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Date : 20060106

Dossier : IMM-9660-04

Référence : 2006 CF 11

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

CARLOS OTHMAR NAVARRETE MENJIVAR

MARIA ROSELIA SANTOS DE NAVARRETE

CHRISTIAN NAVARRETE SANTOS

STANLEY VLADIMIR NAVARRETE SANTOS

HERBERT OTHMAR NAVARRETE SANTOS

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]        Les demandeurs, Carlos Navarrete Menjivar, son épouse Maria Santos de Navarrete et leurs fils Christian, Stanley et Herbert, sont citoyens du Salvador et demandent le statut de réfugiés au sens de la Convention et celui de personnes à protéger. Ils exercent un recours en contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), décision par laquelle leurs revendications ont été rejetées. Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé d’accueillir leur demande et d’annuler la décision de la Commission.

 

LA REVENDICATION DES DEMANDEURS

[2]        M. et Mme Navarrete Menjivar ont témoigné qu’au Salvador ils travaillaient à l’Instituto Salvadoreño del Seguro Social (ISSS). Ils ont par la suite joint les rangs du syndicat de ce même institut (STISS). Ils ont participé à des activités syndicales telle : [traduction]  « des manifestations, la fabrication et l’affichage de placards, le brandissement de pancartes comportant des slogans de protestation contre le gouvernement sur les grandes artères de San Salvador ».

 

[3]        Bien que les manifestations antigouvernementales soient en principe protégées par la constitution salvadorienne, les demandeurs adultes prétendent que, en pratique, le gouvernement considère de telles protestations comme un délit grave. Le 5 septembre 2002, pour protester contre la privatisation des soins de santé, les travailleurs de l’ISSS ont amorcé la grève la plus importante de l’histoire du Salvador. M. Navarrete Menjivar et Mme Santos de Navarrete ont participé à la grève. Il y a eu des manifestations où les grévistes ont envahi les principales artères de San Salvador.

 

[4]        Même si, selon les demandeurs adultes, les manifestations étaient « pacifiques », la police est intervenue avec force pour mater les manifestants. Les demandeurs soutiennent qu’on a tiré sur les manifestants avec des balles de caoutchouc, qu’ils ont été frappés avec des matraques, et qu’on a lancé sur eux des gaz lacrymogènes. Des policiers en civil ont filmé les manifestants. M. Navarrete Menjivar a été congédié le 30 octobre 2002 (congédiement prenant effet le lendemain) et Mme Santos de Navarrete a perdu à son tour son poste le 31 mars 2003 (congédiement prenant effet le 1er avril 2003). Ils avancent qu’ils ont été renvoyés pour avoir participé aux manifestations. Malgré leur congédiement, ils ont continué à participer aux manifestations contre le gouvernement.

 

[5]        Les demandeurs adultes ont dit que, le 13 juin 2003 à 21 h, ils regardaient la télévision avec leur fils aîné dans le vivoir lorsqu’on a frappé à leur porte. Leur fils a ouvert et cinq hommes vêtus en civil et armés de pistolets sont entrés. Un de ces hommes a écarté le jeune garçon et l’a frappé au visage avec son arme. Les intrus ont demandé qu’on leur remette les armes ou les instruments de propagande. Les demandeurs ont répliqué qu’ils n’en avaient pas, et un des hommes s’est emparé de la femme, lui a mis les mains derrière le dos et l’a frappée au visage. Le père et son fils ont été battus au point de perdre conscience. Plus tard, à leur retour à la maison, les autres enfants ont trouvé leur père, leur mère et leur frère attachés et inconscients. Des photographies de leurs blessures ont été annexées à la demande. Le jour suivant l’incident, la famille a reçu l’appel d’un homme leur signifiant que ce qui s’était passé n’était qu’un avertissement, et que la prochaine fois la mort serait au rendez-vous.

 

[6]        Les demandeurs affirment qu’ils n’ont pas rapporté l’incident ou l’appel téléphonique à la police parce qu’ils craignaient que les cinq hommes soient membres des services policiers ou d’un groupe paramilitaire de connivence avec la police. Ils redoutaient d’être incarcérés s’ils signalaient l’incident. Ils ont informé le syndicat de ce qui c’était passé, et ils ont décidé de ne pas participer de nouveau à des manifestations ou autres activités politiques. Toutes les tentatives du couple pour retrouver leur emploi ont été infructueuses.

