Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050520

Dossier : IMM-9254-04

Référence : 2005 CF 729

Montréal (Québec), le 20 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

RAHELEH ABDOLKHALEGHI

MAHMOUD ABDOLKHALEGHI

NOUSHIN ELMZADEH

DANIAL ABDOLKHALEGHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d'une ordonnance de mandamus obligeant le défendeur à rendre une décision sur les demandes de parrainage et de résidence permanente déposées par les demandeurs.


LES FAITS

[2]                La demanderesse principale, Raheleh Abdolkhaleghi, réside au Québec et a déposé en janvier 2000 une demande de parrainage au nom des membres de sa famille, à savoir son père, Mahmoud Abdolkhaleghi et l'épouse de celui-ci, Noushin Elmzadeh, ainsi que son frère Danial Abdolkhaleghi.

[3]                Le 14 février 2001, Mahmoud Abdolkhaleghi a déposé une demande de résidence permanente au Canada à l'ambassade du Canada à Damas, en Syrie. Son épouse et son fils étaient compris dans la demande comme personnes à charge. Tous les droits ont été payés et les renseignements requis ont été fournis.

[4]                Avant le 15 octobre 2003, les demandeurs ont envoyé trois demandes de renseignements sur leurs demandes, en date du 10 juillet 2002, du 9 septembre 2002 et du 10 décembre 2002. Les réponses qu'ils ont reçues déclaraient que leurs demandes étaient en cours de traitement.

[5]                Mahmoud Abdolkhaleghi a été interrogé par un agent des visas le 15 octobre 2003.

[6]                Par la suite, les demandeurs ont fait d'autres demandes de renseignements sur leurs demandes, le 16 octobre 2003 et le 15 février 2004. La réponse a été que leurs demandes étaient encore en cours de traitement.


LES ARGUMENTS DES PARTIES

[7]                Les demandeurs cherchent à obtenir une ordonnance de mandamus qui, essentiellement, obligerait le défendeur à traiter leurs demandes sans autre délai ou coût. Ils prétendent que le défendeur leur a donné une attente légitime que leurs demandes seraient traitées dans un certain délai, que le défendeur n'a pas respecté, et que par conséquent il en résulte un déni d'équité en matière de procédure.

[8]                En outre, les demandeurs prétendent que les conditions préalables à une ordonnance de mandamus se rencontrent ici. Le défendeur a l'obligation légale de traiter leurs demandes rapidement et comme ils ont payé leurs droits et se sont conformés aux demandes de renseignements, les demandeurs ont le droit de s'attendre à l'exécution de cette obligation.

[9]                Les demandeurs plaident qu'aucun autre recours n'est pertinent ou disponible et que le retard du défendeur est clairement déraisonnable.

[10]            D'autre part, la position du défendeur est que les conditions préalables à une ordonnance de mandamus ne sont pas présentes. En particulier, le défendeur déclare qu'il n'a jamais refusé de traiter les demandes en question. Par contre, il existe des préoccupations de sécurité, que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) doit examiner avant qu'un agent des visas puisse prendre une décision relativement aux demandes.


[11]            Les vérifications de sécurité du SCRS échappent à l'action du défendeur mais sont essentielles à la décision d'accorder, ou de ne pas accorder, la résidence permanente au Canada. Par conséquent, tout retard résultant de ces vérifications n'est pas déraisonnable, compte tenu des préoccupations de sécurité en l'espèce.

ANALYSE

[12]            Le critère pour accorder le mandamus - une réparation discrétionnaire en equity - est bien défini. Dans le jugement Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, confirmé par [1994] 3 R.S.C. 1100, la Cour d'appel fédérale a énoncé les exigences suivantes : il doit y avoir une obligation légale d'agir à caractère public; l'obligation doit exister envers le demandeur; il existe un droit clair d'obtenir l'exécution de l'obligation; le demandeur ne dispose d'aucun autre recours adéquat; l'ordonnance demandée a une certaine incidence sur le plan pratique; au regard de l'equity, rien n'empêche d'accorder la réparation; la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l'ordonnance; lorsque l'obligation dont on demande l'exécution forcée est discrétionnaire, il faut tenir compte de la nature et de la manière d'exercer ce pouvoir discrétionnaire.


