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Date : 20200313

Dossier : IMM‑6306‑18

Référence : 2020 CF 377

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2020

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

ASHLEY NADINE LAING NEE PRYCE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Ashley Nadine Laing Nee Pryce [la demanderesse] sollicite le contrôle judiciaire, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision du 11 décembre 2018 par laquelle une agente d’immigration [l’agente] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH] qu’elle a présentée au Canada.

[2]  Les motifs d’ordre humanitaire invoqués par la demanderesse concernaient l’intérêt supérieur de l’enfant [l’ISE] et les difficultés auxquelles elle serait exposée à son retour en Jamaïque en raison des mauvaises conditions dans ce pays. L’agente a conclu que les motifs d’ordre humanitaire CH liés aux circonstances personnelles de la demanderesse, examinés globalement, ne justifiaient pas d’accorder la dispense demandée au titre de l’article 25 de la LIPR.

[3]  La demanderesse sollicite, par le biais du contrôle judiciaire, deux ordonnances, l’une qui infirmerait la décision de l’agente et l’autre qui renverrait l’affaire à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

[4]  Il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  Les faits

[5]  La demanderesse, une citoyenne jamaïcaine, est née le 19 août 1985. Légalement adoptée, elle a grandi dans un foyer monoparental où elle a été élevée par sa mère adoptive. Cette dernière, qui ne s’est jamais mariée, a néanmoins recueilli douze enfants en tout, dont la demanderesse, la seule qu’elle ait toutefois adoptée. La demanderesse a très peu de parents biologiques éloignés en Jamaïque; elle et ses enfants n’entretiennent de relation étroite avec aucun d’eux.

[6]  La mère de la demanderesse travaillait avec « Youth With A Mission » [YWAM]. La demanderesse a donc grandi sur le campus du ministère et a décidé de devenir missionnaire. Après avoir fait les études requises, elle a travaillé comme guide sur le campus du ministère de Montego Bay, où elle a servi pendant 10 ans, de 2006 à 2016.

[7]  En 2006, elle a rencontré son époux, un citoyen canadien, sur un campus du ministère en Jamaïque. Ils ont commencé à se fréquenter en 2006 et se sont mariés en 2007. Ils ont eu trois enfants : Judah, né en 2008, Maleeq en 2010, et Israël en 2013. Les trois enfants sont nés en Jamaïque et ont la double citoyenneté jamaïcaine et canadienne.

[8]  En 2016, l’époux a encouragé la demanderesse à quitter son emploi et à partir à l’étranger pour l’accompagner en Israël. Avant son départ, elle était réticente à partir, car son époux se comportait bizarrement et elle avait l’impression que les choses n’allaient pas bien entre eux. Il l’a rassurée et encouragée à déménager en Israël, ajoutant qu’une fois sur place, ils pourraient avoir une discussion.

[9]  Après avoir été missionnaires à temps plein en Jamaïque pendant tant d’années, la demanderesse et son époux ont démissionné du ministère et sont partis en Israël avec leurs trois enfants pour explorer d’autres opportunités de ministère. Une jeune femme de 23 ans, formée au ministère chrétien, les accompagnait. Trois jours après leur arrivée en Israël, l’époux a révélé qu’il avait une liaison avec elle. Il a ensuite abandonné la demanderesse et ses trois enfants, quittant Israël pour revenir vivre au Canada, à Belleville (Ontario), avec la jeune femme; ils ont fini par avoir un enfant.

[10]  La direction du YWAM a découvert ce qui s’était passé et la nouvelle s’est répandue dans tout le ministère en Jamaïque. La demanderesse a ainsi indiqué qu’elle ne pouvait pas retourner travailler au ministère parce qu’elle se sentait humiliée et qu’elle avait de la difficulté, après ce qui était arrivé, à se donner spirituellement comme l’exigeaient les fonctions.

[11]  Au lieu de cela, elle s’est rendue aux États‑Unis avec ses enfants en novembre 2016. Elle a assisté à quelques séances de counseling pour essayer de faire face à ce qui lui était arrivé. Elle a ensuite rencontré des parents de son époux, lesquels ont persuadé celui‑ci de rapatrier la demanderesse et les enfants au Canada. Ils sont tous arrivés au pays le 27 décembre 2016.

[12]  Les trois enfants vivent à présent avec la demanderesse à Stoney Creek, à l’extérieur d’Hamilton (Ontario), où ils ont des amis proches et des parents de son époux. Leur résidence est à 3,5 heures de distance de celle de leur père qui vit à Belleville.

[13]  Les enfants se sont bien acclimatés à la vie scolaire et sociale au Canada. À l’heure actuelle, ils voient leur père au moins une fois par mois. Malgré les évènements, ils entretiennent une bonne relation avec lui, à l’exception du fils aîné qui a du mal à gérer sa colère due à la rupture familiale. Les enfants ont noué une relation très chaleureuse et aimante avec les membres de la famille de l’époux, en particulier les grands‑parents paternels, qui s’efforcent de maintenir cette relation indépendamment de leur fils. Ils sont également contrariés par la manière dont ce dernier a traité sa première famille et gardent encore l’espoir d’une réconciliation, ce que la demanderesse juge toutefois très improbable. Il est à présent chauffeur de camion et a renoncé à ses travaux de missionnaire.

[14]  La demanderesse a peu d’instruction et d’expériences professionnelles transférables, celles‑ci étant limitées à son travail de missionnaire. De plus, elle se sent incapable, à cause des évènements, de retourner à la spiritualité. Ayant consacré toute sa vie aux travaux du ministère chrétien et à ses enfants, elle se sent perdue. Elle affirme que son retour en Jamaïque, en plus de l’exposer à une humiliation culturelle, lui offrira peu de possibilités de gagner décemment sa vie, même si elle occupait des emplois rudimentaires semblables à ceux offerts au Canada, mais inexistants Jamaïque.

[15]  Elle s’inquiète particulièrement pour ses enfants, sortis relativement indemnes de la rupture familiale et de tous les évènements connexes, en grande partie grâce au soutien aimant des grands‑parents et d’autres membres de la famille et au concours de son époux. S’ils sont arrachés à cet environnement, elle ne pense pas qu’ils s’adapteront à leur retour en Jamaïque, où l’instruction n’est pas gratuite et où ils étaient autrefois instruits à domicile par leurs parents dans l’environnement du missionnariat. Elle anticipe également des difficultés en cas de retour dans un pays où les conditions économiques, sociales, sanitaires et politiques sont à peine tolérables pour l’ensemble des citoyens. Ils n’auront pas le soutien familial d’autres parents éloignés non biologiques avec qui elle a eu très peu de contacts durant sa vie ni celui d’amis qui étaient au ministère. De plus, elle craint pour sa sécurité et celle de ses enfants en tant que femme divorcée et célibataire de retour en Jamaïque, car elle ne bénéficiera plus ni de la protection du ministère ni de celle de son époux, lesquels lui assuraient conjointement, à elle et aux enfants, un environnement sûr et leur permettaient de jouir d’une certaine sécurité personnelle.

