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Date : 20200402


Dossier : IMM‑5349‑19

Référence : 2020 CF 473

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MOHAMMAD, MAHDAWI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur demande le contrôle judiciaire de la décision du 16 juillet 2019, rendue à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] par un agent d’immigration [l’agent], aux termes des articles 112 et 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque d’être persécuté ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé dans son pays natal où il a sa résidence habituelle, le Koweït.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est né au Koweït en janvier 1964. Bien qu’il soit né dans ce pays, il est un « Bidoune » qui, en arabe, signifie « sans citoyenneté ». Le 19 janvier 2014, il a quitté le Koweït avec son épouse, qui est citoyenne du Koweït, pour venir au Canada. Il a demandé l’asile le 6 février 2014. Il a allégué avoir été victime de discrimination toute sa vie parce qu’il était un Bidoune. Ainsi, il ne pouvait  travailler légalement ou avoir accès à des traitements médicaux. Il a également allégué qu’on lui a refusé le renouvellement de sa carte « verte » ou « de contrôle » depuis 2008 et qu’il n’a même pas pu obtenir un permis de conduire. Il a également indiqué avoir été arrêté à plusieurs reprises et battu pendant sa détention pour des questions liées à son statut de Bidoune.

[3]  Bien qu’elle ait reconnu que les Bidounes sont victimes de discrimination au Koweït à plusieurs égards, notamment en ce qui a trait à comme l’éducation, à l’emploi, aux soins médicaux et à l’obtention de documents civils, la Section de la protection des réfugiés [SPR], après avoir souligné que la situation est pire pour les Bidounes « sans papiers » que pour les Bidounes « munis de papiers », a estimé qu’un examen de la situation personnelle du demandeur l’a amenée à croire qu’il s’agissait d’un Bidoune « muni de papiers ». Par conséquent, la SPR a conclu que la discrimination ou le traitement moins favorable qu’a subi le demandeur n’équivalait pas à de la persécution.

[4]  La SPR a en outre conclu que le demandeur n’avait pas agi comme une personne qui craignait d’être persécutée ou qui était exposée à un risque aux termes du paragraphe 97(1) de la Loi. En particulier, la SPR a soulevé le fait que le demandeur a eu l’occasion de quitter le Koweït et de demander l’asile en 2012 lorsqu’il a accompagné son épouse pour des traitements médicaux en France, mais qu’il ne l’a pas fait. La SPR était également préoccupée par le fait qu’à compter d’avril 2013, c’est‑à‑dire avant la délivrance d’un visa canadien, le demandeur détenait plusieurs visas de différents pays, mais n’en a utilisé aucun pour fuir le Koweït. La SPR a conclu que le demandeur était à la recherche du forum le plus favorable, ce qui nuisait à sa crédibilité.

[5]  La SPR a ajouté que le demandeur n’avait pas divulgué qu’il avait demandé l’asile au Royaume‑Uni à deux reprises en 2010. La SPR a rejeté, comme étant déraisonnable et insatisfaisante, l’explication du demandeur selon laquelle la divulgation de ces renseignements aurait immédiatement invalidé sa demande d’asile au Canada.

[6]  Le demandeur a interjeté appel sans succès de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Il n’a toutefois pas demandé un contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Par conséquent, il a fait l’objet d’une mesure de renvoi. Le 3 mars 2015, le demandeur a demandé le report de son renvoi au Koweït jusqu’à ce qu’il se voie accorder un ERAR. Cette demande a été rejetée quelques jours plus tard et le demandeur a reçu l’instruction de se présenter pour son renvoi, d’abord le 20 mars 2015, puis le 10 avril 2015. Le 8 avril 2015, la Cour a suspendu, sur consentement, son renvoi au Koweït, ce qui a entraîné l’annulation de la mesure de renvoi.

