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Date : 20200206

Dossier : T‑1282‑19

Référence : 2020 CF 208

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2020

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

WILLIAM GORDON GLENDALE, EN SA QUALITÉ DE CHEF DU CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION DA’NAXDA’XW, ET EN TANT QUE MEMBRE DU

CONSEIL DES CHEFS HÉRÉDITAIRES,

ET MICHAEL JACOBSON‑WESTON,

ET ANNIE GLENDALE, EN LEUR QUALITÉ DE CONSEILLERS DE

LA PREMIÈRE NATION DA’NAXDA’NW

demandeurs

et

BILL PETERS,

NORMAN GLENDALE,

ROBERT DUNCAN

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La présente instance concerne une requête visant à obtenir, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, une ordonnance accueillant l’appel d’une ordonnance d’une protonotaire.

[2]  L’appel s’inscrit dans une panoplie d’instances par lesquelles deux groupes de la Première Nation des Da’naxda’xw, en Colombie‑Britannique [la PND], cherchent à accaparer la gouvernance de la PND. Qu’il suffise de dire qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas d’école.

[3]  Les demandeurs sont le conseil de bande, appelé dans le présent dossier « conseil Glendale » [le conseil Glendale], et les défendeurs sont appelés « conseil des chefs héréditaires » [le CCH].

[4]  Il y a deux demandes parallèles, toutes deux gérées par la protonotaire Ring [la protonotaire]. Dans la présente demande, dossier T‑1282‑19, le conseil Glendale dit que c’est lui, et non le CCH, qui détient le pouvoir de gouverner la PND. Dans le dossier T‑1725‑19, le CCH dit que c’est lui, et non conseil Glendale, qui détient ce pouvoir.

[5]  S’agissant de la présente affaire, le CCH fait appel de l’ordonnance en date du 30 octobre 2019 par laquelle la protonotaire a rejeté sa requête visant à faire déclarer le cabinet juridique JFK [le cabinet JFK] inhabile à agir au nom du conseil Glendale pour cause de conflit d’intérêts. Le CCH prie la Cour de rendre une ordonnance annulant la décision de la protonotaire et forçant le cabinet JFK à cesser d’occuper pour le conseil Glendale.

[6]  Puisqu’il est interjeté appel de l’ordonnance du 30 octobre 2019, et puisque chacune des parties a déposé contre l’autre une requête en réparation interlocutoire, j’ai décidé d’instruire les deux requêtes. Dans les deux requêtes, chacune des deux parties mettait en doute la prééminence de l’autre et tentait d’asseoir la sienne en attendant la décision définitive sur le différend. J’ai instruit les deux requêtes les 28 et 29 novembre 2019 et les ai rejetées toutes deux le 6 décembre 2019, dans une décision publiée à 2019 CF 1568.

[7]  J’ai instruit le 3 décembre 2019 l’appel formé contre l’ordonnance du 30 octobre 2019 de la protonotaire, et j’ai reporté à plus tard le prononcé de ma décision.

[8]  Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté.

II.  Contexte

[9]  La PND est une petite communauté composée d’un petit nombre d’habitants vivant dans une réserve. Bon nombre des personnes concernées par la présente instance ont des liens de parenté entre elles. Durant de nombreuses années, la gouvernance de la PND n’a pas été contestée. Jusqu’en 1987, la PND était régie par les dispositions de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I‑5. De 1987 à 2016, elle a été gouvernée par un conseil de bande conformément à une coutume non écrite.

[10]  La situation a toutefois changé en 2016 quand deux membres de la PND ont exprimé, devant la Cour, dans le dossier T‑1908‑16 [la demande de 2016], la volonté de modifier la structure de gouvernance. L’affaire a fait l’objet d’une séance de médiation le 25 mai 2017 dans le cadre d’une conférence de règlement du différend, puis une ordonnance sur consentement entérinée par le juge Lafrenière, qui chargeait le CCH d’élaborer un code de gouvernance pour la PND, a été rendue le lendemain. La demande de 2016 demeure en suspens. Malheureusement, des questions de gouvernance subsistent encore comme le montrent la présente demande, le dossier T‑1725‑19 et les diverses requêtes instruites par la Cour.

