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Date : 20200331


Dossier : IMM-4958-19

Référence : 2020 CF 458

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

JOSE ROMAN WYSOZKI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que la mesure de renvoi prise contre le demandeur était valide et qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

Le contexte

[3]  Le demandeur, Jose Roman Wysozki, est un citoyen de l’Allemagne. Il est devenu résident permanent du Canada en même temps que les membres de sa famille immédiate, en 1983, alors qu’il avait 17 ans. Au Canada, il a fréquenté une école secondaire pendant un an, puis une université pendant un an avant de retourner en Allemagne. Il a ensuite étudié en Allemagne et ailleurs en Europe. Il a travaillé en Allemagne pour l’entreprise familiale, dont il est aujourd’hui le président-directeur général (PDG). Sa résidence principale se trouve à Hambourg, où il réside avec sa conjointe de fait et leurs 10 enfants. L’un de ses enfants est citoyen canadien; les autres n’ont aucun statut au Canada.

[4]  Depuis qu’il a quitté le Canada à l’adolescence, le demandeur a fait de nombreux voyages entre l’Allemagne et le Canada. Lorsqu’il est entré au pays en octobre 2016, un agent d’immigration l’a informé de l’obligation de résidence prévue par la LIPR. Le demandeur a ensuite présenté une demande de carte de résident permanent en novembre 2016. Le 1er mai 2018, un entretien a été mené pour déterminer s’il s’était conformé à son obligation de résidence. Un représentant du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a conclu que le demandeur ne s’était pas conformé à l’obligation de résidence énoncée à l’article 28 de la LIPR, et une mesure de renvoi a été prise le 1er mai 2018.

[5]  Le demandeur a interjeté appel de la mesure de renvoi devant la SAI. Il n’a pas contesté la validité de la mesure de renvoi, mais il a soutenu qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. Dans une décision datée du 19 juillet 2019, la SAI a rejeté l’appel du demandeur. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La SAI s’est d’abord penchée sur une question préliminaire. Elle a fait remarquer que, à l’audience du 11 juin 2019, le demandeur se représentait lui-même. Il a livré un témoignage et son ami a témoigné par téléphone. À la fin de l’audience, la SAI a mis sa décision en délibéré. Le 16 juin 2019, le demandeur a sollicité la tenue d’une nouvelle audience, alléguant qu’il n’avait pas été autorisé à utiliser les documents qu’il avait préparés en vue de l’audience; qu’il n’avait pas été autorisé à utiliser les notes manuscrites qu’il avait préparées juste avant l’audience; que l’avocate du ministre avait interrompu à plusieurs reprises son témoignage, ce qui l’avait empêché de développer sa pensée; que la SAI l’avait également interrompu à plusieurs reprises, ce qui l’avait empêché de développer sa pensée; et qu’on ne lui avait pas indiqué avant l’audience que son témoignage devait être mémorisé et qu’il ne pouvait pas consulter ses notes.

[7]  La SAI a rejeté la demande de nouvelle audience du demandeur. Elle a expliqué qu’on avait demandé au demandeur de témoigner sans ses notes personnelles et les documents qu’il avait placés devant lui, parce que la SAI devait évaluer sa crédibilité. De plus, le demandeur avait déposé 229 pages d’éléments de preuve documentaire ainsi que des observations écrites avant l’audience; il a été interrogé par l’avocate du ministre et par la SAI, et il a été invité à ajouter des éléments de preuve utiles pour l’évaluation que devait mener la SAI. La SAI a fait remarquer que l’audience n’était pas complexe. Elle a duré trois heures, ce qui a donné au demandeur suffisamment de temps pour témoigner et présenter des observations. De plus, le demandeur a présenté oralement des observations finales après avoir entendu les observations de l’avocate du ministre.

[8]  La SAI a ensuite commencé son analyse de la question dont elle était saisie en faisant remarquer que, bien que le demandeur ne se soit pas conformé à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR, elle a le pouvoir discrétionnaire de faire droit à l’appel pour des motifs d’ordre humanitaire. Pour exercer ce pouvoir discrétionnaire, la SAI s’est appuyée sur divers facteurs, et l’importance accordée à chacun d’eux varie selon les circonstances particulières de chaque affaire. La SAI a tenu compte des facteurs suivants.

  i.  L’importance du manquement à l’obligation de résidence

[9]  La SAI a fait remarquer que la période visée par l’examen de l’agent d’immigration était la période quinquennale précédant la demande de carte de résident permanent du demandeur, au cours de laquelle il avait déclaré 192 jours de présence effective au Canada. Cependant, comme le contrôle n’a pas pu avoir lieu avant mai 2018, le demandeur s’est vu accorder le bénéfice de la période quinquennale précédant le contrôle, c’est-à-dire la période allant du 1er mai 2013 au 1er mai 2018. Pendant cette période, il a été effectivement présent au Canada au plus 479 jours. Il manquait donc au demandeur 254 jours sur le minimum de 730 jours exigé par période quinquennale. La SAI a conclu que le manquement du demandeur était important et qu’il ne jouait pas en faveur de la prise de mesures spéciales. La SAI a déclaré que le demandeur devrait établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire considérables pour faire contrepoids à ce manquement.

