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Date : 20060503

Dossier : T-1193-05

Référence : 2006 CF 552

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

ENTRE :

KENNETH DOBBIE, CHARLES MCLEOD, STEWART MCLEOD,

DERRICK WILLIAMS, JOHN WILLIAMS et MARY WILLIAMS

demandeurs

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une requête des défendeurs visant à obtenir la suspension des procédures conformément à l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 (la Loi), au motif que la Couronne entend procéder à une mise en cause pour laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence contre Dow Chemical Company (Dow) et Monsanto Company (Monsanto). Advenant le cas où, dans le cadre du recours collectif projeté, ils seraient jugés responsables envers les demandeurs de l’utilisation de produits fabriqués par Dow et Monsanto, les défendeurs réclameront à ces fabricants une contribution et une indemnisation en vertu des règles de common law relatives à la négligence et de la législation applicable de la province du Nouveau‑Brunswick. La présente requête soulève la question de savoir si la procédure de mise en cause des défendeurs échappe à la compétence de la Cour fédérale, ce qui entraînerait une suspension obligatoire des procédures en application de l’article 50.1 de la Loi de manière à ce que les demandeurs puissent reprendre l’action devant une cour provinciale, éventuellement la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick.

 

[2]               L’action sous-jacente est un recours collectif projeté contre la Couronne qui a été institué le 12 juillet 2005 par les six demandeurs, qui prétendent que l’épandage négligent, par les défendeurs, de produits chimiques nocifs, dont l’agent Orange, à la Base des Forces canadiennes de Gagetown, au Nouveau-Brunswick (BFC Gagetown), entre 1965 et 1983, a eu des effets néfastes sur leur santé. Les demandeurs nommément désignés résident en Nouvelle-Écosse, à Terre-Neuve-et-Labrador, au Nouveau-Brunswick et en Ontario, et souffrent de diverses affections personnelles parce que les défendeurs les ont exposés, directement ou indirectement, à des produits chimiques nocifs.

 

Déclaration

 

[3]               Dans leur déclaration, les demandeurs ont allégué que les défendeurs sont responsables, notamment, de négligence ainsi qu’à titre d’occupants. Ils sollicitent des dommages-intérêts compensatoires, des dommages-intérêts exemplaires et majorés, ainsi que des dépens. Les relations entre les défendeurs et les demandeurs qui auraient engendré une obligation de diligence sont les suivantes, ou sont analogues à celles-ci :

A.      les relations entre un employeur et un employé, pour ce qui est d’offrir un milieu de travail raisonnablement sûr;

 

B.      les relations entre un constructeur négligent et un propriétaire ultérieur, pour ce qui est des coûts raisonnables liés à la correction de vices dangereux;

 

C.      les relations entre un voisin et un autre voisin, pour ce qui est de faire preuve de la diligence raisonnable nécessaire pour éviter d’endommager des biens;

 

D.      les relations entre un occupant d’un bien-fonds et un invité;

 

E.      les relations entre un défendeur et un demandeur, lorsqu’il est prévisible que l’agissement du défendeur causera des blessures ou des dommages matériels;

 

F.      les relations entre l’auteur d’un délit de négligence et le fœtus d’une mère enceinte.

 

[4]               Les demandeurs soutiennent que les défendeurs ont, à maintes reprises, procédé à la pulvérisation de produits chimiques cancérigènes (les produits chimiques) et enterré des barils contenant ces produits à la BFC Gagetown et aux environs pendant une période de 27 ans, soit de 1956 à 1983. Trois types d’agent (Orange, Blanc et Pourpre) auraient été pulvérisés sur la base pendant plusieurs semaines en 1966 et en 1967, à partir d’aéronefs (essais de pulvérisation). Les défendeurs auraient approuvé et utilisé d’autres produits chimiques dans le cadre d’un programme annuel de défoliation mené sur la base. Les produits en question, dont les agents Orange, Blanc et Pourpre, sont des défoliants et des dessicants qui renferment de la dioxine, un agent cancérigène connu. Dans leur déclaration, les demandeurs soutiennent que les produits chimiques ont des effets nocifs sur la santé :

[Traduction]

33.       Le défendeur a pulvérisé l’agent Blanc à Gagetown à diverses reprises entre 1965 et 1983. Cet agent contient du piclorame, un produit qui contient de l’hexachlorobenzène (HCB).

 

34.       Le HCB est un solide cristallin de couleur blanche; ce produit chimique persistant, bioaccumulatif et toxique cause chez l’humain plusieurs problèmes de santé, dont des dommages aux os, aux reins, aux cellules sanguines et au système immunitaire, réduit les taux de survie chez les enfants en bas âge, cause un développement fœtal anormal, endommage le foie, le système endocrinien et le système nerveux, et provoque le cancer.

 

[...]

 

36.       L’agent Orange provoque le cancer. L’agent Pourpre contient trois fois plus de matières cancérigènes que l’agent Orange. Tous deux contiennent de la dioxine, une substance cancérigène bien connue. Une exposition à de petites quantités de ces deux produits peut provoquer des affections dévastatrices chez les hommes, les femmes et les enfants, dont la prévention de naissances, des malformations congénitales, ainsi que des décès prématurés et injustifiés.