[11]  Selon le CCH, le cabinet JFK serait intervenu dans plusieurs dossiers intéressant la PND, notamment :

  1. avant 2017 : négociations d’un traité avec le gouvernement fédéral au nom de la PND;

  2. rôle dans la demande de 2016;

  3. Me Karey Brooks, avocate du cabinet JFK, a communiqué plusieurs fois avec la PND entre le 26 avril 2017 et 2019 sur des questions juridiques, et le CCH dit que, selon la PND, le cabinet JFK était dans une relation « avocat‑client » avec la PND.

III.  Ordonnance de la protonotaire datée du 30 octobre 2019

[12]  L’ordonnance rendue par la protonotaire le 30 octobre 2019 résumait les faits et les positions des parties concernant deux points litigieux : (1) Le cabinet JFK avait‑il manqué à son obligation de ne pas agir contre un ancien client dans une affaire connexe? (2) Le cabinet JFK risquait‑il de violer son obligation de confidentialité?

[13]  S’agissant du premier point, le CCH a fait valoir que le cabinet JFK devait être déclaré inhabile pour cause de conflit d’intérêts au motif qu’il continuait de représenter la PND dans des dossiers liés à la demande de 2016 et ensuite qu’il représentait le conseil Glendale dans la présente demande.

[14]  Quant au deuxième point, le CCH soutenait qu’il y avait lieu de craindre que le cabinet JFK utilise des renseignements confidentiels au préjudice de la PND. Le conseil Glendale réfutait cela, affirmant que le cabinet JFK n’avait reçu aucun document susceptible de causer préjudice au CCH dans la présente instance.

[15]  La protonotaire a commencé par le premier point. Elle a cité la décision McLean c Suhr, 2018 CF 1000, au paragraphe 30 [McLean], dans lequel la Cour a confirmé qu’un avocat ne peut pas représenter une autre partie dans une instance introduite contre un ancien client pour un litige découlant du mandat initial ou étroitement lié à ce mandat. Pour la protonotaire, ce principe s’appliquait quand bien même des renseignements confidentiels ne seraient pas compromis. Elle s’est ensuite référée à l’arrêt Brookville Carriers Flatbed GP Inc c Blackjack Transport Ltd, 2008 NSCA 22 [Brookville], ainsi qu’à la section 3.4‑10 du Code of Professional Conduct for British Columbia (le code de déontologie professionnelle), et au commentaire annexé à ladite section, de la Law Society of British Columbia. Ces deux références intéressaient, selon la protonotaire, la définition de ce qui constitue une « affaire connexe » (“related matter”). Dans l’arrêt Brookville, au paragraphe 17, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse écrivait qu’une affaire connexe était une affaire où [traduction] « l’avocat adopte une position antagoniste contre l’ancien client dans ce qui se rapporte aux travaux juridiques que l’avocat a accomplis pour l’ancien client sur un aspect essentiel du mandat précédent ».

[16]  La protonotaire n’a pas été convaincue que le cabinet JFK agissait « contre la PND » dans cette demande, comme le prétendait le CCH; qui plus est, elle a refusé de dire si la PND était ou non une cliente du cabinet JFK. Les deux parties prétendaient en effet représenter la PND, et la question de savoir qui représentait la PND était [traduction] « une question capitale de la demande de 2019, et il est prématuré et inopportun de trancher cette question dans la présente requête ». Elle poursuivait en faisant observer que l’avis de demande ne désignait pas la PND comme partie ni ne réclamait de réparations contre la PND en tant qu’instance dirigeante ou collectivement. L’avis de demande contestait plutôt les seuls actes de « prétendue autorité » émanant du CCH – à savoir la suspension de Gordon Glendale et ses tâches de gouvernance accomplies « au nom de » la PND. Il s’agit d’une demande de jugement déclaratoire, qui en substance participe d’une requête en quo warranto contre le CCH, à titre de groupe de personnes physiques.