 

[7]        En janvier et février 2004, certains membres de la famille ont choisi d’aider les gauchistes du Front de libération nationale Farabundo Marti dans leur campagne à la présidence. Une fois de plus, la famille a fait l’objet de menaces téléphoniques. Les demandeurs adultes ont témoigné que leurs interlocuteurs leur avaient dit qu’il n’y avait plus d’issue possible, qu’ils seraient tués. Le premier appel est survenu le 19 ou 20 janvier et le second le 31 janvier. Un ami leur avait dit qu’ils avaient de bonnes chances d’être reconnus réfugiés par les autorités canadiennes. La famille a acheté des billets d’avion à destination de New York d’où ils voulaient gagner le Canada. Ils n’ont pas tenté de revendiquer le statut de réfugié aux États-Unis parce qu’ils [TRADUCTION] « ne faisaient pas confiance aux politiques américaines ».

 

[8]        Le 14 février 2004, avant de partir pour l’étranger, les demandeurs ont quitté leur domicile et se sont installés quelques jours chez la mère de la demanderesse. La famille s’est rendue à New York où elle a séjourné chez des amis pendant quatre ou cinq jours avant de venir au Canada. À leur arrivée, ils ont revendiqué le statut de réfugié.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[9]        La Commission a tranché que les demandeurs n’étaient des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Elle a aussi conclu que les demandeurs ne craignaient pas avec raison d’être persécutés au Salvador pour un motif prévu à la Convention, et qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que leur renvoi au Salvador les exposerait personnellement au risque d’être soumis à la torture.

 

[10]      Dans son analyse de la preuve documentaire, la Commission a rejeté le rapport d’un syndicat au motif qu’il était probablement biaisé en faveur des syndicats. La Commission a indiqué que la constitution salvadorienne reconnaît aux travailleurs le droit de former des syndicats et des associations. De plus, la discrimination à l’égard des syndicats est interdite. Bien qu’il y ait des éléments de preuve indiquant que les « dirigeants syndicaux » étaient ciblés, la Commission a conclu que M. Navarrete Menjivar n’était qu’un « syndiqué de la base » et donc qu’il était moins susceptible d’être ciblé.

 

[11] La description de M. Navarrete Menjivar portant sur la façon d’agir de la police lors de la manifestation civile a été accueillie avec antipathie par la Commission. Elle s’est dite préoccupée par le fait que les policiers aient été la cible d’attaques avec des pierres lors d’un « rassemblement subséquent », et par la possibilité que de telles manifestations « puissent mener à la destruction de la propriété ». Selon la Commission, les policiers faisaient simplement respecter le droit de l’État « de se protéger contre l’anarchie ».

 

[12]      La Commission a également conclu qu’il était déraisonnable pour les demandeurs de ne pas demander réparation pour l’agression du 13 juin 2003. Même s’ils croyaient véritablement que les malfaiteurs étaient en fait des policiers ou des gens de connivence avec les services policiers, la Commission a conclu que la preuve documentaire montrait que le gouvernement salvadorien a bel et bien poursuivi et emprisonné 140 policiers en 2002. De plus, quelque 372 employés au service de la police ont également été renvoyés et 520 ont reçu des sanctions pour des infractions moins graves. En se fondant sur les données qui précèdent, la Commission a conclu que la famille aurait été protégée par l’État si elle l’avait voulu.

 

[13]      La Commission a aussi estimé que la famille n’était pas crédible. M. Navarrete Menjivar a semblé hésiter lorsqu’on l’a interrogé quant à savoir si la police avait demandé aux manifestants de se disperser. Il a plus tard mentionné dans son témoignage qu’il avait entendu parler du Canada par l’entremise d’un ami nommé « Henry », mais il a hésité lorsqu’on lui a demandé quel était le nom de famille de cet ami. La Commission était d’avis qu’il était improbable que Henry soit un vieil ami puisque M. Navarrete Menjivar n’était même pas certain de son nom de famille, et elle a trouvé qu’il était encore plus improbable qu’on se fie à l’opinion de ce tiers. La Commission a aussi considéré que le séjour aux États-Unis de la famille était incompatible avec le fait qu’elle craigne avec raison d'être persécutée, et qu’il s’agissait davantage d’actions d’une personne en vacances ou dans une situation d’immigration prévue et délibérée ». Enfin, la Commission a tiré une conclusion défavorable vu que le couple a indiqué que le motif de renvoi – leur participation aux manifestations – était énoncé dans leurs lettres de congédiement alors que ce n’était pas le cas. En raison de l’effet cumulatif de ces « incohérences, contradictions et exagérations », la Commission a globalement conclu à l’absence de crédibilité des demandeurs.