[13]            Dans la grande majorité des affaires en immigration, lorsqu'un bref de mandamus est demandé, la question de l'accorder porte effectivement sur droit manifeste à l'exécution de l'obligation, ou plus justement sur le caractère raisonnable du retard dans cette exécution (voir par exemple l'affaire Debora Bhatnager c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration et le secrétaire d'État aux Affaires extérieures, [1985] 2 C.F. 315 (1re inst.); Conille c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 C.F. 33 (1re inst.); Platonov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 192 F.T.R. 260 (C.F. 1re inst.); Kalachnikov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 236 F.T.R. 142 (C.F. 1re inst.)).

[14]            La présente affaire n'est pas différente : la question est de savoir si le retard du défendeur dans le traitement des demandes de résidence permanente des demandeurs est déraisonnable. Dans une décision que j'ai rendue en vertu de l'ancienne loi, Conille, précitée, j'ai énoncé les critères à respecter pour pouvoir conclure au caractère déraisonnable du retard. Ces critères, qui ont continué à être appliqués dans le contexte de la nouvelle loi (voir Kalachnikov, précitée, et Hanano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 257 F.T.R. 66 (C.F.)), sont au nombre de trois :

-      il s'est écoulé plus de temps que, de par sa nature, la procédure nécessite, prima facie;

-      le demandeur et son avocat ne sont pas responsable du retard;

-      l'autorité responsable du retard n'a pas fourni une justification satisfaisante.

[15]                        La Cour a continué à insister, depuis l'affaire Bhatnager, précitée, sur le fait que chaque demande de mandamus doit être examinée en fonction de ses propres faits (voir, en particulier, Platonov, précitée, et Mohamed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 195 F.T.R. 137 (C.F. 1re inst.)). La jurisprudence offre tout de même des pistes quant à savoir ce qui constitue un retard déraisonnable dans des conditions similaires. D'ailleurs, quand il n'y a guère d'explications convaincantes données pour justifier le retard, la jurisprudence devient, à mon avis, davantage critique, comme je l'expliquerai en détail ci-dessous.


1. Est-ce qu'il s'est écoulé plus de temps que nécessaire, prima facie

[16]           Que l'on utilise comme point de départ janvier 2000 (date du dépôt de la demande de parrainage) ou février 2001 (date du dépôt de la demande de résidence permanente), une période de plus de quatre ou cinq ans semble excessive. Cette constatation correspond également à celle d'affaires précédentes de demandes de résidence permanente, où l'on a conclu que, prima facie, des périodes de trois à cinq ans étaient plus longues que nécessaire (voir Platonov, Kalachnikov et Hanano, précitées).

[17]           En outre, bien que le délai ait clairement été qualifié de délai d'exécution général approximatif et susceptible de varier, la preuve montre que les demandeurs avaient eu l'impression que leurs demandes seraient traitées dans un délai de six à dix-huit mois. Ce délai ne sert que d'estimation, mais renforce l'opinion que, prima facie, il s'est écoulé plus de temps que nécessaire. Dans l'affaire Mohamed, précitée, la juge Dawson a souligné l'existence d'un délai approximatif tout en notant également l'absence d'explication pour le temps écoulé.

[18]           Il n'y a pas non plus, devant la Cour, d'élément de preuve qui démontre que la charge de travail à Damas est particulièrement élevée et que, par conséquent, le traitement des demandes nécessite peut-être plus de temps. La juge Layden-Stevenson, dans l'affaire Hanano, précitée, qui concernait une demande soumise aux autorités à Damas, note également l'absence d'une telle preuve.

[19]           À mon avis, donc, dans les conditions présentes, le temps de traitement des demandes en question était prima facie plus long que nécessaire.


2. Est-ce que les demandeurs étaient responsables du retard

[20]            La preuve ne montre pas que les demandeurs soient de quelque manière que ce soit responsables du retard qui s'est produit. Les demandeurs ont satisfait à toutes les demandes de renseignements du défendeur, ont passé les examens médicaux, ont assisté à une entrevue avec un agent de visas et ont payé les droits demandés. Cette situation est totalement différente de celle dans l'affaire Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 543 (C.F. 1re inst.) (QL), où les demandeurs de résidence permanente avaient refusé de tenir compte de plusieurs avertissements des agents de l'immigration leur rappelant que les renseignements fournis étaient incomplets.