[17]  La protonotaire, citant l’arrêt Marie c Wanderingspirit, 2003 CAF 385, aux paragraphes 18 et 20, a relevé que les ordonnances qui participent de brefs de quo warranto sont par nature des recours individuels. De plus, comme la demande se limite à contester des droits individuels à l’autorité, elle ne saurait être dirigée contre la PND elle‑même. La protonotaire a relevé aussi que la position du cabinet JFK n’avait jamais varié d’une procédure à une autre – il avait toujours prétendu que le conseil de bande était l’autorité légitime de la PND.

[18]  S’agissant du deuxième point, la protonotaire s’est référée au critère à deux volets bien connu énoncé dans un arrêt de la Cour suprême, Succession MacDonald c Martin, [1990] 3 RCS 1235 [Martin], un critère qui permet de dire si une affaire nouvelle risque de placer un avocat en situation de conflit d’intérêts. Cependant, comme elle avait déjà conclu que le cabinet JFK n’agissait pas contre la PND, mais plutôt contre des personnes physiques, la protonotaire a conclu à l’absence de tout conflit d’intérêts ou de tout risque d’utilisation de renseignements confidentiels contre la PND.

[19]  La protonotaire a donc rejeté la requête de CCH.

IV.  Points litigieux et norme de contrôle

[20]  Selon le CCH, la protonotaire a commis trois erreurs dans sa décision : d’abord, elle a commis une erreur de droit en appliquant un critère juridique fautif dans l’appréciation des conflits d’intérêts et celle de l’inhabilité d’un avocat; deuxièmement, elle a commis une erreur de principe en s’abstenant de prendre en compte certaines preuves d’un mandat antérieur du cabinet JFK; troisièmement, elle a commis une erreur de droit en tenant certains faits pour avérés.

[21]  Selon le CCH, les points litigieux sont les suivants :

  1. La protonotaire a‑t‑elle commis une erreur de droit en rejetant la requête de CCH en déclaration d’inhabilité du cabinet JFK?

  2. Le cabinet JFK est‑il en situation de conflit d’intérêts dans la présente demande de contrôle judiciaire, de sorte qu’il devrait être déclaré inhabile à occuper dans la demande?

[22]  Le conseil Glendale propose pour sa part les points suivants :

  1. La protonotaire Ring a‑t‑elle commis une erreur de droit justifiant l’infirmation de sa décision, ou une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de droit et de fait?

  2. Dans l’affirmative, le cabinet JFK est‑il dans une situation de conflit d’intérêts de nature à justifier son retrait?

[23]  Les parties s’accordent de manière générale sur la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Comme la présente requête est présentée en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et qu’elle porte sur l’ordonnance d’un protonotaire, la Cour appliquera la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen]. La Cour d’appel fédérale s’est récemment ralliée à cette norme dans le contexte de la décision d’un protonotaire dans l’affaire Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 79 [Hospira]. Plus exactement, la « norme de l’erreur manifeste et dominante » pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit; et la « norme de la décision correcte » pour les questions de droit (Hospira, au para 66). Je ferai donc montre de beaucoup de déférence en ce qui concerne les aspects de la décision de la protonotaire relatifs aux faits et à l’application du droit aux faits. Je ne vais par contre faire preuve d’aucune déférence quant aux aspects de la décision de la protonotaire portant sur les règles de droit applicables.

[24]  Les points litigieux sont donc les suivants : (1) la protonotaire a‑t‑elle commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de droit et de fait? (2) dans l’affirmative, y a‑t‑il conflit d’intérêts justifiant une déclaration d’inhabilité?