 

LES MOTIFS DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DES DEMANDEURS

[14]      Les demandeurs soulèvent les motifs suivants à l’encontre de la décision de la Commission :

 

  1. La Commission a commis une erreur de droit en décidant qu’ils n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention et des personne à protéger.

 

  1. La Commission a agi sans compétence, a outrepassé celle-ci ou a omis de l'exercer.

 

  1. La Commission n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'elle était légalement tenue de respecter.

 

  1. La Commission a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

 

  1. La Commission a agi de manière incompatible avec la loi.

 

[15]      Toutefois, les demandeurs sont essentiellement préoccupés par ce qu’ils jugent être une conduite partiale de la part de la Commission. Ainsi, il y aurait eu partialité dans la façon dont un commissaire a interrogé les demandeurs en témoignant d’un fort préjugé à l’encontre de l’activité syndicale, dans l’utilisation des mots « mob» (populace) » et « anarchy » (anarchie) pour décrire les actes des syndicalistes, dans le rejet cavalier d’un document préparé par la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) (confédération de syndicats démocratiques et indépendants ayant un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations Unies et coopérant étroitement avec l’Organisation internationale du travail) et dans le ton sarcastique adopté par le président de séance.

 

ÉTUDE DE LA DÉCISON DE LA COMMISSION

[16]      Le critère juridique pour trancher la question de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité a été décrit comme suit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » [Non souligné dans l’original.]

 

[17]      En droit, pour établir la partialité ou la crainte de partialité, il faut satisfaire à une norme élevée. Voir : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, à la page 532; et Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, au paragraphe 76.

 

[18]      Considérant cette norme élevée de preuve, je ne suis pas convaincue que les demandeurs se sont déchargés du fardeau d’établir par une preuve suffisante la partialité ou la perception raisonnable de partialité. Cela étant dit, je reconnais que la lecture d’une transcription ne transmet souvent pas des choses comme le sarcasme ou l’emploi d’un ton offensant. Toutefois, en l’espèce, la lecture de la transcription soulève de fait d’autres préoccupations concernant la conduite de l’audience.

 

[19]      L’avocat du ministre a concédé que le témoignage des demandeurs était dans l’ensemble compatible avec la preuve documentaire. Par exemple, le rapport 2003 du département d’État américain (DE) énonce ce qui suit à propos du Salvador :

[traduction] L’ISSS, un organisme gouvernemental autonome financé par les cotisations sociales et les contributions obligatoires de l’employeur, fournit des soins de santé aux personnes employées dans le secteur formel. Les travailleurs de l’ISSS ont poursuivi une grève commencée en septembre 2002 afin de faire pression sur le gouvernement pour qu’il cesse de recourir aux services de santé offerts par le secteur privé. Entre septembre et décembre 2002, des dizaines de leaders de grève et leur famille ont dit avoir reçu des appels téléphoniques les sommant de cesser leurs activités sous peine de représailles. Le bureau du PG a interviewé les victimes et a tenté de retracer les appels. En janvier, ce même bureau a fermé les dossiers pour manque de preuve. En avril, l’Assemblée législative a approuvé un décret de réintégration des employés de l’ISSS et du ministère du Travail; toutefois, en mai, le président Flores a annoncé qu’il opposerait son veto au décret. Un nouveau comité de médiation, composé des leaders de trois partis de centre et travaillant avec le gouvernement et les grévistes, a établi une entente à court terme et, en juillet, les travailleurs de l’ISSS ont retrouvé leurs emplois.

 

[20]      L’étude annuelle de la CISL traite du Salvador dans les termes suivants :

[traduction] Au cours de l’année, différents membres du syndicat STISS ont été congédiés. Ricardo Monge, secrétaire général du STISS, a reçu des menaces de mort de même que sa famille. Les syndicats du secteur public sont perçus comme une grave menace au programme de libéralisation du gouvernement étant donné qu’ils sont les leaders de la lutte contre la privatisation des services publics, la ZLE avec l’Amérique centrale et le plan Puebla Panamá visant à faciliter l’implantation de la ZLEA.

