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Date : 20040720

Dossier : T-652-03

Référence : 2004 CF 1016

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MacKAY

ENTRE :

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                          demandeur

                                                                            et

                                            LA SUCCESSION D'ETHEL VINCENT

                                                                                                                                                intimée

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Le procureur général du Canada (le ministre) demande le contrôle judiciaire d'une décision interlocutoire rendue le ou vers le 3 avril 2003 par le Bureau du Commissaire des tribunaux de révision, Régime de pensions du Canada/Sécurité de la vieillesse (le tribunal); dans cette décision interlocutoire, le Bureau du Commissaire rejetait la requête du ministre que soit rejeté l'appel interjeté par la succession d'Ethel Vincent, appel ayant trait à une réclamation déposée par Mme Vincent de son vivant. La demande de contrôle judiciaire repose sur l'observation que l'intimée, la succession, n'avait pas qualité pour être entendue par le Commissaire, puisqu'elle n'a pas le droit de poursuivre une réclamation déposée par Mme Vincent.

Faits

[2]                Ethel Vincent et Reginald Vincent étaient conjoints de fait d'août 1974 à janvier 1986. En juillet 1996, à l'âge de 47 ans, Mme Vincent a demandé un « partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension » (partage des droits), aux termes du chapitre C-8 du Régime des pensions du Canada, L.R.C. 1985 (la Loi). Les dispositions visant le partage des droits aux termes de la Loi s'appliquaient alors aux conjoints de fait qui se sont séparés en 1987 ou après. Même si Mme Vincent ne satisfaisait pas à cette condition du partage des droits du RPC, elle a tout de même soumis une demande.

[3]                Dans une lettre en date du 21 août 1996, le ministre a rejeté sa demande parce que la séparation de Mme Vincent et de M. Vincent s'était produite avant le 1er janvier 1987. Mme Vincent a demandé un réexamen de cette décision, aux termes de l'article 81 de la Loi. Le ministre lui a répondu le 3 juin 1997, confirmant sa décision antérieure de rejeter sa demande.


[4]                Dans une lettre en date du 25 août 1997, Mme Vincent a avisé le Bureau du Commissaire des tribunaux de révision, Régime de pensions du Canada, qu'elle désirait interjeter appel de la décision du ministre auprès du tribunal. Le 16 avril 1998, on a convoqué un tribunal, mais l'audience a été ajournée parce que Mme Vincent a indiqué qu'elle se fonderait sur les droits à l'égalité exposés à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l'annexe B de la Loi sur le Canada de 1982, ch. 11 (R.U.) (la Charte), afin de contester l'obstacle législatif qui l'excluait du partage des droits du RPC.

[5]                En septembre 2001, l'avocat de Mme Vincent a présenté un avis d'appel modifié dans lequel il esquissait des observations se rapportant à la contestation de certaines dispositions de la Loi, fondée sur les droits à l'égalité revendiqués. Plus précisément, Mme Vincent prétendait que le régime de partage des droits comportait au moins deux lacunes au plan constitutionnel :

1.         les anciens conjoints de fait qui se sont séparés entre le 17 avril 1985 et le 31 décembre 1986 n'avaient pas droit du tout au partage des droits, et n'y ont encore pas droit;

2.         il comportait un délai de quatre ans pour la présentation de demandes par les anciens conjoints de fait, tandis qu'il n'y a aucune limite de ce genre pour les époux divorcés ou séparés.


[6]                Après la présentation de l'avis d'appel modifié, le 24 octobre 2001, Mme Vincent est décédée du cancer. À la suite de son décès, des prestations de décès du RPC ont été versées aux membres de sa famille qui lui ont survécu, et une prestation d'orphelin a été versée au petit-fils dont elle avait la garde, Jordan Vincent.

[7]                Puis, dans une lettre en date du 17 septembre 2002, en vue de l'audience du tribunal de révision qui se tiendrait sous peu pour statuer sur la réclamation fondée sur la Charte, l'avocat de la succession d'Ethel Vincent a soumis ses observations à l'appui de la réclamation liée aux droits à l'égalité.