III.  Décision contestée

[16]  La demanderesse a avancé un certain nombre d’observations à l’appui de sa demande CH rejetée par l’agente : 1) elle n’a pas dûment considéré l’ISE, en omettant notamment d’examiner les affidavits de la demanderesse et l’ISE au regard des conditions qui prévalent en Jamaïque, en particulier en ce qui touche les niveaux élevés de pauvreté et de violence; 2) a supposé que la demanderesse trouverait du travail en Jamaïque, ce qui contredit la preuve sur les conditions dans le pays et son témoignage sous serment; 3) a appliqué un critère juridique incorrect lorsqu’elle a reconnu que de graves problèmes de criminalité et de violence se posaient en Jamaïque; 4) a conclu, sur la base de son analyse du système de justice pénale du pays, que la demanderesse obtiendrait des mesures de redressement et une protection suffisantes; 5) a regroupé les facteurs CH avec ceux liés au risque et à la qualité de réfugié; 6) n’a pas appliqué l’approche humanitaire et globale imposée par l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CSC 61 [Kanthasamy] à l’égard des mesures à vocation équitable.

[17]  L’agente a fondé sa décision sur les facteurs décrits dans les lignes directrices ministérielles (Canada, Citoyenneté et Immigration Canada. « IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire », dans Traitement des demandes au Canada).

[18]  L’agente a conclu que la preuve objective établissant qu’il serait impossible à la demanderesse de se réintégrer en Jamaïque était insuffisante. Après avoir examiné la preuve sur sa vie dans ce pays, l’agente a conclu à l’insuffisance de la preuve objective établissant que la demanderesse et ses enfants ne pourraient pas essayer de retrouver du travail au sein du missionnariat et de vivre sur le campus réservé aux missionnaires.

[19]  L’agente a par ailleurs fait remarquer que la demanderesse avait passé la majorité de sa vie en Jamaïque où elle avait étudié, travaillé et où elle conservait des liens familiaux. Par conséquent, elle ne retournerait pas dans un pays, à une culture ou à une langue qui ne lui étaient pas familiers. Aussi, l’agente a noté qu’elle était capable de s’adapter puisqu’elle avait réussi à quitter sa Jamaïque natale pour aller s’installer, sans statut, dans un autre pays, ce qui démontre qu’elle peut s’acclimater à de nouveaux lieux et à des cultures différentes tout en relevant les défis de la vie.

[20]  L’agente a également conclu que la protection de l’État offrait d’autres voies de recours si la demanderesse devait subir des violences dont l’agente a admis qu’elles représentent un risque en Jamaïque. Même si elle a reconnu que le système de justice pénale de ce pays n’est pas parfait et que la criminalité et la violence y demeurent gravement préoccupantes, l’agente a estimé que la preuve objective de la demanderesse établissant qu’elle ne pourrait pas obtenir l’assistance de la police si elle devait en avoir besoin était insuffisante.

[21]  S’agissant de l’ISE, l’agente a mentionné la preuve attestant la situation favorable des enfants au Canada et leur relation avec le père, notant toutefois l’absence de preuve documentaire objective. Après avoir examiné la preuve, dont la lettre du père des enfants, l’agente a conclu à l’insuffisance des éléments corroborant le rôle qu’il joue dans leurs vies, ou un soutien financier propre à démontrer un degré d’interdépendance ou de dépendance qu’une séparation compromettrait gravement.

[22]  L’agente a conclu que les téléphones intelligents, les diverses plateformes de médias sociaux et l’envoi de lettres pourraient atténuer, dans une certaine mesure, les difficultés découlant de la séparation physique d’avec le père et les autres membres de la famille, même si elle n’a pas laissé entendre que ces types de communications seraient totalement satisfaisants. Ils viendraient compléter les soins de la demanderesse ainsi que son soutien émotionnel et financier.

[23]  De même, l’agente a conclu de la preuve sur les conditions dans le pays que la demanderesse et sa famille éloignée en Jamaïque pourraient raisonnablement continuer à veiller à la sécurité et aux soins des enfants. Elle a aussi en quelque sorte écarté les effets liés à la pauvreté et à la violence en Jamaïque, répliquant que ces conditions n’affecteraient pas nécessairement l’ISE de manière significative, car [traduction« aucun pays, pas même le Canada, fondé sur le principe de la bonne gouvernance, ne peut garantir que les enfants ne connaîtront pas au cours de leur vie la pauvreté ou des incidents nuisibles de nature criminelle ou préjudiciable ».

[24]  En somme, l’agente a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse, car elle a estimé que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas d’octroyer la dispense sollicitée au titre l’article 25 de la LIPR.

IV.  Questions à trancher et norme de contrôle

[25]  La Cour conclut que la présente affaire soulève la question de savoir si l’agente a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle n’a pas considéré l’impact des difficultés passées sur les enfants et la demanderesse à titre de facteur justifiant l’octroi de mesures spéciales ou pouvant valablement contribuer à établir qu’ils seraient exposés à des souffrances démesurées en cas de renvoi en Jamaïque.

[26]  Suivant les principes révisés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 26 [Vavilov], la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle de tous les aspects de la décision. Aucune des exceptions décrites dans cet arrêt n’affecte la présomption d’application de cette norme en l’espèce.

[27]  La cour de révision ne tente plus d’établir « l’une ou l’autre » des conclusions possibles et raisonnables que le décideur aurait pu tirer. Le caractère raisonnable d’une décision tient plutôt au processus décisionnel et à ses issues. Une décision raisonnable repose aussi sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et justifié à la lumière des contraintes juridiques et factuelles auxquelles elle est soumise, ce qui la rend globalement transparente, intelligible et justifiée. Par conséquent, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable […] le décideur doit également […] justifier sa décision » (Vavilov, aux par. 15, 83 et 86).

[28]  S’agissant du premier facteur, le raisonnement doit être à la fois rationnel et logique et permettre à la cour de révision de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale, selon une analyse qui pouvait raisonnablement amener le tribunal saisi de la preuve à tirer la conclusion à laquelle il est arrivé (Vavilov, au par. 102).

[29]  Pour ce qui est du deuxième facteur, une décision raisonnable est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles particulières qui ont une incidence sur elle (Vavilov, au par. 83). Il n’est pas possible de cataloguer l’ensemble des considérations juridiques et factuelles auxquelles pourrait être assujetti un décideur administratif saisi d’une affaire particulière. Cependant, les éléments pertinents en l’espèce pour évaluer si une décision donnée est raisonnable comprennent notamment le régime législatif applicable, les autres dispositions législatives ou règles de common law pertinentes, la preuve dont le décideur était saisi, les observations des parties, et l’impact potentiel de la décision sur l’individu auquel elle s’applique.

[30]  La contrainte particulière ici renvoie à la jurisprudence pertinente en ce qui touche les facteurs applicables aux décisions relatives à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En omettant de considérer si les évènements subis par la demanderesse et ses enfants avant d’arriver au Canada étaient inadmissibles et si cela suffisait ou contribuait significativement à rendre la demanderesse admissible à une mesure spéciale au titre du paragraphe 25(1) sans qu’elle ait à démontrer des difficultés démesurées en cas de renvoi, l’agente a‑t‑elle manqué d’appliquer l’approche humanitaire et globale imposée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]?

V.  Analyse

A.  Difficultés et ISE

[31]  J’estime que la décision est adéquatement justifiée par des motifs approfondis, rationnels et logiques, qui permettent à la Cour de suivre le raisonnement que l’agente a tenu en se laissant guider par les facteurs relatifs aux difficultés énoncés dans les Lignes directrices, sans buter sur une faille décisive dans la logique globale, selon une analyse qui pouvait raisonnablement, à partir de la preuve, aboutir à la conclusion tirée par l’agente.

