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Date : 20200325


Dossier : IMM‑5998‑18

Référence : 2020 CF 422

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

FILSAN ELMI ABDILLAHI

RAYAN IBRAHIM YOUSSOUF

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Filsan Elmi Abdillahi (la demanderesse) et son fils, Rayan Ibrahim Youssouf (collectivement désignés comme les demandeurs), sollicitent le contrôle judiciaire du refus par un agent d’immigration supérieur de leur examen des risques avant renvoi (ERAR) le 25 juillet 2018. Ils soutiennent que l’agent les a privés d’équité procédurale en tirant des conclusions déguisées en matière de crédibilité sans leur accorder d’audience, et qu’il a commis une erreur en appliquant le mauvais critère à l’évaluation de leurs demandes.

I.  Contexte

[2]  La demanderesse est une citoyenne de Djibouti. En 2008, son père a accepté une demande en mariage d’Ibrahim Youssouf, un policier qui avait hérité une fortune considérable de sa famille. La demanderesse l’a épousé la même année. Sa famille était favorable au mariage arrangé; son père et sa mère l’ont encouragée à rester avec son époux, même lorsqu’elle leur a dit qu’il la maltraitait.

[3]  En 2009, la demanderesse a accouché de son fils, Rayan Ibrahim Youssouf; plus tard cette même année, son mari a pris une seconde épouse. La discorde a continué de régner entre la demanderesse et son époux qui continuait de la battre.

[4]  En 2011, la demanderesse a donné naissance à une fille. Les violences physiques se sont poursuivies. En 2013, son époux est rentré ivre à la maison et l’a si gravement battue qu’elle a présenté des contusions, des tuméfactions et des saignements au visage, aux bras et aux jambes. La police à qui elle s’est adressée lui a dit de repartir chez son époux. Dans un autre commissariat, elle s’est fait dire qu’elle devait obtenir un billet du médecin, ce qu’elle a fait; elle l’a présenté à la police, mais rien n’a été fait pour enquêter sur son mari.

[5]  En janvier 2014, la demanderesse s’est présentée en cour pour demander le divorce. Le juge le lui a accordé, mais a décidé que son époux conserverait la garde des deux enfants. La demanderesse l’a initialement quitté, mais elle est retournée vivre avec lui le mois suivant pour maintenir sa relation avec les enfants. Quelques mois plus tard, elle lui a dit qu’elle voulait partir en vacances en famille aux États‑Unis, pour s’éloigner de tout ce qui était arrivé. Son époux ne pouvait pas voyager à cette époque, et ne l’a autorisée à se déplacer qu’avec l’un de leurs enfants, en lui précisant qu’ils se remarieraient à son retour.

[6]  Les demandeurs sont arrivés aux États‑Unis en septembre 2014. Quelques jours plus tard, ils se sont rendus à la frontière canadienne pour déposer une demande d’asile; ils ont toutefois été refusés en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs. De retour aux États‑Unis, ils ont présenté une demande d’asile en février 2015. Cette demande n’a pas été traitée et ils n’ont jamais été convoqués à une audience.

[7]  En février 2017, les demandeurs sont revenus au Canada pour revendiquer la qualité de réfugiés. Ils ont été jugés inadmissibles à présenter une demande d’asile, mais un ERAR leur a été proposé. La demanderesse soutenait qu’elle risquait d’être victime de violence ou d’être assassinée par son ex‑époux si elle retournait à Djibouti, et que les victimes de violence familiale ne bénéficiaient d’aucune protection de l’État. Elle affirmait également que sa famille ne la protégerait pas, car ils estimaient qu’elle leur avait fait honte en divorçant de son époux et en quittant le pays.

[8]  L’ERAR a été refusé, l’agent ayant conclu que la preuve n’établissait pas de risque; c’est cette décision qui constitue le fondement de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  Questions à trancher et norme de contrôle

[9]  Voici les questions à trancher : i) l’agent d’ERAR a‑t‑il privé la demanderesse d’équité procédurale en tirant des conclusions déguisées concernant la crédibilité sans lui accorder l’opportunité de répondre à ses questions dans le cadre d’une audience? et ii) l’agent d’ERAR a‑t‑il appliqué le mauvais critère à l’évaluation de sa demande?

