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Date : 20060413

Dossier : IMM-1955-05

Référence : 2006 CF 485

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

 

ENTRE :

LUIS RODOLFO GUILLEN MORALES

 

demandeur

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à une décision, datée du 16 mars 2005, par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger parce qu’il manquait de crédibilité, qu’il n’éprouvait pas une crainte subjective de persécution ou de menace à sa vie et qu’il bénéficiait, au Salvador, d’une protection suffisante de l’État.

 

LES FAITS

[2]               Le demandeur, Salvadorien âgé de 38 ans, dit craindre pour sa vie à cause de menaces de mort proférées par une bande criminelle connue sous le nom d’El Tortito et menée par Luis Alberto Marquez. Ce dernier, depuis 1994, aurait soumis le demandeur et sa famille à des demandes d’extorsion, à des agressions et à des menaces de mort. Les parents du demandeur sont propriétaires de terrains et d’entreprises, que le demandeur exploitait en partie. Plus précisément, ce dernier soutient ce qui suit :

[traduction]

1.         En 1994, le père du demandeur a été l’objet d’une demande d’extorsion, mais comme il n’a pas payé la somme exigée, un groupe armé a fait irruption dans la ferme familiale, a agressé un employé et a volé du matériel agricole. L’incident a été signalé à la police locale, qui a rédigé un rapport mais n’a pas fait d’enquête. La famille du demandeur a mené sa propre enquête, a repéré une partie du matériel volé et a fourni aux autorités des informations impliquant dans le vol M. Marquez et des membres de la bande d’El Tortito. Ces derniers ont été arrêtés, inculpés de l’infraction, mais ensuite libérés au procès.

 

2.         M. Marquez a fait par la suite plusieurs demandes d’extorsion en vue d’obtenir de l’argent à des fins de protection, et il a menacé d’enlever et de tuer des membres de la famille Guillen s’ils refusaient de payer. Craignant pour leur vie, les membres de la famille du demandeur ont payé une partie des montants exigés. Les menaces de mort n’ont pas cessé, et la famille n’a pas demandé la protection de la police.

 

3.         En mars 1998, le demandeur a été menacé d’une arme pendant qu’il travaillait à la station-service familiale; il a été agressé, dépouillé de l’argent de l’entreprise et s’est fait dire que sa famille et lui mourraient s’ils signalaient l’incident à la police. La famille n’a pas demandé la protection de la police.

 

4.         En août 1999, le demandeur, qui se trouvait dans son automobile, a été immobilisé sous la menace d’une arme, devant la ferme familiale. On l’a amené à une plantation de canne à sucre, où il a été agressé et dépouillé de la paie destinée aux employés. L’un des assaillants a tiré un coup de feu près de la tête du demandeur, et on l’a averti de ne pas signaler l’incident à la police, sinon la prochaine balle le tuerait. Il n’a pas signalé l’incident à la police.

 

5.         En décembre 2001, la bande d’El Tortito a exigé que la famille du demandeur paie la somme de 200 000 colones (23 000 $US). La famille en a payé 15 000, après quoi la bande a exigé le reste de la somme en proférant des menaces de mort. La famille n’a pas signalé l’incident à la police.

 

6.         En janvier 2002, la bande d’El Tortito a commis un vol à la station-service familiale. Une semaine plus tard, des employés qui transportaient des marchandises jusqu’à la station ont été contraints, sous la menace d’une arme, de descendre de leur véhicule et ont été volés. Un employé a signalé l’incident à la police.

 

7.                  En août 2002, une voiture de couleur rouge et aux vitres teintées a tenté d’immobiliser le demandeur qui conduisait son véhicule sur une route.

 

 

La fuite au Canada

 

[3]               M. Guillen Morales a obtenu un visa de visiteur canadien le 13 juin 2002. Le 5 septembre suivant, le demandeur est entré au Canada en passant par les États-Unis, et il a demandé l’asile un mois plus tard.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

 

[4]               La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger parce qu’il manquait de crédibilité, qu’il bénéficiait au Salvador d’une protection suffisante de l’État, qu’il s’était réclamé à plusieurs reprises de la protection du Salvador après avoir commencé à craindre pour sa vie en 1995, qu’il avait tardé à fuir le pays de persécution, qu’il avait attendu un mois après son arrivée au Canada pour demander l’asile, que sa famille n’était toujours pas persécutée au Salvador, qu’il ne s’exposerait qu’à un risque général de criminalité s’il retournait au Salvador et qu’il n’avait pas demandé asile aux États-Unis, pays signataire de la Convention. La Commission a conclu que M. Guillen Morales manquait de crédibilité parce que :

1.         à l’audience, il a présenté et ensuite retiré une demande fondée sur ses opinions politiques;

 

2.         il n’a pas pu se souvenir avec exactitude des jours, des mois ou des années où étaient survenus les événements essentiels à sa demande d’asile;

 

3.         il était peu plausible que des extorqueurs établissent un reçu, produit par le demandeur, pour le chèque fait par son père afin de payer la somme obtenue par chantage;

 

4.         il a dit à la Commission qu’il ignorait ce qu’il était advenu de M. Marquez, alors qu’il a déclaré à Citoyenneté et Immigration Canada en 2002 que cet homme se trouvait derrière les barreaux;

 

5.         il a eu de la difficulté à dire combien de fois on l’avait menacé depuis que les menaces personnelles avaient commencé en 1995.