[7]  Le demandeur a présenté sa demande d’ERAR le 3 décembre 2015. Il y a allégué un nouveau risque découlant d’un jugement, en date du 14 février 2014, rendu par la Cour d’appel du Koweït [la CAK]. La CAK a conclu que le demandeur était un ressortissant iranien et non un Bidoune koweïtien, ce qu’il nie avec véhémence. Selon le demandeur, cette décision fait partie d’une stratégie du gouvernement koweïtien visant à accuser les Bidounes d’être des ressortissants étrangers, ce qui facilite leur expulsion vers des pays étrangers. Cette réalité, a‑t‑il affirmé, l’expose au risque, s’il est renvoyé au Koweït, d’être arrêté pour résidence illégale, de ne pas avoir accès aux tribunaux et de faire l’objet d’une expulsion administrative vers l’Iran.

[8]  Le demandeur a soutenu que s’il est expulsé en Iran, où il ne s’est jamais rendu, où il n’a ni frère ni sœur et dont il ne parle pas la langue, il serait considéré comme un « Arabe ahwazi », qu’il ferait partie d’une classe inférieure et qu’il serait persécuté et victime de discrimination sur le plan de l’éducation, de l’emploi, du logement, des activités politiques et des droits culturels. Il pourrait aussi être considéré comme une menace à la sécurité nationale puisque le gouvernement iranien considère que les personnes qui parlent l’arabe, qui sont liées de quelconque façon à des célébrations des Fêtes arabes, qui portent des vêtements arabes ou qui possèdent un livre arabe apporté de l’extérieur de l’Iran présentent une telle menace. Cela l’exposerait à des risques d’arrestation arbitraire, d’emprisonnement, de torture et même d’exécution.

[9]  Le demandeur a fait valoir dans sa demande d’ERAR que, même si le jugement de la CAK porte une date qui précède l’audience de la SPR, ce n’est que lorsque son épouse s’est rendue au Koweït le 1er juillet 2014 qu’elle a remarqué ce jugement avec le courrier. Selon le demandeur, ce n’est que lorsque son épouse est revenue au Canada, le 15 août 2014, qu’elle l’a informé du jugement de la CAK. À la lumière des conclusions de ce jugement, le demandeur a ensuite communiqué avec son ancien conseil pour demander si cet élément pourrait être inclus dans la preuve afin que la SAR l’examine. Toutefois, selon le demandeur, on lui a dit que la date limite pour le dépôt des documents et des arguments à l’appui était déjà dépassée.

[10]  Finalement, le demandeur a insisté pour qu’on lui accorde une audience [TRADUCTION] « si l’agent d’ERAR a l’intention de rendre une décision défavorable fondée sur une évaluation de la crédibilité » (demande d’ERAR, dossier certifié du tribunal, p. 542).

[11]  L’agent a estimé que le demandeur n’était pas exposé à un risque aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi. Premièrement, il a conclu que le demandeur avait réitéré les allégations de risque qui avaient déjà été examinées par la SPR et la SAR.

[12]  Deuxièmement, et plus important encore, l’agent a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle le jugement de la CAK constituait une preuve d’un nouveau risque qui était apparu depuis que la SPR et la SAR avaient rendu leurs décisions. Ses principales conclusions à cet égard sont que le demandeur a omis :

  1. de fournir une preuve corroborante suffisante du moment où le jugement a été posté à son domicile au Koweït;

  2. de déclarer dans son affidavit à l’appui de sa demande d’ERAR que l« intimé » nommé dans le jugement de la CAK était quelqu’un d’autre;

  3. de divulguer à la SPR et à la SAR que les autorités koweïtiennes croyaient qu’il était un ressortissant iranien, puisque cette question a été soulevée, selon le jugement de la CAK, vers décembre 2012;

  4. de divulguer également à ces deux décideurs la procédure dont il avait fait l’objet devant divers tribunaux du Koweït et les interactions qu’il avait eues devant ces tribunaux concernant la question de sa citoyenneté, car, comme l’indiquait le jugement de la CAK, il avait comparu deux fois devant les tribunaux en vue de contester l’affirmation des autorités koweïtiennes selon laquelle il est un ressortissant iranien.