[8]                Après un certain temps, y compris une demande de prolongation du délai de la part du ministre pour la soumission des observations en réponse à la réclamation fondée sur la Charte, le ministre a présenté une requête le 11 février 2003, prétendant que, suite au décès de Mme Vincent, sa succession n'avait pas qualité pour poursuivre la réclamation fondée sur la Charte. Le 17 mars 2003, on a tenu une audience portant sur la demande de décision interlocutoire du ministre, qui voulait obtenir le rejet de l'appel interjeté par la succession d'Ethel Vincent pour le motif que la succession n'avait pas qualité pour agir aux termes de l'article 15 de la Charte.


[9]                Le ou vers le 3 avril 2003, le tribunal a rejeté la requête du ministre. Dans sa décision, le tribunal a signalé que la question à trancher consistait à statuer si la succession d'Ethel Vincent avait ou non qualité pour poursuivre l'appel, étant donné que la succession n'était pas une personne au sens de l'article 15 de la Charte. Le tribunal a renvoyé à des causes citées par le ministre à l'appui de sa requête, mais a signalé qu'elles comportaient une différence importante par rapport à la présente affaire : ces causes avaient toutes trait à des requêtes déposées par une succession après le décès de la personne qui, selon les allégations, avait été privée de ses droits, mais cette personne n'avait pas déposé de réclamation de son vivant. Le tribunal a formulé la conclusion suivante :

[traduction]

En l'espèce, il s'agit d'une situation où la personne a déposé la requête et l'a poursuivie jusqu'à son décès. Il s'agit de la requête de la personne que la succession ne fait que poursuivre ou mener à sa fin. Par conséquent, le tribunal de révision rejette la demande de décision interlocutoire du ministre. La succession d'Ethel Vincent a qualité pour poursuivre le présent appel.

[10]            Cette décision a mené à la requête du ministre visant un contrôle judiciaire, sans interjeter appel auprès de la Commission d'appel des pensions, tel que prévu aux termes de l'article 83 de la Loi.

Législation pertinente

[11]            Le paragraphe 15 de la Charte canadienne des droits et libertés est rédigé comme suit :


15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.


Observations des parties

[12]            Le ministre reconnaît qu'une demande de contrôle judiciaire d'une décision interlocutoire rendue par un tribunal est accueillie uniquement lorsque des « circonstances spéciales » justifient un tel contrôle : Canada c. Succession Schnurer, [1997] 2 C.F. 545 (C.A.), Szczecka c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 934 (C.A.) (QL). On considère que ces circonstances spéciales englobent les situations où la compétence d'un tribunal est contestée ou les situations où les décisions portent sur la compétence du tribunal : Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites), [1996] 3 C.F. 584 (1re inst.). Le ministre prétend que la décision du tribunal constitue une circonstance spéciale puisque la question de la qualité pour agir est une question liée à la compétence, ayant trait à l'habilité du tribunal d'enquêter sur les faits, de mettre en application la loi, de prendre des décisions et, en fin de compte, de prononcer sa décision.

[13]            De plus, le ministre prétend que les faits liés à la présente requête sont clairs et essentiellement convenus, qu'on a déjà clairement établi les points pertinents se rapportant à la question de la qualité pour agir qui est en litige, et que la décision sur la question de la qualité pour agir pourrait avoir un effet immédiat et certain sur les relations entre les parties. Enfin, le ministre prétend que l'exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire de contrôler cette affaire à cette étape de la procédure pourrait mener à une décision sur les droits fondamentaux des parties et sur l'ensemble de l'affaire initialement portée devant le tribunal, ce qui serait conforme au principe de l'économie judiciaire.


[14]            Pour appuyer la requête du ministre, on fait valoir que le tribunal de révision a commis une erreur de droit en ne reconnaissant pas qu'une succession, du fait qu'elle est la totalité des actifs d'une personne décédée, n'est pas une personne physique et, par conséquent, n'est pas une « personne » aux termes de l'article 15. De plus, de nombreux tribunaux ont statué que le mot « personne » dans l'article 15 se rapporte uniquement à des êtres humains : Succession Levesque c. Succession Levesque, [1989] 96 N.B.R. (2e) 348 (Q.B.); Succession Stinson c. Colombie-Britannique, 1999 BCCA 761; Succession Wilson c. Canada (Procureur général), [1996] B.C.J. no 1264 (S.C) (QL). On fait valoir que le fait sur lequel se fonde l'appel est une violation alléguée des droits constitutionnels de feue Ethel Vincent, et que les tribunaux ont statué que ces droits sont personnels et ne se transmettent pas à la succession. Ainsi, la succession d'Ethel n'a pas qualité pour interjeter appel auprès du tribunal.

