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Date : 20200311


Dossier : IMM-4222-19

Référence : 2020 CF 350

Ottawa (Ontario), le 11 mars 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MANPREET SINGH

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. Aperçu

[1]  Le demandeur, Monsieur Manpreet Singh, est un citoyen de l’Inde de confession sikhe, originaire de l’État du Pendjab. Il se pourvoit à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] datée du 28 mai 2019 [Décision] dans laquelle la SAR confirme le rejet, par la Section de la protection des réfugiés [SPR], de la demande d’asile de M. Singh et le refus de lui accorder le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Tant la SAR que la SPR ont rejeté la demande de M. Singh au motif qu’il dispose d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Bangalore ou à Mumbai.

[2]  M. Singh allègue que la Décision est déraisonnable à deux niveaux. D’une part, il prétend que la SAR a erré dans son évaluation de l’ensemble de la preuve, notamment en regard de son profil particulier et de la preuve objective disponible dans le cartable national de documentation sur l’Inde [CND]. D’autre part, il soutient que la SAR a conclu à tort qu’il disposait d’une PRI viable à Bangalore ou à Mumbai. M. Singh demande donc à la Cour d’annuler la Décision et de retourner l’affaire devant la SAR pour une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué.

[3]  La seule question en litige est de savoir si les conclusions de la SAR sur la PRI de M. Singh sont raisonnables.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Singh. Compte tenu des conclusions de la SAR, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision. Les motifs de la SAR possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’existe donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

 

  1. Contexte

    1. Les faits

[5]  Dans sa demande d’asile, M. Singh allègue avoir été membre, avec son frère, du congrès national indien [INC], un parti politique, et d’y avoir occupé divers postes haut placés.

[6]  En 2008, le frère de M. Singh aurait été arrêté et torturé à deux reprises, alors que les autorités policières du Pendjab, un état de l’Inde à majorité sikhe, le soupçonnaient d’entretenir des liens avec des trafiquants de drogue et des activistes politiques. Immédiatement après avoir récupéré sa liberté, le frère de M. Singh aurait fui vers l’Australie.

[7]  En 2015, après que M. Singh eût été nommé secrétaire général désigné de l’INC, les autorités policières l’auraient convoqué au poste de police dans le but de le questionner sur les liens qu’entretenait son frère avec les activistes. Selon le récit de M. Singh, suite à cette arrestation, il aurait décidé de diminuer son implication politique, suivant ainsi les conseils de son entourage.

[8]  Toutefois, en janvier 2016, une première opération policière aurait été orchestrée à son domicile, au cours de laquelle il aurait été arrêté et torturé, afin qu’il révèle l’endroit où se cachait son frère. Les autorités policières auraient également accusé M. Singh d’aider des activistes à franchir la frontière séparant l’Inde et le Pakistan. Après avoir appris que M. Singh avait consulté un avocat quelque temps après l’opération policière à son domicile, les autorités policières auraient tenté à nouveau de l’arrêter. Il soutient avoir réussi à fuir chez des membres de sa famille. En avril 2016, aidé par un agent en immigration, M. Singh aurait quitté l’Inde vers le Canada.

[9]  En octobre 2017, la SPR a refusé la demande d’asile de M. Singh au motif qu’il disposait d’une PRI viable. M. Singh a porté le refus de la SPR en appel mais la SAR a rejeté son appel et a confirmé les conclusions de la SPR. C’est cette décision de la SAR qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

  1. La Décision de la SAR

[10]  Dans sa Décision, la SAR a d’abord établi que la question déterminante était celle de la viabilité de la PRI. Après avoir procédé à un examen indépendant de la preuve, incluant l’écoute de l’enregistrement de l’audience devant la SPR, la SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que M. Singh n’avait pas établi qu’il risquait d’être exposé à un risque de persécution à Bangalore ou à Mumbai ou qu’il serait déraisonnable qu’il s’installe dans l’un de ces deux endroits pour y poursuivre sa vie.

[11]  Dans son analyse, la SAR a procédé à l’évaluation des deux volets du critère permettant de déterminer si une PRI viable existe. Le premier volet consiste à s’assurer qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région proposée pour le refuge interne. Si c’est le cas, il convient alors, au second volet, de s’assurer que les conditions régnant dans cette région sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable, à la lumière de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que ce dernier s’y réfugie (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA), 109 DLR (4th) 682 [Thirunavukkarasu] au para 12; Rasaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), 140 NR 138 au para 47; Ndimande c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1025 au para 27).