 

 

[5]               Dans leur déclaration, les demandeurs ont allégué que les produits chimiques leur ont causé des préjudices personnels, dont, notamment, ce qui suit :

[Traduction]

i.      le demandeur Kenneth Dobbie a été directement exposé aux produits chimiques, sur la peau et dans les poumons, à l’époque où il travaillait à la BFC Gagetown, et il a souffert d’ulcères gastroduodénaux, d’une hépatite toxique, de maux d’estomac, d’acné, de crises d’épilepsie, d’évanouissements d’une pancréatite, d’une cirrhose micronodulaire du foie, d’une prostatite, d’un calcul rénal et de diabète de type 2. À ce jour, il a été hospitalisé 16 fois et doit subir tous les trois mois des tests de dépistage du cancer;

 

ii.     le demandeur Stewart McLeod a travaillé pour les défendeurs au Black Watch, à la BFC Gagetown; il a été directement exposé aux produits chimiques, sur la tête et sur les vêtements, et souffre de problèmes de liquide séminal;

 

iii.    le demandeur Charles McLeod, fils du demandeur Stewart McLeod, est né avec les jambes, les genoux et les chevilles difformes; il souffre de scoliose, d’une incurvation anormale de la colonne vertébrale, d’un nombre anormal de globules rouges et d’une infection des voies urinaires. À l’âge de quatre mois, il a dû subir une chirurgie cardiaque et, depuis sa naissance, il a été hospitalisé à de nombreuses reprises;

 

iv.    la demanderesse Mary Williams a été indirectement exposée aux produits chimiques et souffre de diabète de type 2;

 

v.     le demandeur John Williams, fils de Mary Williams, a été indirectement exposé aux produits chimiques et souffre de diabète de type 2;

 

vi.    le demandeur Derrick Williams représente son père, John Williams; ce dernier, qui a été exposé aux produits chimiques, a eu des hernies, a souffert d’arthrite et de goutte, et est décédé en 1995 à la suite d’un blocage cardiaque.

 

Déclaration abrégée

 

[6]               Depuis le dépôt de la déclaration initiale, les demandeurs ont produit une déclaration modifiée en prévision de l’autorisation d’un recours collectif national, présenté par le demandeur Kenneth Dobbie.

 

Mise en cause

 

[7]               Le 24 mars 2006, les défendeurs ont déposé une demande pro forma de mise en cause contre Dow et Monsanto. Ils ont allégué dans leur demande que les fabricants étaient tenus de verser à la Couronne une contribution et une indemnisation complètes, ainsi que des dépens, en vertu de la common law et de la législation applicable de la province du Nouveau-Brunswick parce qu’ils avaient fabriqué l’agent Orange et d’autres herbicides qui ont été utilisés en 1966 et en 1967 :

[Traduction]

5.         Les mises en cause ont fabriqué l’agent Orange et d’autres herbicides qui, comme il est indiqué dans la déclaration modifiée, ont été utilisés lors de pulvérisations expérimentales effectuées en 1966 et en 1967.

 

[...]

 

10.       Les mises en cause sont tenues de verser aux défendeurs en vertu de la common law et de la Loi sur les auteurs de délits civils du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.-B., ch. T-8 :

 

a) une contribution et une indemnisation complètes, advenant que les défendeurs soient jugés responsables du paiement d’un montant à l’un des demandeurs dans l’action principale, y compris les sommes autorisées au titre des intérêts et des frais et dépens; et

 

b) les frais et dépens engagés par les défendeurs pour se défendre dans l’action principale.

 

La requête en suspension des procédures devant la Cour fédérale

 

[8]               La Couronne a déposé la présente requête en application de l’article 50.1 de la Loi, qui prévoit la suspension obligatoire d’une réclamation contre la Couronne lorsque cette dernière entend procéder à une mise en cause pour laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence :

Suspension des procédures

 

50.1 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l'égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n'a pas compétence.

Stay of proceedings

 

50.1 (1) The Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown where the Crown desires to institute a counter-claim or third-party proceedings in respect of which the Federal Court lacks jurisdiction.

 

En conséquence, pour obtenir une suspension, la Couronne doit établir l’existence de deux conditions préalables :

1.         elle entend procéder à une mise en cause;

 

2.         sa procédure de mise en cause contre Dow et Monsanto n’est pas de la compétence de la Cour fédérale.

 

Question constitutionnelle

 

[9]               Le 3 avril 2006, les demandeurs ont déposé un avis de question constitutionnelle contestant la légalité de l’article 50.1 de la Loi, au cas où la Cour accorderait la suspension que sollicitent les défendeurs. Ils soutiennent que l’article 50.1 fait obstacle à l’objet de la Cour fédérale qui est d’améliorer l’application du droit canadien dans les recours collectifs nationaux, et qu’il enfreint cet impératif constitutionnel qu’est le fonctionnement équitable et ordonné du système juridique canadien unifié et dont la Cour suprême du Canada a fait état dans Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, et Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289. Le procureur général du Canada a répondu à la contestation constitutionnelle, tandis que les procureurs généraux de chaque province et chaque territoire n’ont pas transmis d’observations à la Cour.