[13]  Le demandeur soutient que la décision de l’agent est à la fois déraisonnable et contraire aux principes d’équité procédurale. En ce qui concerne le caractère raisonnable, le demandeur soutient que l’agent a complètement fait fi des éléments de preuve qui démontraient qu’il n’aurait pas pu raisonnablement présenter le jugement de la CAK à la SPR ou à la SAR compte tenu des circonstances entourant la découverte de ce jugement.

[14]  En particulier, il soutient qu’il était déraisonnable que l’agent lui reproche de ne pas avoir fourni suffisamment d’éléments de preuve corroborant le moment où le jugement avait été posté à son domicile au Koweït. Le demandeur explique que son épouse et lui ont tous deux déclaré sous serment devant l’agent que son épouse a découvert le jugement de la CAK lorsqu’elle est retournée au Koweït pour une visite en juillet 2014, et que ce n’est qu’à son retour de ce voyage en août qu’elle l’a mis au courant et lui a remis ce jugement. Il soutient donc qu’il est évident, d’après les éléments de preuve versés au dossier, que le jugement de la CAK a été posté à son domicile au Koweït entre février et juillet 2014.

[15]  Quant au fait que le jugement de la CAK n’a pas été déposé devant la SAR, le demandeur soutient que l’agent n’a pas remis en question son témoignage selon lequel il a communiqué avec son ancien conseil dès qu’il a eu connaissance de ce jugement, mais a été informé que la date limite pour présenter de nouveaux éléments de preuve pour examen était dépassée. Il soutient que l’agent aurait dû conclure qu’il ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il ait présenté ce document avant le rejet de son appel à la SAR.

[16]  Le demandeur soutient que, puisque la conclusion de l’agent selon laquelle le jugement de la CAK ne constituait pas une preuve d’un nouveau risque était fondée sur des conclusions de fait erronées, elle devrait être annulée. Il ajoute que, dans la mesure où le jugement de la CAK peut prouver un fait qu’il ne connaissait pas au moment de l’audience de la SPR, ce fait satisfait aux critères de la « nouveauté » établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, par. 13 [Raza] et aurait donc dû être considéré par l’agent comme une preuve d’un nouveau risque s’il devait retourner au Koweït.

[17]  Quant à l’équité procédurale, le demandeur soutient qu’il avait droit à une audience devant l’agent puisque l’agent a implicitement douté de son témoignage selon lequel les autorités koweïtiennes le considèrent comme un ressortissant iranien. En particulier, il soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il n’avait pas expliqué pourquoi il n’avait pas divulgué les procédures engagées devant les tribunaux koweïtiens concernant les allégations relatives à son statut d’Iranien mettait clairement en cause sa crédibilité.

[18]  Le demandeur soutient donc que l’agent devait à tout le moins tenir compte des facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS / 2002‑227 [le Règlement], et ce faisant examiner si les éléments de preuve auxquels ces préoccupations relatives à la crédibilité se rapportent – le jugement de la CAK – étaient au cœur de sa conclusion selon laquelle il ne serait pas exposé à un risque s’il était renvoyé au Koweït, d’autant plus qu’il avait demandé à l’agent, dans la demande d’ERAR, de tenir une audience s’il avait des doutes quant à sa crédibilité.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[19]  Le présent appel soulève les deux questions suivantes :

  1. La décision de l’agent est‑elle raisonnable?

  2. Le demandeur avait‑il droit à une audience devant l’agent?

[20]  Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable au bien‑fondé de la décision de l’agent est la norme de la décision raisonnable et que l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] n’a apporté aucun changement à cet égard (Mbula‑Kolela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 260, par. 9).

[21]  L’arrêt Vavilov réaffirme que le décideur administratif « possède une expertise spécialisée en ce qui concerne l’ensemble des questions dont il est saisi » (Vavilov, par. 28) et que la cour de révision qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit, afin de respecter pleinement le rôle décisionnel distinct délégué au décideur par le législateur, « centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif » (Vavilov, par. 15 et 75).