[32]  L’agente a tiré une conclusion importante selon laquelle la preuve objective était insuffisante pour établir que la demanderesse pouvait à nouveau trouver du travail au sein du ministère et vivre avec les enfants sur le campus. La lettre de soutien très succincte de sa mère, qui n’aborde pas ces questions, appuie ces conclusions. Cette dernière continue d’occuper un poste de direction au ministère. Elle n’a pourtant fourni aucune preuve établissant que la demanderesse ne serait pas de nouveau accueillie avec ses enfants et autorisée à reprendre son emploi et à vivre sur le campus du ministère comme par le passé. Cette conclusion est étayée par la preuve mentionnée dans l’affidavit de la demanderesse, à laquelle les motifs ne font toutefois pas référence, et selon laquelle un membre du ministère ayant appris qu’elle et ses enfants avaient été abandonnés par l’époux et l’initiée s’était déplacé en Israël pour ramener la famille restante aux États‑Unis.

[33]  La mère de la demanderesse aurait pu fournir une preuve très probante sur le sujet, compte tenu du poste qu’elle occupe au sein du ministère et des longues années qu’elle y a passées depuis 1986. Au lieu de cela, elle s’est contentée de dire que [traduction« [m]ême si Ashley a des liens familiaux en Jamaïque, elle n’a pas de lien physique ». Elle a également indiqué que la demanderesse n’avait pas d’investissement ni de propriété foncière, parce que le couple avait tout vendu lorsqu’ils avaient quitté la Jamaïque. À l’évidence, si quelqu’un avait pu indiquer qu’il n’y avait pas d’espoir de trouver du travail ou que la famille puisse, à son retour, vivre au ministère, ç’aurait été la mère de la demanderesse.

[34]  Je relève la réticence de l’agente à se lancer pleinement dans cette analyse de l’omission d’une preuve importante dans un document, réticence que j’attribue à un courant jurisprudentiel de la Cour trouvant son origine dans la décision Mahmud c Canada (MCI) 167 FTR 309 [Mahmud]. Suivant le principe porté par ce courant, le décideur ne doit examiner que ce qui est affirmé dans un affidavit ou un document, et non ce qui est omis. Cependant, je suis respectueusement et vigoureusement en désaccord avec cette prétendue règle de preuve.

[35]  J’ai énoncé les motifs pour lesquels je conteste cette conclusion dans ma décision récente Mohamed c MCI, 2019 CF 1537, aux paragraphes 93 à 97. Je ne les reprendrai pas ici, sauf pour en fournir un résumé. Mahmud contredit la décision rendue par la Cour d’appel dans l’arrêt Dehghani c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 587 (C.A.), au paragraphe 33. Le précédent invoqué dans la décision Mahmud, à savoir Ahortor c Canada, [1993] ACF no 705, portait sur le défaut de fournir une preuve corroborante, et non sur les éléments omis dans un document versé en preuve. Lorsque l’auteure d’un document peut fournir une preuve extrêmement probante sur une question pertinente, probablement la preuve la plus importante en l’espèce, et qu’elle ne le fait pas dans sa lettre, nous pouvons présumer que si la preuve en question avait été produite, elle ne serait pas allée dans le sens de la partie produisant le document ou aurait probablement contredit ses arguments. Cette présomption est particulièrement raisonnable lorsque l’auteure du document ne peut pas être contre‑interrogée, souvent sans l’avocat représentant le défendeur présent. Ces considérations ont entraîné l’adoption de règles de preuve inverses aux termes desquelles les parties doivent faire de leur mieux pour prouver leurs arguments.

[36]  L’agente n’a pas accepté l’essence sous‑jacente des observations de la demanderesse portant qu’elle et ses enfants éprouveraient des difficultés parce qu’ils ne pourront pas retourner au ministère, malgré les déclarations qu’elle a faites en ce sens. Même si elle ne sera pas accompagnée par son époux, la Cour n’a aucune raison de revenir sur la conclusion qui est étayée par certains éléments de preuve.

[37]  De plus, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’examen de la question de l’ISE, qu’il s’agisse des préoccupations liées à la suffisance de la preuve sur le rôle du père ou au degré d’interdépendance et de dépendance de la demanderesse et des enfants à son endroit. Je note aussi que l’agente a décrit la preuve établissant que la demanderesse, en tant que mère monoparentale, était quelqu’un dont on pouvait s’attendre qu’elle déploie tous les efforts requis pour créer un environnement sûr et aimant. L’agente n’a pas non plus relevé de preuve attestant que la famille éloignée de la demanderesse ne serait pas disposée à faciliter leur réintégration émotionnelle. De même, je ne vois aucune erreur dans la prétendue omission à répondre aux affidavits de la demanderesse et d’autres membres de la famille concernant la relation étroite entretenue avec le père. Les motifs indiquent que l’agente a examiné cette preuve, mais qu’elle l’a manifestement jugée insuffisante pour avoir une incidence sur la décision.

[38]  La demanderesse se réfère à la déclaration suivante de l’arrêt Kanthasamy pour reprocher à l’agente de ne pas avoir tenu compte de la pauvreté et de la violence considérables existant en Jamaïque : « Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ». Cette référence concerne les « difficultés inhabituelles et injustifiées » ayant un lien avec celles que la Loi ou le Règlement aborde ou anticipe ou qui relèvent du contrôle de la demanderesse. Elle ne s’étend pas à la question de savoir si les difficultés des enfants sont démesurées.

[39]  La Cour déclarait ce qui suit au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy : « Puisque l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable, des circonstances qui ne justifieraient pas une dispense dans le cas d’un adulte pourraient néanmoins la justifier dans le cas d’un enfant ». Ainsi, tout en reconnaissant que la question des difficultés démesurées demeure pertinente pour les enfants, il était important que l’agente évalue cette preuve à travers le prisme de l’ISE, en vue de déterminer si les enfants sont confrontés à de plus grandes difficultés en raison de leur état. Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle de la part de l’agente lorsqu’elle a tenu compte, à l’égard des enfants, des facteurs liés aux difficultés qui sont énoncés dans les Lignes directrices.

[40]  Je ne suis pas prêt non plus à reconnaître que l’agente a appliqué un critère juridique incorrect lorsqu’elle a reconnu que la Jamaïque était aux prises avec de sérieux problèmes de criminalité et de violence. En plus de la capacité de la demanderesse à protéger ses enfants et de l’insuffisance de la preuve attestant qu’ils ne vivraient pas sur le campus du ministère, l’agente ne peut pas se voir reprocher son analyse des conditions dans le pays en ce qui touche le système de justice pénale jamaïcain. Il est vrai que ce système est lacunaire à de nombreux égards, mais la Cour n’a aucune raison de revenir sur la conclusion factuelle de l’agente portant que la police serait probablement disposée à fournir son aide et son assistance si la demanderesse faisait appel à elle.

[41]  La mesure dans laquelle la preuve étaye les conclusions de l’agente quant à l’insuffisance des éléments attestant que les enfants vivraient dans la pauvreté ou que la demanderesse ne trouverait pas de travail empêche l’intervention de la Cour. Je ne vois rien non plus à redire à la conclusion suivante de l’agente concernant les conditions sociales et économiques relatives du pays, telles qu’elles s’appliquent dans les circonstances de la présente affaire :

[traduction]

Même si je reconnais que les enfants bénéficient souvent au Canada de meilleures opportunités économiques et sociales que celles qui s’offriraient à eux en Jamaïque, je note aussi que les pays se caractérisent par des niveaux de vie différents. Je note que les habitants de nombreux pays n’ont pas la chance de bénéficier des mêmes soutiens sociaux, notamment financiers et médicaux, que ceux existants au Canada. Cependant, le législateur n’avait pas l’intention, aux fins de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), de compenser la différence de niveaux de vie dans les cas non prévus par la LIPR suivant laquelle le ministre intervient en cas de motifs impérieux d’ordre humanitaire.

