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Date : 20200226


Dossier : IMM-4886-19

Référence : 2020 CF 305

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 février 2020

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

EMIAGEDE PRECIOUS AISOWIEREN,

DORIS UYINWEN AISOWIEREN (MINEURE),

DANNY OSAZE UYIOGHOSA AISOWIEREN (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION,

DES RÉFUGIÉS ET

DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a, conformément à l’alinéa 111(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], rejeté leur appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle ils n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2]  La demanderesse principale, ainsi que son fils et sa fille, à savoir les demandeurs mineurs, sont des citoyens du Nigéria. Les demandeurs soutiennent que leur famille obligera la demanderesse mineure à subir une mutilation génitale féminine [la MGF] si elle retourne au Nigéria. La demanderesse principale ainsi que son mari [le mari], le père des demandeurs mineurs, s’opposent à la MGF.

[3]  Dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [le FDA], la demanderesse principale soutient qu’au printemps 2016, sa famille a tenté de la forcer à subir une MGF alors qu’elle était enceinte de son fils. C’est pourquoi en mai 2016, la demanderesse principale s’est enfuie aux États-Unis, où elle a donné naissance au demandeur mineur.

[4]  En août 2016, la famille du mari a tenté, mais en vain, d’enlever la demanderesse mineure afin qu’elle subisse une MGF. En raison de cette tentative, le mari et sa fille se sont réinstallés ailleurs au Nigéria. La demanderesse principale est retournée au Nigéria. Les demandeurs affirment qu’en décembre 2016, un certain nombre d’aînés et de jeunes sont venus chez eux et ont tenté d’emmener la demanderesse mineure pour la forcer à subir une MGF. Selon le FDA de la demanderesse, le mari [traduction] « et certains de ses amis ont résisté, et les ont empêchés » de prendre la fille de force [l’incident de décembre 2016].

[5]  Des rapports de psychothérapeutes ont été présentés à la SPR et à la SAR concernant la santé mentale de la demanderesse principale. L’un de ces psychothérapeutes indiquait ce qui suit dans son rapport :

[traduction] Madame Aisowieren se sent souvent distraite par des pensées négatives et effrayantes, ce qui lui cause des problèmes cognitifs. Elle signale avoir des problèmes de concentration et d’attention qui gênent la fluidité de ses pensées, de ses conversations et de ses tâches quotidiennes. En outre, Mme Aisowieren a des troubles de la mémoire à court terme (c’est-à-dire des pertes de mémoire) qui l’empêchent de retenir des renseignements, ou de s’en souvenir.

[…]

Selon mes observations et mes évaluations, mon impression clinique est que Mme Aisowieren présente des symptômes correspondant au syndrome de stress post-traumatique. Le syndrome de stress post-traumatique (le SSPT) est un état créé par l’exposition à un ou plusieurs événements psychologiquement pénibles qui dépassent le cadre de l’expérience humaine habituelle et qui seraient très pénibles pour presque tout le monde. Ces événements tendent à intensifier un sentiment de peur, de terreur et d’impuissance, et les symptômes relèvent des catégories de la léthargie et de la dépression. Les symptômes que présente Mme Aisowieren relèvent de l’ensemble de ces catégories.

[6]  Après avoir tenu une audience, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger [la décision de la SPR]. Les questions déterminantes portaient sur la crédibilité et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] au Nigéria.

[7]  Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Ils ont présenté trois affidavits et une lettre de soutien comme nouveaux éléments de preuve. Deux de ces affidavits portaient sur l’incident de décembre 2016. Le troisième affidavit provenait d’une femme originaire de la même région du Nigéria que les demandeurs, et qui avait dû s’enfuir parce qu’elle risquait de subir une MGF. La lettre de soutien expliquait la prévalence des MGF dans une certaine région du Nigéria.

[8]  Dans une décision datée du 29 mars 2019 [la décision], la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR.

[9]  Le présent contrôle judiciaire soulève quatre points à trancher, qui portent sur les nouveaux éléments de preuve, la crédibilité, la preuve documentaire et la PRI.

