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Date : 20200309


Dossier : IMM-4156-19

Référence : 2020 CF 346

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2020

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

DANIEL HERAK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire, fondée sur l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], concerne une décision défavorable rendue à l’issue d’un examen des risques avant renvoi (ERAR). M. Herak affirme qu’il serait victime de persécution ou exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait dans son pays de nationalité ou à son lieu de résidence habituelle, en Slovaquie. Les motifs à l’appui de sa demande sont qu’il est Hongrois d’origine rom et homosexuel.

I.  Les faits

[2]  Pour les besoins de l’espèce, les faits peuvent être résumés comme suit.

[3]  Le demandeur a un oncle, une tante et un cousin qui habitent au Canada. Il affirme que, depuis 1993, un capitaine de police en Slovaquie le harcèle en raison de son homosexualité; d’autres policiers auraient participé au harcèlement au fil des ans. Voici les incidents signalés dans la décision de l’agent d’ERAR :

DATE

INCIDENT

1993

Dans la décision faisant l’objet du contrôle, on peut lire ce qui suit :

[traduction] En 1993, Stefan Bugan […] un capitaine de police qui avait entendu dire que le demandeur était homosexuel, a amené ce dernier au poste de police et l’a battu. M. Bugan a averti le demandeur qu’il n’aurait jamais la paix tant que lui serait vivant. D’autres policiers ont harcelé le demandeur à son domicile, sans avoir de mandat.

1996

Stephan Bugan a de nouveau arrêté M. Herak et [traduction] « a versé du café chaud fraîchement infusé sur [son] avant‑bras gauche ».

2007

D’autres policiers ont continué de harceler M. Herak.

Dans la décision faisant l’objet du contrôle, on peut lire ce qui suit :

[traduction] En 2007, un autre policier a frappé le demandeur à la tête avec une bouteille en verre en lui lançant des insultes homophobes. Malgré plusieurs tentatives pour se cacher dans d’autres villes slovaques, M. Herak a continué d’être harcelé, arrêté et détenu par la police. Stephan Bugan retrouvait M. Herak chaque fois qu’il s’enfuyait et envoyait des policiers le harceler et lui faire du mal.

Novembre 2016

M. Bugan a coupé les poignets de M. Herak. Il l’a également amené dans le bois, lui a fait creuser sa propre tombe et l’a laissé là pendant deux jours. Un des policiers ayant participé à l’incident a libéré M. Herak. À la suite de ces incidents, M. Herak a continué d’être menacé.

Dans la décision faisant l’objet du contrôle, on peut lire ce qui suit :

[traduction] Dernièrement, en novembre 2016, M. Bugan a arrêté le demandeur et l’a amené au poste de police. M. Bugan a coupé les poignets de M. Herak, provoquant l’évanouissement de ce dernier. À l’hôpital, le demandeur s’est réveillé lorsque M. Bugan l’a averti de déclarer qu’il s’était lui‑même infligé ces blessures. Plus tard au cours du mois, le demandeur s’est rendu au ministère de l’Intérieur pour déposer une plainte contre M. Bugan. Pendant le dépôt de cette plainte, Stefan est arrivé, à la recherche de M. Herak. Avec l’aide de deux autres policiers, M. Bugan a amené le demandeur dans le bois, en banlieue de Kumarno. On l’a menacé avec une arme et forcé de creuser sa tombe, dans laquelle il a été jeté et abandonné. Deux jours plus tard, un des policiers impliqués est venu libérer le demandeur, à la condition que celui‑ci promette de ne pas mentionner qu’il l’avait aidé. Après cet incident, M. Bugan a de nouveau menacé M. Herak avec une arme en lui demandant de quitter sa maison sans être payé en retour. C’est ce dernier incident qui a poussé le demandeur à demander l’asile à l’étranger.

1er février 2017

Le fils de M. Herak, Julius Herak, décède. M. Herak allègue que le décès de son fils est attribuable au fait que les médecins ont refusé de le soigner à moins qu’il ne leur verse de grosses sommes d’argent.

Dans la décision faisant l’objet du contrôle, on peut lire ce qui suit :

[traduction] Le demandeur indique que son fils est mort parce que des médecins ont refusé de le soigner à moins qu’il ne leur verse de grosses sommes d’argent. Le demandeur laisse entendre que le décès de son fils témoigne du type de traitements infligés aux Roms (« tziganes ») en Slovaquie. À la suite d’un examen approfondi de la preuve à l’appui, je conclus que le certificat de décès confirme le décès du fils du demandeur, mais ne précise pas la cause du décès. Aucun autre élément de preuve au dossier ne porte à croire que le décès prématuré de Julius est attribuable à des professionnels de la santé sans scrupules ou hostiles à l’égard des Roms qui ont refusé de le soigner. En concluant ainsi, j’accorde beaucoup moins de poids à cet élément de preuve que le demandeur a présenté pour démontrer qu’il serait exposé à un risque en Slovaquie.

