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Date : 20060726

Dossier : T‑1346‑05

Référence : 2006 CF 918

Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM

 

 

ENTRE :

FRANÇOIS ALAIN MOUSSA

demandeur

et

 

LA COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, François Alain Moussa, demande le contrôle judiciaire, suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, de la décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) en date du 8 juillet 2005. Dans sa décision, rendue suivant l’alinéa 41(1)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la LCDP), la Commission a rejeté la plainte déposée par le demandeur contre la défenderesse, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR), parce qu’elle estimait que la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

 

[2]               Le demandeur est un Canadien de race noire d’origine africaine. Il a commencé à travailler pour la CISR le 9 août 1999 à titre d’employé occasionnel. Il est devenu un employé permanent en septembre 2000. Le 16 septembre 2003, le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission. Dans son formulaire de plainte, il prétend que la CISR l’a défavorisé en exerçant à son endroit de la discrimination du fait de la race, en contravention de l’article 7 de la LCDP. Il soutient que pendant qu’il travaillait pour la CISR il a fait l’objet de harcèlement, de discrimination, de menaces et de tactiques de représailles du fait de la race, de la couleur et de l’origine ethnique. Le demandeur prétend que certains employés le traitaient de manière agressive et le menaçaient sans cesse. Il soutient qu’il était surveillé inutilement au travail et que les gestionnaires étaient au courant que d’autres membres du personnel de la CISR le traitaient de manière impolie. Le demandeur prétend que de janvier 2001 à septembre 2001, on l’a quotidiennement affecté à des tâches dégradantes allant du timbrage de dizaines de milliers d’enveloppes, à l’époussetage de tables de travail, à du photocopillage de documents pendant des journées entières.

 

[3]               Le demandeur soutient de plus qu’il a dû acheter, à quatre différentes reprises en 1999 et en 2000, des bouteilles d’alcool pour le gestionnaire des ressources humaines, pour le directeur régional et pour un troisième employé, à titre de remerciement pour l’emploi qu’ils lui avaient offert à la CISR. Il affirme qu’ils lui ont dit de ne discuter avec quiconque de la question. Il prétend de plus qu’il devait faire des courses personnelles pour le gestionnaire des ressources humaines et pour le directeur régional et qu’il a même préparé, à la demande de son gestionnaire, des plats végétariens pour le directeur des ressources humaines.

 

[4]               Le demandeur prétend que, en septembre 2000, un employé de la CISR lui a demandé de lui fournir des stupéfiants. Il prétend qu’il a fait l’objet de stéréotypes et que c’est la raison pour laquelle il était singularisé et qu’on s’est adressé à lui pour obtenir les stupéfiants.

 

[5]               Le demandeur prétend en outre qu’on l’a privé de la possibilité de participer à un concours pour un poste bilingue d’agent d’information, de durée indéterminée, et que le gestionnaire des ressources humaines a délibérément élevé les exigences quant à la scolarité requise dans le seul but de rendre le demandeur inadmissible quant à ce poste. Il soutient que la CISR a par la suite détruit son dossier personnel afin de cacher les actes discriminatoires qu’elle avait posés en matière d’emploi.

 

[6]               Le demandeur soutient que compte tenu du traitement qu’on lui a fait subir, il a été incapable de travailler depuis octobre 2001.

 

[7]               Au départ, la plainte du demandeur est restée en suspens jusqu’à l’issue du processus de médiation interne. Dans un rapport d’enquête, daté du 9 juin 2004, un enquêteur a recommandé que la Commission statue sur la plainte parce qu’il n’était pas convaincu que la question de la discrimination avait été traitée à fond lors du processus de médiation interne. En réponse au rapport, la CISR s’est opposée à ce que la Commission statue sur la plainte en invoquant le fait que la plainte du demandeur n’avait pas été déposée en temps opportun, suivant l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. La CISR a en outre fourni à l’enquêteur un exemplaire du rapport d’enquête de la Direction générale des recours de la Commission de la fonction publique (CFP) daté du 28 juin 2002.