 

Questions en litige

 

[10]           La présente requête soulève quatre questions :

1.         La Couronne entend-elle véritablement engager une procédure de mise en cause contre Dow et Monsanto?

 

2.         La Cour fédérale a-t-elle compétence pour connaître des mises en cause de la Couronne contre Dow et Monsanto?

 

3.         Si la Cour fédérale n’a pas compétence sur la procédure de mise en cause, l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales rend-il obligatoire l’octroi d’une suspension?

 

4.         L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est-il inconstitutionnel et inopérant?

 

Analyse

 

Question no 1 :      La Couronne entend-elle véritablement engager une procédure de mise en cause contre Dow et Monsanto?

 

[11]           Pour que la Cour puisse ordonner une suspension en application de l’article 50.1 de la Loi, il faut que la Couronne ait véritablement l’intention d’engager la procédure de mise en cause. (Voir Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.), conf. par 205 N.R. 380 (C.A.F.), le juge Paul Rouleau, au paragraphe 11, et Charalambous c. Canada (2004), 128 A.C.W.S. (3d) 282 (C.F.), le protonotaire Hargrave, aux paragraphes 4 à 6.) Pour déterminer le caractère véritable de cette intention, la Cour doit examiner :

1.                  la preuve de l’intention d’engager une procédure de mise en cause;

2.                  si les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause projetée sont clairs, ou s’ils sont au contraire vagues et imprécis;

3.                  s’il est vraisemblable que la procédure de mise en cause soit accueillie.

 

[12]           Dans Fairford, le juge Rouleau a dit à la page 170 :

... En premier lieu, je ne suis nullement convaincu de son « désir » d’intenter la procédure de mise en cause en question. Les plaidoiries ont été closes en l’espèce le 21 janvier 1994, date à laquelle le défendeur a déposé sa défense [...] Cependant, le procureur général n’a rien fait pour intenter la procédure de mise en cause ou pour demander la suspension de l’instance en application de l’article 50.1, que ce soit à la date susmentionnée ou avant le 7 décembre 1994 [...] Il ne serait cependant pas juste de priver les demandeurs de leur droit au jugement de leur action et à une réparation éventuelle, alors que la Cour n’est saisie d’aucune preuve indiquant que le procureur général va effectivement intenter une procédure de mise en cause contre le Manitoba.

 

En l’espèce, les défendeurs ont bel et bien engagé une telle procédure contre Dow et Monsanto, le 24 mars 2006. La Couronne n’a pas tardé, comme cela a été le cas dans Fairford, à procéder à la mise en cause ou à déposer la présente requête en application de l’article 50.1.

 

Preuve de l’intention d’engager une procédure de mise en cause

 

[13]           Dans la mise en cause de fabricants Dow et Monsanto, les défendeurs invoquent les éléments d’une cause d’action découlant de la négligence :

[Traduction]

5.         Les mises en cause ont fabriqué l’agent Orange et d’autres herbicides qui, comme il est indiqué dans la déclaration modifiée, ont été utilisés dans les essais de pulvérisation réalisés en 1966 et en 1967.

 

6.         Si, comme il est allégué dans la déclaration modifiée, un préjudice a été causé à l’un des demandeurs ou à l’une des personnes inscrites au recours collectif projeté, ce préjudice est imputable aux produits fabriqués par les mises en cause.

 

7.         L’utilisation qui a été faite de ces produits, comme il est allégué dans la déclaration modifiée, était l’une des utilisations que les mises en cause savaient ou auraient dû savoir que l’on ferait des produits qu’elles fabriquaient.

 

8.         Les mises en cause savaient ou auraient dû savoir que l’utilisation de ces produits, comme il est allégué dans la déclaration modifiée, était susceptible de causer le préjudice allégué dans la déclaration modifiée.

 

9.         La responsabilité de tout préjudice causé à l’un des demandeurs ou à l’une des personnes inscrites au recours collectif projeté est entièrement imputable aux mises en cause.

 

À mon avis, cela suffit pour établir que la Couronne souhaite engager une procédure de mise en cause contre les fabricants.

 

Allégations vagues et imprécises

 

[14]           Dans Fairford, précitée, le juge Rouleau a conclu que les renseignements de la Couronne au sujet d’une procédure de mise en cause envisagée étaient « extrêmement vagues » et ne contenaient aucun détail. Dans Charalambous, le protonotaire Hargrave a conclu que l’intention de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause était à ce point vague et imprécise que cette dernière n’entendait pas véritablement engager une telle procédure. En l’espèce, la procédure de mise en cause a été déposée pro forma. Elle manque de détails, mais elle est suffisante pour montrer quel est son fondement général. Les demandeurs soutiennent que la procédure de mise en cause ne fait pas état comme il se doit d’une cause d’action fondée sur la négligence, et ils invoquent à cet égard la décision de la Cour d’appel fédérale dans Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. (2005), 144 A.C.W.S. (3d) 726 (C.A.F.). Je suis d’accord, mais au stade où se situe la présente requête en suspension, la Cour n’a pas besoin que l’avis de mise en cause fasse état des détails de la négligence qui sont nécessaires pour respecter les règles ordinaires de la procédure écrite.

