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Date : 20200324


Dossier : IMM‑2845‑19

Référence : 2020 CF 409

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LEANDRA RENEE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la Loi]. Les deux sections ont conclu que la demanderesse manquait de crédibilité et qu’elle n’avait donc pas établi une crainte raisonnable de persécution ou une menace prospective en cas de retour à Sainte‑Lucie, son pays de nationalité, et subsidiairement, qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[2]  La demanderesse est arrivée au Canada de Sainte‑Lucie le 2 novembre 2008 comme visiteuse. À l’expiration de son visa de six mois, elle est restée au Canada, sans statut. En 2014, elle a déposé depuis le Canada une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH], alléguant essentiellement qu’elle se heurterait à des difficultés financières à Sainte‑Lucie. Cette demande a été rejetée en avril 2015.

[3]  En septembre 2016, la demanderesse a présenté une demande d’asile, soutenant qu’elle serait blessée ou assassinée par son ex‑petit‑ami si elle devait retourner à Sainte‑Lucie. Elle alléguait en particulier que ce dernier avait commencé à la maltraiter physiquement peu après leur rencontre en 2005, qu’il était ensuite devenu de plus en plus violent par simple jalousie, allant jusqu’à la jeter au sol en 2007 après avoir remarqué qu’elle avait salué un ami de son frère qui passait par là. Elle affirme que la police s’est présentée sur les lieux et l’a interrogée, mais que l’État n’est plus intervenu ensuite, ajoutant que son ex‑petit‑ami avait des amis dans la police et qu’à chaque fois qu’elle les appelait, ils manquaient de se présenter.

[4]  La SPR a conclu que la demande d’asile de la demanderesse n’était pas crédible, étant donné qu’elle n’a pas cherché à obtenir la qualité de réfugié pendant huit ans et qu’elle a omis pendant des années de se renseigner sur la manière de régulariser son statut. Les préoccupations de la SPR concernant la crédibilité étaient également liées au fait que la demanderesse n’avait pas mentionné, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, que son ex‑petit‑ami avait, dans le courant de 2012 ou 2013, menacé de la tuer si elle revenait à Sainte‑Lucie, et qu’il n’avait proféré aucune autre menace dans les trois ans ayant précédé le dépôt de ladite demande. Subsidiairement, la SPR a estimé qu’elle aurait de toute façon refusé la demande de la demanderesse, étant donné que cette dernière n’avait pas établi, par une preuve claire et convaincante, que les autorités de Sainte‑Lucie étaient incapables de la protéger ou peu disposées à le faire.

[5]  La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son évaluation globale de la crédibilité, estimant que même s’il n’était pas déterminant, le retard de huit ans mis par la demanderesse à présenter une demande d’asile pouvait entraîner une détermination négative quant à la crédibilité. La SAR a également estimé que la raison pour laquelle la demanderesse prétendait ne pas avoir demandé l’asile plus tôt, à savoir qu’elle « ne faisai[t] que vivre » et « n’y [a] pas pensé] », n’atténuait pas les préoccupations en matière de crédibilité regardant sa demande. Pour la SAR, un tel retard remettait en question sa crainte subjective, attendu que son défaut de prendre des mesures en vue de régulariser son statut l’exposait à un risque d’expulsion vers le pays où vit actuellement l’agent de persécution allégué. Toujours d’après la SAR, un tel comportement n’était pas celui d’une personne craignant pour sa vie en cas de retour dans son pays de nationalité et sapait donc sa crédibilité.

[6]  La SAR a également estimé que le défaut de la demanderesse de mentionner les violences familiales dont elle avait été victime au titre des difficultés fondant sa demande CH minait sa crédibilité, étant donné qu’elle pouvait invoquer ces difficultés dans le cadre de cette demande, mais ne l’avait pas fait. Toujours d’après la SAR, le fait qu’elle n’ait même pas mentionné ce facteur au consultant en immigration qui l’aidait à l’époque nuisait également à sa crédibilité.