 

Plusieurs leaders syndicaux du STISS ont reçu des sanctions, ont été congédiés ou sont détenus depuis septembre 2002, moment d’une vaste campagne de persécution contre le mouvement syndical opposé à la privatisation du système de santé. Le gouvernement a entrepris une campagne de dénigrement contre les travailleurs, les médecins et les syndicats du secteur de la santé afin de justifier la répression et la privatisation. Dès le 2 février, les principaux bureaux du plus grand syndicat de travailleurs hospitaliers du Salvador, lesquels sont établis dans les locaux du STISS, ont été fermés. Selon le STISS, il s’agissait là de l’annonce de la privatisation des hôpitaux publics.

 

[21]      Ce rapport ne contenait pas d’incompatibilités significatives avec le rapport du DE.

 

[22]      La compatibilité avec la preuve documentaire ne garantit toutefois pas que le témoignage d’un demandeur soit véridique. La crédibilité demeure une question qui doit être appréciée soigneusement par la Commission. La Cour, pour sa part, doit faire preuve d’une grande déférence face aux conclusions de la Commission à ce chapitre. On doit donc appliquer à ces conclusions la norme de contrôle la plus déférente, soit de la décision manifestement déraisonnable.

 

[23]      En gardant à l’esprit la déférence due à la Commission, je relève les préoccupations suivantes.

 

[24]      Premièrement, la Commission a tiré une conclusion cruciale, à savoir que M. Navarrete Menjivar n’avait pas le « profil » d’une cible. La Commission s’est appuyée sur le rapport de la CISL qu’elle avait rejeté pour conclure que c’était les « dirigeants syndicaux » qui étaient ciblés et, puisque M. Navarrete Menjivar n’était pas un dirigeant syndical, il ne répondait pas au profil requis. Toutefois, selon le rapport du DE américain, [traduction] « des douzaines de leaders de grève et leur famille » avaient indiqué avoir été menacés. La Commission a oublié de considérer dans son analyse la question de savoir si la participation des demandeurs adultes à la grève aurait fait en sorte qu’on les considère comme des leaders de grève. Elle a de plus oublié de se reporter à la lettre présentée en preuve et signée par M. Monge – le leader reconnu de la grève – qui, au nom du STISS, confirmait que Mme Santos de Navarrete avait reçu des menaces téléphoniques.

 

[25]      Deuxièmement, la conclusion défavorable de la Commission en matière de crédibilité se fondait sur l’incohérence décelée relativement à la question de savoir si la police avait demandé aux manifestants de se disperser, l’improbabilité que quelqu’un recommande l’exil au Canada compte tenu de l’hésitation de M. Menjivar à communiquer le nom de famille de cette personne, le séjour de quatre ou cinq jours aux États-Unis et l’incohérence ayant trait au contenu d’une lettre de congédiement.

 

[26]      La jurisprudence de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale porte une mise en garde : lorsque des conclusions défavorables en matière de crédibilité sont fondées sur des contradictions dans la preuve, les incohérences doivent être suffisamment graves et reliées à des matières suffisamment pertinentes pour justifier la conclusion d’absence de crédibilité. À ce chapitre, voici comment s’exprime la Cour d’appel dans l’arrêt Djama c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 531 :

                À notre avis, les membres du Tribunal ont nettement exagéré la portée des quelques hésitations, imprécisions ou contradictions apparentes qu’ils avaient pu déceler dans les propos du revendicateur et ils ne pouvaient, sur cette base seule, traiter l’ensemble de son témoignage comme étant celui d’un menteur. Leur fixation sur les détails de l’histoire qu’il disait être la sienne leur a fait oublier, il nous semble, l’essentiel de sur quoi il fondait sa réclamation.

 

            Car même si le Tribunal avait raison de douter de certains aspects des circonstances qui avaient conduit le revendicateur à quitter son village et finalement son pays, il y avait des éléments de preuve, y inclus de la preuve documentaire irréfutable, susceptibles d’appuyer ses prétentions quant au danger réel de persécution dont il pouvait être victime dans son pays à cause de sa nationalité et du groupe familial et social auquel il appartient. Et cette preuve, le Tribunal n’en a tenu aucun compte et il l’a complètement ignorée.