 

[15]           Une preuve additionnelle que la procédure a un fondement rationnel est le recours collectif qu’ont intenté aux États-Unis des anciens combattants du Vietnam pour les dommages qu’ils ont subis après avoir été exposés à l’agent Orange et à d’autres produits chimiques. Cette action a abouti à un règlement de 180 millions de dollars. Ce règlement ne constitue pas un précédent en matière de responsabilité, mais il illustre la raison d’être de la procédure.

 

[16]           Les demandeurs font valoir que la procédure de mise en cause des défendeurs est fallacieuse car elle se limite aux produits chimiques fournis pendant deux des 18 années dont il est question dans la déclaration. Dans sa procédure, la Couronne met en cause Dow et Monsanto parce qu’elle croit que l’agent Orange et les autres produits chimiques dangereux n’ont été utilisés qu’au cours des essais de pulvérisation aérienne menés en 1966 et en 1967. À l’audience, les défendeurs ont déclaré que s’il ressort des faits que les produits chimiques fabriqués par Dow et Monsanto ont été utilisés pendant une période plus longue, la portée de la procédure de mise en cause sera étendue en conséquence. Il n’appartient pas à la Cour de se demander si la procédure de mise en cause est susceptible de s’appliquer à la responsabilité des défendeurs dans sa totalité, ou en partie seulement. Il n’en demeure pas moins que les défendeurs cherchent à faire une réclamation contre des parties mises en cause dans une cause d’action. Ce n’est pas parce que les parties ne sont pas sûres de l’étendue de la responsabilité des mises en cause que l’intention d’agir des défendeurs n’en est pas moins véritable.

 

Chance de succès de la procédure de mise en cause

 

[17]           La Cour ne refusera pas d’accorder la suspension parce que les demandeurs allèguent que la demande de mise en cause n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie. Il serait inopportun que la Cour évalue les chances raisonnables de succès de la demande, car c’est à la cour supérieure de la province qu’il revient de décider du bien-fondé de l’affaire. Je souscris aux commentaires du juge Hugessen dans une ordonnance datée du 25 novembre 2005 dans laquelle il a rejeté une requête visant à obtenir le rejet d’avis de mise en cause dans Aussant c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) (no du greffe T-2442-98), où la cour supérieure compétente était la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan :

[Traduction... Dans ces circonstances, l’opinion que je pourrais avoir au sujet du succès ou de l’échec possible des mises en cause, en plus d’être incidente, ne pourrait être qu’une source d’embarras et d’ennuis pour les tribunaux de la Saskatchewan qui seraient alors appelés de toute façon à réexaminer les mêmes questions.

 

En tranchant la présente requête, toute conjecture de la part de la Cour quant au bien-fondé de la réclamation des défendeurs contre Dow et Monsanto empêcherait de la même façon la cour supérieure d’exercer sa compétence. Pour cette raison, je n’émets aucune opinion quant au bien‑fondé de la mise en cause de la Couronne.

 

[18]           Par ailleurs, la Cour estimera que la procédure de mise en cause est fallacieuse s’il est manifeste que celle-ci n’a aucune chance de succès. Il s’agit d’un critère préliminaire moins exigeant que la Cour doit examiner pour décider si une demande de mise en cause est véritable ou pas. En l’espèce, je ne saurais dire que la mise en cause n’a aucune chance de succès.

 

[19]           Pour ces motifs, je conclus que la Couronne entend véritablement engager une procédure de mise en cause.

 

Question no 2 :      La Cour fédérale a-t-elle compétence pour connaître des mises en cause de la Couronne contre Dow et Monsanto?

 

[20]           Pour que la Cour fédérale ait compétence, il faut qu’une cause ou une affaire satisfasse au critère en trois volets qu’a formulé le juge McIntyre, pour la Cour suprême du Canada, dans ITO ‑International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766 :

1.         Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

 

2.         Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

 

3.         La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[21]           Il n’est pas contesté que la présente action entre les demandeurs et les défendeurs relève de la compétence de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 17(1) de la Loi, qui confère à la Cour fédérale et aux cours supérieures une compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne :

Réparation contre la Couronne

 

17. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.

Relief against the Crown

 

17. (1) Except as otherwise provided in this Act or any other Act of Parliament, the Federal Court has concurrent original jurisdiction in all cases in which relief is claimed against the Crown.

 

[22]           En l’espèce, la Couronne demande réparation contre d’autres parties dans le cadre d’une instance civile. Le Parlement confère à la Cour fédérale une compétence concurrente, en première instance, sur ces questions en vertu de l’alinéa 17(5)a) de la Loi :

17. [...]