[22]  C’est la raison pour laquelle on considère généralement que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et on a toujours considéré qu’il s’agit d’une norme de contrôle fondée sur la déférence (Vavilov, par. 26 et 75). En d’autres termes, la cour de révision doit éviter de se « livre[r] à une analyse de novo, et [de] cherche[r]  […] à déterminer la solution « correcte » au problème » (Vavilov, par. 83).

[23]  Une décision raisonnable sera « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » (Vavilov, par. 85). En d’autres termes, une décision raisonnable est une décision qui « satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, par. 100) et qui est justifiée « au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47 et 74).

[24]  Quant à la norme de contrôle applicable à la question de savoir si le demandeur avait droit à une audience, les parties reconnaissent qu’il existe une certaine divergence dans la jurisprudence de notre Cour. Ainsi, dans certains cas, lorsque la question est considérée comme une question d’équité procédurale, la norme de la décision correcte est appliquée, tandis que dans d’autres, lorsque la question est considérée comme une erreur d’interprétation ou d’application erronée de l’article 167 du Règlement, la norme du caractère raisonnable est appliquée (Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, par. 11 ‑13; Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951, par. 8; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, par. 12 à 16 [Huang]; A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 Cf 629, par. 13 à 15; Blidee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 244, par. 11).

[25]  Toutefois, compte tenu de ma conclusion concernant la première question, il ne sera pas nécessaire de traiter la deuxième.

IV.  Analyse

[26]  Selon le paragraphe 112(1) de la Loi, toute personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) de la Loi peut demander la protection au ministre défendeur en demandant un ERAR si elle est visée par une mesure de renvoi exécutoire. Un ERAR favorable entraîne un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

[27]  Il convient d’étudier les ERAR en fonction des motifs énoncés aux articles 96 et 97 de la Loi. Toutefois, il ne s’agit ni d’un appel ni d’un réexamen d’une décision relative à une demande d’asile rendue antérieurement au titre de ces deux dispositions (Huang, par. 20). D’ailleurs, l’alinéa 113(a) de la Loi dispose qu’un demandeur d’un ERAR dont la demande d’asile a été rejetée, comme c’est le cas en l’espèce, « ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet ».

[28]  Dans l’arrêt Raza, la Cour d’appel fédérale a établi cinq critères à respecter pour qu’une preuve soit considérée comme une « preuve nouvelle » admissible aux termes de l’alinéa 113a) de la Loi. Ces critères, qui sont cumulatifs, sont la crédibilité, la pertinence, la nouveauté, le caractère substantiel et les conditions légales explicites :

[13]  Selon son interprétation de l’alinéa 113a), cet alinéa repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance. L’alinéa 113a) pose plusieurs questions, certaines explicitement et d’autres implicitement, concernant les preuves nouvelles en question. Je les résume ainsi :

1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent‑elles la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

3. Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :

à) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les con[s]idérer.

4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont‑elles substantielles, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les con[s]idérer.

5. Conditions légales explicites :

a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a‑t‑il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les con[s]idérer.

b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).

[29]  En l’espèce, comme il a été mentionné précédemment, l’agent a conclu que le jugement de la CAK n’était pas une « preuve nouvelle » au sens de l’alinéa 113a) de la Loi, essentiellement parce que le demandeur était au courant, bien avant l’audience de la SPR, de l’existence de la question de savoir si les autorités koweïtiennes le considéraient comme un ressortissant iranien et non comme un Bidoune. À cet égard, l’agent a souligné que le demandeur n’avait fourni aucune explication quant à la raison pour laquelle il n’avait pas divulgué dans le cadre de sa demande d’asile qu’il avait fait l’objet d’une procédure devant divers tribunaux koweïtiens relativement à cette question.