[4]  Plusieurs mois plus tard, le 21 novembre 2017, le demandeur s’est rendu à Montréal et a demandé l’asile dès son arrivée. Cependant, on a découvert qu’il avait un casier judiciaire en Slovaquie et qu’il était donc interdit de territoire en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi. En fait, on avait déjà refusé de lui accorder un visa pour venir au Canada en raison de son casier judiciaire pour comportement frauduleux, en Slovaquie, ce qui l’a poussé à présenter une nouvelle demande, mais cette fois sans indiquer qu’il avait un casier judiciaire. Par conséquent, une fois que l’on a découvert cette information, sa demande d’asile a été suspendue et une mesure de renvoi a été prise. Une demande d’ERAR a été présentée le 27 décembre 2018 et a été rejetée le 21 mai 2019.

II.  La décision de l’agent d’ERAR

[5]  Après avoir examiné les faits tels qu’ils ont été présentés dans la demande, l’agent d’ERAR a reconnu que le demandeur est homosexuel et que la discrimination qui existe en Slovaquie d’après la preuve documentaire est [traduction] « préoccupante ». Néanmoins, il a conclu que peu d’éléments de preuve ne démontraient que le demandeur s’était vu refuser l’accès à certains avantages et services en Slovaquie d’une manière qui équivaudrait à une grave violation des droits de la personne en raison de son orientation sexuelle : l’agent a conclu que la discrimination n’était pas assez grave ni assez fréquente pour constituer de la persécution.

[6]  Pour appuyer son affirmation selon laquelle son retour en Slovaquie l’exposerait à un grave risque, le demandeur a fourni une lettre de menaces signée par « Pista ». Toutefois, les circonstances entourant la présentation de cette lettre la rendent très douteuse; elle a été datée peu après que le demandeur ait présenté sa demande d’ERAR et a été envoyée à l’établissement où il était détenu. La lettre est également incohérente et manque de clarté : sa valeur probante en est fortement diminuée. En ce qui concerne les photos montrant des cicatrices, il est impossible d’identifier la personne sur les photos.

[7]  Les liens avec la communauté rom ont également été examinés : la discrimination envers les Roms a été jugée profondément enracinée et répandue en Slovaquie : elle peut toucher l’emploi, l’éducation, le logement, les prêts, les transports publics, les soins médicaux, etc. Or, le demandeur n’a jamais fourni d’éléments de preuve précis pour démontrer qu’il a été victime de discrimination. Ainsi, pour appuyer son affirmation selon laquelle il a été victime de discrimination du fait de son origine ethnique, le demandeur a affirmé que le décès de son fils en 2017 était attribuable aux professionnels de la santé qui lui avaient demandé de leur verser de grosses sommes d’argent pour soigner son fils et qui ne lui avaient donc pas donné les soins nécessaires. Cependant, l’agent a estimé que le certificat de décès présenté à l’appui de cette allégation était peu utile, puisqu’il n’indiquait pas la cause du décès. Le demandeur n’a fourni aucun autre élément de preuve pour démontrer que des médecins sans scrupules et hostiles à l’égard des Roms auraient refusé de soigner son fils.

[8]  Au contraire, les éléments de preuve tendaient à démontrer que le demandeur avait eu accès à divers services de santé tout au long de sa vie. Rien ne démontre que le demandeur a personnellement été victime de discrimination dans l’emploi ou l’éducation du fait de son origine rom. Selon l’agent, le demandeur n’a pas prouvé que la discrimination dont il a été victime en tant que Rom équivalait à de la persécution.

[9]  Étant donné que la Slovaquie est un État démocratique fonctionnel qui respecte essentiellement la primauté du droit, il existe des voies de recours : l’agent a estimé que le demandeur pouvait se réclamer de la protection de l’État, que ce soit de la police ou d’autres organes institutionnels. L’agent a conclu ce qui suit : [traduction] « [P]eu d’éléments de preuve au dossier ne démontrent que M. Herak est exposé à une sérieuse possibilité de persécution du fait de son orientation sexuelle ou de ses origines ethniques. J’estime également qu’il n’a pas établi la probabilité des risques que représenteraient des agents corrompus ou toute autre personne à l’avenir, à son retour en Slovaquie » (décision de l’agent d’ERAR, à la p. 7).