V.  Les conclusions des parties

A.  Les conclusions du CCH

[25]  Le CCH résume le droit régissant les obligations de loyauté des avocats, obligations qui englobent celle consistant à éviter les conflits d’intérêts. Selon lui, l’arrêt Martin est la référence qui permet de dire s’il existe ou non un tel conflit d’intérêts. Il affirme aussi que l’arrêt Brookville est la référence pour ce qui concerne le manquement au devoir de loyauté. D’après le CCH, le devoir de confidentialité peut engendrer un conflit d’intérêts, et l’arrêt Martin, aux pages 1260‑1261, énonce le critère à appliquer pour savoir s’il existe un conflit justifiant une déclaration d’inhabilité – c’est‑à‑dire quand l’avocat reçoit des renseignements confidentiels au titre d’une relation avocat‑client et qu’il existe un risque d’utilisation des renseignements confidentiels au préjudice d’un client. Le CCH fait observer que, si des renseignements confidentiels sont en jeu, alors il y a présomption réfutable de l’existence d’un tel risque; et que la « ligne directrice primordiale » définissant le critère consiste à se demander si une personne raisonnablement informée serait convaincue qu’il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels.

[26]  Le CCH affirme ensuite que la protonotaire s’est fourvoyée en appliquant un critère fondé sur les seuls actes de procédure, critère dépourvu de fondement juridique. D’après lui, la protonotaire n’a pas suffisamment tenu compte de la portée des mandats de représentation passés ou récents du cabinet JFK. Son argument se résume à peu près ainsi : si le conseil Glendale est considéré comme l’instance dirigeante de la PND, alors le cabinet JFK représente la PND. Si le CCH est considéré comme l’instance dirigeante de la PND, alors le cabinet JFK a agi contre la PND. Dans les deux cas, il agit dans une procédure qui intéresse la PND et il peut se trouver dans une situation de conflit d’intérêts. Pour le CCH, la protonotaire n’a pas examiné les positions de part et d’autre, commettant ainsi une erreur qui justifie l’annulation par la Cour de l’ordonnance du 30 octobre 2019. Le CCH ajoute que, dans tous les cas, il constitue un [traduction] « conseil de bande en attente », revêtu d’un statut de [traduction] « tiers associé » proche de la PND, statut qui suffit à créer un conflit d’intérêts. Il fonde cet argument sur le jugement Orr c Alook, 2014 ABQB 141, aux paragraphes 12‑14.

[27]  Le CCH affirme que, d’après les faits, le cabinet JFK a manqué à son devoir de loyauté parce qu’il [traduction] « attaque et sape » maintenant le travail qu’il a accompli dans un mandat antérieur. Dans la demande de 2016, il s’appliquait avec la PND à établir une nouvelle structure de gouvernance. Le CCH soutient que le cabinet JFK s’emploie aujourd’hui à mettre à mal cette même structure – le CCH. Le CCH ne devrait pas être mis dans une position où il doive se défendre contre le cabinet juridique même qui a contribué à l’établir.

[28]  Le CCH affirme aussi que le cabinet JFK manque à son devoir de confidentialité. D’après lui, le lien entre le travail antérieur du cabinet JFK pour la PND et son travail antérieur pour le CCH est si étroit que [traduction] « le cabinet JFK agit maintenant contre la PND elle‑même ». Par conséquent, les renseignements confidentiels que possède le cabinet JFK sont présumés préjudicier au CCH et sont porteurs d’un conflit d’intérêts. Les conclusions du conseil Glendale ne satisfont pas à la norme de la personne raisonnablement informée qui est convaincue qu’il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels (Martin, p. 1259‑1260).

[29]  Le CCH demande que lui soient adjugés, quelle que soit l’issue de la cause, les dépens afférents à la présente requête ainsi qu’à la requête soumise à la protonotaire.

B.  Les conclusions du conseil Glendale

[30]  Le conseil Glendale conteste chacune des allégations du CCH.