[30]  Le défendeur affirme qu’il était loisible à l’agent, dans ces circonstances, de conclure que le jugement de la CAK n’était pas une preuve d’un nouveau risque que le demandeur n’aurait pas raisonnablement pu présenter à la SPR ou à la SAR. Par conséquent, selon le défendeur, les observations du demandeur concernant la date à laquelle il a découvert le jugement de la CAK ne sont pas pertinentes quant à la question de savoir si cette décision constituait une preuve d’un nouveau risque.

[31]  Selon le défendeur, le caractère nouveau de la preuve ne saurait dépendre uniquement de la date du document que le demandeur souhaite présenter en preuve; ce qui est important, c’est plutôt l’événement ou l’information que ce document cherche à prouver (Raza, par. 16).

[32]  Le défendeur souligne le fait que le demandeur a reconnu, dans l’affidavit qu’il a signé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, avoir délibérément choisi de ne pas divulguer à la SPR les procédures judiciaires du Koweït concernant son statut en matière de citoyenneté au Koweït.

[33]  Dans cet affidavit, le demandeur affirme qu’il n’a pas mentionné les procédures judiciaires du Koweït dans sa demande d’asile et son appel de la décision relatif à sa demande d’asile parce qu’il n’avait pas le jugement de la CAK à l’époque et, par conséquent, il n’aurait pas été en mesure d’appuyer ses allégations par des éléments de preuve. Il ajoute qu’il a toujours eu l’intention de présenter cette preuve dès que la CAK aurait rendu une décision à son égard (dossier du demandeur, p. 27, par. 52 et 53).

[34]  Par conséquent, il soutient que, dans un tel contexte, il n’aurait pas été raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait présenté cette preuve avant d’avoir pris connaissance du jugement de la CAK, qui, en fin de compte, a modifié, sur le plan juridique, son statut au Koweït en le faisant passer d’un Bidoune à un ressortissant iranien. Par conséquent, le demandeur conclut que ses observations concernant le moment où il a découvert le jugement de la CAK et la raison pour laquelle il n’a pas divulgué la question de son statut au Koweït plus tôt sont à la fois pertinentes et ont un caractère substantiel quant à la question de savoir si le jugement de la CAK constituait une preuve d’un nouveau risque.

[35]  Je crois que le demandeur, dans les circonstances plutôt singulières de l’espèce, a un argument valable. Toutefois, s’il est vrai que ce point pourrait mettre en cause les principes d’équité procédurale, comme le soutient le demandeur dans ses observations écrites, il affaiblit surtout, à mon humble avis, le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Cette conclusion repose sur les motifs qui suivent.

[36]  En fin de compte, l’agent a écarté le jugement de la CAK comme preuve d’un nouveau risque parce que le demandeur n’a pas divulgué à la SPR l’existence des procédures judiciaires qui ont mené à ce jugement. Le problème que pose cette conclusion, c’est qu’elle suppose que le risque associé au fait qu’il puisse être un ressortissant iranien au Koweït aurait été évalué par la SPR. Or, au moment où sa demande d’asile a été rejetée et au moment où il a interjeté appel de cette décision devant la SAR, tout ce que le demandeur savait, selon la preuve au dossier, c’est qu’une décision d’un tribunal iranien avait rejeté l’allégation du gouvernement iranien selon laquelle il était citoyen iranien, par opposition à un Bidoune, et que l’appel devant la CAK était en instance.

[37]  L’agent omet d’expliquer dans sa décision comment le fait de révéler l’existence de procédures judiciaires au Koweït aurait pu raisonnablement être pris en compte par la SPR – ou la SAR – comme preuve d’un risque nécessitant une évaluation aux termes des articles 96 ou 97 de la Loi. À mon avis, à ce moment précis, on ne pouvait que raisonnablement conclure, sans connaître le jugement de la CAK, que ce risque était purement hypothétique et qu’il n’était pas nécessaire de l’évaluer. Autrement dit, ce risque, à ce moment‑là et comme je l’ai mentionné à l’audience, ne s’était pas encore concrétisé, au point où personne au Canada ayant un intérêt en l’espèce, dont le demandeur lui‑même, n’était au courant du jugement de la CAK.