III.  Arguments et analyse

[10]  J’ai exposé les motifs de l’agent d’ERAR de façon assez détaillée en raison des questions soulevées par le demandeur dans sa demande de contrôle judiciaire. Il y en a deux, soit celle de savoir s’il y a eu manquement aux règles d’équité procédurale dans la décision de ne pas tenir une audience et celle de savoir si la décision est raisonnable.

a)  Une audience

[11]  Des règlements ont été adoptés pour réglementer la question de savoir si une audience est requise dans des affaires qui concernent une demande d’ERAR. L’alinéa 113b) de la Loi permet au ministre de prescrire les facteurs à examiner dans des affaires de cette nature :

Examen de la demande

Consideration of application

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

Les facteurs réglementaires en question sont énumérés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) [le RIPR] :

Facteurs pour la tenue d’une audience


Hearing — prescribed factors

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Loi, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Loi;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[12]  Le demandeur invoque l’article 167 du RIPR pour affirmer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Quoi qu’il en soit, il semble que le demandeur considère que la norme de contrôle applicable à la décision de ne pas tenir une audience est celle de la décision raisonnable (mémoire des faits et du droit, au par. 17). Il a raison.

[13]  La question de la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR de refuser la tenue d’une audience a été abordée par mon collègue le juge Gascon dans la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, aux paragraphes 10 à 16. Je suis de son avis. La norme de contrôle doit être celle de la décision raisonnable puisque le législateur s’est prononcé et a conféré au ministre le pouvoir de prescrire un règlement dans lequel les facteurs à prendre en compte pour rendre une telle décision sont énumérés. Puisqu’une norme a été établie dans la loi, l’agent doit, pour rendre sa décision, appliquer les facteurs aux faits de l’espèce. Si l’application des facteurs aux faits, une question mixte de fait et de droit, est raisonnable, je ne vois pas pourquoi la Cour devrait intervenir.

[14]  Je trouve en outre du réconfort dans le fait que, il y a près de 15 ans, le juge Strayer, autrefois juge de notre Cour, est arrivé à la même conclusion dans la décision Beca c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 566. Voici ce qu’il a écrit :

[9]  Pour ce qui est de la question de savoir si l’agente aurait dû ordonner la tenue d’une audience en vertu de l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement, j’estime que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable et qu’il s’agissait d’appliquer les normes établies par le Règlement aux faits de l’espèce. J’estime que les conclusions tirées par l’agente étaient raisonnables. Les facteurs qui servent à décider de l’opportunité de tenir une audience au sujet des nouveaux éléments de preuve sont cumulatifs. Ces facteurs sont les suivants : l’existence d’éléments de preuve qui soulèvent « une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur », l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection et, enfin, la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection. Il me semble que le premier facteur n’est pas présent en l’espèce. Les demanderesses soutiennent qu’étant donné que l’agente a accordé peu de poids aux déclarations et aux lettres provenant des membres de la famille des demanderesses ainsi qu’à la copie d’un article de journal suivant lequel leur père et mari se cachait pour échapper à une vendetta, l’agente a en fait tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse Lumturi Beca, ce qui a déclenché l’application de l’alinéa 167a) du Règlement. Mais la CISR avait jugé la demanderesse principale peu crédible. Les nouveaux éléments de preuve qui ont été soumis, vraisemblablement pour amener l’agente à tirer une conclusion favorable, ne provenaient pas de la demanderesse principale mais de tiers et c’est l’authenticité et la valeur de ces éléments de preuve que l’agente a jugées insuffisantes. L’agente a donc agi de façon raisonnable en décidant de ne pas tenir d’audience.

[15]  Le demandeur soutient que l’agent a négligé de conclure que la décision reposait sur des conclusions relatives à la crédibilité, qui sont au cœur de la décision. Selon moi, il semble que nous sommes de nouveau face à une dichotomie entre la suffisance de la preuve et les conclusions quant à la crédibilité. Il se pourrait très bien qu’un manque de crédibilité mène le décideur à conclure que la preuve est insuffisante. Mais il est faux de dire que pour conclure à l’insuffisance de la preuve, il doit y avoir manque de crédibilité. Cette proposition a été fort bien formulée dans la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 :

[31]  Les décideurs qui ont à tirer des conclusions de fait sont souvent tenus de soupeser les éléments de preuve présentés et, avec comme toile de fond le fardeau et la norme de preuve, d’en déterminer le caractère suffisant par rapport aux questions en litige. Les évaluations de la crédibilité peuvent être un facteur important lorsqu’il est question de soupeser une preuve. Cependant, un décideur peut également conclure qu’une preuve est insuffisante sans qu’il faille en évaluer la crédibilité. Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve. Voir les décisions Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, aux paragraphes 13 et 14; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration)2009 CF 889, au paragraphe 16Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration)2018 CF 147, aux paragraphes 23 à 25 [Horvath].