[31]  D’après le conseil Glendale, la protonotaire ne s’est nullement fourvoyée dans son appréciation de la preuve. Il relève que la Cour suprême, dans l’arrêt Housen, écrivait très explicitement que l’omission d’examiner en profondeur un facteur pertinent, voire de ne pas l’examiner du tout, n’est pas en soi un fondement suffisant pour autoriser la cour de révision à réexaminer la preuve, ajoutant que la preuve est présumée avoir été examinée dans son intégralité (Housen, aux para 39 et 72). Le conseil Glendale invoque l’arrêt Van de Perre c Edwards, 2001 CSC 60, au paragraphe 15, cité dans l’arrêt Housen, pour soutenir qu’il y a erreur justifiant l’intervention de la cour de révision susceptible seulement lorsque cette erreur donne lieu à la conviction rationnelle que le juge de première instance [ou, ici, la protonotaire] a oublié, négligé d’examiner ou mal interprété la preuve, de telle manière que sa conclusion en a été affectée. Selon le conseil Glendale, le CCH n’a pas prouvé qu’il a été satisfait à cette norme.

[32]  S’agissant de la manière dont la protonotaire a traité les actes de procédure, le conseil Glendale soutient que, pour ce qui concerne la requête en déclaration d’inhabilité soumise à la protonotaire, les actes de procédure déposés dans la présente demande se rapportent à des faits et que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifeste et dominante. Il affirme que la protonotaire n’a pas prétendu que les faits évoqués dans la demande de 2019 étaient [traduction] « tenus pour avérés », elle s’y est plutôt référée en les considérant comme de simples faits propres à éclairer les actes de procédure eux‑mêmes – les réparations demandées, la nature de la demande, etc. Il relève que la protonotaire s’est expressément abstenue de statuer sur des faits qui allaient devoir être jugés durant l’audience sur le fond.

[33]  Selon le conseil Glendale, le CCH s’appuie, à tort, sur des faits contestés, pour conclure à l’existence d’un conflit d’intérêts, par exemple : [traduction] « Le cabinet JFK agit contre la PND, le cabinet JFK agit contre un tiers associé (« conseil de bande en attente »), le cabinet JFK attaque son travail antérieur, et le cabinet JFK adopte une attitude hostile contre son ancien client ». Vu le refus de la protonotaire de dire qui est responsable de la PND, ou de préciser la relation de l’une ou l’autre des parties avec la PND, le CCH ne saurait soutenir qu’il est un tiers associé. Le conseil Glendale soutient par ailleurs qu’il n’y a eu [traduction] « aucune attaque contre le travail antérieur du cabinet JFK » parce qu’il n’est pas acquis que [TRADUCTION] « le travail antérieur du cabinet JFK » a effectivement conféré au CCH des pouvoirs de gouvernance. Cet argument est fondé sur l’hypothèse que le CCH est une instance dirigeante de la PND, ce qui reste à déterminer.

[34]  Le conseil Glendale soutient qu’il n’y a eu aucun manquement au devoir de confidentialité et que le CCH n’a relevé à ce chapitre aucune erreur justifiant l’annulation de la décision. Il fait observer que le cabinet JFK représente des membres de la Première Nation dans la présente instance, et non la PND elle‑même. D’après le conseil Glendale, dire que le cabinet JFK est inhabile à agir, pour cause de travaux antérieurs exécutés au nom de la PND, reviendrait à empêcher tel ou tel membre de la PND d’engager des procédures contre d’autres membres de la PND. Le conseil Glendale invoque à l’appui les jugements Smallboy c Roan, 2001 ABQB 927, et Clayton c Lower Nicola Indian Band, 2011 BCSC 525.

[35]  Le conseil Glendale soutient aussi que d’autres facteurs militent en faveur du maintien de la décision de la protonotaire, notamment ceux énumérés par la Cour suprême dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c McKercher LLP, 2013 CSC 39, au paragraphe 65 : comportement entravant la liberté d’action du requérant, atteinte grave aux droits du nouveau client, et « bonne foi » du cabinet d’avocats lorsqu’il a accepté le mandat à l’origine du conflit d’intérêts. Le conseil Glendale soutient que ces trois facteurs militent tous en faveur du rejet de la requête.