 

[27]      À mon avis, on peut reprendre les mêmes observations en l’espèce.

 

[28]      Pratiquement depuis le début de l’audience, la Commission a démontré une préoccupation pour des éléments que je considère, en toute déférence, non pertinents. Par exemple, aux pages 21 à 23 de la transcription, le président de séance a posé plusieurs questions précises à M. Navarrete Menjivar pour savoir si les manifestants avaient arrêté la circulation sur les voies publiques de San Salvador :

[TRADUCTION]

PRÉSIDENT DE SÉANCE : Avez-vous nui au droit de circuler de vos concitoyens de San Salvador?

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Désolé, le droit de circuler? Je ne comprends pas.

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Certainement. Si je conduis une automobile dans une rue de San Salvador et que vous voulez manifester, avez-vous le droit de m’arrêter?

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Bien, pendant la manifestation, nous l’avons fait, Monsieur.

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Est-ce légal ou illégal?

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Bien, nous n’avions pas d’autre possibilité pour être entendus.

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Bien, je vous parle de vos actions, non de vos possibilités. Enfreigniez-vous une loi par vos actions?

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Bien, nous participions à une manifestation, mais j’ignore si j’ai enfreint la loi à ce moment.

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Certainement. Si je vais à San Salvador et que je réunis un groupe d’amis et bloque une rue, est-ce que j’enfreins la loi?

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Non.

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Ça va?

 

                                INTERPRÈTE :                                      Avez-vous dit bloquer ou envahir les rues?

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Bloquer une rue.

 

                                INTERPRÈTE :                                      Désolé, je devrai répéter cette question.

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Bien, il y a tant de gens, nous sommes dans les rues.---

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Alors vous dites que ---

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Nous étions dans la rue parce que nous avions envahi la rue. La circulation était simplement déviée. Ils ont d’autres choix.

 

                                PRÉSIDENT DE SÉANCE : Que faites-vous des droits des gens qui sont dans leur véhicule et qui veulent toutefois emprunter cette rue? Comment leur appliquez-vous votre logique?

 

                                DEMANDEUR #1 :                              Ils peuvent chercher une autre façon de se rendre à destination.

 

[29]      Dans ses motifs rendus oralement - mais non dans ses motifs écrits définitifs - le président de séance de la Commission a fait observer qu’il n’avait : [traduction] « personnellement aucune sympathie envers l’anarchiste ». Par la suite, le commissaire s’est demandé s’il était légal que des gens travaillant dans le secteur des services essentiels fassent la grève. Il n’existe pas de lien pertinent entre ces préoccupations et la véracité de la revendication des demandeurs.

 

[30]      De plus, le commissaire a rapidement conclu à l’incohérence de la preuve. Par exemple, à la page 23 de la transcription, le commissaire a demandé à M. Menjivar si la police avait demandé aux manifestants de partir, ou si elle avait autrement crié des ordres; la réponse a été négative. À la page 24, lorsqu’on a demandé à M. Navarrete Menjivar quelle technique la police avait utilisée pour disperser la « populace », il a répondu : [traduction] « Bien, d’abord, les policiers nous ont encerclés, et nous sommes restés ainsi longtemps; ils nous disaient des choses et, de notre côté, nous répliquions ». Le président de séance a alors réagi en disant : [traduction] « c’est ce que je vous ai demandé. Que vous a dit la police? Vous avez dit rien ». M. Navarrete Menjivar a alors expliqué que la police avait [traduction] « surtout tenu des propos offensants ». Une certaine confusion dans la preuve a suivi, mais elle résultait du fait que la Commission avait à tort considéré incohérent le témoignage. M. Navarrete Menjivar n’a pas nié au départ que la police avait parlé aux manifestants. Il a dit que les policiers n’avaient pas formulé d’ordres à l’endroit de la foule. Cette preuve n’est pas incompatible avec le fait qu’il y ait eu un échange d’insultes.