 

Actions en réparation

 

(5) Elle a compétence concurrente, en première instance, dans les actions en réparation intentées:

 

a) au civil par la Couronne ou le procureur général du Canada [...]

 

17. [...]

 

Relief in favour of Crown or against officer

 

(5) The Federal Court has concurrent original jurisdiction

 

(a) in proceedings of a civil nature in which the Crown or the Attorney General of Canada claims relief; [...]

 

Toutefois, cette attribution législative de compétence se limite aux questions qui satisfont au reste du critère énoncé dans ITO (le critère ITO), c'est-à-dire les causes régies par un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à leur solution, lesquelles règles de droit sont « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31 Victoria, ch. 3. (R.-U.).

 

[23]           Dans Bande de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord) (2005), 337 N.R. 265 (C.A.F.), le juge en chef Richard a réaffirmé le principe énoncé dans Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, à savoir que les deuxième et troisième volets du critère ITO se chevauchent. Dans Bande de Stoney, le juge en chef a rédigé la décision pour la majorité de la Cour (le juge Noël y a souscrit, mais le juge Nadon était dissident pour d’autres motifs); il a dit au paragraphe 24 :

¶ 24 Dans l’arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’il y avait chevauchement entre les deuxième et troisième volets du critère ITO :

 

... Le deuxième exige qu’il existe un ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation [...] Le troisième exige que la loi spécifique qui servira à trancher le litige soit une « loi du Canada » au sens de l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[24]           Il n’y a en l’espèce aucun ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation. La mise en cause qu’engage la Couronne contre les fabricants Dow et Monsanto est entièrement régie par les règles de common law applicables en matière de négligence et par la Loi sur les auteurs de délits civils du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.-B., ch. T-8. La Loi sur les auteurs de délits civils est une loi adoptée par la législature du Nouveau-Brunswick en rapport avec les droits de propriété et les droits civils de la province aux termes du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 et, pour cette raison, il ne s’agit pas d’une « loi du Canada ». Par conséquent, la procédure de mise en cause intentée par la Couronne contre Dow et Monsanto ne satisfait pas aux deuxième et troisième volets du critère ITO et n’est donc pas de la compétence de la Cour fédérale.

 

[25]           Les demandeurs soutiennent que les lois provinciales ne sont qu’accessoirement nécessaires à la solution des questions relatives à la mise en cause. Si c’était le cas, la Cour pourrait décider qu’elle a compétence sur la procédure de mise en cause. La Cour d’appel fédérale a examiné cette question dans Bande de Stoney. Le juge en chef a conclu que la common law de la province dans cette affaire (appropriation, complot et négligence) ne peut être définie comme « accessoirement nécessaire ». Le juge en chef Richard a dit au paragraphe 41 :

Il s’agit là en fait du cadre même en vertu duquel le Canada réclame des indemnités, des contributions et des dommages‑intérêts. Les réclamations du Canada sont, de par leur « caractère véritable », fondées sur la common law provinciale. Ce serait plutôt le droit fédéral qui est ici accessoire aux réclamations du Canada contre les mis en cause.

 

[26]           Dans Bande de Stoney, le juge Nadon a exprimé son désaccord parce qu’il était convaincu que la procédure de mise en cause était fondée sur la Loi sur les Indiens et le Règlement sur le bois des Indiens, deux textes fédéraux qui constituent la source des droits et des obligations des parties et qui confirment donc la compétence de la Cour fédérale. De l’avis du juge Nadon, ce cadre législatif de droit fédéral, de concert avec la common law fédérale du titre ancestral, signifiait que la procédure de mise en cause était fondée sur les lois du Canada. Il m’est impossible de tirer une conclusion similaire en l’espèce. La procédure de mise en cause en l’espèce est, de par son « caractère véritable », simplement fondée sur le droit de la négligence et sur le droit législatif du Nouveau-Brunswick en matière d’indemnisation et de contribution de la part des auteurs de délits civils

 

Question no 3 :      Si la Cour fédérale n’a pas compétence sur la procédure de mise en cause, l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales rend-il obligatoire l’octroi d’une suspension?

 

[27]           Le recours collectif projeté serait le premier à faire l’objet d’une suspension devant la Cour fédérale. Cependant, dans Aussant c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) (2002), 226 F.T.R. 25 (1re inst.), le juge James Hugessen a rejeté une requête des demanderesses visant à faire lever la suspension d’un recours collectif intenté en Cour fédérale contre la Couronne en vertu de l’ancien article 114 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS98/106, pour avoir fait preuve de négligence en approuvant l’implantation de prothèses mammaires. La requête a été rejetée, en partie, parce que la Couronne avait déclaré qu’elle procéderait à la mise en cause des fabricants de ces prothèses mammaires, ce qui suspendrait nécessairement le recours collectif en application de l’article 50.1 de la Loi. Le juge Hugessen a dit au paragraphe 4 :