[7]  S’agissant de la protection de l’État, la SAR a également estimé que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve claire et convaincante établissant que les autorités de Sainte‑Lucie seraient incapables de la protéger ou peu disposées à le faire. La SAR a examiné le rapport concluant que même si les policiers sont disposés à arrêter les contrevenants, les crimes de violences familiales ne font l’objet de poursuites que si la victime porte des accusations. Elle a souligné à cet égard que d’après le rapport en question, la sécurité financière est souvent le principal obstacle pour les victimes qui souhaitent porter plainte. Tout en reconnaissant que de nombreuses raisons peuvent motiver une victime de violences familiales à ne pas porter plainte, la SAR a toutefois souligné que dans le cas présent, la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était financièrement dépendante de son ex‑petit‑ami.

[8]  Ayant également relevé la preuve mitigée quant à l’efficacité globale des mesures mises en place à Sainte‑Lucie pour prévenir et résoudre les violences familiales, la SAR a néanmoins conclu que le cadre législatif et procédural, conjointement aux mesures mises en œuvre par la police et d’autres autorités de l’État, attestait l’existence d’une protection dans ce pays ainsi que son efficacité sur le plan opérationnel. Comme la demanderesse n’a pas pu expliquer pourquoi elle ne faisait pas confiance à la police ou aux tribunaux pour la protéger et qu’elle n’a pas non plus fourni de preuve crédible établissant que son ex‑petit‑ami avait des liens avec la police, la SAR a conclu qu’elle pourrait raisonnablement se prévaloir de la protection de l’État.

[9]  La demanderesse soutient que la décision de la SAR devrait être infirmée pour un certain nombre de raisons. Premièrement, la SAR aurait eu tort de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité au motif que sa crainte d’être persécutée à Sainte‑Lucie n’était pas mentionnée dans la demande CH. Une telle analyse, de poursuivre la demanderesse, est fondamentalement lacunaire, attendu que le paragraphe 25(1.3) de la Loi interdit aux agents d’immigration chargés d’évaluer des demandes CH de prendre en compte les facteurs servant à établir la qualité de réfugié.

[10]  Deuxièmement, la demanderesse affirme qu’il était déraisonnable que la SAR tire une inférence défavorable concernant sa crédibilité parce qu’elle n’avait pas informé son consultant en immigration des violences familiales dont elle aurait été victime. La demanderesse soutient que les victimes de telles violences déploient de grands efforts pour échapper à la moindre évocation qui leur ferait revivre ces mauvais traitements, qu’elles préfèrent éliminer ces souvenirs douloureux plutôt que de les décrire devant un tribunal d’immigration, à moins de n’avoir aucun autre choix.

[11]  Troisièmement, la demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en accordant beaucoup de poids à des sources peu fiables et biaisées à l’appui de sa conclusion portant que la protection de l’État à Sainte‑Lucie est adéquate, et qu’elle a écarté de ce fait l’avis impartial d’un avocat d’après lequel la réponse de la police aux signalements de violences familiales dans ce pays est « globalement inefficace ». Plus généralement, la demanderesse soutient que la conclusion de la SAR quant à la protection de l’État n’est pas étayée par des motifs suffisamment clairs, précis et intelligibles, ce qui l’empêche de comprendre les raisons sur lesquelles repose ladite conclusion.

[12]  Enfin, la demanderesse affirme que la SAR a enfreint les règles de l’équité procédurale : elle ne lui a pas donné la possibilité de dissiper ses préoccupations en ce qui touche son défaut de fournir une preuve crédible des prétendus liens de son ex‑petit‑ami avec la police, et n’a pas tenu compte de la preuve documentaire soumise qui contredit les conclusions qu’elle a tirées concernant la crédibilité et la protection de l’État.

[13]  La demanderesse soulève des questions liées à l’équité procédurale et au caractère raisonnable de la décision. Il n’est pas contesté que les premières sont soumises à la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43), tandis que les secondes sont soumises à la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 16, 17 et 25 [Vavilov]; Idugboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 334, au par. 18; Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 337, au par. 17). Comme cela est bien établi, la norme de la décision correcte n’appelle aucune déférence de la part de la cour de révision, contrairement à celle de la décision raisonnable.