[42]  En l’absence d’une démonstration qui indiquerait en quoi la différence de niveau de vie créerait suffisamment de difficultés pour les enfants compte tenu de leurs circonstances particulières, je ne décèle aucune erreur susceptible de contrôle dans la déclaration précédente. Les opportunités économiques et sociales pourraient manifestement s’avérer pertinentes, mais uniquement à l’aune des circonstances particulières des enfants touchés.

[43]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour a défini l’intérêt supérieur de l’enfant en ces termes : « il s’agit dès lors [TRADUCTION] ‘de décider de ce qui […], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin’ » (Kanthasamy, au par. 36, non souligné dans l’original). Cependant, je ne crois pas que cet intérêt s’étende nécessairement aux circonstances économiques et sociales basées sur les niveaux de vie de différents pays, par opposition aux soins et à l’attention que les enfants reçoivent de leurs parents, des membres de leur famille, de leurs amis et dans une certaine mesure d’environnements favorables. Inversement, il ne fait aucun doute que des conditions économiques et sociales se caractérisant par la pauvreté et des niveaux accrus de criminalité pourraient être pertinents quant aux circonstances particulières de l’enfant, ainsi qu’à celles des adultes, si les documents présentés à l’agent le démontrent.

[44]  Enfin, je ne vois aucune raison non plus d’accepter l’observation de la demanderesse selon laquelle l’agente a regroupé le risque auquel sont exposées les personnes protégées avec celui découlant de circonstances d’ordre humanitaire. La demanderesse a présenté à l’agente des observations détaillées sur la question du risque, évoquant notamment le fait que la violence, en particulier celle fondée sur le sexe, demeure répandue en Jamaïque. L’agente a répondu à ces observations tout au long de ses motifs, et il lui aurait été reproché de ne pas l’avoir fait.

[45]  Par conséquent, je ne crois pas que le raisonnement de l’agente soit déraisonnable ni ses explications inadéquates, sauf pour ce qui est des préoccupations découlant du défaut d’adopter une approche globale dans les circonstances uniques de la présente affaire, que j’aborderai maintenant.

B.  Traitement inadmissible comme fondement de l’octroi d’une mesure d’ordre humanitaire

[46]  Je conclus que la demanderesse a démontré qu’il existait une possibilité sérieuse qu’elle et ses enfants aient été traités de manière choquante et inadmissible par son époux et l’initiée qui les accompagnait : ce dernier les a abandonnés en effet à leur arrivée en Israël, les laissant se débrouiller du mieux qu’ils pouvaient, puis il a immigré au Canada accompagné de cette jeune initiée pour y entamer une nouvelle vie.

[47]  Je conclus que l’agente aurait dû considérer le traitement inadmissible auquel la demanderesse et ses enfants ont été soumis comme facteur significatif justifiant l’octroi d’une mesure spéciale au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. D’ailleurs, le fait d’avoir subi un traitement choquant et inadmissible pourrait justifier l’octroi d’une mesure lorsque les facteurs liés aux difficultés découlant du renvoi dans le pays d’origine pourraient ne pas suffire à étayer la demande.

[48]  Durant l’audition de la présente affaire, le traitement choquant que la demanderesse et ses enfants ont subi a été débattu, pour savoir s’il s’agissait d’un facteur relevant des énoncés généraux de droit contenus dans l’arrêt Kanthasamy. Ayant réfléchi à ces débats, je conclus que les mauvais traitements subis par la demanderesse et ses enfants sont un facteur qui aurait dû être considéré, même s’il n’est pas envisagé dans les Lignes directrices.

[49]  Le raisonnement tenu dans l’arrêt Kanthasamy confirme que le fait d’avoir été soumis à un traitement inadmissible pourrait justifier l’octroi d’une mesure spéciale, mais pas au titre des facteurs liés aux difficultés énoncés dans les lignes directrices. La Cour a déclaré que « la raison d’être équitable de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire » (Kanthasamy, au par. 31, non souligné dans l’original) est celle décrite dans Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338 [Chirwa]. Les vocations équitables à même d’étayer une demande CH sont attestées par « des faits […] de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs ‘justifient l’octroi d’un redressement spécial’ aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au par. 13). La Cour a fait remarquer que le terme « compassion » désigne le « chagrin ou [la] pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Kanthasamy, au par. 13).

[50]  Une conduite choquante et inadmissible renvoie aux mêmes considérations équitables qui doivent, comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, sous‑tendre l’objet du paragraphe 25(1).

[51]  Ayant ensuite concilié l’approche énoncée dans la décision Chirwa avec celle préconisée dans les Lignes directrices, la Cour a adopté le compromis issu d’un courant jurisprudentiel de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale : Lim c Canada (MCI), 2002 CFPI 956, aux paragraphes 16 et 17; Chen c Canada (MCI), 232 FTR 118, au paragraphe 15; Hawthorne c Canada (MCI), 2002 CAF 475, au paragraphe 9; Singh c Canada (MCI), 2014 CF 621, aux paragraphes 10 et 12. Suivant ce courant, la décision Chirwa, même si elle ne doit pas être appliquée de manière catégorique, doit néanmoins être considérée comme coexistant avec les Lignes directrices (Kanthasamy, aux par. 30 et 31). La Cour a confirmé que les agents ne doivent pas interpréter les Lignes directrices de telle sorte à entraver le pouvoir discrétionnaire qui leur est conféré de considérer des facteurs autres que ceux énumérés dans les Lignes directrices en question.

[52]  Il est notable qu’au paragraphe 30 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a approuvé la déclaration issue de la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 621, au paragraphe 10, portant que les considérations d’ordre humanitaire « ne se limitent pas […] aux difficultés » et que les « Lignes directrices peuvent seulement être d’une utilité limitée, parce qu’elles ne peuvent pas entraver le pouvoir discrétionnaire octroyé par le Parlement ». La Cour a ainsi confirmé cette approche au paragraphe 31, et c’est moi qui souligne :

[31] Cette deuxième approche, qui me paraît plus compatible avec les objectifs du par. 25(1), met l’accent sur la raison d’être équitable de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Elle considère que les termes employés dans les Lignes directrices sont utiles pour décider si, eu égard aux circonstances d’un demandeur en particulier, il convient ou non d’accorder une dispense, mais elle ne voit pas dans les Lignes directrices le seul énoncé possible des considérations d’ordre humanitaire qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire.
(Kanthasamy, au par. 31)

[53]  Sur cette même question, les juges minoritaires mentionnent spécifiquement, au paragraphe 97 de l’arrêt Kanthasamy, que les « difficultés passées » du demandeur sont un facteur qui doit être considéré en dehors des « [difficultés découlant de] l’application de […] la règle normale ». Ce point n’a pas été contesté par la majorité. Voici le paragraphe 97, dont la Cour suprême souligne les deux premières phrases, et moi la dernière :

[97] En Cour d’appel fédérale, le juge Stratas considère que le critère des difficultés « oblig[e] le demandeur à prouver que l’application de [...] la règle normale [...] ferait subir personnellement [au demandeur] des difficultés inhabituelles et injustifiées ou [démesurées] » (par. 41 (je souligne)). Interprété littéralement, le critère est prospectif et ne vise que le demandeur. Il s’agit de savoir comment le demandeur risque d’être touché ultérieurement si la dispense lui est refusée. Par conséquent, son application risque d’écarter de l’examen des facteurs d’ordre humanitaire par ailleurs pertinents comme les difficultés passées que le demandeur a connues ou les répercussions vraisemblables d’un refus de dispense sur d’autres personnes que lui.