 

[8]               La Commission a examiné l’objection fondée sur l’alinéa 41(1)e) soulevée par la CISR.. Un rapport supplémentaire, daté du 21 septembre 2004, recommandait que la Commission statue sur la plainte parce que le demandeur avait pris contact avec la Commission avant l’expiration d’un délai d’un an depuis qu’avait eu lieu la prétendue discrimination. La Commission a souscrit à cette recommandation et a informé le demandeur, au moyen d’une lettre datée du 14 décembre 2004, qu’elle statuerait sur la plainte.

 

[9]               Cependant, la deuxième objection soulevée par la CISR, c’est‑à‑dire celle selon laquelle le rapport d’enquête de la CFP avait déjà traité des allégations du demandeur, n’a pas été examinée dans le rapport supplémentaire.

 

[10]           La plainte a été renvoyée pour enquête le 8 février 2005. Un examen du dossier a révélé qu’il y avait en suspens des questions fondées sur l’article 41 (des motifs pour lesquels la Commission peut décider de ne pas statuer sur une plainte) sur lesquelles la Commission ne s’était pas encore prononcée. L’enquêteur a informé les parties que les questions fondées sur l’article 41 seraient soumises à la Commission pour qu’elle rende une décision. Un deuxième rapport supplémentaire, daté du 29 avril 2005, a été préparé. Ce rapport recommandait que la Commission ne statue pas sur la plainte, suivant l’alinéa 41(1)b) de la LCDP. La Commission a souscrit à cette recommandation dans sa décision datée du 8 juillet 2005 et c’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[11]           Dans sa décision datée du 8 juillet 2005, la Commission a souscrit aux recommandations de l’enquêteur sans fournir des motifs détaillés. Dans un tel cas, la Cour traite le rapport de l’enquêteur comme s’il constituait les motifs de la Commission aux fins d’une décision quant à l’examen initial suivant l’article 44 de la LCDP : voir la décision Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 2056 (QL), au paragraphe 37.

 

[12]           Dans le deuxième rapport supplémentaire, l’enquêteur a mentionné que les allégations contenues dans la plainte déposée par le demandeur auprès de la Commission sont presque identiques à ce dont il se plaignait à la CFP. Les seules différences entre les deux plaintes sont que la plainte déposée auprès de la CFP n’inclut pas la prétendue demande de fournir des stupéfiants et que cette plainte ne fait pas de liens entre les événements allégués et un motif de distinction illicite. L’enquêteur a établi que les allégations ayant fait l’objet d’une enquête par la CFP sont fondées sur les mêmes faits et se rapportent aux mêmes incidents allégués que ceux qui sont contenus dans la plainte déposée auprès de la Commission.

 

[13]           L’enquêteur a reconnu que la Cour fédérale est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la CFP de rejeter la plainte du demandeur déposée contre la CISR dans laquelle il [traduction] « allègue du harcèlement fondé sur la race et de la discrimination en milieu de travail » (dossier no T‑1209‑02). Le demandeur a de plus déposé une demande de contrôle judiciaire à l’égard du refus de la CISR de lui avoir fourni un accès à ses renseignements personnels suivant la Loi sur la protection des renseignements personnels (dossier no T‑1206‑02). La CISR a dit à l’enquêteur que cette demande de contrôle judiciaire traite des allégations portant sur la destruction de documents et sur la possibilité, ou l’absence de possibilité, pour le demandeur de participer à un concours pour un poste auprès de la CISR.

 

[14]           L’enquêteur a conclu que les demandes de contrôle judiciaire du demandeur sont fondées sur les mêmes allégations que celles contenues dans la plainte en matière des droits de la personne déposée auprès de la Commission. L’enquêteur a établi que la décision de la CFP faisant l’objet du contrôle judiciaire à la Cour fédérale est le rejet par la CFP de la plainte de harcèlement et de discrimination. L’enquêteur a en outre établi que la CISR a traité des allégations du demandeur se rapportant à la demande de fournir des stupéfiants et qu’elle a renvoyé l’affaire à la Gendarmerie royale du Canada. Par conséquent, l’enquêteur a recommandé que la Commission ne statue pas sur la plainte, conformément à l’alinéa 41(1)b) de la LCDP qui prévoit que la Commission n’a pas à statuer sur une plainte si la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

 

[15]           Le demandeur soutient qu’une fois que la décision du 14 décembre 2004 a été rendue, l’étape suivante prévue suivant la LCDP était une médiation ou une enquête. Le demandeur maintient que la Commission a commis une erreur en omettant de confirmer sa propre compétence et sa décision du 14 décembre 2004.

