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Date : 20051101

Dossier : T-507-05

Référence : 2005 CF 1482

Toronto (Ontario), le 1er novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC.

et WARNER-LAMBERT COMPANY, LLC

demanderesses

 

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et RANBAXY LABORATORIES LIMITED

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par les demanderesses, Pfizer Canada Inc. et Warner‑Lambert Company (collectivement appelées « Pfizer »), à l’encontre de l’ordonnance par laquelle la protonotaire Milczynski a rejeté, en date du 29 juin 2005, la requête présentée par Pfizer en application de l’article 385 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin qu’il soit interdit aux demanderesses et à la défenderesse Ranbaxy Laboratories Ltd. (Ranbaxy) de s’appuyer sur des énoncés contenus dans l’avis d’allégation de cette dernière et de déposer des éléments de preuve concernant ces énoncés parce que ceux‑ci ne sont pas pertinents, que Ranbaxy n’a aucune chance raisonnable d’obtenir gain de cause à leur égard ou qu’ils sont vagues ou formulés en termes trop généraux.

 

LES FAITS

 

[2]               Le présent appel s’inscrit dans le contexte d’une demande d’interdiction présentée par Pfizer en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le RMBAC). Par lettre datée du 31 janvier 2005, Ranbaxy a transmis à Pfizer un avis d’allégation de 54 pages relativement à la contrefaçon prétendue des brevets canadiens nos 1,268,768 (le brevet 768) et 2,021,546 (le brevet 546) concernant le calcium d’atorvastatine, le médicament appelé Lipitor®. Le 17 octobre 2005, Pfizer a modifié l’avis de demande qu’elle avait déposé le 17 mars 2005 de manière à demander à la Cour d’interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Ranbaxy à l’égard des deux brevets. L’avis d’allégation original avait trait à six brevets appartenant à Pfizer. Seules 21 pages de cet avis sont en cause en l’espèce.

 

[3]               Par requête datée du 20 mai 2005, Pfizer a demandé à la Cour d’interdire aux parties de s’appuyer sur les énoncés suivants qui sont contenus dans l’avis d’allégation de Ranbaxy ou de déposer des éléments de preuve en réponse à ces énoncés ou au soutien de ceux‑ci :

a)         aux pages 8 et 9, sous le titre [traduction] « D’autres éléments de preuve confirment que le brevet 768 concerne seulement des racémates »;

 

b)         l’énoncé figurant au bas de la page 20, [traduction] « Ranbaxy s’appuie sur la transcription non confidentielle du témoignage fait par le docteur Scallen au procès tenu aux États‑Unis dans l’affaire Pfizer, Inc. et al. c. Ranbaxy Laboratories Limited et al., no de greffe 03-209-JJF, le 3 décembre 2004 »;

 

c)         les deux premiers paragraphes de la page 21 concernant le docteur Scallen;

 

d)         l’énoncé figurant aux pages 48 et 49, [traduction] « Ranbaxy vous réfère à la décision rendue par l’Office européen des brevets relativement à la demande de brevet européen correspondante no 96 924 553‑9 datée du 29 juillet 2003 et incorpore en l’espèce la preuve produite par les opposants dans cette affaire ».

 

À l’audition du présent appel, Pfizer a fait savoir que seuls les alinéas a) et c) sont toujours valables par suite de la modification de son avis de demande.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[4]               La norme de contrôle que la Cour doit appliquer à la décision d’un protonotaire a été établie par la Cour d’appel fédérale dans Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] A.C.F. no 103, et confirmée par la Cour suprême du Canada dans Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., [2003] 1 R.C.S. 450. Le critère a ensuite été modifié par la Cour d’appel fédérale dans Merck & Co. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, où le juge Décary a écrit, au nom de la Cour, au paragraphe 19 :

Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

 

[5]               Même si la Cour aurait pu tirer une conclusion différente de celle de la protonotaire, la divergence de vues n’est pas suffisante pour justifier son intervention. Par contre, si la décision de la protonotaire est clairement erronée, la Cour doit l’annuler et exercer son propre pouvoir discrétionnaire de novo

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[6]               La Cour doit décider si la protonotaire a manifestement eu tort de rejeter la requête pour directives présentée en application de l’article 385 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Pfizer prétend que la protonotaire :

1.         a commis une erreur de droit en concluant que la Cour ne pouvait pas accorder la mesure de redressement qu’elle demandait au moyen d’une requête pour directives;

 

2.         a mal apprécié les faits en considérant que sa requête avait pour but de faire radier certaines parties de l’avis d’allégation et non d’obtenir des directives.