[54]  La Cour suprême a souligné qu’il était important que les agents « s’attach[ent] aux circonstances particulières du dossier », citant Donald J. M. Brown et l’honorable John M. Evans avec la collaboration de Christine E. Deacon, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), aux pages 12 à 45.

[55]  Il est vrai que la présente affaire est semble‑t‑il la première occasion d’appliquer les principes à vocation équitable décrits par la Cour suprême et suivant lesquels les considérations d’ordre humanitaires ne doivent pas se limiter aux difficultés, ou que d’autres facteurs en la matière peuvent compléter ceux énoncés dans les Lignes directrices.

[56]  Cela dit, je crois comprendre qu’il est important que les principes à vocation équitable soient interprétés de manière stricte pour veiller à ce que les demandes CH ne « constitu[ent pas] un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy, au par. 23). Un traitement inadmissible, par sa définition exceptionnelle et limitée, a une portée stricte et satisfait ainsi nécessairement à la condition exigeant que la mesure soit spéciale ou exceptionnelle.

[57]  D’autres administrations ont reconnu qu’un traitement inadmissible est un facteur exceptionnel qui représente un seuil élevé à franchir. Par exemple, s’agissant de l’égalisation des biens familiaux nets en droit de la famille ontarien, le paragraphe 5(6) de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, c F.3 [la LDF], décrit le traitement inadmissible comme la seule exception au principe politique primordial et autrement essentiel de la distribution égale des actifs familiaux. Le paragraphe 5(7) de la LDF prévoit que les actifs doivent faire l’objet d’une distribution égale « sous réserve seulement des considérations équitables énoncées au paragraphe 5(6) ».

[58]  Dans l’arrêt Serra c Serra, 2009 ONCA 105 [Serra], la Cour d’appel de l’Ontario indique au paragraphe 47 que le seuil à franchir pour ouvrir la porte à une distribution inégale est exceptionnellement élevé :

[traduction]

[47] À cet égard, le seuil du « traitement inadmissible » suivant le paragraphe 5(6) est exceptionnellement élevé. La jurisprudence établit clairement que des circonstances « inéquitables », « rudes » ou « injustes » ne remplissent pas à elles seules le critère. Pour franchir ce seuil, une distribution égale des biens familiaux nets dans les circonstances doit « heurter la conscience de la Cour ».

[59]  Le raisonnement tenu dans l’arrêt Serra comprend une mise en garde que la Cour formule en ces termes au paragraphe 58 :

[traduction]

[58] Même s’il est évidemment convenable de prendre en compte un traitement inadmissible pour déterminer si la distribution égale des biens familiaux nets serait inacceptable, à mon avis, l’exception limitée à la règle générale vise véritablement les situations qui aboutissent à un résultat inadmissible, que celui‑ci découle ou non d’une conduite fautive.

[60]  J’écarte toutefois cette restriction, dans la mesure où l’exception donnant lieu à la dispense au titre de la LDF découle de la conduite fautive qui a un lien précis avec les conséquences financières d’une distribution égale des actifs familiaux. Les principes à vocation équitable sont le fondement du paragraphe 25(1). Ils ne sont ni le corollaire ni le complément d’un autre principe primordial quelconque, comme la distribution des actifs familiaux dans l’arrêt Serra. Une conduite inadmissible renvoie à l’essence de ce qui pousse les personnes civilisées à alléger les contraintes imposées par la LIPR. L’agent doit manifestement considérer la totalité des circonstances d’un demandeur donné. Néanmoins, si l’issue tenait uniquement aux difficultés qui se poseraient en cas de retour dans le pays d’origine, la Cour suprême n’aurait eu aucune raison de souligner que les Lignes directrices coexistent avec les principes à vocation équitable régissant le paragraphe 25(1) et décrits dans la décision Chirwa.

[61]  De ce que je saisis, le seuil des « difficultés exceptionnelles » qui ne doivent pas constituer un régime d’immigration parallèle, renvoie à la définition des difficultés fournie par le dictionnaire Oxford en ligne, lequel mentionne de [traduction« graves souffrances ». Le dictionnaire Webster Merriam en ligne mentionne uniquement, dans sa définition des difficultés, des [traduction« souffrances ou [des] privations ». Cette dernière définition semble correspondre au seuil plus faible du « lot de difficultés », la Cour suprême ayant reconnu que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés » (Kanthasamy, au par. 23).

[62]  En l’espèce, le fait est que le seuil relatif aux souffrances des enfants sera relativement inférieur à celui des souffrances graves des adultes, surtout lorsque les enfants ont, par le passé, été traités de manière inadmissible. Cela concorde avec le seuil plus faible mentionné au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy : « Puisque l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable, des circonstances qui ne justifieraient pas une dispense dans le cas d’un adulte pourraient néanmoins la justifier dans le cas d’un enfant ».

[63]  Mais je ne peux inversement souscrire à l’observation de la demanderesse selon laquelle il n’est pas nécessaire de démontrer les difficultés des enfants. Lorsque la Cour affirme au paragraphe 41 que « la notion de ‘difficultés inhabituelles et injustifiées’ ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés » vécues par un enfant, elle n’entendait pas suggérer que les difficultés « démesurées » ne s’appliquent pas dans une certaine mesure aux enfants.

[64]  Néanmoins, j’ai toujours cru comprendre que le seuil plus faible devait s’appliquer aux souffrances des enfants en raison de leur vulnérabilité et en particulier de leur propension à présenter des séquelles à long terme sur le plan du développement, lesquelles peuvent raisonnablement se manifester plus tard au cours de leur vie. À mon avis, les agents doivent considérer toutes les circonstances lorsque l’enfant subit un traitement exceptionnel de nature à heurter la conscience d’une personne civilisée et raisonnable. Ces circonstances signalent‑elles raisonnablement que le traitement inadmissible subi par le passé pourrait avoir des conséquences, même si celles‑ci ne se manifestent pas immédiatement dès l’enfance, ou qu’elles ne sont pas corroborées par la preuve probante d’un expert médical?

[65]  Les difficultés passées ne figurent pas comme facteur dans les Lignes directrices qui mettent l’accent sur les souffrances démesurées subies ou vécues indirectement par les enfants du fait de leur renvoi ou de celui de leurs parents, respectivement. Les facteurs contenus dans les Lignes directrices concernent plutôt les besoins spéciaux, l’établissement, la discrimination, la sécurité ou les conditions effroyables auxquelles retournent les demandeurs d’asile. Il n’est pas question de cela en l’espèce. La question est plutôt de savoir combien de souffrances supplémentaires ces enfants et la demanderesse devront endurer après avoir été abandonnés de manière choquante dans un pays étranger où leur famille s’est brisée, alors qu’ils n’ont fortuitement repris pied qu’au Canada après avoir mis cette vile expérience derrière eux? La norme équitable décrite dans la décision Chirwa trouve à s’appliquer.

[66]  Je conclus que l’agente était à tout le moins tenue de considérer l’impact des souffrances inadmissibles qu’ont subies les enfants et la demanderesse, lesquelles ne se reproduiront probablement pas lors du renvoi, comme un facteur important susceptible d’établir que des souffrances démesurées découleront de leur renvoi en Jamaïque. De même, l’agente doit évaluer les mauvais traitements qu’ils ont subis pour déterminer s’ils justifient d’accorder une mesure spéciale sur la base des principes élaborés dans la décision Chirwa. Cela viendrait s’ajouter aux autres considérations pondérées par l’agente, mais qui n’ont pas permis d’établir des difficultés au sens des « Lignes directrices ».