[36]  Enfin, le conseil Glendale reproche au CCH d’avoir partagé des renseignements confidentiels issus de la médiation et des renseignements liés au mandat du cabinet JFK. Selon lui, les renseignements confidentiels issus de la médiation concernent des échanges qui ont eu lieu en 2017 et qui ont finalement réglé la question. Les séances de médiation se sont déroulées au titre de l’article 388 des Règles des Cours fédérales et n’auraient pas dû être divulguées. Quant aux renseignements relatifs au mandat du cabinet JFK, ils auraient dû être soit retournés au cabinet JFK, soit tenus pour confidentiels. Le conseil Glendale affirme que leur divulgation pourrait constituer une violation du secret professionnel de l’avocat. Il réclame les dépens avocat‑client quelle que soit l’issue de la cause, et il prie la Cour de rejeter la requête du CCH.

VI.  Analyse

[37]  Je suis d’avis que la protonotaire n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en rejetant la requête du CCH en déclaration d’inhabilité du cabinet JFK. Je suis également d’avis que la protonotaire, dans la mesure où les circonstances lui permettaient de le faire, a su rattacher les faits aux principes juridiques pertinents quand elle s’est prononcée sur la requête.

[38]  L’article 125 des Règles des Cours fédérales autorise la Cour, lorsqu’il y a conflit d’intérêts, à ordonner le retrait de l’avocat inscrit au dossier. De par son libellé, l’article 125 semble concerner les requêtes émanant d’avocats qui souhaitent eux‑mêmes cesser d’occuper, mais une jurisprudence autorise le juge à recourir à cette disposition pour forcer un avocat à cesser d’occuper lorsqu’il y a conflit d’intérêts (voir Jonathan Boutique Pour Hommes Inc. c. Jay‑Gur International Inc., 2000 CanLII 16754 (CF), [2000] ACF no 2097; voir aussi McLean, au para 26).

[39]  Je suis également d’avis que la protonotaire a droit à une certaine « marge de manœuvre », ou à une attitude de déférence de la part de la Cour, en ce qu’elle a rendu sa décision d’après les faits portés à sa connaissance (Hospira, aux para 102‑103). En tant que juge chargée de la gestion de l’instance, la protonotaire « connaît très bien l’historique, les détails et la complexité » de l’affaire (C. Steven Sikes, Aquero, LLC c Encana Corporation, Cenovus Fccl Ltd., 2016 CF 671, au para 13).

[40]  Il est utile de résumer certains passages de l’ordonnance de la protonotaire. Au paragraphe 37 de sa décision, elle concluait, après avoir compulsé les actes de procédure, que le différend portait sur une remise en cause du pouvoir du CCH par un groupe de personnes, non sur une affaire concernant la PND elle‑même. La protonotaire s’est refusée explicitement à dire si la PND était ou non une ancienne cliente du cabinet JFK. À partir de ce constat sur la « nature de l’affaire », elle a estimé que le cabinet JFK n’avait nullement manqué à son obligation de ne pas agir contre un client dans une affaire connexe (para 40); et aussi que le cabinet JFK n’avait pas manqué à son devoir de confidentialité (para 43).

[41]  Comme le montre l’historique exposé plus haut de la procédure, il s’agit là d’une situation difficile. Au vu des difficultés que présente la requête soumise à la protonotaire, je suis d’avis que sa manière d’envisager la question était la bonne. En tant que juge chargée de la gestion de l’instance, elle était parfaitement consciente de la tentation, ou du danger, de tirer certaines conclusions de fait à ce stade précoce de la procédure. Comme je le dis plus haut, je ne suis pas convaincu qu’elle a commis une erreur manifeste et dominante.