 

[16]           Le demandeur soutient de plus que la Commission a commis une erreur de droit lorsqu’elle a décidé de ne pas statuer sur sa plainte. Le demandeur reconnaît qu’il y avait un certain chevauchement entre sa plainte de harcèlement déposée auprès de la CFP et sa plainte déposée auprès de la Commission. Toutefois, il prétend que la Direction générale des recours de la CFP n’a pas effectué une enquête quant aux allégations de discrimination raciale. Le demandeur maintient de plus que la CFP ne peut qu’informer un plaignant que des mesures correctives ou disciplinaires seront prises après qu’il aura été décidé qu’une plainte est fondée. Il s’agit d’une situation différente de celle qui existe à la Commission, où on prévoit qu’un individu qui a réussi à démontrer l’existence de discrimination peut avoir droit à un redressement qui le replacera dans sa situation antérieure.

 

[17]           Le demandeur soutient que même si la Commission estimait que la demande de contrôle judiciaire dans le dossier no T‑1209‑02 était pertinente quant à son enquête, elle n’aurait pas dû fermer le dossier comme elle l’a fait, mais elle aurait plutôt dû laisser sa plainte en suspens jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire.

 

[18]           Le demandeur conteste en outre la décision de la Commission selon laquelle l’allégation à l’égard de la demande de fournir des stupéfiants est une question qui ne doit être traitée que par la GRC. Le demandeur soutient que cet incident a soulevé la question de la discrimination raciale et des stéréotypes.

 

[19]           Le demandeur soutient en outre que la Commission a fondé sa décision sur plusieurs conclusions de fait erronées. Le demandeur maintient que la Commission n’était pas saisie de deux plaintes de harcèlement, une contre son superviseur, et une deuxième contre les gestionnaires de la CISR pour avoir omis de le protéger contre le harcèlement. Le demandeur maintient en outre que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la CFP avait effectué une enquête quant à ses allégations de discrimination raciale et que la Cour fédérale pourrait examiner cette question lorsqu’elle effectuerait le contrôle judiciaire de la décision de la CFP. Le demandeur soutient que la Direction générale des recours de la CFP l’a informé que la question de la discrimination raciale ne pouvait pas être examinée dans le contexte d’une enquête de la CFP.

 

[20]           Le demandeur soutient en outre que des allégations précises contenues dans la plainte en matière des droits de la personne portent sur des incidents qui ont eu lieu après la remise du rapport de l’enquêteur de la CFP, lequel rapport peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

[21]           La défenderesse soulève une objection quant à certains documents déposés, alléguant qu’ils n’ont pas été correctement déposés à la Cour. Je traiterai de cette objection ci‑après au début de la section qui comporte l’analyse de l’affaire.

 

[22]           La défenderesse mentionne que le paragraphe 44(1) de la LCDP accorde à la Commission un large pouvoir discrétionnaire lors de l’examen initial des demandes. Les cours ont déclaré de façon répétée que les décisions rendues suivant ce paragraphe font l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable : Canada (Procureur général) c. Sasvari, [2005] A.C.F. no 1263 (QL), au paragraphe 50; Davey c. Canada, [2004] A.C.F. no 1840 (QL), au paragraphe 12. La défenderesse soutient en outre que la décision de la Commission pourrait résister à un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter.

 

[23]           La défenderesse maintient que la Commission avait compétence pour examiner son objection soulevée suivant l’alinéa 41(1)b) de la LCDP. Bien que la défenderesse n’ait pas demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission datée du 14 décembre 2004, elle soutient qu’elle pouvait, suivant le paragraphe 41(1), soulever d’autres objections que la Commission n’avait pas encore examinées. La défenderesse mentionne que lorsque la plainte a été renvoyée pour enquête, il était mentionné au dossier qu’il y avait en suspens des questions fondées sur l’article 41. Les parties en ont été informées. La défenderesse soutient que la Commission a agi dans les limites de sa compétence en examinant l’objection fondée sur l’alinéa 41(1)b).