[67]  Par conséquent, j’infirmerais la demande et la renverrais pour qu’elle soit instruite par la même agente, puisque rien ne donne à penser qu’elle a commis une erreur, compte tenu de la nouveauté de la raison fondant l’annulation de la décision.

VI.  Questions à certifier aux fins d’un appel

A.  Question à certifier du défendeur

[68]  Le raisonnement de la Cour soulève la nouvelle question de savoir si les difficultés découlant d’évènements passés survenus avant l’immigration au Canada et qui ne relèvent d’aucun des facteurs prévus à cet égard par les Lignes directrices peuvent justifier l’octroi d’une mesure spéciale. Comme j’ai soulevé cette question qui n’avait pas été soumise à l’agente, et même si je l’ai analysée durant l’audience, j’ai autorisé le défendeur à fournir des observations sur la certification d’une question pour appel en lui enjoignant précisément de se référer à la conclusion formulée au paragraphe 66 susmentionné. J’ai fourni au même moment une version confidentielle de mes motifs.

[69]  Le défendeur a soumis à la Cour la question suivante pour qu’elle soit certifiée :

[traduction]

S’agissant d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, l’agent doit‑il considérer les difficultés passées dans le cadre de l’évaluation globale des facteurs d’ordre humanitaire si le demandeur ne les a pas explicitement soulevées à titre de facteurs pertinents devant être examinés?

La demanderesse a choisi de ne pas fournir d’observations sur la question. J’en déduis qu’elle ne s’oppose pas à la certification de la question.

[70]  Même si le défendeur a convenu, en se basant sur l’arrêt Zazai c Canada (MCI), 2004 CAF 89 [Zazai], qu’il s’agissait d’une question de portée générale qui transcende les intérêts des parties au litige et qui soulève des enjeux d’application générale d’une grande importance, ses arguments jettent toutefois un doute sur ma compétence à certifier la question (c’est moi qui souligne) :

[traduction]

Par ailleurs, comme le déclare le juge d’appel Pelletier dans l’arrêt Zazai, la certification exige que la question proposée satisfasse au critère de la « question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel ». Il ajoute que le corollaire de cette proposition est qu’il doit s’agir d’une question ayant été soulevée et examinée dans la décision d’instance inférieure : « Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier ».

[71]  Comme nous le verrons, j’estime que les faits de l’arrêt Zazai peuvent être écartés et que la « décision d’instance inférieure » mentionnée par la Cour d’appel renvoie clairement à celle du juge des demandes, et non à celle rendue par le décideur administratif.

[72]  Au fond, la question proposée est seulement de savoir si l’agente était tenue d’aborder les difficultés passées, alors que la demanderesse n’en a pas plaidé la pertinence. Le défendeur a néanmoins avancé deux observations substantielles pareillement destinées à empêcher l’examen de la question par la Cour d’appel. Premièrement, il a fait valoir que les difficultés passées auxquelles la famille a été confrontée après avoir été abandonnée en Israël ont été abordées et qu’elles n’ont pas été jugées déterminantes; cet argument renvoie aux principes énoncés dans l’arrêt Newfoundland et Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62. La seconde observation avançait un argument de type « avalanche des demandes ». Le défendeur soutenait que [traduction« l’issue d’un appel portant sur cette question aurait une incidence sur un très grand nombre de demandes de mesures d’ordre humanitaire ». J’examinerai ces questions ci‑après.

B.  La compétence de la Cour de certifier la question proposée

[73]  Comme je l’ai déjà indiqué, j’estime que le défendeur a mal saisi l’essence de l’arrêt Zazai. La Cour d’appel a rejeté la question certifiée, car le juge saisi des demandes n’avait fourni aucun raisonnement appuyant la certification de la question. Cette conclusion ressort des paragraphes 9 et 12 de l’arrêt Zazai (c’est moi qui souligne) :

[9] […] Même s’il n’avait pas examiné la question, le juge qui a entendu la demande l’a certifiée […] Ce faisant, le juge qui a entendu la demande invitait la présente cour à trancher en premier lieu une question dont il était saisi de la façon appropriée, ce que nous devons refuser de faire.

[…]

[12] Le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure. Autrement, la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour fédérale. Si une question se pose eu égard aux faits d’une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi, il incombe au juge de l’examiner. Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier.

[74]  Selon mon interprétation des passages précédents de l’arrêt Zazai, la « décision d’instance inférieure » désigne celle du juge des demandes. L’argument consiste essentiellement à dire que le juge de révision a certifié une question sans la commenter ni l’expliquer, si bien que la Cour d’appel devait s’en saisir « en premier lieu ». De plus, la déclaration suivante de la Cour étend la portée de la recommandation de telle sorte que les juges saisis de demandes doivent statuer sur toutes les questions que les parties leur soumettent : « Si une question se pose eu égard aux faits d’une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi […] il incombe au juge de l’examiner ».

[75]  En d’autres mots, l’arrêt Zazai ne concerne en rien la compétence de la cour de révision à certifier une question qu’un agent a omis de considérer parce que le demandeur ne l’avait pas portée à son attention. Cet enjeu relève plutôt de la question de savoir dans quelles circonstances une cour de justice peut soulever une question qui n’a été ni envisagée par les parties ni donc examinée par le décideur.

[76]  À ce sujet, je conclus que les principes suivants énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt R. c Mian, 2014 CSC 54, au paragraphe 41, quant aux conditions dans lesquelles une cour d’appel peut soulever une nouvelle question juridique, doivent s’appliquer de manière similaire à un juge des demandes saisi d’un contrôle judiciaire (c’est moi qui souligne) :

[41] La question qui se pose alors est celle de savoir comment établir un juste équilibre entre ces principes opposés. Une cour d’appel doit avoir le pouvoir discrétionnaire de soulever une nouvelle question, mais ce pouvoir ne doit être exercé que dans de rares situations. En effet, elle ne doit soulever une telle question que si son omission de le faire risquerait d’entraîner une injustice. La cour doit aussi se demander si suffisamment d’éléments au dossier justifient de soulever la question et si, le faisant, elle causerait un préjudice d’ordre procédural à l’une ou l’autre des parties. Ce test est suffisamment souple, tout en offrant un degré approprié de retenue pour régler les tensions inhérentes au rôle d’une cour d’appel.

[77]  S’agissant des facteurs à considérer pour qu’une nouvelle question puisse être soulevée, il n’est pas contesté qu’il y a « suffisamment d’éléments au dossier » concernant les difficultés passées subies par la demanderesse et ses enfants. Aussi, le défendeur n’allègue aucun préjudice apparent d’ordre procédural et aucun ne devrait être soulevé non plus. La question des difficultés passées a été abordée pour la première fois par la Cour et débattue dans une certaine mesure avec les avocats durant l’audience. La Cour leur a fourni alors une copie de la version confidentielle des motifs préliminaires pour les aider à formuler une question certifiée, et a accordé aussi deux prorogations de délai. Si une question, autre que celles décrites dans la lettre du défendeur, concernait la compétence de la Cour à soulever, dans le cadre du contrôle, un autre sujet nécessitant un droit de réponse, elle aurait pu être posée à ce moment‑là. Les observations du défendeur comportent également les arguments de fond mentionnés précédemment et examinés par l’agente concernant les difficultés passées et l’aspect politique lié à « l’avalanche [potentielle] des demandes ». Quoi qu’il en soit, s’agissant des facteurs de l’arrêt Mian, l’enjeu primordial est de savoir si le fait de ne pas se pencher sur la question risquerait d’entraîner une injustice. Compte tenu de la gravité du préjudice associé au renvoi de la demanderesse et de ses enfants, le risque d’injustice est significatif.