[10]  Lorsque la présente affaire a été plaidée, l’arrêt de principe concernant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable était Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 et les décisions qui s’en étaient inspiré. Depuis, la Cour suprême du Canada a mis à jour et clarifié le cadre régissant les contrôles judiciaires dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], tel qu’il a été appliqué dans les arrêts Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66 et Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada]. La question de la norme de contrôle appropriée doit maintenant être réévaluée à la lumière du cadre Vavilov.

[11]  Compte tenu du paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov, je ne vois aucune raison, vu les faits en l’espèce, de réclamer aux parties des observations supplémentaires concernant la norme appropriée ou son application. La situation dont la Cour est saisie est semblable à celle de l’arrêt Postes Canada, dans lequel la Cour suprême déclarait au paragraphe 26 qu’il n’était pas injuste de trancher une affaire débattue suivant l’approche Dunsmuir en appliquant le cadre Vavilov, car l’issue aurait été la même suivant les deux cadres. Le même raisonnement s’applique en l’espèce.

[12]  La norme régissant le contrôle du bien-fondé d’une décision relative à un ERAR est celle de la décision raisonnable, qui a déjà été appliquée dans des décisions précédentes (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43 [Khosa]; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 702, au par. 13). L’arrêt Vavilov n’a rien changé à cela.

[13]  La Cour qui utilise la norme de la décision raisonnable se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au par. 99). La décision doit reposer sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au par. 85).

[14]  À ce titre, une décision sera jugée déraisonnable si les motifs, lus conjointement avec le dossier, ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au par. 103). Le cadre établi par cet arrêt « insist[e] […] sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » en cautionnant une démarche à la fois respectueuse et rigoureuse à l’égard du contrôle judiciaire (Vavilov, aux par. 2, 12 et 13).

[15]  La norme régissant le contrôle de la décision de l’agent d’ERAR de tenir ou non une audience dépend de la manière dont la question est formulée. En règle générale, la question de savoir si une audience est requise dans le contexte décisionnel administratif est considérée comme une question d’équité procédurale, soumise à la norme de la décision correcte (voir Khosa, au par. 59). Cependant, en ce qui concerne les décisions relatives à un ERAR, cette démarche a suscité des débats dans la jurisprudence de la Cour, car la décision d’un agent de tenir une audience soulève une question d’interprétation législative. Une analyse des différentes décisions rendues par la Cour sur cette question peut être consultée dans Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au par. 12 [Huang].

[16]  En l’espèce, pour les motifs que j’ai énoncés dans AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 165, au paragraphe 11, je persiste à penser qu’il n’est pas productif d’ouvrir de débat sur la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer (voir, dans le même sens, Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207, au par. 22 [Ahmed]). En suivant les directives formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54 [Canadien Pacifique], pour déterminer s’il y a eu atteinte à l’équité procédurale, la cour de révision doit déterminer si la procédure suivie par l’agent d’ERAR était équitable ou non, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris le cadre législatif, la nature des droits substantiels concernés et les conséquences de la décision pour le demandeur. C’est l’approche que j’appliquerai en l’espèce.

III.  Analyse

A.  L’agent d’ERAR a‑t‑il privé la demanderesse d’équité procédurale?

[17]  La demanderesse soutient que les exigences relatives à la tenue d’une audience, énoncées à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR] ont été remplies, et que la décision doit être infirmée, étant donné qu’elle n’a pas eu la possibilité de dissiper les préoccupations de l’agent concernant la crédibilité, lesquelles soulevaient des questions, importantes pour la prise de décision, qui auraient justifié de faire droit à la demande relative à l’ERAR.

[18]  En règle générale, les demandes relatives à un ERAR sont tranchées sans tenir d’audience. Cependant, l’agent d’ERAR a le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience aux termes de l’article 167 :

Facteurs pour la tenue d’une audience

Hearing — prescribed factors

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[19]  Une audience n’est requise que lorsque le demandeur remplit les trois critères énoncés à l’article 167 du RIPR (Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 292, aux par. 12 et 18; Huang, au par. 34). La preuve en cause ici concerne les éléments soumis par la demanderesse pour établir les violences familiales qu’elle a subies et le refus de sa famille de la soutenir. Les parties ne contestent pas l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande (al. 167b)) ni qu’ils justifieraient, à supposer qu’ils soient admis, de faire droit à la demande (al. 167c)). Le litige concerne essentiellement la question de savoir si la crédibilité de la demanderesse est en cause (al. 167a)).