 

[31]      La Commission a exagéré l’importance de la déclaration initiale de M. Navarrete Menjivar selon laquelle la lettre de congédiement qu’il a reçue (et présentée en preuve) précisait que sa participation aux activités syndicales était la cause de son congédiement. La Commission a ignoré sa clarification ainsi que le témoignage de Mme Santos de Navarrete voulant que la lettre de congédiement ne soit qu’une confirmation écrite, et que le vrai motif de renvoi ait été communiqué oralement. La Commission n’a pas pris en compte la possibilité que le demandeur embellisse sa cause en rapportant incorrectement le contenu d’un document déjà en preuve qui parle par lui‑même.

 

[32]      La Commission a également exagéré l’importance de l’hésitation de M. Navarrete Menjivar quant au nom de famille de la personne qui a recommandé au couple et à leurs enfants de fuir au Canada. La commission a omis de considérer la possibilité qu’une personne qui a réellement été victime de persécution ou de mauvais traitements par des personnes en autorité puisse fort bien hésiter avant de révéler l’identité de certaines personnes à des figures de pouvoir.

 

[33]      Quant à leur « séjour » aux États-Unis, les demandeurs ont témoigné qu’ils s’y sont rendus du fait qu’ils possédaient des visas américains, et qu’ils sont demeurés chez des amis à New York pendant quatre ou cinq jours avant de partir pour le Canada, tel que prévu, afin de revendiquer le statut de réfugié. Ils expliquent qu’ils n’ont pas revendiqué ce statut aux États‑Unis, car ils [traduction] « ne faisaient pas confiance aux politiques de ce pays ». Les demandeurs ne sont pas obligés, selon la Convention, de demander asile dans le premier pays qui les accueille. Vu le bref séjour des demandeurs aux États-Unis, leur justification relativement à leur séjour et leur statut licite dans ce pays, il était, à mon avis, manifestement déraisonnable de la part de la Commission d’attaquer leur crédibilité dans ce contexte.

 

[34]      Une décision manifestement déraisonnable est une décision à ce point viciée qu'aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir. Voir : Law Society of New Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52. À mon sens, vu l’analyse inadéquate du « profil » des demandeurs adultes, la préoccupation de la Commission quant à la non-pertinence, l’importance exagérée qu’elle a accordée à deux incohérences (une d’elles plus apparente que réelle) et à une hésitation, et sa conclusion déraisonnable relativement à la crainte subjective des demandeurs, aucun degré de déférence judiciaire ne justifie le maintien de la conclusion générale d’absence de crédibilité qu’a tirée la Commission.

 

[35]      Cela, toutefois, ne dispose pas de l’affaire étant donné que, selon la Commission, les demandeurs auraient bénéficié d’une protection étatique adéquate au Salvador s’ils l’avaient demandée.

 

[36]      S’agissant de la norme de contrôle applicable à cette conclusion, dans Muszynski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1329, j’ai écrit au paragraphes 7 et 8 :

7              Lorsque la Commission doit se prononcer sur le caractère adéquat de la protection de l’État, elle doit tirer certaines conclusions de fait, qui ne peuvent être annulées par la Cour que si la Commission a agi de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance. Voir : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] J.C.S. no 39, 2005 CSC 40, au paragraphe 38.

 

8              Lorsque ces conclusions de fait sont tirées, elles doivent être évaluées selon le critère juridique formulé par la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 724 : les faits confirment-ils « d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection » et réfutent-ils donc la présomption que l’État protège les personnes? C’est une question mixte de droit et de fait. Selon l’analyse pragmatique et fonctionnelle effectuée par ma collègue la juge Tremblay-Lamer dans la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 232, je conviens que la norme appropriée correcte de contrôle de la décision relative au caractère adéquat de la protection de l’État est la décision raisonnable simpliciter.

 

 

[37]      En l’espèce, la conclusion in extenso de la Commission portant sur la protection étatique est ainsi rédigée :

                [traduction] La preuve documentaire présentée à la Commission, laquelle consiste en un rapport, en date du 3 juillet 2003, sur la criminalité et la protection étatique au Salvador, révèle que la PNC, la Police nationale civile du Salvador, par son action ou par l’entremise de certains de ses policiers, a agi contrairement aux droits de l’homme.