[78]  Au paragraphe 46 de l’arrêt Mian, la Cour a également fourni des directives générales pour ce qui est de déterminer si une question donnée risquerait d’entraîner une injustice : la Cour doit ainsi avoir une « bonne raison de croire » que l’omission de soulever une nouvelle question « risquerait d’entraîner une injustice », (c’est moi qui souligne) :

[46] Pour déterminer s’il existe une bonne raison de croire que l’omission de soulever une nouvelle question « risquerait d’entraîner une injustice », la cour d’appel doit faire une évaluation préliminaire de la question en litige. La norme de la « bonne raison de croire » que l’omission de soulever une nouvelle question « risquerait d’entraîner une injustice » est un seuil élevé et nécessaire dans ce contexte afin d’établir un équilibre approprié entre le rôle des cours d’appel en tant qu’arbitres indépendants et impartiaux et le besoin de veiller à ce que justice soit rendue.

[79]  Dans la présente affaire, j’estime qu’il existe une bonne raison de conclure qu’une injustice pourrait se produire en ce que l’agente n’a pas appliqué le bon critère en conformité avec les principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy. Justice doit être rendue à l’égard de son omission d’aborder la preuve précise et probante du traitement inadmissible subi par la demanderesse et ses enfants, alors que celui‑ci était extrêmement pertinent au regard du critère juridique permettant d’évaluer si des motifs d’ordre humanitaire justifiaient de les dispenser de l’expulsion.

C.  Objections préliminaires du défendeur

[80]  Les observations substantielles que le défendeur a jointes à la question certifiée sont contenues dans les deux paragraphes suivants, dont la Cour a souligné les déclarations dignes d’intérêt :

[traduction]

La question de savoir si les difficultés passées doivent obligatoirement être prises en compte dans l’évaluation des demandes d’ordre humanitaire, même lorsqu’elles n’ont pas été explicitement soulevées par un demandeur, est déterminante au regard de la présente affaire. En l’espèce, même si la demanderesse a certainement évoqué ses difficultés passées, elle ne semble pas les invoquer dans sa demande de dispense. De même, bien que l’agente d’immigration ait pris note de ses difficultés passées, ce n’était pas un facteur déterminant.

Cette question transcende également les intérêts des parties à la présente affaire. Même si nous ne disposons d’aucune série de critères explicites devant être pris en compte dans une demande de mesures d’ordre humanitaire, à l’exception de l’intérêt supérieur des enfants touchés, les difficultés passées ne sont pas un facteur normalement examiné dans de tels cas. Ainsi, l’issue d’un appel portant sur cette question aurait une incidence sur un très grand nombre de demandes de mesures d’ordre humanitaire.

[81]  Si je saisis bien le premier paragraphe précédent, le ministre fait valoir que les difficultés associées à l’abandon de la famille à l’étranger ont été considérées, mais qu’elles n’ont pas été jugées déterminantes. Je ne crois pas que les motifs puissent être interprétés de façon à laisser entendre que la preuve de la demanderesse concernant l’abandon de la famille a été considérée du simple fait qu’elle est mentionnée dans la chronologie des évènements. Les circonstances sont décrites dans un paragraphe succinct de l’exposé introductif des faits, sans être reprises à nouveau dans les motifs. Ainsi, l’analyse détaillée et approfondie de l’agente s’inscrivait sous les rubriques [traduction« Difficultés associées au retour en Jamaïque » et [traduction« Intérêt supérieur de l’enfant ». Rien n’indique que les souffrances vécues par la famille à la suite de leur abandon en Israël ont été évaluées.

[82]  Le défendeur confirme cette conclusion puisqu’il fait remarquer dans le paragraphe suivant que [traduction« les difficultés passées ne sont pas un facteur normalement examiné dans de tels cas (référence uniquement à l’intérêt supérieur de l’enfant) ». Ce n’est pas non plus un facteur que l’agente a considéré en l’espèce. Il est vrai que cette omission découlait du fait que la demanderesse n’a pas insisté sur la question pour la même raison, à savoir que la jurisprudence ne reprend pas totalement les enseignements de l’arrêt Kanthasamy. Le critère est plutôt circonscrit aux facteurs exposés dans les Lignes directrices, qui ne tiennent pas compte d’autres considérations d’ordre humanitaire, notamment les difficultés passées.

[83]  La déclaration du défendeur, soulignée par la Cour, selon laquelle [traduction« la demanderesse a certainement évoqué ses difficultés passées » minimise l’impact proportionnellement plus important de la preuve liée à l’abandon pour ce qui est de susciter la compassion du Canadien raisonnable et civilisé, compassion qui n’est toutefois pas allée jusqu’à autoriser la famille à rester au Canada. Ces faits se démarquent et dominent le récit de la famille, comme cela a été généralement reconnu à l’audience.

[84]  Aussi, je suis en désaccord avec l’observation du défendeur qui avance selon moi un argument de type « avalanche de demandes ». Je conviens que le fait de soulever de nouvelles questions en droit de l’immigration et du statut de réfugié risque d’entraîner une telle avalanche de demandes, étrangère à d’autres domaines du droit canadien; c’est donc généralement une exception au rejet de ce type d’argument. Néanmoins, même en reconnaissant la vaste portée contextuelle de la preuve sur les difficultés passées, le fait de fixer le « seuil » des mauvais traitements subis par les demandeurs à celui des actes inadmissibles, c’est‑à‑dire « choquants » pour la personne civilisée et raisonnable, en circonscrit significativement l’application générale. Le caractère inadmissible et choquant renvoie sans doute au seuil de preuve le plus strict en droit canadien. De plus, le seuil des actes inadmissibles justifiant l’octroi de cette mesure d’ordre humanitaire exceptionnelle n’est établi que par une preuve extrêmement probante nécessitant une corroboration objective qui ne laisse aucun doute quant à la survenue et au degré de mauvais traitements subis par la demanderesse dans l’esprit de la personne civilisée, alors disposée à alléger les contraintes liées au renvoi.

D.  Le défaut d’appliquer les enseignements de l’arrêt Kanthasamy

[85]  La question dont le défendeur réclame la certification, qui met l’accent sur les obligations de l’agente de considérer des questions que la demanderesse n’a pas soulevées appelle d’autres commentaires de la Cour. J’estime que l’injustice en l’espèce découle d’une application trop stricte des enseignements de l’arrêt Kanthasamy. D’après la Cour suprême, les difficultés susceptibles de donner lieu à une action en justice reposent sur deux approches ou fondements généralement coexistants qui combinent les facteurs des Lignes directrices avec le critère d’ordre humanitaire à vocation équitable de la personne raisonnable et compatissante décrite dans la décision Chirwa. Je comprends que la Cour ait tenté de tempérer l’impact et la portée des Lignes directrices, qu’elle a malgré tout endossées, pour les concilier avec les principes à vocation équitable énoncés dans la décision Chirwa.