[14]  En l’espèce, je suis convaincu que les conclusions de la SAR concernant la crédibilité de la crainte de persécution avancée par la demanderesse en cas de retour à Sainte‑Lucie « possède[nt] les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité [...] » (Vavilov, au par. 99). Il convient de rappeler ici que la Cour de justice qui applique la norme de la décision raisonnable « ne se demande [...] pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’‘éventail’ des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution ‘correcte’ au problème ». La cour de révision est seulement appelée « à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif – ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, au par. 83).

[15]  Comme la conclusion tirée par la SAR concernant la crédibilité permet de régler la présente affaire, il n’est pas nécessaire d’examiner les questions soulevées par la demanderesse quant à la conclusion subsidiaire de la SAR concernant la protection de l’État (St. Croix c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 461, au par. 26).

[16]  D’après l’argument principal de la demanderesse concernant les conclusions de la SAR sur la crédibilité de sa crainte de persécution prospective, la SAR a fondé les conclusions en question sur le fait qu’elle n’a pas mentionné le fondement de ladite crainte dans sa demande CH, ainsi que je l’indiquais précédemment. Pour la demanderesse, une telle analyse est fondamentalement lacunaire et constitue une [TRADUCTION] « erreur flagrante de droit », attendu que le paragraphe 25(1.3) de la Loi interdit aux agents d’immigration saisis de demandes CH de prendre en compte les facteurs servant à établir la qualité de réfugié.

[17]  Selon le paragraphe 25(1) de la Loi, le défendeur doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente Loi, étudier le cas de cet étranger. Il peut alors lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[18]  Selon le paragraphe 25(1.3) de la Loi, l’agent d’immigration qui étudie, pour le compte du défendeur, une demande CH, ne peut tenir compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié – au sens de la Convention – aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) de la Loi; « il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face ».

[19]  Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a clairement affirmé que les difficultés auxquelles fait face un étranger peuvent être dégagées de la preuve des faits appuyant une demande d’asile :

[51]  Comme le conclut la Cour d’appel fédérale en l’espèce, le par. 25(1.3) n’empêche pas d’admettre en preuve les faits présentés à l’appui d’instances relatives aux art. 96 et 97. Il incombe à l’agent appelé à rendre une décision en application du par. 25(1) de se demander si ces éléments de preuve, de pair avec les autres que le demandeur souhaite présenter, permettent, même s’ils sont insuffisants pour étayer une demande relative à l’art. 96 ou à l’art. 97, de conclure que des « considérations d’ordre humanitaire » justifient une dispense de l’application habituelle de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. En d’autres termes, l’agent n’a pas à se prononcer sur la preuve d’une crainte fondée de persécution ou d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités, ce qui relève des art. 96 et 97. Il peut cependant tenir compte des faits sous‑jacents pour déterminer si la situation du demandeur justifie ou non une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. (Kanthasamy, au par. 51).

[20]  Ces propos concordent avec l’historique législatif des dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration, ce qui laisse entendre qu’elles avaient « un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont ‘de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne’ » (Kanthasamy, au par. 21). C’est la raison pour laquelle les agents d’immigration saisis d’une demande CH doivent « examiner et [...] soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » et se garder d’entraver leur pouvoir discrétionnaire en voyant dans les directives ministérielles, conçues pour les aider à déterminer si de telles considérations justifient l’octroi de mesures spéciales, « des exigences absolues qui limitent le pouvoir discrétionnaire à vocation équitable que le [paragraphe] 25(1) [leur] permet d’exercer lorsque des considérations d’ordre humanitaire le justifient » (Kanthasamy, aux par. 32 et 33).

[21]  Ainsi, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, le paragraphe 25(1.3) n’empêche pas l’agent d’immigration de prendre en compte les faits sous-jacents à une demande de redressement fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi, afin de déterminer si les faits en question signalent des considérations CH justifiant une exemption de l’application normale de la Loi (D’Aguiar‑Juman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 6, au par. 12; Chaudhary c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 128, au par. 41).