[15]            Du côté de la succession, on fait valoir que les circonstances de la présente affaire ne sont pas spéciales. On avance plutôt trois facteurs liés à la requête, en sus du bien-fondé de cette requête du ministre, qui militent en faveur du rejet par la Cour d'un contrôle judiciaire :

i.          l'inertie/acquiescement de la part du ministre à la suite du décès de Mme Vincent, avant qu'il ne demande le rejet de l'appel auprès du tribunal;

ii.          la disponibilité d'autres recours adéquats;

iii.         le fait que la décision interlocutoire du tribunal ne réglait peut-être pas la question de la qualité pour agir.

[16]            Je conviens avec le ministre que la doctrine de l'inertie peut servir de bouclier, mais ne peut servir d'arme offensive, et que le tribunal de révision n'était pas habilité à recourir à la doctrine de l'inertie pour justifier le refus de rejeter l'appel.


[17]            Il est vrai que la Cour d'appel fédérale a rejeté des demandes de contrôle judiciaire d'une décision interlocutoire lorsque le demandeur disposait d'autres recours tels qu'un processus d'appel prévu par la loi : Szcecka, précitée, à la page 6. Dans la présente affaire, le ministre avait la possibilité de demander l'autorisation d'interjeter appel auprès de la Commission d'appel des pensions concernant la décision interlocutoire, conformément à l'article 83 de la Loi, ou encore d'attendre la décision du tribunal sur le bien-fondé de la cause, puis d'interjeter appel à ce moment-là. La Commission d'appel des pensions peut examiner un appel du tribunal portant sur la question de la qualité pour agir et sur le bien-fondé de l'appel. La Commission est organisée afin d'assurer de manière rapide, économique et facilement accessible une révision d'appel des décisions du tribunal d'appel. À mon avis, la disponibilité de ce processus à titre de recours est un facteur qui milite clairement contre un contrôle judiciaire en ce moment.

[18]            Finalement, la succession avance que le tribunal avait raison d'accepter que l'intimée avait qualité pour poursuivre la réclamation fondée sur la Charte déposée et engagée par Mme Vincent avant son décès. Mme Vincent a subi une violation de ses droits aux termes de la Charte et a amorcé une procédure. Compte tenu des circonstances, on fait valoir que la succession a le droit, après sa mort, de poursuivre la réclamation. Elle ne tente pas de déposer une réclamation au nom de la personne décédée, mais tâche plutôt de mener à bien une réclamation amorcée par Mme Vincent de son vivant.

[19]            Aucun des précédents cités par le ministre ne défend la proposition qu'une réclamation fondée sur la Charte amorcée et poursuivie par un demandeur prend fin au décès du demandeur et ne peut être poursuivie par la succession du demandeur. Dans la décision Levesque, précitée, aucune réclamation n'avait été engagée à l'endroit d'une succession du vivant de la demanderesse, si bien qu'une réclamation ne pouvait être engagée par sa succession après son décès. Dans l'arrêt Stinson, précité, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a statué qu'on ne pouvait poursuivre une réclamation fondée sur la Charte amorcée après le décès de la personne. Dans l'arrêt Wilson, précité, le tribunal a rejeté une réclamation aux termes de l'article 7 engagée à l'encontre du service policier par la succession de la victime, pour violation fautive du droit à la vie. La personne décédée n'avait pas déposé de réclamation de son vivant.