[16]  En l’espèce, l’agent a accepté les éléments de preuve et a effectué son analyse sans mettre en doute la crédibilité du demandeur. C’est le poids de la preuve présentée à l’appui de la demande d’asile qui était insuffisant : la lettre de menaces, qui suivait immédiatement la demande d’ERAR, n’a pour ainsi dire aucune vraisemblance; le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve démontrant que la discrimination dont il a été victime équivaut à de la persécution; le certificat de décès de son fils ne mentionnait même pas la cause du décès, de sorte qu’il aurait peut-être été possible de conclure à une absence de soins médicaux fondée sur des motifs discriminatoires. La crédibilité du demandeur n’est pas pertinente puisque, par ailleurs, les éléments de preuve ne sont pas suffisants pour conclure qu’il est exposé à un grave risque. Autrement dit, ce n’est pas la crédibilité du demandeur qui était en cause, mais plutôt l’insuffisance de la preuve. Rien ne permettait de conclure que la décision était déraisonnable. À mon sens, l’issue aurait été la même si la norme de la décision correcte avait été appliquée : la question ne concerne pas la crédibilité, mais plutôt la suffisance de la preuve.

[17]  De ce que je comprends, le demandeur voulait essentiellement bénéficier d’une audience dans le but d’avoir une discussion avec l’agent d’ERAR pour tenter de le convaincre. Si tel était le critère pour ordonner la tenue d’une audience devant un agent d’ERAR, une audience se tiendrait pour chaque affaire et les facteurs réglementaires prévus à l’article 167 du RIPR perdraient toute utilité. Le demandeur était tenu de présenter la meilleure preuve possible, et non d’attendre l’occasion de comparaître en personne dans l’espoir que ses habiletés à défendre ses intérêts puissent changer l’issue.

b)  Le caractère raisonnable de la décision de l’agent d’ERAR

[18]  En ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision, de toute évidence, l’insuffisance de la preuve doit également être prise en compte. Le demandeur devait contester la conclusion selon laquelle le risque est de nature prospective et que, en l’espèce, la preuve ne démontre pas qu’il serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution. L’agent n’a pas contesté que le demandeur est homosexuel, mais il a en revanche conclu qu’il vit dans un pays qui ne criminalise pas l’homosexualité et qui interdit la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, malgré que la violence homophobe existe. De plus, la preuve présentée ne portait pas à croire que le demandeur s’était vu refuser l’accès à certains avantages et services en raison de son orientation sexuelle; en fait, la preuve ne témoignait pas d’un degré de gravité et de fréquence qui équivaudrait à de la persécution. Il est également reconnu que le fait d’être un Rom est une source de difficultés en Slovaquie. Mais l’agent était d’avis que cet argument n’était pas suffisant en soi; une conclusion que le demandeur n’a pas réussi à contester au vu des éléments de preuve présentés. Rien ne démontre que la décision ne présente pas les caractéristiques d’une décision raisonnable.

[19]  Le demandeur affirme que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve et que, par conséquent, la décision était déraisonnable. Je ne peux souscrire à cette observation.

[20]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada établit de nouveau qu’il incombe au demandeur d’établir que la décision d’un tribunal n’est pas raisonnable (au par. 100). La Cour a indiqué ce qui suit au paragraphe 13 : « Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs. »

[21]  La Cour suprême met également l’accent sur la justification qui doit être fournie pour qu’une décision soit considérée comme raisonnable. La décision faisant l’objet du contrôle est amplement justifiée : elle est également intelligible et transparente. L’allégation selon laquelle l’agent n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve n’est pas fondée. En fait, le demandeur soutient plutôt qu’une conclusion différente aurait dû être tirée au vu du dossier. Le demandeur chercherait à convaincre la Cour qu’une autre décision serait préférable : on peut comprendre que le demandeur tenterait de convaincre la Cour du bien-fondé de sa demande, mais, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ce n’est pas le rôle de la Cour. Le rôle des cours de justice « consiste […] en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‑mêmes la question en litige » (au par. 83). En effet, la Cour suprême nous rappelle que les lacunes de la décision visée par le contrôle, s’il en est, doivent être graves :

[100]  Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

De plus, une telle approche ne correspond pas à la méthodologie suivie par la Cour d’appel fédérale et confirmée dans l’arrêt Vavilov, citant l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 [Delios], selon lequel « le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » (Delios, au par. 28, Vavilov, au par. 83). Cette approche reviendrait à transformer l’analyse du caractère raisonnable en une analyse où il faut examiner si une solution « correcte » a été trouvée.