[12]  Eu égard au premier volet du critère, la SAR a conclu que la preuve objective démontrait, dans son ensemble, que les autorités policières ne retrouveraient pas M. Singh dans les endroits proposés comme PRI. Le SAR a reconnu qu’il existait certaines incohérences dans la preuve concernant l’échange de communications au sein des autorités policières indiennes. Toutefois, la SAR s’est dite en accord avec la conclusion de la SPR, appuyée sur la preuve objective et selon la prépondérance des probabilités, selon laquelle les autorités policières du Pendjab ne seraient pas alertées du retour au pays de M. Singh par les autorités de Bangalore ou de Mumbai, dans l’éventualité où ces dernières procéderaient à la vérification de l’identité de M. Singh.

[13]  Pour appuyer ses conclusions, la SAR a considéré que M. Singh aurait eu de la difficulté à sortir de l’Inde s’il avait été recherché par la police, puisque les citoyens indiens doivent subir un contrôle en quatre étapes lorsqu’ils désirent quitter le territoire. Puisque cette démonstration n’a pas été faite par M. Singh et qu’il allègue avoir quitté l’Inde avec son propre passeport, la SAR a estimé improbable qu’il risque d’être exposé à un risque de persécution à Bangalore ou à Mumbai. Par ailleurs, la SAR a également noté que M. Singh n’avait été ni accusé ni déclaré coupable de quelque crime que ce soit. Ainsi, son nom ne figure pas dans une base de données policière ou sur une liste de personnes recherchées.

[14]  La SAR a également examiné les informations concernant la base policière de données informatiques connue sous le nom de réseau de suivi des crimes et des criminels [CCTNS], utilisée par la plupart des postes de police indiens. Elle a toutefois noté que le CCTNS n’est pas encore entièrement fiable à l’échelle du pays et le manque de précision sur les personnes qui y sont inscrites. Par ailleurs, la SAR a noté qu’on y consigne principalement les crimes odieux tels les meurtres, viols ou vols à main armée, pour lesquels aucun avis d’infraction criminelle n’a été émis contre M. Singh.

[15]  En ce qui a trait au deuxième volet, la SAR a conclu que la SPR avait correctement déterminé que les circonstances personnelles propres à M. Singh – c’est-à-dire son âge, son niveau de scolarité, ses compétences linguistiques en pendjabi, hindi et anglais et ses perspectives d’emploi – faisaient en sorte qu’il n’était pas déraisonnable ou excessivement difficile pour lui de se relocaliser dans l’un ou l’autre des endroits proposés comme PRI. Somme toute, la SAR n’a pas été persuadée que M. Singh puisse être personnellement à risque en se relocalisant à Bangalore ou à Mumbai et qu’il ne serait donc pas déraisonnable pour lui de le faire.

[16]  M. Singh avait le fardeau de convaincre la SAR qu’il serait déraisonnable ou trop sévère pour lui de se relocaliser dans l’une des villes indiennes proposées, et la SAR a conclu que M. Singh ne s’était pas déchargé de son fardeau. La SAR s’est plutôt dite d’avis, à la lumière de la preuve, que M. Singh avait les attributs nécessaires pour se trouver un emploi et s’adapter à un nouveau milieu de vie. De plus, les villes indiennes identifiées comptent une importante communauté sikhe, ce qui serait de nature à faciliter son intégration.

  1. La norme de contrôle

[17]  Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable doit être appliquée par la Cour lorsqu’elle révise les conclusions de la SAR portant sur une PRI (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 [Kaisar] au para 11; Deb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1069 [Deb] au para 13).

[18]  Depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse repose désormais sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27).

[19]  Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de la SAR est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas.

[20]  Quant au contenu lui-même de la norme de la décision raisonnable, le Ministre soumet que Vavilov s’inscrit dans la continuité du cadre d’application de cette norme, tracé par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] et ceux qui l’ont suivi. Je suis généralement d’accord avec cet énoncé. Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[21]  Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87).

[22]  L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il importe de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov au para 46).

[23]  Ce faisant, la cour de révision n’interviendra à l’égard des conclusions de fait du décideur administratif que dans des « circonstances exceptionnelles », soit lorsque ce décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov aux para 125-126).