3. Est-ce que le retard était justifié


[21]            Le défendeur prétend que le retard dans l'affaire est dû à une enquête de vérification de sécurité en cours, par le SCRS, et qu'il ne faut pas minimiser ces préoccupations de sécurité. La Cour, à l'occasion, s'est rendue à cet argument (voir Kang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 212 F.T.R. 305 (C.F. 1re inst.); et Chaudhry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 213 (C.F. 1re inst.)). Cependant, les circonstances dans ces affaires étaient, à mon avis, différentes de celles de la présente affaire. Dans l'affaire Chaudhry, précitée, le demandeur était probablement davantage conscient de l'enquête entreprise par le SCRS, car il avait été interrogé par des fonctionnaires du SCRS à deux occasions distinctes. Également, il y avait la preuve de dossiers en souffrance qui contribuaient à ce retard. Dans l'affaire Kang, précitée, le statut de réfugié du demandeur, qui lui avait été accordé, était en cours de contestation. Aussi, la demande de mandamus avait-elle été considérée prématurée.

[22]            Plus fondamentalement, cependant, l'existence d'une enquête en cours du SCRS n'a pas servi de critère absolu pour ne pas accorder le mandamus. La Cour a au contraire conclu qu'il fallait accorder le mandamus en dépit d'intérêts de sécurité concurrents (voir Conille, précitée, Mohamed, précitée, Latrache c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 154 (C.F. 1re inst.) (QL), et Bouhaik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 155 (C.F. 1re inst.) (QL)).

[23]            Il me semble que la question nécessite que l'on revienne au principe de base établi par le juge Strayer, plus tard juge à la Cour d'appel, dans l'affaire Bhatnager, précitée : s'il y a un long retard sans explication valable, le mandanus peut être accordé. En d'autres termes, la réponse aux demandes de renseignements des demandeurs relatives à la longueur du traitement de leurs demandes, qu'il y a une enquête de sécurité du SCRS, n'est pas une explication valable. Ce qui constitue une explication valable dépend, naturellement, de la complexité relative des considérations de sécurité dans chaque cas. Une déclaration générale d'existence d'une enquête de vérification de sécurité, qui est tout ce qui a été donné ici, ne permet aucunement de juger de la validité de l'explication. Et par conséquent, il semble n'exister aucune préoccupation de sécurité.

[24]            Par conséquent, je pense que le retard ici n'a pas été justifié et que les trois critères adoptés dans l'affaire Conille, précitée, pour décider que le retard était déraisonnable ont été respectés.


[25]            Certes, pour des raisons de sécurité, les autorités de l'immigration peuvent penser qu'il n'est pas approprié de divulguer ou de donner des renseignements plus détaillés sur les raisons pour lesquelles les vérifications de sécurité faites par le SCRS prennent tellement de temps. Cependant, à mon avis, étant donné qu'il a été démontré que le retard a été déraisonnable dans la présente affaire, cette préoccupation peut être prise en compte dans l'ordonnance de mandamus même, en fournissant au défendeur la possibilité de revenir demander à la Cour une prorogation de délai pour le traitement des demandes en question. C'est ce que le juge Lemieux a fait dans l'affaire Bouhaik, précitée. Si les préoccupations de sécurité sont démontrées, la Cour peut décider d'accorder une telle prorogation.

[26]            En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Je ne suis pas prête à accorder des dépens avocat-client, parce qu'il n'y a aucune preuve de mauvaise foi de la part du défendeur. Néanmoins, comme le retard a été déraisonnable et injustifié, des dépens, à taxer conformément à la colonne V du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998), seront accordés aux demandeurs.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE

1           Le défendeur prenne une décision sur les demandes de résidence permanente au Canada des demandeurs dans les 30 jours qui suivent la date de la présente ordonnance, à moins que le défendeur présente à la Cour une requête en prorogation de ce délai et qu'il démontre pourquoi la prorogation est nécessaire.

2           Les dépens soient taxés conformément à la colonne V du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998).

    « Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                              COUR FÉDÉRALE

                                               AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-9254-04

INTITULÉ :                                      

RAHELEH ABDOLKHALEGHI

MAHMOUD ABDOLKHALEGHI

NOUSHIN ELMZADEH

DANIAL ABDOLKHALEGHI

                                                                                                                                                            

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                            

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :               le 19 mai 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                      le 20 mai 2005

COMPARUTIONS :

Stéphane Duval                                                                          POUR LES DEMANDEURS

Michel Pépin                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robinson, Sheppard, Shapiro                                                     POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

John H. Sims, c.r.                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.