[20]  La preuve clé se rapportant aux allégations de violence familiale de la demanderesse et au prétendu refus de sa famille de lui apporter leur soutien est la suivante. La demanderesse a fourni un affidavit sous serment dans lequel elle décrit les mauvais traitements qu’elle a subis aux mains de son ex‑époux, ainsi que la manière dont sa famille a réagi lorsqu’elle leur a demandé de l’aide. Elle a également fourni une preuve documentaire pour corroborer les allégations de violence familiale. La demanderesse soutient que l’agent était préoccupé quant à la crédibilité de cette preuve, et qu’il l’a privée d’équité procédurale en ne tenant pas d’audience.

[21]  La demanderesse fait valoir que, s’il n’avait pas eu de préoccupations concernant la crédibilité, l’agent n’aurait pas refusé sa preuve ni exigé d’autres éléments corroborants. Elle fait remarquer qu’elle a soumis différents documents à l’appui de sa demande, que l’agent a considérés, mais écartés. Ces éléments comprenaient notamment :

  • Les notes de l’agent des Services frontaliers du Canada ayant interrogé la demanderesse à la frontière, d’après lesquelles celle-ci avait indiqué, à la question de savoir pourquoi elle demandait l’asile au Canada [traduction« violence conjugale – époux ». Estimant que les notes fournissaient peu de détails, l’agent d’ERAR ne leur a donc accordé aucune force probante;
  • Sa demande d’asile aux États‑Unis, qui comportait des allégations essentiellement identiques à celles figurant dans son ERAR. Aucune évaluation du poids attribué par l’agent à ce document n’est fournie;
  • L’attestation d’un policier à Djibouti, datée du 9 décembre 2013, indiquant que la demanderesse a déposé plainte contre son ex‑époux pour violence familiale, et que la police lui a demandé de se procurer un certificat médical pour faire avancer l’enquête. L’agent d’ERAR a écarté ce document, car il ne contenait aucune coordonnée, telle que l’adresse, le numéro de téléphone ou le courriel du commissariat; de plus, ce document ne fournissait aucun détail concernant l’enquête ou la conclusion à laquelle la police était parvenue. L’agent a conclu que l’attestation policière ne suffisait pas pour démontrer que la demanderesse avait subi des violences physiques aux mains de son ex‑époux, et lui a donc accordé peu de force probante;
  • Le certificat médical daté du 10 décembre 2013, dans lequel le médecin certifiait que la demanderesse avait été physiquement agressée et qu’elle présentait des contusions dans la région thoracique. Encore une fois, l’agent a noté l’absence de coordonnées telle que l’adresse, le numéro de téléphone ou le courriel de la clinique, ainsi que l’absence de détails quant à l’identité de l’agresseur ou de l’auteur des blessures. Pour ces motifs, il a attribué peu de force probante au certificat médical;
  • Le certificat de divorce, indiquant que la demanderesse avait demandé le divorce parce qu’elle subissait [traduction« les agressions et les insultes » de son ex‑époux, qu’elle avait été forcée de quitter son domicile et qu’il ne lui versait aucune indemnité. L’agent a fait remarquer que l’époux de la demanderesse niait toutes les allégations dont il faisait l’objet, déclarant qu’elle avait été désobéissante et qu’il ne lui accorderait le divorce que s’il conservait la garde totale des enfants. L’agent a conclu que le document n’établissait pas que la demanderesse avait subi des violences physiques : [traduction« Le document indique au contraire que l’ex‑époux de la demanderesse a nié toutes les accusations portées contre lui à l’audition du divorce ». L’agent a donc écarté le certificat de divorce;
  • La preuve médicale montrant que la demanderesse avait subi une excision pendant son enfance, ainsi qu’un rapport rédigé par un thérapeute en santé mentale l’ayant traitée pendant sept mois. Le rapport en question contenait le même récit que celui relaté par la demanderesse dans l’ERAR et dans sa demande d’asile aux États‑Unis. L’agent a fait remarquer que l’auteur de ce rapport [traduction« dont les observations reposent sur les déclarations de la demanderesse, ne démontre pas qu’il a une connaissance de première main des événements survenus à Djibouti. Par conséquent, j’estime que ce document a peu de force probante pour établir les événements ayant un rapport avec la situation de la demanderesse ».