  1. Analyse

[24]  M. Singh soutient que la SAR a erré en omettant de considérer sa situation particulière en tant que personnalité publique et en ignorant certains éléments de la preuve documentaire objective disponible contenue dans le CND. Selon M. Singh, cette preuve est nuancée et révèle que les autorités indiennes ne recherchent pas seulement les criminels de haut niveau. M. Singh reproche à la SAR d’avoir ignoré les incohérences contenues dans le CND concernant les communications entre les corps policiers et le système d’enregistrement des locataires en Inde. Aux dires de M. Singh, la preuve objective aurait dû amener la SAR à conclure qu’une personne influente auprès des autorités serait capable de le retrouver ailleurs en Inde, même dans des villes densément peuplées comme Bangalore ou Mumbai, et qu’une PRI viable était illusoire dans son cas. Selon M. Singh, malgré les lacunes du CCTNS, la preuve au CND démontre que le système d’enregistrement des locataires est bien en vigueur en Inde et que les données y sont maintenant centralisées.

[25]  Je ne souscris pas aux arguments formulés par M. Singh et son avocate, et je suis plutôt d’avis qu’en procédant comme elle l’a fait, la SAR n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[26]  Comme je l’ai indiqué dans Deb et Kaisar, l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire. Il est bien établi que la protection internationale est une mesure de dernier recours; un demandeur d’asile doit d’abord tenter d’obtenir la protection de son propre pays et, au besoin, se relocaliser dans son pays avant de demander la protection d’un pays tiers. Il incombe à un demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout son pays d’origine et qu’il est déraisonnable de s’établir dans une PRI (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, 266 NR 380 [Ranganathan] au para 13; Thirunavukkarasu au para 2). Dans la Décision, la SAR réfère expressément au test bien établi pour déterminer la viabilité d’une PRI, et rien ne peut lui être reproché au niveau du critère juridique retenu pour son analyse.

A.  La conclusion de la SAR à l’effet qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse de persécution dans les PRI suggérées est raisonnable

[27]  Sur le premier volet, la SAR a déterminé que M. Singh ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Bangalore ou Mumbai, et qu’il n’existait pas de preuve réelle et concrète de risque sérieux l’empêchant de s’y relocaliser. La SAR a notamment procédé à une analyse attentive, minutieuse et exhaustive de la volumineuse preuve documentaire disponible. À la lumière de cette preuve citée abondamment dans les motifs de la Décision, les conclusions de la SAR à l’effet que M. Singh peut trouver refuge à Bangalore ou Mumbai sans qu’il n’existe de possibilité sérieuse qu’il soit persécuté m’apparaissent raisonnables. En d’autres mots, M. Singh n’a pas réussi à démontrer que l’une des deux PRI identifiées ne serait pas un endroit sécuritaire pour lui.

[28]  Contrairement à ce qu’avance M. Singh, je suis satisfait que la SAR a considéré le risque allégué par M. Singh d’être retrouvé par les autorités policières en raison de l’enregistrement de son lieu de résidence ainsi que le fait qu’il ait quitté son pays avec l’aide d’un agent. Toutefois, en regard de l’ensemble de la preuve, la SAR n’a pas été convaincue par les soumissions de M. Singh. La SAR a tenu compte de la preuve documentaire dans son ensemble et y a consacré plusieurs paragraphes dans la Décision. Dans un exercice à la fois convaincant, méticuleux et fort efficace, l’avocate du Ministre s’est habilement affairée, lors de l’audience devant la Cour, à parcourir la Décision de la SAR pour illustrer l’étendue de la preuve sur laquelle la SAR s’est appuyée.

[29]   Dans sa décision, la SAR a notamment fait directement référence et cité une foule de documents établissant que l’enregistrement des locataires existait en Inde, mais a observé que les efforts pour retrouver une personne d’intérêt se concentraient sur les cas de crimes graves. Elle a noté que M. Singh était venu au Canada avec un passeport indien et avait pu facilement quitter l’Inde, sans embûche et sans que les contrôles de vérification avant son embarquement ne révèlent qu’il était dans une base de données de la police ou sur un site de personnes recherchées. Elle a relevé que M. Singh n’avait pas été accusé d’un crime, qu’aucun premier rapport d’information [FIR] n’existait à son égard et que son nom ne figurait pas dans une base de données de la police ni sur une liste de personnes recherchées. Elle a également indiqué que, selon la preuve documentaire, les forces policières indiennes ne disposent pas des ressources et du personnel suffisant pour effectuer toutes les vérifications qui pourraient être requises. L’échange d’informations entre les corps policiers demeure limité, peu efficace et réservé, lorsqu’il y en a, aux cas les plus sérieux; de plus, il n’existe pas d’obligation pour un corps policier d’informer les autres du mouvement de personnes d’intérêt. La preuve documentaire regorge d’exemples qui reflètent les limites du système, ses retards, et le fait qu’il ne s’étend pas à l’échelle du pays.