 

 

Les questions en litige

 

[5]               Trois questions en litige sont soulevées dans le cadre de la présente demande :

1.         la Commission a-t-elle enfreint les règles de justice naturelle et l’obligation d’équité en suscitant une crainte raisonnable de partialité?

 

2.         la Commission a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables?

 

3.         la Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’au Salvador le demandeur bénéficie d’une protection de l’État?

 

Analyse

Question en litige no 1 :         La Commission a-t-elle enfreint les règles de justice naturelle et l’obligation d’équité en suscitant une crainte raisonnable de partialité?

[6]               Le demandeur fait valoir que la manière dont la Commission a mené l’audience et les remarques qu’elle a faites oralement suscitent une crainte raisonnable de partialité. De l’avis du demandeur, la Commission a préjugé du bien-fondé de sa demande, parce que :

 

a)         elle a rendu sa décision oralement juste après l’audience;

 

b)         elle a interrompu les réponses qu’il donnait, le privant ainsi de la possibilité d’être entendu.

 

 

[7]               Le critère qui s’applique à la notion de crainte raisonnable de partialité a été formulé par le juge de Grandpré, pour la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369 :

[…] La crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

 

a)         Décision rendue oralement juste après l’audience

 

[8]               Dans l’arrêt Mazouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 127 A.C.W.S. (3d) 1216 (C.F.), j’ai statué que la Commission, en pressant le demandeur, pouvait priver ce dernier d’une audition équitable. En outre, lorsque la Commission rend oralement une décision longue et complexe à la conclusion de l’audience d’un demandeur, cela peut dénoter qu’elle a pris sa décision avant que le demandeur ait été entendu.

 

[9]               Bien que la Commission ait rendu sa décision oralement juste après les observations de l’avocate du demandeur, dans ses motifs le tribunal a explicitement traité de ces observations ainsi que de divers aspects du témoignage fait par le demandeur à l’audience. On ne peut dire que la Commission a probablement pris sa décision avant d’accorder au demandeur le droit d’être entendu.

 

b)         Interruption, par le président de l’audience, du témoignage du demandeur

 

[10]           L’audience a eu lieu sous la forme d’une vidéoconférence à Montréal, et le demandeur, son avocate et l’interprète se trouvaient à Toronto. Le président de l’audience a interrompu le témoignage fait par le demandeur en réponse à des questions de l’agent chargé de la revendication sur la plupart des 44 pages de notes sténographiques. Il est intervenu aussi pour questionner le demandeur sur des détails de son témoignage qui ne lui paraissaient pas véridiques. Par exemple, il lui a posé une série de questions pour déterminer le nombre de fois où l’on avait proféré des menaces contre lui entre 1995 et 2002. D’après la réponse donnée par le demandeur à une question de l’agent chargé de la revendication, il lui était difficile de dire combien de fois il y avait eu des menaces parce que les appels téléphoniques étaient irréguliers. Des fois, les gens appelaient une fois par mois, d’autres fois c’était après trois mois. Il n’y avait pas de constante. Le président de l’audience est alors intervenu et a dit : [traduction] « Vous pourriez peut-être nous donner un chiffre. S’agissait-il de 100, 200, 5, 10? ». Il a ensuite déclaré (page 13 des notes sténographiques) : [traduction] « Monsieur, nous parlons de vous. Ne venez pas me dire que vous ne savez pas, pas le nombre exact, mais combien de menaces vous avez peut-être reçues entre 1995 et le… le jour où vous avez quitté votre pays pour de bon. Est-ce qu’il s’agit-il de plusieurs centaines, de plusieurs douzaines, ou quoi? ». Le président de l’audience a ensuite continué de poser des questions, et le témoin a finalement dit qu’à son avis, il avait été menacé environ 30 fois.

 

[11]           S’il y a un motif valable pour lequel le président de l’audience doit intervenir, celui-ci doit faire preuve de tact et d’une certaine déférence lorsqu’il s’adresse au demandeur et qu’il formule ses questions. Le président de l’audience peut - et devrait - intervenir pour que justice soit rendue, mais il doit prendre soin de procéder de façon à ce que l’on perçoive que justice est rendue. Comme l’a déclaré le juge en chef Lamer à sujet : « [t]out est dans la façon ». Voir Guermache c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2004 ACF no 1058, juge Martineau, au paragraphe 6, et R. c. Brouillard, [1985] 1 R.C.S. 39, au paragraphe 25, juge en chef Lamer. En l'espèce, le président de l’audience a souvent posé les questions à la place de l’agent chargé de la revendication.