 

[24]           La défenderesse soutient que l’enquêteur a établi que toutes les allégations, sauf une, qui ont fait l’objet d’une enquête par la CFP étaient les mêmes que celles soulevées dans la plainte déposée par le demandeur. L’enquêteur était au courant que la Direction générale des recours de la CFP avait déjà examiné les allégations du demandeur et que la décision de la CFP ferait l’objet d’un contrôle judiciaire. L’enquêteur était au courant que les allégations se rapportant à la destruction de documents feraient l’objet d’un contrôle judiciaire. La défenderesse soutient que l’enquêteur était de plus au courant que l’allégation se rapportant à la demande de fournir des stupéfiants avait été renvoyée à la GRC. La défenderesse soutient que, dans ces circonstances, la décision de la Commission selon laquelle la plainte du demandeur pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi fédérale n’était pas manifestement déraisonnable.

 

[25]           Finalement, à l’égard de la prétention du demandeur selon laquelle la Commission aurait dû prendre en compte le fait que les redressements offerts selon la « Politique du Conseil du Trésor sur la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail » et ceux offerts selon la LCDP sont différents, la défenderesse mentionne que l’alinéa 41(1)b) de la LCDP n’impose pas à la Commission l’obligation de prendre en compte les redressements à l’étape de l’examen initial. La défenderesse prétend que le redressement offert selon la Politique du Conseil du Trésor n’est pas inapproprié simplement parce qu’il n’est pas le même que celui offert suivant la LCDP : Jadwani c. Canada (Procureur général), [2001] O.J. no 560 (QL), au paragraphe 34, et Pileggi c. Canadian Union of Postal Workers, [2005] O.J. no 1734 (QL), aux paragraphes 52 et 53.

 

[26]           Comme question préliminaire, la défenderesse soutient que la seule preuve qu’une cour puisse prendre en compte lors d’un contrôle judiciaire est la preuve dont disposait celui qui a rendu la décision qui fait l’objet du contrôle : Moussa c. Canada (Commission de la fonction publique), [2003] A.C.F. no 2 (QL), au paragraphe 4, confirmée par [2003] A.C.F. no 685 (QL), confirmée par [2006] A.C.F. no 60 (QL); Hutchinson c. Canada (Ministre de l’Environnement), [2003] A.C.F. no 439 (QL), au paragraphe 44. Au début de l’audience, la défenderesse a demandé l’autorisation de radier l’affidavit du demandeur, assermenté le 29 août 2005, de même qu’un certificat se rapportant à l’article 318 des Règles, daté du 16 septembre 2005, incluant des documents dont la Commission disposait lorsqu’elle a rendu la décision du 14 décembre 2004.

 

[27]           Le demandeur a prétendu que la Commission aurait dû disposer de ces documents et qu’elle a commis une erreur en omettant de les prendre en compte.

 

[28]           Les prétentions du demandeur sur cette question ne sont pas convaincantes. Il est clairement établi en droit que lors d’un contrôle judiciaire une cour ne peut prendre en compte que la preuve dont disposait celui qui a rendu la décision faisant l’objet du contrôle et non de nouveaux documents : Wood c. Canada (Procureur général), [2001] A.C.F. no 52 (QL), au paragraphe 34.

 

[29]           La Commission ne disposait pas des documents inclus au certificat se rapportant à l’article 318 des Règles, daté du 16 septembre 2005, lorsqu’elle a rendu sa décision du 8 juillet 2005. L’affidavit du demandeur, daté du 29 août 2005, inclut des documents et des prétentions dont la Commission ne disposait pas non plus. Par conséquent, la Cour ne tiendra aucunement compte de ces nouveaux éléments de preuve et le présent contrôle judiciaire sera fondé sur la preuve dont la Commission disposait lorsqu’elle a rendu sa décision le 8 juillet 2005.

 

[30]           La norme de contrôle à l’égard de la décision de la Commission est définie par l’examen des quatre facteurs de l’analyse pragmatique et fonctionnelle comme la Cour suprême du Canada l’a énoncé dans l’arrêt Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226. Voici les quatre facteurs : la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel, l’expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige, l’objet de la loi et de la disposition particulière, et la nature de la question, de droit, de fait ou mixte de fait et de droit. Je vais examiner un à un chacun de ces facteurs.