[30]  Une lecture attentive des extraits pertinents du CND permet par ailleurs de conclure que le registre des locataires, dans lequel les locateurs sont tenus d’enregistrer leurs locataires sous peine de représailles, n’est généralement pas consulté au-delà de l’État dans lequel réside le locataire. Les prétentions de M. Singh selon lesquelles le CCTNS, le système d’enregistrement des locataires et un quelconque système classifié contenant une liste d’individus d’intérêt pour un corps policier donné seraient efficaces et tous liés d’une façon ou d’une autre ne trouvent pas appui dans la preuve documentaire objective.

[31]  Somme toute, M. Singh n’avait pas le profil d’une personne recherchée pour des crimes graves qui pourrait justifier qu’un État en Inde entreprenne des recherches dans un autre État du pays pour le retrouver. La preuve documentaire établit plutôt, à l’instar de plusieurs autres décisions de la Cour, que le système de communication policière entre les États en Inde comporte de profondes lacunes et que, s’il y a des recherches, elles porteront sur un certain profil de personnes d’intérêt, ce qui n’est pas le cas de M. Singh qui n’a pas démontré être recherché par les autorités de son pays (Singh Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 191 aux para 19-23; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 719 aux para 13-18; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 269 aux para 12-15).

[32]  Les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles : elles reposent sur une lourde preuve documentaire, et elles tombent au cœur même de son expertise en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Il est bien reconnu que la SAR profite des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de son champ d’expertise. Dans de telles circonstances, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour une grande déférence à l’égard des conclusions de la SAR. Une cour de révision n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier, ni de s’immiscer dans les conclusions de faits de la SAR pour y substituer les siennes (Société canadienne des postes au para 61; Canada (Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Elle doit plutôt considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53; Dunsmuir au para 47), et se contenter de rechercher si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire.

[33]  La SAR a expressément tenu compte de la situation particulière de M. Singh, et elle a analysé ses prétentions et ses craintes. Au vu de la preuve devant elle, la SAR pouvait à bon droit conclure que M. Singh n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que ses agents de persécution (soit les autorités policières) souhaiteraient toujours le poursuivre à Bangalore ou Mumbai. Dans son analyse de la PRI, la SAR s’est expressément penchée sur le risque particulier que M. Singh disait craindre, et a déterminé qu’il n’y en avait pas dans les PRI identifiées. La SAR a par ailleurs reconnu que la preuve objective concernant les communications au sein de la police, les bases de données policières et les listes de personnes recherchées n’était pas un modèle de cohérence et que le CND contenait effectivement des éléments contradictoires. Mais, elle a tenu compte de la situation particulière de M. Singh, notamment la facilité avec laquelle il a pu quitter l’aéroport en Inde, et dans les circonstances, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de conclure que M. Singh ne figurait pas parmi les gens susceptibles d’être ciblés et recherchés.

[34]  En concluant qu’en l’absence d’accusations officielles, de mandat de recherche ou de mandat d’arrestation contre M. Singh, et malgré que son nom puisse être inscrit au registre des locataires tenus par la police de Bangalore ou de Mumbai, M. Singh n’avait pas le profil requis pour que la police du Pendjab le recherche et le retrouve à Bangalore ou Mumbai, ou pour que la police de ces deux villes le dénonce aux forces de l’ordre du Pendjab, la SAR n’a, à mon avis, commis aucune erreur militant en faveur d’une intervention de la Cour.

[35]  À l’audience, l’avocate de M. Singh a insisté sur le fait que la SAR aurait dû conclure à un risque plus élevé d’être persécuté advenant un retour aux endroits proposés comme PRI, relativement aux autres ressortissants indiens, étant donné le statut de personnalité publique de M. Singh dans son district. Selon M. Singh, ce statut de personnalité publique, jumelé au fait que sa famille en Inde continue d’être importunée par les autorités policières, démontrait un risque sérieux de persécution advenant un éventuel retour dans son pays d’origine.

[36]  Encore une fois, je ne partage pas l’opinion de M. Singh. À mon avis, la SAR a examiné la situation personnelle de M. Singh et rien dans la preuve ne permettait de conclure que son statut de personnalité publique l’exposait à un risque de persécution. Autrement dit, M. Singh n’a pas démontré en quoi sa personnalité publique et son profil auraient pu faire en sorte qu’il aurait pu être recherché et retrouvé malgré toutes les failles et les manques des systèmes de communication policière en Inde. Dans les circonstances, je suis satisfait que la SAR a tenu compte de la preuve documentaire dont elle disposait et qu’elle a raisonnablement conclu que M. Singh ne serait pas à risque d’être persécuté advenant son retour en Inde dans l’une des villes proposées.