 

            Ce rapport relève cependant que l’État punit ses services policiers pour une telle inconduite. L’extrait pertinent, à la page 2 du document, est ainsi rédigé :

 

« Néanmoins, le gouvernement a bel et bien poursuivi et emprisonné 140 policiers en 2002, et la PNC a congédié 372 employés par le biais de procédures disciplinaires régulières, et a sanctionné 520 autres employés pour des infractions moins graves. »

 

            Étant donné les efforts sérieux du gouvernement salvadorien visant à punir les policiers pour faute, il n’est pas raisonnable que les demandeurs n’aient pas cherché réparation pour avoir cru que ces personnes étaient de la police, ou que, selon une autre hypothèse, ils étaient des criminels ordinaires ayant pénétré à l’intérieur de leur demeure ou encore des personnes qui avaient une opinion politique contraire à la leur. [Renvoi omis, non souligné dans l’original.]

 

[38]      La preuve documentaire présentée devant la Commission comportait les éléments suivants qu’on retrouve dans le rapport 2003 du DE américain :

 

-           Des assassinats politiques étaient sous enquête.

 

-           Le système judiciaire est demeuré généralement inefficace et corrompu.

 

-           Le gouvernement n’a pas protégé adéquatement les droits des travailleurs de s’organiser et de négocier collectivement.

 

-           L’inspecteur général de la Police nationale civile (PNC) a reçu des plaintes touchant l’implication de la police dans 57 assassinats. L’Ombudsman des droits de l’homme (PDDH) a conclu que des policiers de la PNC étaient responsables d’un assassinat, d’une tentative de meurtre et de 17 cas de violence physique.

 

-           Le PDDH a reçu pendant l’année 16 plaintes concernant des assassinats ou des tentatives d’assassinat par des policiers.

 

-                     L’impunité devant les lois civiles et criminelles du pays a continué tout particulièrement pour les personnes qui avaient des relations dans les sphères politique, économique ou institutionnelle. La corruption du système judiciaire a contribué à l’impunité.

 

[39]      La recherche sur le Salvador effectuée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en date du 3 juillet 2003, indique que :

 

-                     Le Salvador est un « pays où il existe de graves menaces de crimes ».

 

-                     Le parti politique au pouvoir a pris des mesures pour affaiblir et briser le PDDH : il a passé une loi qui permet la « purge » du bureau « sans aucun mécanisme d’évaluation objective », et il a amputé le budget du PDDH de moitié.

 

[40]      Vu cette preuve, les motifs qu’avait la Commission pour conclure que la poursuite de 140 policiers et le congédiement ou les mesures disciplinaires touchant d’autres employés de la PNC indiquaient l’existence d’une protection étatique adéquate étaient superficiels. Étant donné que les motifs de la Commission ne supportaient pas adéquatement sa conclusion quant à la protection étatique, cette conclusion était déraisonnable.

 

[41]      Il s’ensuit que la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

[42]      Pour terminer, dans la décision Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1617, mon collègue M. le juge Kelen a récemment signalé que la rapidité excessive peut indiquer qu’un demandeur n’a pas reçu une audition équitable, et « [a] fortiori, cela peut être le cas lorsque le commissaire lit une décision de 13 pages à la conclusion de l’audience en fin de matinée ». J’endosse entièrement cette observation et je note que, en l’espèce, toute suite après l’audience , la Commission s’est lancée dans le prononcé de ses motifs qui, une fois écrits, faisaient un peu plus de 15 pages.

 

[43]      L’avocat n’a pas demandé à ce qu’une question soit certifiée, et je suis d’accord pour dire que le dossier ne soulève pas de question d’importance générale.

 

 

ORDONNANCE

 

[44]      LA COUR ORDONNE :

 

1.      que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et que la décision de la Commission soit annulée;

 

2.      que l’affaire soit renvoyée devant un tribunal de la Commission différemment constitué pour que celui-ci rende une nouvelle décision.

 

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Évelyne Côté, LL.B., dipl. trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9660-04

 

INTITULÉ :                                       CARLOS OTHMAR NAVARRETE MENJIVAR ET AL.

demandeurs

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               29 NOVEMBRE 2005

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                      6 JANVIER 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

MICHAEL LOEBACH                                                           POUR LES DEMANDEURS

 

MICHAEL BUTTERFIELD                                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MICHAEL LOEBACH                                                           POUR LES DEMANDEURS

AVOCAT

LONDON (ONTARIO)

 

JOHN H. SIMS, c.r.                                                                POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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