[86]  Suivant le critère de la décision Chirwa, l’agente doit évaluer les difficultés du point de vue de la personne civilisée dont le sens de la compassion la pousse à vouloir dispenser les demandeurs de devoir retourner dans leur pays d’origine. Ce critère oblige l’agente à considérer tous les faits susceptibles de susciter la compassion des Canadiens raisonnables qui voudraient que les demandeurs restent au Canada. Cela signifie essentiellement que l’agente doit considérer si et dans quelle mesure les faits susciteraient probablement un sentiment de compassion justifiant l’octroi d’une dispense spéciale du renvoi, que ces faits renvoient ou non à un facteur prévu dans les Lignes directrices.

[87]  À cet égard, la question suivante me paraît insoluble : comment les principes coexistants issus de la décision Chirwa peuvent‑ils s’appliquer s’ils ne sont énoncés ni explicitement ni tacitement dans les motifs de l’agente alors que des facteurs évidents propres à susciter la compassion ne sont pas analysés?

[88]  J’irais d’ailleurs jusqu’à suggérer que la formulation habituelle des principes régissant les demandes CH, requise par l’arrêt Kanthasamy, est généralement insuffisante, car elle n’oblige pas le décideur à aborder le fondement global à vocation équitable qui sous‑tend le paragraphe 25(1). Le libellé employé dans la décision Chirwa devrait explicitement être mentionné dans la conclusion qui résume normalement une demande CH ou être tacitement perçu comme le fondement de l’évaluation globale, comme le démontrerait sa superposition aux faits de l’affaire justifiée par les motifs de l’agent.

[89]  Si elle s’était concentrée sur les faits de l’affaire propres à susciter la compassion, l’agente aurait nécessairement considéré l’abandon choquant de la demanderesse et de ses enfants comme une considération importante « qui suscite la compassion ». Cette considération viendrait s’ajouter aux facteurs des Lignes directrices susceptibles de justifier une dispense du renvoi, ou suffirait en soi à amener la personne civilisée compatissante à l’octroyer.

[90]  L’ISE affecte également question de savoir si l’agente était tenue de considérer les difficultés passées à titre de facteur dans sa décision, en s’appuyant sur la norme énoncée dans l’arrêt Kanthasamy (aux par. 38 et 39) portant qu’elle doit être réceptive, attentive et sensible à leurs intérêts, de manière à ne pas leur accorder une importance insuffisante ou minimale.

[91]  Il est évident que la nécessité de faire preuve de compassion sera beaucoup plus pressante lorsque les mauvais traitements concernent des enfants vulnérables et dépendants. Les enfants de la demanderesse sont sur le point d’être arrachés à un milieu favorable, sûr et porteur d’espoir pour être expulsés vers un lieu chargé de souvenirs de perte et de chagrin liés au comportement inadmissible et à la disparition de leur père ‑ en fait, ils l’auront échappé belle en trouvant ici des conditions plus favorables, mais qui leur fileront entre les doigts du jour au lendemain. Les enfants dont les espoirs sont cruellement ballottés dans tous les sens en tirent des leçons, se forment des opinions et se forgent un caractère : c’est ainsi qu’ils percevront le monde et qu’ils y évolueront au cours de leur vie, même s’ils retournent dans un environnement familier et sûr, mais privés de père. Il s’agit là de considérations normales dont une personne raisonnable et civilisée, si elle a des enfants, doit se soucier au moment de résoudre les questions de renvoi auxquelles est confrontée cette famille dont les membres ont subi un traitement inadmissible de la part d’un parent, mais qui s’accrochent à l’espoir en restant au Canada. Ces considérations méritent à tout le moins d’être prises en compte par l’agent.

[92]  Par conséquent, j’estime qu’un agent doit, selon les circonstances et en s’appuyant sur ses connaissances spécialisées des mesures d’ordre humanitaire, examiner tous les faits pertinents, et certainement ceux qui sautent vivement aux yeux lorsque cette question est examinée, qu’ils figurent ou non dans les Lignes directrices, même s’ils ne sont pas invoqués par le demandeur. L’évaluation des facteurs d’ordre humanitaire relève de l’expertise de l’agent.

[93]  Le problème vient de ce que la formulation du critère ne précise pas quels faits propres à susciter la compassion face à de grandes souffrances, qui ne relèvent peut‑être pas des Lignes directrices, sont néanmoins susceptibles d’amener la personne civilisée à vouloir accorder une dispense du renvoi du Canada et ce, même s’il est peu probable que les circonstances se répètent.

[94]  Je conclus que le critère formulé dans la décision Chirwa a été circonscrit, en raison d’un appui excessif sur les Lignes directrices, uniquement à la compassion suscitée par le retour à des difficultés récurrentes. Le critère, tel qu’il est réellement énoncé dans la décision Chirwa, renvoie à une série illimitée de circonstances pour autant qu’elles suscitent la compassion de personnes civilisées en faisant naître dans leur esprit le désir de dispenser les demandeurs du renvoi. La personne civilisée jugerait‑elle que la demanderesse et ses enfants ont assez souffert de leurs circonstances passées? Le cas échéant, pour quels motifs? D’un point de vue contextuel, de telles difficultés passées doivent, pour être considérées, être choquantes pour la personne civilisée. Si tel est le cas, l’agent doit les examiner. Si elles ne sont pas prises en compte, il existe une « bonne raison de croire » que le défaut de soulever et de considérer cette question « risquerait d’entraîner une injustice ». Cela motiverait la Cour à intervenir en soulevant une nouvelle question, que la demanderesse l’ait invoquée ou non devant l’agente.

[95]  Par conséquent, la question suivante est certifiée pour appel :

S’agissant d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, l’agent doit‑il considérer la preuve des difficultés passées liées au traitement lamentable et inadmissible subi par une demanderesse et ses enfants, alors que ces difficultés ne relèvent d’aucun facteur énoncé dans les Lignes directrices, qu’elles ne se reproduiront pas ni ne surgiront lors du renvoi, mais qu’elles concordent possiblement avec les principes énoncés dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, adoptés dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CSC 61, et ce, même si le sujet n’a pas été explicitement soulevé par la demanderesse à titre de facteur pertinent à prendre en compte? Sinon, le juge des demandes peut‑il soulever le sujet à titre de nouvelle question suivant les principes de l’arrêt R. c Mian, 2014 CSC 54?


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6306‑18

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande et l’affaire est renvoyée à la même agente qui devra considérer si les difficultés passées étaient inadmissibles, et, le cas échéant, examiner la preuve dans le contexte de la demande de mesure spéciale d’ordre humanitaire conformément aux motifs de la Cour fondés sur les principes énoncés dans l’arrêt Chirwa.
  2. De plus, la question suivante est certifiée pour appel :

S’agissant d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, l’agent doit‑il considérer la preuve des difficultés passées liées au traitement lamentable et inadmissible subi par une demanderesse et ses enfants, alors que ces difficultés ne relèvent d’aucun facteur énoncé dans les Lignes directrices, qu’elles ne se reproduiront pas ni ne surgiront lors du renvoi, mais qu’elles concordent possiblement avec les principes énoncés dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, adoptés dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CSC 61, et ce, même si le sujet n’a pas été explicitement soulevé par la demanderesse à titre de facteur pertinent à prendre en compte? Sinon, le juge des demandes peut‑il soulever le sujet à titre de nouvelle question suivant les principes de l’arrêt R. c Mian, 2014 CSC 54?

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de juillet 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6306‑18

 

INTITULÉ :

ASHLEY NADINE LAING NEE PRYCE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

CHANTAL DESLOGES

JUDY MICHAELY

 

POUR LA DEMANDERESSE

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CHANTAL DESLOGES

JUDY MICHAELY

PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

POUR LA DEMANDERESSE

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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