 

[12]           Le défendeur a fait état de plusieurs causes dans lesquelles les interventions du président de l’audience ont joué un rôle actif dans le cadre de l’interrogatoire du demandeur. Dans Ithibu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 499, le juge Blais déclare ce qui suit au paragraphe 52, après avoir passé en revue la jurisprudence :

Par conséquent, il semble que les interrogatoires énergiques par un membre de la Commission et les interruptions fréquentes ne soulèvent pas nécessairement une crainte raisonnable de partialité, plus particulièrement lorsque cette intervention vise à clarifier le témoignage d’un demandeur du statut.

 

Le juge Blais a cité, en y souscrivant, au paragraphe 68 de sa décision, un texte portant sur le droit administratif au Canada :

[…] une expression d’impatience ou une perte de sang-froid momentanée de la part d’un membre d’une formation ne le rendra pas incapable d’entendre l’affaire dans les cas où il s’agit d’une simple tentative visant à contrôler la façon dont l’instance se déroule. De la même façon, une remarque sarcastique qui suit le refus d’une partie de témoigner, ou une phrase mal choisie ou dénotant un manque de sensibilité, n’entraînera pas, à elle seule, l’incapacité.

 

 

 

[13]            Comme cela a été le cas dans l’affaire soumise au juge Blais, je suis convaincu que le président de l’audience est intervenu pour régler des problèmes que le témoignage du demandeur posait à la Commission. Il a exprimé un certain scepticisme, mais il ne s’agit pas là d’un signe de partialité. Le président de l’audience jouit d’une certaine latitude pour ce qui est de la façon de mener l’audience. Pour le demandeur, la clé consiste à démontrer qu’il lui a été impossible de faire valoir ses arguments. Cela n’a pas été le cas en l’espèce. Le président de l’audience, dans tous les cas, posait des questions additionnelles pour que le demandeur donne davantage de détails.

 

[14]           La participation active du président de l’audience, en l’espèce, démontre que celui-ci avait une bonne connaissance du dossier et qu’il était intéressé à comprendre les questions en litige. Il a le droit de participer activement au processus d’enquête en vue de clarifier les faits et les questions en litige. Cette participation ne donne pas lieu à une crainte de partialité, à moins que ses interventions n’aient pas pour but de clarifier ou d’amplifier la preuve ou qu’elles empêchent le demandeur de présenter convenablement sa preuve.

 

 

Question en litige no 2 :         La Commission a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables?

 

Question en litige no 3 :         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’au Salvador le demandeur bénéficie d’une protection de l’État?

 

[15]           Le président de l’audience a mis en doute de façon raisonnable la crédibilité du demandeur au sujet des aspects suivants :

1.                  sa prétention initiale de persécution politique, que le demandeur et son avocate ont immédiatement abandonnée après que le président de l’audience eut posé quelques questions;

2.                  les multiples voyages faits par le demandeur à l’extérieur du Salvador et sa réclamation de la protection de l’État au cours de la période durant laquelle, dit le demandeur, il craignait pour sa vie;

3.                  le fait que le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États-Unis ou dans plusieurs autres pays avant de le faire au Canada;

4.                  l’allégation selon laquelle l’État ne peut protéger le demandeur contre le chef de bande Marquez, alors que le demandeur a présenté une preuve que Marquez avait été inculpé par la police et traduit en justice à une occasion, et qu’à une occasion ultérieure il avait été incarcéré.

 

[16]           Le demandeur ne peut pas effectuer plusieurs voyages à l’extérieur du Salvador à des fins professionnelles ou touristiques pendant la période en cause et, ensuite, venir au Canada et prétendre qu’il a fui le Salvador à titre réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Cela n’est pas crédible.

 

[17]           En outre, le demandeur a admis au début de l’audience que la demande fondée sur ses opinions politiques était injustifiée, et qu’il la retirait. Ce fait a une incidence sur sa crédibilité.

 

[18]           Le demandeur ne peut pas dire que l’État ne protège pas sa famille et lui-même contre ce chef de bande, alors que ce dernier est arrêté, poursuivi et incarcéré par la police au Salvador.

 

[19]           La Cour n’a pas pour fonction de réévaluer les constatations de fait ou relatives à la crédibilité que tire la Commission à moins qu’elles soient manifestement déraisonnables. Pour les raisons mentionnées ci-dessus, la Cour conclut que les constatations de fait et relatives à la crédibilité que la Commission a faites au sujet de la protection de l’État étaient raisonnables.

 

[20]           Les deux parties ont informé la Cour que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale à certifier. La Cour est d’accord.


 

JUDGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

 

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1955-05

 

INTITULÉ :                                       LUIS RODOLFO GUILLEN MORALES

 

                                                            et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE                   TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 13 AVRIL 2006    

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov                            POUR LE DEMANDEUR

 

Marianne Zoric                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

M. John Pro

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)                                 POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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