 

[31]           La LCDP ne contient pas une clause privative. La présence d’une telle clause peut indiquer un niveau plus important de déférence. Le silence d’une loi sur la question du contrôle, cependant, est neutre en ce qu’il ne suppose pas une norme élevée d’examen.

 

[32]           Passant à l’expertise de la Commission, je mentionne que son expertise a récemment été examinée par la Cour dans la décision La Banque canadienne impériale de commerce c. Durrer, [2005] A.C.F. no 1321 (QL). Mme la juge Snider a déclaré ce qui suit aux paragraphes 13 et 14 :

 

13. Nul ne met en doute l’expertise de la Commission. Dans l’arrêt Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, [2003] 1 R.C.S. 884, la Cour suprême du Canada décrivait ainsi l’expertise de la Commission, au paragraphe 41 :

 

La Commission est responsable notamment du maintien de relations étroites avec les organismes provinciaux de même nature, de l’examen des recommandations faites par les groupes de défense de l’intérêt public et tout autre organisme, et de l’élaboration de programmes de sensibilisation publique (paragraphe 27(1)). Ces fonctions de collaboration et d’éducation lui permettent d’acquérir une conscience aiguë des besoins du public et une excellente connaissance de l’évolution du droit fédéral et provincial en matière de lutte contre la discrimination.

 

14. Cette expertise appelle une retenue plus élevée. Ainsi que l’a reconnu la Cour dans la décision MacLean, la Commission est mieux à même que la Cour d’établir les faits et de faire le tri des plaintes, ce qui justifie une retenue plus élevée dans le contrôle judiciaire de ses décisions.

 

[33]           Le troisième facteur est l’objet de la loi et de la disposition particulière. La LCDP est une loi réparatrice, souvent décrite comme une loi quasi constitutionnelle. Son objet est énoncé à l’article 2 de la Loi qui prévoit ce que suit :

 

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

 

[34]           La disposition particulière en question, le paragraphe 41(1), est rédigée comme suit :

 

41.(1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41.(1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

 

[35]           Bien que dans son ensemble l’objet de la LCDP consiste à prévenir la discrimination et à fournir un redressement lorsqu’elle se produit, l’article 41 sert d’examen initial, limitant ainsi l’application de l’objet de la Loi. En particulier, comme l’alinéa 41(1)b) l’établit clairement, une plainte n’ira pas au‑delà de l’étape d’examen initial si la Commission établit que la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

 

[36]           Finalement, la nature de la question doit être examinée. La question soumise à la Commission dans la présente affaire était celle de savoir si les plaintes du demandeur pourraient avantageusement être instruites selon d’autres procédures. Ces autres procédures étaient l’enquête de la CFP et les demandes de contrôle judiciaire subséquentes, de même que le renvoi à la GRC, pour qu’elle effectue une enquête, de l’allégation à l’égard de la demande de fournir des stupéfiants. Ainsi, la décision de la Commission de ne pas statuer sur la plainte suivant l’alinéa 41(1)b) est une conclusion de fait.

 

[37]           Après avoir appliqué les quatre facteurs de l’analyse pragmatique et fonctionnelle, on conclut que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision manifestement déraisonnable. Je renvoie également aux paragraphes 48 à 50 de la décision Sasvari, précitée, rendue par M. le juge O’Keefe, dans laquelle il conclut, à l’égard de l’article 41, que la portée quant à un contrôle judiciaire est limitée. Seulement des facteurs comme la mauvaise foi de la Commission, l’erreur de droit ou le fait d’agir en s’appuyant sur des facteurs non pertinents sont applicables. La norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable.

 

[38]           Je n’accepte pas la prétention du demandeur selon laquelle la Commission a omis d’exercer sa compétence et d’exécuter sa décision datée du 14 décembre 2004. Le demandeur prétend qu’une fois que cette décision a été rendue, l’étape suivante de la procédure était la médiation ou l’enquête. La Commission, comme cela a été mentionné précédemment, a un pouvoir discrétionnaire étendu quant au processus d’examen initial des plaintes. La décision du 14 décembre 2004 ne traitait que de la question de savoir si la plainte avait été déposée en temps opportun. Il n’y avait absolument rien qui empêchait la Commission d’examiner d’autres motifs fondés sur l’article 41 dans un rapport supplémentaire de l’enquêteur.