[22]  L’agent a également examiné la preuve sur les conditions dans le pays, qui décrit le risque auquel certaines femmes sont exposées à Djibouti, la prévalence des mariages forcés, l’absence de protection offerte aux victimes de violence familiale et plus généralement les violences perpétrées contre les femmes dans ce pays. L’agent a reconnu que la situation des femmes à Djibouti n’était pas idéale, mais a estimé que cette preuve n’établissait pas que la demanderesse était personnellement confrontée à un risque de violence aux mains de son ex‑époux.

[23]  Pour ce qui est de la tenue d’une audience, voici l’intégralité de l’analyse de l’agent :

[traduction]

Je note que la demanderesse n’a pas eu la possibilité d’être entendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cependant, comme le prévoit l’alinéa 113b) de la Loi, une demande relative à un ERAR peut donner lieu à une audience si le ministre l’estime requis, compte tenu des facteurs réglementaires. Après avoir attentivement examiné la demande fournie à ce jour par la demanderesse, et conformément à l’article 167 du Règlement, j’estime qu’une audience n’est pas requise en l’espèce.

[24]  La demanderesse fait valoir que cette conclusion est déraisonnable, car la seule raison invoquée par l’agent pour exiger d’autres éléments corroborant le récit contenu dans son affidavit tenait à des préoccupations concernant la crédibilité. L’agent n’a pas tiré de conclusions explicites à ce chapitre, mais la jurisprudence reconnaît qu’une décision peut reposer sur des conclusions explicites ou « déguisées » concernant la crédibilité, lesquelles, à en croire la demanderesse, ont été tirées en l’espèce (Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275, aux par. 29 à 33).

[25]  Le défendeur soutient que la décision de l’agent n’est pas fondée sur des conclusions déguisées concernant la crédibilité, mais plutôt sur l’insuffisance de la preuve soumise par la demanderesse à l’appui de sa demande. Cette évaluation du caractère suffisant porte sur la nature et la qualité de la preuve qui doit être produite et sur sa valeur probante; dans un tel cas, la tenue d’une audience n’est pas requise (Huang, au par. 48). En l’espèce, l’agent a conclu que la preuve soumise par la demanderesse n’était pas suffisante ou assez convaincante pour la décharger de son fardeau de preuve.

[26]  Je suis d’accord avec la demanderesse. La seule manière de comprendre les motifs fournis à l’appui de la décision relative à l’ERAR est qu’après avoir exigé une corroboration des allégations de la demanderesse figurant dans son affidavit, l’agent a toutefois conclu que cette preuve corroborante était insuffisante (comme il a été expliqué précédemment, elle a été écartée); cela laisse donc entendre qu’il n’a pas cru les raisons pour lesquelles elle prétendait avoir besoin de protection (voir Ahmed, au par. 38). Il ne s’agissait pas simplement d’une conclusion quant à l’insuffisance de la preuve. Vue dans son ensemble, et dans le contexte de l’évaluation d’une demande relative à un ERAR, la seule interprétation plausible de la décision est qu’elle reposait sur une conclusion déguisée concernant la crédibilité.

[27]  En l’espèce, la demanderesse a soumis un affidavit sous serment détaillé décrivant, avec différents documents à l’appui, les raisons pour lesquelles elle craignait son époux et ne recevrait pas l’assistance de sa famille ou des autorités si elle retournait à Djibouti.

[28]  Lorsqu’il a évalué les différents documents, l’agent n’a semblé accorder aucun poids aux déclarations identiques faites par la demanderesse aux différentes autorités (la cour instruisant le divorce, la police, les médecins, la demande d’asile aux États-Unis ou les fonctionnaires frontaliers), parce que les documents en question contenaient les dénégations de son ex‑époux, ne fournissaient pas suffisamment de détails ou ne rapportaient pas de récit de première main. Je note qu’en cas d’allégation de violence familiale aux mains d’un ex‑époux, il serait inhabituel de disposer de la preuve de témoins directs.