[42]  Le CCH s’appuie sur la décision McLean pour affirmer qu’une approche fondée sur les seuls actes de procédure fait craindre que tout avocat habile d’un requérant ou demandeur saura esquiver les situations de conflit d’intérêts en adaptant ses actes de procédure de telle sorte que les parties désignées garantissent la mise à distance de toute idée de conflit d’intérêts. Je ne suis pas convaincu par le raisonnement du CCH dans ce cas particulier.

[43]  Je suis même convaincu par celui du conseil Glendale pour qui la présente affaire milite contre le CCH. La décision McLean concernait une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un fonctionnaire électoral. Le juge Mandamin a estimé que l’avocat du demandeur était en situation de conflit d’intérêts parce qu’il avait agi à la fois pour et contre la Première Nation Tallcree, obtenant de ce fait l’accès à des renseignements confidentiels. Le juge Mandamin faisait observer, aux paragraphes 42‑43, que le demandeur dans ce précédent avait auparavant tenté d’adapter ses actes de procédure :

[traduction]

Dans ma décision sur la requête en injonction déposée par les demandeurs, 2018 CF 962, j’ai estimé que le rôle de la fonctionnaire électorale dans la préparation de la liste électorale était inextricablement lié au rôle du commis aux effectifs de Tallcree ou à celui de l’administrateur de Tallcree […] J’ai ordonné que le chef et le conseil ainsi que la Première Nation de Tallcree soient ajoutés comme défendeurs. Parce qu’il a structuré la demande afin d’éviter toute apparence de conflit d’intérêts, M. Rath a manqué au devoir qu’il avait envers les demandeurs de désigner les parties véritables.

[44]  Si le CCH estimait que le conseil Glendale s’était comporté de la sorte, il avait le loisir de présenter à la Cour une requête pour que la PND soit ajoutée aux actes de procédure en application de l’article 104 des Règles des Cours fédérales. Il ne l’a pas fait. Je suis donc d’avis que l’approche fondée sur les seuls actes de procédure ne fait pas craindre le danger qu’anticipe le CCH.

[45]  La protonotaire n’a commis aucune erreur dans la manière dont elle a analysé les actes de procédure. Il ressort de la lecture de son ordonnance qu’elle a non seulement compulsé les « actes de procédure », mais aussi qu’elle a manifestement examiné et résumé les conclusions des deux parties. Le CCH affirme qu’elle avait l’obligation de prendre en compte les divers mandats de représentation, mais il n’a pu citer aucune source juridique à l’appui.

[46]  Au reste, comme l’a souligné la protonotaire, la ligne de conduite du cabinet JFK est demeurée la même à la fois dans la demande de 2016 et dans la présente demande : c’est le conseil Glendale qui est l’instance dirigeante légitime de la PND. Lorsqu’une question donnée se révèle concluante, il n’est nul besoin de poursuivre l’analyse.

[47]  Et, pour être parfaitement clair, je ne suis pas non plus convaincu que le CCH souffrira véritablement de voir le cabinet JFK continuer de représenter le conseil Glendale dans la demande sous‑jacente. La question de savoir qui est l’instance dirigeante légitime ou véritable de la PND sera résolue d’après les seuls faits qui seront soumis au juge du fond. Bon nombre, sinon la totalité, des faits invoqués par les parties ont été plaidés en long et en large devant la protonotaire et devant moi‑même, dans les requêtes en réparation interlocutoire et dans le présent appel. La Cour a pris des précautions extrêmes pour ne pas altérer le dossier en s’attardant sur des conclusions de fait qui sont contestées, ou en tirant des conclusions de fait pouvant être déterminantes pour la demande principale.

[48]  Le CCH a fait de longues observations sur la question de savoir si le cabinet JFK contrevient à ses obligations de loyauté et de confidentialité. Comme je suis arrivé à la conclusion que la protonotaire ne s’est pas fourvoyée en disant que le point décisif était de savoir si la PND était de quelque manière partie à l’instance – par le biais des actes de procédure – il n’est pas nécessaire d’examiner ces aspects.