 

[39]           Dans la présente affaire, la Commission a informé les parties qu’elle examinerait d’autres motifs fondés sur l’article 41, qu’elle recevrait leurs observations et qu’elle rendrait une décision en juillet 2005. À mon avis, la Commission a agi de manière raisonnable lorsqu’elle a mené l’enquête supplémentaire en vue de déterminer si, suivant l’article 41 de la LCDP, il devait être statué sur la plainte.

 

[40]           Selon moi, la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a décidé qu’elle ne devait pas statuer sur la plainte du demandeur parce que ses plaintes de harcèlement et de discrimination déposées auprès de la CFP sont maintenant en instance devant la Cour fédérale. Il ressort clairement de la lettre datée du 29 avril 2002 de la Direction générale des recours de la CFP, adressée au demandeur, que la Direction générale des recours de la CFP n’a pas effectué une enquête quant à ses plaintes de discrimination. La lettre énonce en partie ce qui suit :

[traduction]

J’aimerais expliquer que dans son nouveau rôle, la Commission de la fonction publique peut, dans le contexte de la « Politique du Conseil du Trésor sur la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail », version révisée, à la demande d’un ministère, effectuer une enquête à l’égard de plaintes de harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cependant, la Commission de la fonction publique n’a pas le mandat d’effectuer des enquêtes à l’égard des plaintes de discrimination. La Commission canadienne des droits de la personne est l’organisme compétent auquel on a confié le mandat d’effectuer des enquêtes à l’égard de telles plaintes.

 

Étant donné que la Commission de la fonction publique n’a pas compétence pour effectuer des enquêtes à l’égard des plaintes de discrimination au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Direction générale des recours ne donnera pas suite à votre demande et notre dossier demeure fermé.

[Non souligné dans l’original.]

 

[41]           Je remarque que cette lettre faisait partie des documents dont la Commission disposait lorsqu’elle a rendu sa décision du 8 juillet 2005.

 

[42]           Le rapport de l’enquêteur – rapport supplémentaire no 2 énonce que la Cour fédérale est saisie de l’affaire touchant la décision de la CFP de rejeter les plaintes de harcèlement et de discrimination du fait de la race. Cependant, la lettre de la CFP, précédemment mentionnée, établit très clairement que la CFP n’a pas réellement effectué une enquête quant aux plaintes de discrimination raciale. Elle a refusé de le faire compte tenu de l’absence de compétence à cet égard. En fait, elle a conseillé au demandeur de présenter ces plaintes à la Commission canadienne des droits de la personne.

 

[43]           À mon avis, la Commission a commis une erreur en se fondant sur le rapport d’enquête de la CFP et sur la subséquente demande de contrôle judiciaire du demandeur, et lorsqu’elle a donné à ces documents une interprétation à cet effet, pour conclure que la plainte de discrimination déposée par le demandeur est une plainte qui, selon le libellé de l’alinéa 41(1)b), pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale. Les allégations de discrimination ne seront simplement pas examinées dans la décision de la CFP et le contrôle judiciaire.

 

[44]           Je vais traiter brièvement de la prétention du demandeur selon laquelle la Commission a commis une erreur en se fondant sur l’alinéa 41(1)b) parce que les redressements offerts au demandeur suivant la « Politique du Conseil du Trésor sur la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail » et suivant la LCDP sont différents. À l’étape d’examen initial, la Commission n’a aucunement l’obligation d’examiner la question du redressement; à cette étape, la tâche de la Commission consiste à établir si les faits justifient que la plainte soit renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne. Évidemment, le droit à un redressement n’est jamais garanti, même si l’affaire est renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne.

 

JUGEMENT

 

Pour les motifs précédemment énoncés, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Danièle Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1346‑05

 

INTITULÉ :                                       FRANÇOIS ALAIN MOUSSA

                                                            c.

                                                            LA COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 29 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 26 JUILLET 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dorothy‑Jean O’Connell

 

POUR LE DEMANDEUR

Keitha J. Elvin‑Jensen

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ash, O’Donnell, Hibbert

Avocats

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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