[37]  La SAR n’a peut-être pas fait référence à certains éléments de preuve aussi clairement que M. Singh l’aurait souhaité, mais il ne s’agit pas là d’un motif suffisant pour autoriser l’intervention de la Cour. Un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Vavilov au para 102). La Cour doit examiner les motifs en « essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151 au para 15). Comme l’a rappelé la Cour suprême, il se peut que « les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16). Un décideur administratif n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément qui mène à sa conclusion finale.

[38]  Il est bien reconnu qu’un décideur administratif est présumé avoir soupesé et examiné l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, à moins que le contraire ne soit établi (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1). L’omission de mentionner un élément de preuve en particulier ne signifie pas qu’il ait été ignoré ou écarté (Newfoundland Nurses au para 16), et un décideur n’est pas tenu de référer à tous les éléments de preuve qui étayent ses conclusions. Ce n’est que lorsqu’un tribunal administratif passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331 aux para 9-10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) aux para 16-17). Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[39]  En fait, les arguments avancés par M. Singh expriment simplement son désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR au sujet de la PRI et invitent la Cour à préférer son évaluation et sa lecture à celle du décideur administratif. Or, ce n’est pas là le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 99). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). La cour de révision doit en fait éviter « de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 64). Ici, les motifs de la décision de la SAR sur l’existence d’une PRI viable possèdent les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et ils permettent à la Cour de comprendre et de suivre le raisonnement de la SAR. N’importe quel lecteur peut savoir exactement pourquoi la SAR a déterminé que M. Singh disposait d’une PRI viable. Son raisonnement n’est pas entaché d’une erreur fatale et j’estime que le résultat final est raisonnable compte tenu des principes juridiques applicables. Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’interférer.

B.  La conclusion de la SAR sur l’existence de PRI viables à Bangalore ou à Mumbai est raisonnable

[40]  Sur le second volet du critère portant sur la viabilité des refuges intérieurs proposés, la SAR devait analyser s’il serait raisonnable pour M. Singh de se réinstaller à Bangalore ou Mumbai. Là encore, la SAR a examiné la situation personnelle de M. Singh et conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour lui de se réinstaller dans ces deux villes densément peuplées. Je ne vois pas non plus matière à intervenir à ce chapitre.

[41]  La Décision que la SAR a spécifiquement tenu compte du profil de M. Singh, notamment sa capacité de parler le pendjabi, l’hindi et l’anglais, sa scolarité, ses études supérieures et son expérience de travail au sein de l’INC, pour conclure à la possibilité de se trouver du travail dans l’une ou l’autre des PRI identifiées. Encore une fois, la SAR a soigneusement considéré les circonstances particulières du dossier de M. Singh à la lumière de la preuve documentaire récente et du droit. En aucun temps, la SAR n’est-elle restée sourde à la situation particulière de M. Singh mais elle n’a pas été convaincu que son profil laissait poindre quelque difficulté que ce soit pour lui.

[42]  Le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant (Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 au para 25; Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21; Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1446 au para 14). En effet, il lui faut démontrer rien de moins que l’existence de conditions défavorables qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. La preuve à cet égard doit être réelle et concrète (Ranganathan au para 15). Cette preuve n’a pas été faite.

[43]  Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[44]  Or, dans le cas de M. Singh, je suis d’avis que les motifs de la SAR justifient la Décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que la SAR a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107). Après avoir examiné et apprécié toutes les circonstances de l’affaire et toute la preuve documentaire pertinente, la SAR pouvait certainement conclure à l’existence de PRI viables pour M. Singh. En bout de piste, les erreurs alléguées par M. Singh ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 123).

[45]  Le contrôle sous la norme de la décision raisonnable vise à comprendre le fondement sur lequel repose la décision et à identifier si elle comporte une lacune suffisamment capitale ou importante ou révèle une analyse déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 101). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de la SAR sans buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener la SAR, en regard de la preuve et des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, à conclure comme elle l’a fait (Vavilov au para 102; Société canadienne des postes au para 31). La Décision ne souffre d’une lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

  1. Conclusion

[46]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Singh est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR ou dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAR possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. C’est le cas en l’espèce. Rien ne justifie l’intervention de la Cour.

[47]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y en a pas ici.



JUGEMENT au dossier IMM-4222-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4222-19

 

INTITULÉ :

MANPREET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 février 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Suzon Létourneau

 

POUR LA PARTIE DéFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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