VII.  Dispositif

[49]  L’appel interjeté par le CCH à l’encontre de l’ordonnance de la protonotaire du 30 octobre 2019 est rejeté.

[50]  S’agissant des dépens, je souligne que le conseil Glendale a présenté de longs arguments sur la divulgation, par le CCH, de documents confidentiels et privilégiés dans l’affidavit de Mme Mannila. Le conseil Glendale estime que cette manière d’agir suffit à justifier l’adjudication de dépens avocat‑client pour la présente requête.

[51]  La Cour, de par l’article 400 des Règles des Cours fédérales, est souveraine en matière d’adjudication de dépens. Le conseil Glendale relève à juste titre que les dépens avocat‑client ne sont accordés que dans les cas où une partie a montré une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante (Louis Vuitton Malletier SA c Lin, 2008 CF 45, au para 23).

[52]  L’affidavit de Mme Mannila contient des renseignements sur la médiation qui a conduit à la création du CCH, ainsi que les opinions de Karey Brooks exprimées durant les séances de médiation. Les séances de médiation étaient confidentielles puisqu’elles étaient menées conformément aux Règles des Cours fédérales se rapportant aux services de règlement des litiges, à savoir l’article 388 :

Confidentialité

Confidentiality

388 Les discussions tenues au cours d’une conférence de règlement des litiges ainsi que les documents élaborés pour la conférence sont confidentiels et ne peuvent être divulgués.

388 Discussions in a dispute resolution conference and documents prepared for the purposes of such a conference are confidential and shall not be disclosed.

[53]  Dans son ordonnance, le juge Lafrenière disait clairement que sa décision faisait suite à une conférence de règlement d’un différend.

[54]  L’affidavit de Mme Mannila contient aussi des renseignements sur le mandat de 2017 se rapportant à la demande de 2016. Si le CCH a pu les obtenir, c’est parce que Mme Mannila avait accès aux dossiers financiers de la PND. Je reconnais que le CCH aurait dû s’efforcer de protéger les renseignements, par exemple obtenir une ordonnance garantissant leur confidentialité. Malheureusement, ces renseignements sont maintenant publics.

[55]  Ces manquements sont manifestement graves et regrettables, mais j’estime qu’ils ne sont pas d’une importance telle qu’il faille les qualifier de « répréhensibles, scandaleux ou outrageants ». L’adjudication de dépens avocat‑client ne se justifie que dans des circonstances extrêmement rares et flagrantes. La divulgation des renseignements relatifs à la médiation n’a pas dépassé le cadre de la requête, et seule une quantité restreinte de renseignements a été divulguée.

[56]  J’accorde au conseil Glendale les seuls dépens calculés selon le barème ordinaire.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1282‑19

LA COUR déclare que :

  1. L’appel de l’ordonnance rendue le 30 octobre 2019 par la protonotaire est rejeté.

  2. Les dépens sont adjugés au conseil Glendale, les demandeurs dans le dossier T‑1282‑19.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T‑1282‑19

INTITULÉ :

WILLIAM GORDON GLENDALE,

EN SA QUALITÉ DE CHEF DU CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION DA’NAXDA’XW ET EN TANT QUE MEMBRE DU CONSEIL DES CHEFS HÉRÉDITAIRES, ET MICHAEL JACOBSON‑WESTON ET ANNIE GLENDALE, EN LEUR QUALITÉ DE CONSEILLERS DE LA PREMIÈRE NATION DA’NAXDA’NW c BILL PETERS, NORMAN GLENDALE ET ROBERT DUNCAN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 DÉCEMBRE 2019

MOTIFS ET ORDONNANCE :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :

LE 6 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Karey Brooks

Jason Harman

POUR LES DEMANDEURS

Dean Dalke

Samuel Bogetti

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

JFK Law Corporation

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

DLA Piper (Canada) s.r.l.

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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