¶ 4           ... [C]ertains indices solides permettent de croire que le recours collectif visé en l’espèce sera nécessairement suspendu conformément à l’article 50.1 de la Loi sur la Cour fédérale. En effet, la Couronne procédera vraisemblablement à la mise en cause des divers fabricants de prothèses mammaires, privant ainsi la Cour de sa compétence. La prétention des demanderesses voulant que la Couronne soit empêchée de mettre des tiers en cause parce qu’elle a déjà produit une défense dans le cadre de l’action visée en l’espèce est manifestement insoutenable [...] Les réclamations de la Couronne contre les fabricants (parmi lesquels certains ont déjà réglé des recours collectifs dont ils étaient l’objet) soulèveront des questions délicates que la Cour ne peut résoudre et qui pourraient toucher à l’essence même de la réclamation des demanderesses contre la Couronne.

 

[28]           Dans une ordonnance datée du 25 novembre 2005, le juge Hugessen a suspendu le recours intenté dans Aussant conformément à l’article 50.1 de la Loi. Dans des motifs non publiés (no de greffe T-2442-98), il a statué que les procédures de mise en cause de la Couronne contre les fabricants pour fins de contribution et d’indemnisation outrepassaient la compétence de la Cour fédérale, entraînant ainsi la suspension automatique des procédures. Aux pages 2 à 4 de ses motifs, le juge Hugessen a dit ce qui suit :

[Traduction] ... [L]a Couronne a intenté une procédure de mise en cause. Elle a aussi demandé que j’ordonne, en application de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la suspension de l’action et que je renvoie les mises en cause à la cour supérieure provinciale compétente, en l’occurrence la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan. Vu le caractère impératif du libellé de cette disposition, je serai contraint de rendre une telle ordonnance si je conclus que les mises en cause outrepassent la compétence de la Cour [...]

 

Cela m’amène à la question de la compétence elle-même. Selon moi, et malgré l’avis contraire des demanderesses, il n’y a aucun doute dans mon esprit que les demandes de contribution et d’indemnisation contre les fabricants ne sont pas régies par le droit fédéral. Il s’agit d’une pure affaire de droit civil entre la Couronne et les fabricants qui est régie par le droit législatif et la common law de la Saskatchewan. Il n’existe aucune common law fédérale concernant la réglementation des produits sanitaires et médicaux. Le fait que la responsabilité de l’autorité réglementaire en ce domaine, ainsi que dans d’autres, revêt peut-être une importance nationale n’est pas une raison pour déclarer la Cour fédérale compétente. Dans notre régime fédéral, un grand nombre de questions d’intérêt vital pour l’ensemble des Canadiens sont laissées au contrôle exclusif des provinces, et c’est sur cette base que fonctionne notre pays.

(Non souligné dans l’original.)

 

En l’espèce, les demandeurs projettent de faire autoriser un recours collectif contre les défendeurs, mais la procédure est analogue à une action collective et, à mon avis, la décision du juge Hugessen s’applique aussi à la procédure de mise en cause intentée en l’espèce par la Couronne contre les fabricants Dow et Monsanto.

 

[29]           Dans Fédération Franco-ténoise c. Canada, [2001] 3 R.C.F. 641, aux pages 680 et 681 (C.A.), paragraphes 86 et 87, le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a confirmé que la Cour n’a d’autre choix que d’ordonner la suspension de la procédure dans le cas d’une réclamation contre la Couronne lorsque cette dernière entend instituer une procédure de mise en cause sur laquelle la Cour n’a pas compétence :

¶86          ... Dans l’hypothèse où les Franco-ténois [partie demanderesse] décidaient d’amender leur déclaration et de ne chercher de remède qu’à l’encontre de Sa Majesté, celle-ci pourrait se prévaloir du paragraphe 50.1(1) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 16] de la Loi sur la Cour fédérale, lequel se lit comme suit : [...]

 

¶87          La Cour n’aurait alors d’autre choix que d’ordonner la suspension des procédures dès que le procureur général du Canada lui en ferait la demande. Comme on devine aisément à la lumière de la mise en cause déjà déposée dans la procédure actuelle que le procureur général du Canada présenterait une requête en vertu du paragraphe 50.1(1) même si la déclaration des Franco-ténois était amendée, la suspension de l’instance actuelle me paraît à toutes fins utiles inévitable. Mieux vaut s’y résigner dès maintenant.

 

Comme l’a dit le juge Hugessen dans Aussant, une telle suspension est obligatoire dans ces circonstances.

 

[30]           Les demandeurs font valoir que la Cour a le pouvoir discrétionnaire résiduel de ne pas accorder la suspension même si les deux conditions préalables à une suspension sont remplies. Je ne suis pas d’accord. Le législateur a éliminé ce pouvoir discrétionnaire en utilisant le mot « ordonne » au paragraphe 50.1(1).

 

Question no 4 :      L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est-il inconstitutionnel et inopérant?