[38]  C’est pourquoi la question du moment où le demandeur a découvert le jugement de la CAK devient importante. Sur ce point particulier, je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’en déclarant simplement qu’il n’a pas fourni [TRADUCTION] « suffisamment d’éléments de preuve corroborant le moment où le document a été posté à [son] domicile au Koweït », l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle puisque, ce faisant, il a fait fi, sans fournir d’explication, des témoignages sous serment du demandeur et de son épouse selon lesquels l’existence du jugement de la CAK n’a été découverte que lorsque l’épouse du demandeur s’est rendue au Koweït à l’été 2014, et n’a été portée à l’attention du demandeur que lorsque son épouse est revenue de ce voyage.

[39]  L’épouse du demandeur a expliqué dans son affidavit que, sachant que le demandeur subissait beaucoup de stress en lien avec ses procédures de demande d’asile au Canada et que le jugement de la CAK le contrarierait grandement en raison de la persécution qu’il avait subie au Koweït, la meilleure façon de procéder consistait à apporter le jugement avec elle au Canada et à le remettre au demandeur en personne, plutôt que de lui en parler au téléphone (dossier du demandeur, p. 300, par. 22 à 25).

[40]  Ce qui découle raisonnablement de la preuve présentée à l’agent, c’est que le jugement de la CAK a été posté à un certain moment entre le 14 février 2014, soit la date du jugement de la CAK, et juillet 2014, lorsque l’épouse du demandeur dit avoir trouvé ce document avec son courrier au domicile du couple au Koweït. Encore une fois, l’agent n’explique pas dans sa décision pourquoi cette preuve a été écartée. Je conviens avec le demandeur que cela équivaut à une conclusion de fait tirée sans tenir compte des éléments de preuve dont disposait l’agent. Bien qu’une cour de révision ne modifiera les conclusions de fait d’un décideur administratif que dans des « circonstances exceptionnelles », l’intervention de la cour sera justifiée si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, par. 125 et 126). Or, à mon avis, c’est le cas en l’espèce.

[41]  Si l’on ajoute à cela la lacune dans le raisonnement de l’agent au sujet de la concrétisation du risque découlant de la procédure judiciaire koweïtienne liée au statut du demandeur au Koweït, je conclus que cette erreur justifie l’intervention de la Cour en l’espèce, car la décision de l’agent, en raison de ces lacunes, ne comporte pas à mon avis les caractéristiques d’une décision raisonnable.

[42]  En d’autres termes, cette décision, dans les circonstances uniques de l’espèce, ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, par. 99). En l’espèce, je suis particulièrement sensible au « principe de la justification adéquate » énoncé dans l’arrêt Vavilov pour les cas où la décision du décideur administratif peut avoir des conséquences graves qui « menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu ». En raison de ce principe, il échoit aux décideurs administratifs dans ces situations la « responsabilité accrue […] de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit » (Vavilov, par. 133 et 135). L’affaire qui nous occupe correspond à l’une de ces situations, et je crois respectueusement que la décision contestée ne répond pas à cette norme plus stricte.

[43]  Je souligne, en terminant, que rien en l’espèce n’a trait au fait que le demandeur n’a pas porté le jugement de la CAK à l’attention de la SAR. Le demandeur a expliqué à l’agent qu’il avait communiqué avec son conseil à ce moment‑là pour faire déposer le document devant la SAR, mais qu’il avait été informé que le délai de dépôt avait expiré. L’agent n’a pas remis en question cette explication et rien dans le dossier n’indique que le demandeur n’a pas fait d’efforts raisonnables pour déposer le jugement de la CAK auprès de la SAR.

[44]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’ERAR pour qu’il rende une nouvelle décision. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5349‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision datée du 16 juillet 2019 par laquelle l’agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi du demandeur est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour de juin 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5349‑19

 

INTITULÉ :

MOHAMMAD, MAHDAWI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MARS 2020

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Mme Arghavan Gerami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

M. Taylor Andreas

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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