président de Torcan Chemical Ltd., déclare que Torcan prépare sa propre pipérazine protégée pour produire la norfloxacine. La preuve soumise à la Cour montre que le procédé Torcan pour la production de norfloxacine fait appel à deux étapes supplémentaires que l"on ne retrouve pas dans le procédé 961, savoir la protection de la pipérazine, puis la suppression de cette protection une fois la réaction terminée. Cependant, en dernière analyse, rien n"indique s"il y a une ou deux étapes supplémentaires.

     10      En pratique, cette question ne se posera pas parce que Kyorin aurait est titulaire des brevets 961 et 466 et qu'il est évident qu'elle ne se poursuivra pas elle-même pour contrefaçon et qu'elle ne déposera pas de demande d'interdiction.

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