 

[31]           Les demandeurs allèguent ce qui suit :

1.      l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est inconstitutionnel dans la mesure où il fait obstacle au règlement équitable et ordonné de ce recours collectif national devant la Cour fédérale;

2.      une loi procédurale est inconstitutionnelle si elle nuit aux impératifs constitutionnels que sont « l’ordre et l’équité » pour les parties à un litige faisant intervenir plusieurs ressorts;

3.      l’article 50.1 empêche de plaider des questions d’envergure nationale de manière efficace et ordonnée devant la Cour fédérale. À cause de cela, il peut être nécessaire d’intenter de multiples procédures dans différents ressorts provinciaux partout au Canada parce que plus d’un ressort provincial peut autoriser un recours collectif national.

 

[32]           Dans les arrêts Morguard et Hunt, précités, la Cour suprême du Canada a qualifié d’« impératif constitutionnel » le fait que les lois régissant la reconnaissance et le caractère exécutoire des jugements dans tous les ressorts canadiens doivent respecter les principes de « l’ordre et l’équité ». Dans Hunt, le juge LaForest a dit ce qui suit au paragraphe 57 :

L’idée essentielle de l’arrêt Morguard était que, dans notre fédération, il était nécessaire d’avoir une meilleure reconnaissance et exécution des jugements rendus dans d’autres provinces. Dans cet arrêt, on a toutefois pris soin d’indiquer que les tribunaux doivent avoir des motifs raisonnables de se déclarer compétents. Il faut souligner que les idées de « courtoisie » ne sont pas une fin en soi, mais reposent sur des notions d’ordre et d’équité envers les parties à un litige qui a des liens avec plusieurs ressorts.

 

L’article 50.1 a pour objet d’éviter les litiges doubles qui s’avéreraient nécessaires si l’action principale était instruite devant la Cour fédérale. La procédure de mise en cause obligerait à intenter devant une cour supérieure provinciale une seconde action qui porterait sur la même question. En l’espèce, une instruction ordonnée et équitable tempère le droit qu’ont les demandeurs d’avoir accès à la justice devant le tribunal de leur choix par celui qu’ont les défendeurs d’obtenir une décision sur leur procédure de mise en cause. Dans Morguard, le juge LaForest a dit au paragraphe 42 que « l’équité envers le défendeur exige que le jugement soit rendu par un tribunal qui agit avec équité et avec retenue dans l’exercice de sa compétence ». C’est donc dire que l’article 50.1 a pour objet d’assurer « ordre et équité » dans les deux procédures en exigeant qu’elles soient entendues ensemble dans le cadre d’une même action.

 

[33]           Dans Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, la Cour suprême du Canada a statué que les cours supérieures des provinces ont toutes le pouvoir inhérent d’autoriser un recours collectif. Par conséquent, outre la Cour fédérale, toutes les provinces peuvent autoriser un tel recours. En Ontario et au Québec, les demandeurs ne sont soumis à aucune condition en matière de résidence. Les demandeurs qui proviennent de l’extérieur de ces deux provinces sont inclus dans le groupe et n’ont pas besoin de « s’inscrire ». Dans les autres provinces dotées de règles régissant les recours collectifs, il existe des dispositions d’« inscription » selon lesquelles des non-résidents peuvent « s’inscrire » pour faire partie du groupe s’il existe un lien réel et substantiel entre l’objet de l’action et la province en question pour donner compétence à sa cour supérieure.

 

[34]           Les demandeurs s’inquiètent de ce que le fait de s’adresser aux cours supérieures des provinces donnerait lieu à de nombreux recours collectifs parallèles, occasionnant ainsi des coûts et des délais superflus. Cette question a été analysée dans un article spécialisé paru dans une nouvelle publication intitulée Canadian Class Action Review, sous le titre : « Chaos or Consistency? The National Class Action Dilemma ». Il est question dans cet article du « chaos potentiel » qui découlerait du fait que des demandeurs intentent partout au Canada des recours collectifs dans de multiples ressorts. Selon les auteurs, la réponse est à la fois « évidente et impossible ». La réponse « évidente » serait que le législateur confère à la Cour fédérale une compétence exclusive sur tous les recours collectifs dans lesquels les membres du groupe résident dans de multiples ressorts et qui concernent des questions d’envergure nationale. Cela est « impossible » parce qu’une telle situation nécessiterait une modification constitutionnelle, et les théoriciens reconnaissent que cela est peu probable car, comme ils l’écrivent, il n’existe pas encore d’organisme national de réglementation du marché des valeurs mobilières alors que [Traduction] « les personnes sensées reconnaissent la nécessité d’une telle entité » (voir « Chaos or Consistency? The National Class Action Dilemma », par Ward Branch et Christopher Rhone, The Canadian Class Action Review, vol. 1, no 1, janvier 2004, p. 4). En conséquence, même s’il serait souhaitable que la Cour fédérale exerce sa compétence sur le recours collectif projeté en l’espèce, y compris sur la procédure de mise en cause, cela nécessiterait une modification constitutionnelle.