 

ANALYSE

 

[7]               Selon l’avis d’allégation, les brevets sont limités à des racémates et non à un énantiomère unique. Ranbaxy prétend que son médicament est un énantiomère unique et non un racémate et qu’elle ne contrefait donc pas les brevets de Pfizer. L’avis d’allégation est fondé notamment sur les [traduction] « dossiers de demandes de brevet » provenant des poursuites intentées à l’étranger par Pfizer pour le même médicament et sur la transcription du témoignage fait par un certain docteur Sallen dans un procès tenu aux États‑Unis, selon lequel certains éléments de preuve de Pfizer ne sont pas exacts. Pfizer a demandé à la protonotaire de donner une directive selon laquelle la preuve des dossiers de demandes de brevet n’était pas pertinente et le témoignage fait par le docteur Sallen dans le procès américain était irrecevable, de sorte que Pfizer n’a pas à produire de preuve au regard de ces deux questions.

 

a)         La portée de l’article 385 des Règles

 

[8]               À mon avis, la protonotaire n’a pas manifestement eu tort de conclure que l’article 385 des Règles ne lui permet pas de radier ou de limiter des parties de l’avis d’allégation de la défenderesse.

 

[9]               L’article 385 prévoit notamment ce qui suit :

Instance à gestion spéciale

 

385. (1) Le juge responsable de la gestion de l’instance ou le protonotaire visé à l’alinéa 383c) tranche toutes les questions qui sont soulevées avant l’instruction de l’instance à gestion spéciale et peut :

 

a) donner toute directive nécessaire pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible;

 

[...]

 

 

[10]           Pfizer prétend qu’il n’est ni juste ni expéditif d’exiger d’un titulaire de brevet qu’il réponde à des questions qui sont nettement non pertinentes ou fondées sur des éléments de preuve irrecevables. Elle soutient que la protonotaire a commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour accorder l’ordonnance demandée. L’extrait suivant de son ordonnance, qui figure à la page 3, est pertinent :

[traduction]

Les demanderesses peuvent avoir ou non une raison légitime de se plaindre de la forme ou de la teneur des parties de l’avis d’allégation qu’elles contestent. Il ne convient pas cependant que cette question fasse l’objet d’une requête pour directives visant à déterminer quelles parties de l’avis d’allégation devraient ou ne devraient pas être abordées par les parties dans les éléments de preuve ou l’argumentation qu’elles présenteront à la Cour. Je suis d’accord avec la défenderesse Ranbaxy : la mesure demandée au moyen de cette requête pour directives est, en fait, une ordonnance radiant certaines parties de l’avis d’allégation. Les demanderesses cherchent à limiter ou à supprimer dès le début certaines questions à l’égard desquelles, selon elles, Ranbaxy n’a aucune chance d’avoir gain de cause. Or, la jurisprudence est claire sur ce point : l’avis d’allégation ne relève pas de la compétence de la Cour. C’est au juge instruisant l’affaire qu’il incombe de décider si les allégations sont fondées ou non. Je suis d’accord également avec la défenderesse Ranbaxy lorsqu’elle dit que la requête appropriée pourra être présentée si jamais la preuve produite excède les questions traitées dans l’avis d’allégation ou soulève des questions de recevabilité. La Cour ne peut, dans les circonstances, limiter la preuve avant même qu’elle soit produite.

[Non souligné dans l’original.]

 

[11]           Pour démontrer que la protonotaire a tiré une conclusion erronée au regard de sa compétence, Pfizer rappelle que la Cour a récemment rendu une telle ordonnance dans GlaxoSmithKline Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 116. Dans cette affaire, un protonotaire a prononcé une ordonnance limitant le nombre de documents, énumérés dans l’annexe d’un avis d’allégation, sur lesquels la défenderesse pouvait s’appuyer au soutien de son allégation d’invalidité d’un brevet. Il est clair cependant que cette partie de l’ordonnance a été rendue sur consentement, de sorte qu’il ne s’agit pas d’un précédent.