[22]  En l’espèce, la décision est intrinsèquement cohérente, et elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques. L’agent d’ERAR a tenu compte de l’ensemble de la preuve et a estimé qu’elle ne permettait pas de conclure que la discrimination dont le demandeur a été victime atteignait le degré de persécution exigé. En fait, la preuve était nettement insuffisante.

[23]  L’agent d’ERAR a souligné que plusieurs prorogations de délai ont été accordées au demandeur pour qu’il puisse fournir des éléments de preuve à l’appui. Ces éléments de preuve étaient essentiellement inutiles, voire contre-productifs. Un bon exemple serait la lettre de « Pista » envoyée le 3 janvier 2019. Il semble que la lettre visait à menacer et insulter le demandeur, mais la traduction proposée par ce dernier est loin d’être fidèle et est nébuleuse, car elle contient des ajouts qui ne figurent pas dans l’original. L’agent d’ERAR a fait preuve de retenue en concluant que la lettre n’avait pas beaucoup de valeur et en affirmant que [traduction] « le manque de clarté, de cohérence et de cohésion dans cette lettre en réduit significativement sa valeur probante pour démontrer que M. Stefan Bugan ou la police représente une menace pour le demandeur en Slovaquie » (décision de l’agent d’ERAR, à la p. 5). Il aurait pu tirer une conclusion défavorable, mais ne l’a pas fait. En réalité, le récit du demandeur semble changer au fil du temps, et les références à « M. Bugan », le principal persécuteur du demandeur, sont apparues très tard. En fait, dans ses allégations, le demandeur n’explique pas clairement pourquoi les policiers l’ont harcelé pendant de nombreuses années, mais de manière interrompue, et quelles étaient leurs motivations. Ces allégations manquent également de précision. Les éléments de preuve présentés à l’appui sont à toutes fins utiles inexistants. En ce qui concerne la conclusion selon laquelle il existe une protection de l’État adéquate en Slovaquie, le demandeur n’a pas été en mesure de la réfuter par des éléments de preuve clairs et convaincants. Comme l’a affirmé l’agent d’ERAR : [traduction« Si M. Herak avait besoin d’aide pour se protéger d’un agent de persécution, j’estime qu’il pourrait se réclamer de la protection des forces policières et des organes institutionnels » (décision de l’agent d’ERAR, à la p. 7). Il n’a pas été démontré que cette conclusion était déraisonnable.

[24]  D’autres exemples sont des photos qui montrent les bras d’une personne, donnant à penser qu’il y a eu torture, mais qui ne permettent pas de faire le lien entre les bras et le demandeur. Les photos [traduction] « ne comprennent aucune caractéristique permettant de confirmer que ces membres supérieurs appartiennent au demandeur ». Dans la même catégorie d’éléments de preuve, il y a le certificat de décès du fils du demandeur, présenté pour [traduction« corroborer » l’absence de soins adéquats et pour démontrer que les Roms sont victimes de discrimination en Slovaquie. Cet élément ne corrobore rien, en ce qu’il ne constitue pas [traduction] « un élément de preuve indépendant qui doit confirmer un autre élément de preuve avant que l’on puisse l’invoquer » (The Law of Evidence, par Paciocco et Stuesser (Toronto : Irwin Law, 2015), à la p. 566). Le certificat de décès corrobore le décès regrettable du fils du demandeur, rien de plus.

[25]  L’agent d’ERAR a examiné, comme il se devait, les éléments de preuve qui lui ont été présentés. Il n’est pas particulièrement difficile de comprendre, au vu du dossier dont il disposait, pourquoi il a rejeté le récit du demandeur selon lequel il serait persécuté à l’avenir. Le demandeur a tenté de convaincre la Cour de tirer une conclusion différente. Ce n’est pas le rôle de la Cour. Le demandeur devait plutôt s’appliquer à démontrer que la décision était déraisonnable : il a échoué.

[26]  Les parties s’entendent pour dire que l’espèce ne soulève aucune question à certifier. La Cour partage également cet avis.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4156-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de mai 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-4156-19

INTITULÉ :

DANIEL HERAK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS

LE 9 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Étienne Sonea

POUR LE DEMANDEUR

Zoé Richard

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats Galileo Partners Inc.

Montréal (Québec)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour LES DÉFENDEURS

 

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