[29]  La conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’a pas démontré ce qu’elle avançait devait être fondée sur une séquence de raisonnement partant d’un doute concernant sa crédibilité, amenant à examiner ses allégations à la lumière de la preuve corroborante, qui a été jugée insuffisante. Ayant procédé à cette évaluation de la crédibilité, sur la base d’éléments de preuve dont les deux parties conviennent qu’ils étaient essentiels au regard des affirmations de la demanderesse et qui, s’ils avaient été tenus pour vrai, auraient étayé sa demande relative à l’ERAR, l’agent n’a jamais donné à la demanderesse l’occasion d’aborder le problème de la crédibilité ni les préoccupations relatives aux éléments de preuve. C’est ce que l’alinéa 113(b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] est censé permettre aux demandeurs d’ERAR (Ahmed, au par. 29, citant Tekie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 27, au par. 16). Cela représente une atteinte à l’équité procédurale.

[30]  En l’espèce, j’estime que la procédure n’était pas équitable. Si on revient sur l’approche énoncée dans l’arrêt Canadien Pacifique, les facteurs suivants doivent être examinés au moment d’évaluer si la procédure était équitable : i) le cadre législatif – en l’espèce, les parties conviennent que la question déterminante est de savoir si l’agent a effectué une évaluation déguisée de la crédibilité; ii) les droits en cause, en l’espèce, les droits revêtent une importance fondamentale puisqu’ils ont une incidence sur la sécurité physique de la demanderesse; et iii) les conséquences pour l’intéressé – en l’espèce, il est possible que la décision oblige la demanderesse à repartir, l’exposant ainsi à un risque de mauvais traitements continuels aux mains de son époux, sans qu’elle puisse bénéficier de l’aide de sa famille ou des autorités à Djibouti.

[31]  Comme je l’ai déjà fait remarquer, j’estime que l’analyse de la preuve effectuée par l’agent peut uniquement être considérée comme une évaluation déguisée de la crédibilité. Aux termes de l’alinéa 113b) de la LIPR, il avait le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience, conformément aux critères énoncés dans le RIPR. Cependant, comme l’a déclaré le juge Rennie dans l’arrêt Canadien Pacifique, au paragraphe 56 : « Peu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre ». Pour les motifs énoncés précédemment, je conclus que, dans la présente affaire, la demanderesse a été privée de cette opportunité.

[32]  De plus, l’explication de l’agent quant à la raison pour laquelle il n’a pas tenu d’audience ne satisfait pas à la norme de justification énoncée dans l’arrêt Vavilov. La décision fait référence au cadre législatif et formule ensuite une conclusion. La déclaration de l’agent suivant laquelle il a mené cette démarche [traduction« [a]près avoir attentivement examiné la demande fournie [...] par la demanderesse » et [traduction« conformément à l’article 167 du Règlement » n’explique pas comment les facteurs ont été évalués. Il s’agit d’une conclusion qui n’est étayée par aucune analyse (Vavilov, au par. 102). Même en tenant compte du contexte administratif dans lequel s’inscrit ce type de décision – par exemple les pressions qui s’exercent sur les agents pour traiter un nombre important de demandes – cela ne suffit tout simplement pas. Compte tenu de l’importance de la décision pour la demanderesse, une explication sur la manière dont la décision de ne pas tenir d’audience a été prise est requise.

B.  L’agent d’ERAR a‑t‑il appliqué le mauvais critère à l’évaluation de la demande de la demanderesse?

[33]  Compte tenu de ma conclusion à l’égard de la question précédente, il n’est pas nécessaire que je me penche sur celle de savoir si l’agent a appliqué le bon critère.

IV.  Conclusion

[34]  Pour ces motifs, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

[35]  Aucune question de portée générale n’est à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5998‑18

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

  3. Aucune question de portée générale n’est à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4er jour de mai 2020.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5998‑18

INTITULÉ :

FILSAN ELMI ABDILLAHI, RAYAN IBRAHIM YOUSSOUF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUIN 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Mme Arghavan Gerami

POUR LES DEMANDEURS

M. Lawrence David

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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