[22]  Par conséquent, il était raisonnablement loisible à la SAR de s’attendre à ce que la demanderesse mentionne dans sa demande CH, au titre des difficultés qui l’affectaient, les violences familiales que lui aurait infligées son ex‑petit‑ami.

[23]  La demanderesse ajoute qu’il était déraisonnable que la SAR tire une inférence défavorable en matière de crédibilité parce qu’elle n’avait pas rapporté les violences familiales qu’elle aurait subies à son consultant en immigration. Elle prétend maintenant qu’elle n’a pas divulgué ce fait, car pour les victimes de violences familiales, la simple idée de revivre de tels mauvais traitements est insoutenable. Ces victimes, affirme‑t‑elle, préfèrent éliminer ces souvenirs douloureux plutôt que de les évoquer devant un tribunal en immigration, à moins qu’elles n’aient d’autre choix.

[24]  Lorsque le commissaire de la SPR lui a demandé pourquoi elle n’avait rien dit de tout cela à son consultant en immigration, la demanderesse a répondu que c’était parce qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait demander l’asile (dossier certifié du tribunal [DCT], p. 30). Puis, à la question de savoir pourquoi elle ne lui a pas dit qu’elle avait d’autres raisons, en dehors des difficultés économiques mentionnées dans sa demande CH, de craindre un retour à Sainte‑Lucie, elle a répondu : [TRADUCTION] « Je ne sais pas » (DCT, p. 31).

[25]  Dans l’affidavit qu’elle a signé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, la demanderesse relate une histoire quelque peu différente. En effet, d’après cet affidavit, elle n’a pas informé son ancien consultant en immigration de sa persécution antérieure parce que celle-ci était fondée sur des violences familiales qui, pensait-elle, relevaient d’une affaire personnelle. Elle a expliqué aussi que son consultant lui avait simplement indiqué que les demandes CH reposaient essentiellement sur l’enjeu de l’établissement au Canada (dossier de la demanderesse, p. 17 et 18, par. 4 à 7).

[26]  Comme le fait remarquer le défendeur, la demanderesse avance à présent une explication contradictoire et différente de celle qu’elle avait offerte à la SPR. D’après lui, cela établit davantage son manque de crédibilité. Mais plus essentiellement, cette preuve est nouvelle et ne peut être admise lors du contrôle judiciaire. Comme cela est bien établi en effet, le contrôle judiciaire est axé sur la décision contestée elle-même et repose sur les documents soumis au décideur administratif. En d’autres mots, le dossier dont dispose la Cour saisie du contrôle judiciaire se limite normalement au dossier de preuve qui avait été présenté au décideur. Par conséquent, la preuve qui n’a pas été soumise à ce dernier et qui concerne le bien-fondé de l’affaire dont il était saisi est inadmissible lors du contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22, au par. 19; Morton c Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2015 CF 575, au par. 36; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48, au par. 8; Tsleil‑Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, aux par. 85 à 87 et 97).

[27]  La question primordiale en l’espèce est de savoir si les agissements de la demanderesse concordent avec la crainte de persécution qu’elle invoque. Il est bien établi qu’une demande d’asile tardive « peut être incompatible avec une crainte subjective parce qu’on s’attend généralement à ce qu’un demandeur d’asile véritablement animé d’une crainte demande l’asile à la première occasion » (Kayode c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 495, au par. 29; Osorio Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 851, aux par. 14 et 15). En l’absence d’une explication satisfaisante quant à la raison pour laquelle la protection n’a pas été réclamée à la première occasion, il est loisible au décideur de conclure que le demandeur d’asile ne craint pas véritablement d’être persécuté, malgré ce qu’il affirme à présent (Espinosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1324, au par. 17; Dion John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1283, au par. 23; Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, au par. 28; Guecha Rincon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 173, au par. 19).