 

[12]           Dans Merck & Co. c. Apotex Inc. (2003), 312 N.R. 273, 2003 CAF 438, la Cour d’appel fédérale a interprété la portée de l’alinéa 385(1)a) des Règles dans un cas de gestion de l’instance et a statué que la justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance. Le juge Strayer a écrit ce qui suit au paragraphe 13 :

[...] Selon mon interprétation, l’article 385 des règles n’autorise pas un juge responsable de la gestion de l’instance ou un protonotaire, dans les directives nécessaires qu’il donne pour permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » , à refuser à une partie le droit que lui confère la loi d’obtenir, dans un interrogatoire préalable, des réponses pertinentes à l’égard des questions soulevées dans les actes de procédure. Ce droit [...] est expressément prévu à l’article 240 des règles et, à mon avis, les termes généraux de l’alinéa 385(1)a) ou de l’article 3 des règles ne sont pas suffisants pour permettre de passer outre à ce droit spécifique. Je fais également observer que le mot « juste », qui figure dans ces deux articles des règles sur lesquels s’appuient les intimées et les auteurs des décisions visées, confirme que la justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance. Toute personne qui est partie à une action civile a le droit de formuler en interrogatoire préalable toute question pertinente à l’égard de l’objet du litige : il s’agit d’une question de justice à l’endroit de cette personne, naturellement assujettie au pouvoir discrétionnaire du protonotaire ou du juge de refuser la question dans le cas où elle constitue un abus de procédure pour l’une des raisons mentionnées ci-dessus.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Même si la question dont était saisie la Cour d’appel dans cette affaire concernait le droit à l’interrogatoire préalable sur des questions pertinentes, les propos du juge Strayer s’appliquent à la question de fond en litige en l’espèce. À mon avis, la Cour d’appel a indiqué clairement que la mesure demandée en vertu de l’article 385 des Règles ne devrait pas porter atteinte au droit fondamental d’une partie plutôt que d’alléger le fardeau d’une autre en matière de procédure.

 

[13]           En l’espèce, l’alinéa 5(3)a) du RMBAC oblige la seconde personne à fournir un énoncé détaillé des faits sur lesquels elle fonde ses allégations. Je conclus que l’alinéa 385(1)a) des Règles ne devrait pas s’appliquer de manière à prévaloir sur l’avis d’allégation. En arriver à une autre conclusion pourrait avoir pour effet de limiter la preuve que la défenderesse peut produire. À mon avis, l’article 385 des Règles prévoit que la preuve non pertinente ou irrecevable peut être examinée au moment où elle est produite et non avant. Aussi, la demande de redressement de Pfizer est prématurée.

 

b)         La pertinence et l’irrecevabilité

 

[14]           La pertinence et l’irrecevabilité ne sont pas des questions que la protonotaire pouvait examiner à cette étape‑ci. Je ne peux conclure actuellement que la preuve relative aux dossiers de demandes de brevet étrangers est nettement non pertinente ou irrecevable. Ranbaxy ne reconnaît pas que la seule question en litige est de savoir comment les revendications de brevet doivent être interprétées pour que la règle interdisant la preuve extrinsèque aux fins de la définition des revendications de brevet ne s’applique pas.

 

c)         La présente requête est novatrice

 

[15]           Les deux parties reconnaissent que la Cour n’a encore jamais donné une directive limitant le type de preuve pouvant être présentée relativement à une demande visée au RMBAC avant que le défendeur dépose sa preuve. L’avis d’allégation n’est pas un document judiciaire. En l’espèce, les [traduction] « motifs » exposés dans l’avis d’allégation sont peut‑être formulés en termes trop généraux. En conséquence, les renvois sont peut‑être vagues et dépourvus de la précision exigée dans le cas des éléments de preuve. L’avis d’allégation n’est cependant pas la preuve sur laquelle la Cour s’appuiera. Comme je l’ai indiqué précédemment, il est trop tôt pour juger de la recevabilité de la preuve avant que celle‑ci soit déposée. En outre, seul le juge instruisant l’affaire peut vérifier la pertinence de la preuve parce que la question complexe peut exiger une compréhension que seul ce dernier peut avoir.

 

LA CONCLUSION

 

[16]           Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que la protonotaire a manifestement commis une erreur en tranchant les questions de fond. En conséquence, il n’est pas nécessaire de décider si elle a mal apprécié les faits en considérant que la requête visait à faire radier des parties de l’avis d’allégation et non à obtenir des directives.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

L’appel est rejeté. Les dépens suivront l’issue de la cause.

                                                                                                            « Michael A. Kelen »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

David Aubry, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T-507-05

 

INTITULÉ :                                                               PFIZER CANADA INC.

et WARNER-LAMBERT COMPANY, LLC

c.

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et RANBAXY LABORATORIES LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 31 OCTOBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS 

ET DE L’ORDONNANCE :                                     LE 1ER NOVEMBRE 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Wilcox                                                                POUR LES DEMANDERESSES

W. Grant Worden

 

Angela Furlanetto                                                         POUR LES DÉFENDEURS

David Reid

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Torys LLP                                                                    POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

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