[20]            La succession fait également valoir une autre différence par rapport aux causes citées : le redressement demandé dans la présente affaire se fonde sur l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, et non sur l'article 24. Il s'agit d'une réclamation fondée sur les droits à l'égalité; on ne prétend pas que ce qui est arrivé était unique à la situation personnelle de Mme Vincent. La réclamation est plutôt centrée sur l'allégation que le régime de partage des droits aux termes de la Loi exerce une discrimination contre tous les anciens conjoints, principalement des femmes, dans sa situation. Le redressement demandé est une décision déclarant que les dispositions contestées enfreignent la Charte. Si ce redressement était accordé, la déclaration permettrait à ces personnes, presque exclusivement des femmes, d'avoir droit le moment venu aux prestations de retraite ou d'invalidité auxquelles d'autres ont droit.

[21]            De plus, on fait valoir que, puisque la protection des droits à l'égalité vise notamment à améliorer la situation des groupes défavorisés dans le passé, et que puisqu'il s'agit d'une procédure qui vise une situation systémique dans la mesure où elle s'applique de manière générale aux membres d'un groupe défavorisé, la décision du tribunal de reconnaître la qualité pour agir de l'intimée était la décision appropriée.

[22]            On signale également que la règle 116 des Règles de la Cour fédérale (1998) permet de poursuivre une procédure après le décès d'une partie. Évidemment, cette règle vise les procédures devant la présente Cour, et non les procédures devant d'autres tribunaux. De plus, je signale que même si aucun des avocats n'a fait renvoi à la Survival of Actions Act, R.S.N.S. 1989, chapitre 453, cette loi stipule qu'un exécuteur testamentaire peut poursuivre une procédure engagée par une personne de son vivant.

[23]            Autrement, si la Cour conclut que la réclamation de Mme Vincent fondée sur la Charte ne peut être poursuivie par sa succession de plein droit, la succession avance que le tribunal avait néanmoins le pouvoir discrétionnaire d'accorder la qualité pour agir à l'intimée en vertu de son « pouvoir discrétionnaire résiduaire » , comme l'a statué la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157 à la page 33. Toutefois, le tribunal de révision ne prétendait pas recourir à un pouvoir discrétionnaire résiduaire pour justifier sa décision. Ainsi, il ne s'agit pas d'une question sur laquelle la présente Cour devrait se prononcer.



Conclusion

[24]            Je conviens que des circonstances spéciales dans la présente affaire, c'est-à-dire la question de la qualité pour agir habilitant la succession à poursuivre le recours engagé par Mme Vincent de son vivant, justifient l'exercice du pouvoir de la Cour d'examiner, au moyen d'un contrôle judiciaire, la décision du tribunal de révision.

[25]            À mon avis, toutefois, le tribunal de révision n'a pas commis d'erreur en statuant que la succession d'Ethel Vincent avait qualité pour poursuivre la réclamation déposée par elle de son vivant, y compris sa réclamation qu'on l'avait privée de ses droits à l'égalité, en contravention de l'article 15 de la Charte.

[26]            Il reste à voir si la succession aura du succès avec sa réclamation. À cette étape du processus, la décision prise par le tribunal de révision de reconnaître à la succession la qualité pour poursuivre la réclamation ne peut être considérée comme une erreur de droit.

[27]            L'intimée a demandé une adjudication des dépens. Habituellement, les dépens suivent l'issue de la requête et cela semble approprié dans la présente affaire. Je fixe les dépens à 1 000 $.


ORDONNANCE

[28]            LA COUR ORDONNE :

1.          que soit rejetée la demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 3 avril 2003, décision par laquelle a été rejetée la requête du ministre visant le rejet d'un appel interjeté par la succession intimée auprès d'un tribunal de révision dans le cadre du Régime de pensions du Canada/Sécurité de la vieillesse.

2.          que les dépens, fixés à 1000 $, soient adjugés à l'intimée.

                                                                                                                       « W. Andrew MacKay »            

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 20 juillet 2004

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-652-03

INTITULÉ :                                       PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et

SUCCESSION D'ETHEL VINCENT

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 6 avril 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :     LE JUGE MacKAY

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 juillet 2004

COMPARUTIONS :

Florence Clancy

POUR LE DEMANDEUR

Vince Calderhead

POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DEMANDEUR

Aide juridique de la Nouvelle-Écosse

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR L'INTIMÉE


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