[10]  La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable, laquelle suppose qu’une attention respectueuse doit être accordée aux motifs du décideur (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, motifs des juges majoritaires rédigés par le juge en chef Wagner, par. 84 [Vavilov]). Pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision, le tribunal doit examiner le raisonnement suivi, au moyen d’une analyse cohérente et rationnelle, ainsi que le résultat de la décision, compte tenu des contraintes juridiques et factuelles imposées au décideur (Vavilov, par. 83 à 86). La décision faisant l’objet du contrôle doit être justifiée, intelligible et transparente (Vavilov, par. 99). Le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor à la recherche d’une erreur (Vavilov, par. 102).

[11]  En ce qui concerne les nouveaux éléments de preuve, la SAR a rejeté les documents, essentiellement parce que les raisons pour lesquelles les documents n’avaient pas été présentés plus tôt à la SPR, et a fortiori, à la SAR, étaient insuffisantes. En fait, ils ont été présentés tardivement à la SAR, et n’ont pas été présentés du tout à la SPR. À mon avis, il n’y a pas lieu de modifier cette conclusion, car elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques.

[12]  En ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité, j’aimerais faire quelques observations.

[13]  Ma première observation concerne la difficulté pour la demanderesse principale de se souvenir de la date à laquelle un groupe a tenté d’enlever sa fille, c’est-à-dire, l’incident de décembre 2016. Bien qu’elle ait indiqué la date dans le FDA, elle ne pouvait pas se souvenir de la date à l’audience, ce qui, selon la SAR, a miné sa crédibilité. Je suis préoccupé par cette conclusion, compte tenu de la jurisprudence qui condamne les tests de mémoire et les examens des motifs à la loupe.

[14]  Le deuxième problème lié à la crédibilité concerne la description de l’incident de décembre 2016 par la demanderesse principale. Certains détails qui ne figuraient pas dans le FDA ont été ajoutés lors de son témoignage de vive voix. Les ajouts (ou omissions par rapport au FDA) sont importants, mais il peut être possible de penser que les renseignements fournis lors son témoignage constituaient un complément au récit qu’elle avait exposé dans le FDA, et non qu’il s’agissait d’incohérences comme l’a conclu la SAR.

[15]  Le troisième point à trancher porte sur la preuve documentaire. La SAR n’a accordé aucun poids à l’affidavit du mari produit à l’appui de la présente demande. La SAR a confirmé le raisonnement de la SPR selon lequel on ne devrait lui accorder que peu de poids parce « qu’il provenait d’une source partiale ayant un intérêt direct dans l’issue des demandes d’asile ». La Cour a maintes fois conclu que les décideurs, tels que la SAR, agissent de manière déraisonnable lorsqu’ils rejettent les témoignages des membres de la famille pour des raisons semblables (voir Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24 [Tabatadze]) :

[4]  Bien que les avocats aient examiné un certain nombre de questions, je suis d’avis que la question déterminante est le rejet absolu, par la SPR, de tous les témoignages par affidavit produits par les membres de la famille du demandeur. La SPR a accordé à cette preuve « aucun poids », en affirmant ce qui suit : « Les documents signés par les membres de sa famille sont intéressés, car ils ont un intérêt dans l’issue de la demande d’asile; le tribunal n’accorde donc aucun poids à ces documents. » La Cour a critiqué à maintes reprises le rejet automatique de témoignages livrés par les membres de la famille d’un demandeur ou d’un demandeur d’asile en raison du caractère intéressé de cette preuve : voir, à titre d’exemple, les décisions Kaburia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CFPI 516, au paragraphe 25; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 226, au paragraphe 31; Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37; Magyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 750, au paragraphe 44, et Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 26. Je reprends à mon compte ces critiques dans la présente affaire.