 

[35]           Les demandeurs ont renvoyé la Cour à d’autres décisions où plus d’un recours collectif ont été intentés sur le même sujet dans des ressorts provinciaux différents, mais pour des demandeurs résidant dans des provinces différentes. Ils invoquent ces décisions pour affirmer que l’introduction de recours collectifs parallèles devant des cours supérieures provinciales différentes impose aux parties des difficultés et des dépenses excessives. Toutefois, dans Rudolph Wolff & Co. c. Canada, [1990] 1 R.C.S. 695, la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité de l’ancienne Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10, dans sa forme modifiée, qui conférait à la Cour fédérale du Canada compétence exclusive sur les procédures engagées contre la Couronne fédérale. Le juge Cory a statué que, même si la loi peut « entraîner pour les parties des difficultés et des délais inutiles ainsi que des dépenses supplémentaires inutiles », l’attribution d’une compétence par voie législative est néanmoins constitutionnelle (voir Rudolph Wolff, aux paragraphes 21 et 22). En l’espèce, si l’on suppose, sans trancher la question, que les demandeurs devraient faire face à des délais et à des dépenses inutiles s’ils introduisaient à nouveau un recours collectif devant une cour supérieure d’une province, ces difficultés n’empêcheraient pas de régler leur cause de manière ordonnée et équitable devant un tribunal ayant compétence pour trancher l’action tout entière, y compris la procédure de mise en cause. Par contre, il serait impossible de régler l’action des demandeurs de manière ordonnée et équitable devant la Cour fédérale, car celle‑ci n’a pas la compétence nécessaire pour se prononcer sur la procédure de mise en cause contre Dow et Monsanto; dans ce cas, le différend ne pourrait être réglé sans recourir de toute façon à une cour supérieure d’une province.

 

[36]           La Cour estime que le recours collectif projeté pourrait être introduit devant la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick – entre autres cours supérieures provinciales - en vertu de l’article 14 des Règles de la Cour du Nouveau-Brunswick, Régl. du N.-B. 82-73 :

RÈGLE 14

RECOURS COLLECTIF

 

14.01 Recours collectif

 

Lorsque plusieurs personnes ont un même intérêt dans une cause ou affaire, l'une de ces personnes ou plusieurs d'entre elles peuvent poursuivre ou être poursuivies en justice, ou peuvent être autorisées par la cour à présenter une défense, au nom ou pour le compte de tous les intéressés.

RULE 14

CLASS ACTIONS

 

14.01 Class Actions

 

Where there are numerous persons having the same interest in one cause or matter, one or more of them may sue or be sued, or may be authorized by the court to defend, on behalf or for the benefit of all persons so interested.

 

[37]           Il se peut que le Nouveau-Brunswick ait un « lien réel et substantiel » avec la présente action, car c’est à cet endroit que des actes répréhensibles ont été commis. De cette façon, l’application de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales n’est pas contraire à l’impératif constitutionnel de « l’ordre et l’équité » dans notre système judiciaire national, car le Nouveau‑Brunswick a compétence pour entendre un recours collectif national, y compris la procédure de mise en cause. D’autres provinces ont elles aussi compétence sur un recours collectif national dans la présente affaire, car c’est une réalité dans notre structure fédéraliste, mais il est possible que les coûts d’un double litige empêchent d’introduire un autre recours collectif de ce genre. En conséquence, l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales n’enfreint pas l’ordre et l’équité dans notre structure fédérale.

 

Conclusion

 

[38]           Pour ces motifs, la Cour conclut ce qui suit :

1.      la Couronne entend véritablement engager une procédure de mise en cause contre Dow et Monsanto;

2.      la Cour fédérale n’a pas compétence pour connaître des procédures de mise en cause en l’espèce;

3.      l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales oblige à accorder une suspension en l’espèce;

4.      l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est constitutionnel et ne viole pas les principes constitutionnels de « l’ordre et l’équité » qui ont été énoncés par la Cour suprême du Canada.

 

Dépens

 

[39]           Les défendeurs ne sollicitent pas de dépens et je conviens que les demandeurs ne devraient pas supporter les frais liés à la requête en suspension de la Couronne. Les demandeurs ont accepté que la présente requête soit entendue à Ottawa plutôt qu’à Regina, où se trouve le cabinet des avocats qui les représentent. Il est de ce fait raisonnable d’attribuer aux demandeurs les frais de déplacement qu’ils ont engagés pour comparaître à l’audience à Ottawa.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

 

1.         La requête en suspension de la présente action est accordée afin de permettre que le recours collectif soit introduit devant une cour supérieure provinciale.

2.         Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens, sauf que la Couronne paiera les frais de déplacement des avocats des demandeurs.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 

             


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                              T-1193-05

 

INTITULÉ :                                             KENNETH DOBBIE et al. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 24 AVRIL 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 3 MAI 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

E.F. Anthony Merchant, c.r.

Casey Churko

 

POUR LES DEMANDEURS

Ian H. Fraser

Jason Brannen

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Merchant Law Group

Regina (Saskatchewan)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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