[28]  Je suis convaincu, compte tenu de l’ensemble du dossier dont disposait la SAR, que celle‑ci pouvait conclure de façon raisonnable que la demanderesse n’avait pas fourni d’explication satisfaisante concernant le retard mis à présenter sa demande de protection, et tirer une inférence défavorable en matière de crédibilité parce qu’elle n’avait pas mentionné sa crainte de persécution au consultant en immigration qui la représentait alors.

[29]  Pour ces motifs, je n’accorde aucun poids aux observations de son avocat selon lesquelles [TRADUCTION] « [s]a décision d’éliminer d’abord les souvenirs douloureux des mauvais traitements subis, de présenter une demande CH, puis de soumettre une demande d’asile lorsqu’elle n’a eu d’autre choix que de faire face à ses démons, était totalement raisonnable », car comme nous l’avons constaté, aucune preuve au dossier n’établit que c’est ce qui a amené, dans les faits, la demanderesse à retarder le dépôt de sa demande de protection.

[30]  Je ne remets pas en cause le fait qu’il peut être très douloureux, pour les victimes de violences familiales, de témoigner au sujet des mauvais traitements qu’elles ont subis. Mais encore une fois, en l’espèce, ce n’est tout simplement pas la raison avancée par la demanderesse pour justifier le retard de huit ans mis à présenter sa demande de protection. Elle n’a même pas invoqué ce facteur pour justifier le retard dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire.

[31]  Enfin, la demanderesse fait valoir que la SAR n’a pas abordé la preuve documentaire qu’elle a soumise, commettant par là une erreur susceptible de contrôle puisqu’elle a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait. Cette « preuve », qui figure au paragraphe 22 de ses observations écrites et qui se compose principalement de décisions de la Cour rendues entre 2011 et 2013, porte en fin de compte sur la protection de l’État au regard des violences familiales. Aucun de ces éléments de « preuve » n’intéresse la conclusion principale de la SAR selon laquelle la demanderesse n’a pas établi, par une preuve suffisamment crédible ou digne de foi, qu’elle est exposée à un risque prospectif de blessures ou de persécution en cas de retour à Sainte‑Lucie.

[32]  Comme je l’indiquais précédemment, il n’est pas nécessaire en l’espèce, compte tenu de ma conclusion sur le caractère raisonnable de la principale conclusion de la SAR, d’aborder les questions soulevées par la demanderesse au sujet de la protection de l’État. L’argument portant que la SAR a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait n’est d’aucun secours à la demanderesse, attendu qu’il est sans rapport avec la conclusion principale de la SAR.

[33]  Je souligne ici que dans une décision récente portant sur une demande d’asile soumise par une citoyenne de Sainte‑Lucie sollicitant la protection du Canada pour des motifs de violences familiales, la Cour a refusé de revenir sur la conclusion de la SPR portant que cette demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État. En particulier, tout en reconnaissant le caractère mitigé de la preuve documentaire relative au traitement des violences familiales et des violences fondées sur le sexe à Sainte‑Lucie, la Cour a rejeté l’affirmation de la demanderesse selon laquelle la SPR avait eu tort de se concentrer sur la preuve attestant les efforts gouvernementaux visant à réduire les violences familiales à l’exclusion des éléments indiquant que ces efforts ne s’étaient pas traduits par une protection réelle (Noellien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1010, aux par. 29 et 30).

[34]  Tout cela pour dire que si un consensus dégagé il y a quelques années semblait indiquer que Sainte‑Lucie et d’autres pays des Caraïbes n’offraient généralement pas de protection adéquate aux victimes de violences familiales, comme l’attestent certaines des décisions soumises par la demanderesse à la SAR (Modeste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1262, au par. 34; Corneau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 722, aux par. 8 à 12), les choses semblent avoir depuis connu une évolution favorable.

[35]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sera rejetée. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier. Je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2845‑19

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. aucune question n’est à certifier.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour d’avril 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2845‑19

 

INTITULÉ :

LEANDRA RENEE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2020

 

mOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Mark Gruszczynski

 

POUR La demanderesse

 

Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canada Immigration Team

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR La demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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