[5]  La Cour a énoncé, dans l’arrêt Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au paragraphe 56, un des motifs sous‑jacents pour lesquelles une telle démarche est déraisonnable :

[…] S’il fallait accorder « peu de valeur » [ou aucune valeur, comme ce fut le cas en l’espèce] à un témoignage parce que le témoin a un intérêt direct sur l’issue d’une audience, aucune demande d’asile ne pourrait jamais être accueillie parce que tous les demandeurs d’asile qui témoignent pour leur propre compte ont un intérêt direct en ce qui concerne l’issue de l’audience. […]

[6]  De plus, le rejet des témoignages de membres de la famille et d’amis en raison du caractère intéressé de ce témoignage, ou parce que les témoins ont un intérêt dans l’issue de l’affaire, constitue une manière peu scrupuleuse de traiter des éléments de preuve possiblement probants et pertinents. Si on permet à un tribunal de rejeter ainsi des éléments de preuve qui sont par ailleurs probants et pertinents, on lui donne un moyen qui peut être invoqué à tout moment dans tous les cas à l’encontre de tout demandeur d’asile. Il va donc à l’encontre de la fonction principale des décideurs, qui est d’apprécier et de pondérer la preuve dont ils sont saisis.

[16]  D’autres jugements vont aussi dans le même sens (Avril c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1512, juge Kane, par. 66 et 67; George c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1385, juge McHaffie, par. 61; Nugent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1380, juge O’Reilly, par. 16; Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 941, juge Walker, par. 20 et 22; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, juge Grammond, par. 44 à 56; Duroshola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 518, juge Manson, par. 21; Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234, juge Diner, par. 38 et 39; Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, juge de Montigny (maintenant juge à la Cour d’appel), par. 28), mais pas toujours (Fadiga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1157, juge Annis, par. 14).

[17]  La SAR a aussi affirmé, au sujet de l’affidavit du mari, qu’« [u]ne corroboration ne rend pas crédible une histoire qui ne l’est pas ». En toute déférence, bien que cette observation ait pu s’appliquer aux faits particuliers d’une affaire donnée (voir Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 859, juge Harrington), je ne crois pas qu’il s’agisse d’une règle de preuve fondée. Il se peut que des preuves corroborantes de piètre qualité ne permettent pas de pallier les insuffisances dans certains témoignages. Toutefois, il se peut également que des preuves corroborantes convainquent le juge des faits d’admettre des éléments de preuve qu’il ne retiendrait pas normalement. À mon avis, il revient aux décideurs d’évaluer cette question au cas par cas. Le critère retenu par la SAR en l’espèce n’était pas justifié au regard des contraintes juridiques.

[18]  L’autre préoccupation quant à la preuve documentaire concernait les documents relatifs à la situation dans le pays. La SAR a cité des documents sur la situation dans le pays indiquant que, dans la région où la demanderesse principale résidait, les parents peuvent refuser de faire subir une MGF à leurs filles. De plus, les MGF sont illégales dans cette région. Par contre, la demanderesse s’est appuyée sur le document 5.28, daté de mars 2019, du cartable national de documentation du Canada pour affirmer que la MGF est [traduction] « largement acceptée », « “profondément” ancrée » et « répandue ». En outre, le même document précise que [traduction] « même dans les États qui ont promulgué des lois contre celle-ci [la MGF], les lois sont peu contraignantes et, la plupart du temps, elles ne sont même pas appliquées ». Cette preuve documentaire contraire fait partie des contraintes factuelles imposées au décideur, mais elle n’a pas été prise en compte. Les motifs de la SAR ne démontrent pas clairement comment sa décision est justifiée au regard de ces contraintes.

[19]  Les observations qui précèdent m’amènent à conclure que la décision est déraisonnable. Bien que j’aie accordé une attention respectueuse à la décision de la SAR, et que je reconnaisse que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor à la recherche d’erreurs, je ne suis pas convaincu que le résultat du raisonnement, au regard des contraintes juridiques et factuelles imposées à la SAR, soit justifié. Je me suis également penché sur le raisonnement suivi par la SAR, et j’ai constaté l’absence d’une analyse cohérente et rationnelle. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[20]  L’examen des observations concernant la PRI ne sera donc pas nécessaire.

[21]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale en vue de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4886-19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de la SAR est annulée, que l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvel examen, qu’aucune question d’importance générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour d’avril 2020.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4886-19

 

INTITULÉ :

EMIAGEDE PRECIOUS AISOWIEREN,

DORIS UYINWEN AISOWIEREN (MINEURE),

DANNY OSAZE UYIOGHOSA AISOWIEREN (MINEUR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN.

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 26 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Dotun Davies

POUR LES DEMANDEURS

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Topmarke Attorneys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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