  ii.  Les motifs du départ du demandeur et de son séjour à l’étranger, ainsi que les tentatives raisonnables de sa part pour revenir au Canada dès qu’il en a eu la possibilité

[10]  La SAI a fait remarquer que le demandeur est devenu résident permanent à l’âge de 17 ans. Il a fait sa dernière année du secondaire au Nouveau-Brunswick et a fréquenté l’Université du Nouveau-Brunswick pendant un an. Il est ensuite retourné en Allemagne. Il a étudié là-bas et ailleurs en Europe, puis a travaillé dans l’entreprise familiale, dont il est aujourd’hui le PDG. Sa résidence principale se trouve à Hambourg, où il réside avec sa conjointe de fait et leurs 10 enfants. La SAI a souligné que le demandeur avait soutenu qu’il avait fait des séjours au Canada pendant toutes ces années, tout en ayant son travail et sa famille en Allemagne, et qu’il n’avait pris connaissance de son obligation de résidence qu’en octobre 2016. C’est pourquoi il ne s’est pas conformé aux exigences de l’article 28 de la LIPR. La SAI a conclu que le demandeur plaidait l’ignorance de la loi. Le demandeur a pour sa part affirmé qu’il n’aurait pas pu se renseigner sur quelque chose qu’il n’avait simplement aucune raison de mettre en doute. La SAI n’a pas jugé ce motif convaincant et a déclaré que, suivant un principe bien établi, dans des affaires comme celle-ci, l’ignorance de la loi ne saurait justifier le manquement aux exigences de la LIPR. De plus, bien que le demandeur ait été informé de son obligation de résidence en 2016, il a continué de venir séjourner au Canada sans accumuler suffisamment de jours au Canada avant le contrôle du 1er mai 2018. La SAI a conclu que le demandeur avait délibérément choisi de résider principalement en Allemagne, où sa famille est bien établie, et de s’absenter du Canada pendant la période visée. Sa raison pour ne pas se conformer à l’obligation de résidence n’a pas joué en faveur de la prise de mesures spéciales.

  iii.  Le degré d’établissement initial et subséquent du demandeur au Canada

[11]  La SAI a fait remarquer que le demandeur est propriétaire de quatre appartements à Halifax, qu’il a acquis entre juillet 2016 et janvier 2019. Il a aussi acheté un terrain en 2017. Il n’a jamais travaillé au Canada. Il détient 50 pour cent des actions d’une société canadienne. Il travaille pour son entreprise allemande et veut intégrer le marché américain, affirmant qu’il doit le faire à partir du Canada. Toutefois, la SAI a conclu que l’établissement potentiel ou les projets d’établissement futur du demandeur n’étaient pas pertinents dans le contexte de son degré d’établissement. La SAI a conclu que le demandeur avait fourni des éléments de preuve portant sa participation communautaire et son intégration sociale. Bien que les éléments de preuve aient démontré que le demandeur est beaucoup plus établi en Allemagne qu’au Canada, la SAI a reconnu que le demandeur avait un certain degré d’établissement au Canada, ce qui a joué en sa faveur.

  iv.  Les attaches familiales au Canada et les difficultés que subiraient le demandeur et sa famille s’il perdait sa résidence permanente

[12]  La SAI a fait remarquer que le demandeur a deux sœurs qui résident au Canada. Le reste de sa famille immédiate vit en Allemagne. Plus important encore, sa conjointe de fait depuis 25 ans vit en Allemagne. Un seul de ses dix enfants, dont six sont mineurs, est citoyen canadien. La SAI a conclu que les attaches familiales du demandeur sont beaucoup plus importantes en Allemagne et a accordé peu de poids favorable à ce facteur. En ce qui concerne les difficultés, le demandeur a témoigné qu’il avait développé un sentiment d’appartenance au Canada. La SAI a conclu que le demandeur avait sciemment choisi de conserver sa résidence permanente en Allemagne, où il est établi avec sa famille. De plus, rien ne laissait entendre qu’il ne serait pas autorisé à séjourner au Canada s’il ne réussissait pas à obtenir des mesures spéciales. La SAI a reconnu que la perte du statut auquel le demandeur se dit attaché et qu’il ne veut pas perdre lui causerait des difficultés sur le plan affectif, mais elle n’était pas convaincue que le demandeur éprouverait des difficultés excessives. Bien qu’aucun argument n’ait été présenté quant à l’intérêt supérieur des enfants touchés, la SAI a fait remarquer que les enfants mineurs du demandeur vivent en Allemagne avec le demandeur et sa conjointe de fait. La SAI a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que l’intérêt supérieur des enfants serait compromis s’il n’était pas fait droit à l’appel.

[13]  Enfin, la SAI a conclu que la mesure de renvoi était valide et, après avoir évalué les éléments de preuve et soupesé les facteurs, qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

Les questions en litige et la norme de contrôle

[14]  À mon avis, une question préliminaire, qui a été soulevée par le défendeur, et deux questions en litige se posent dans la présente demande de contrôle judiciaire :

Question préliminaire : Les paragraphes contestés de l’affidavit du demandeur produit à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire et les pièces qui s’y rapportent sont-ils admissibles?

Première question en litige : La SAI a-t-elle manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

Deuxième question en litige : La décision de la SAI était-elle raisonnable?

[15]  Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43).

[16]  En ce qui concerne la décision de la SAI sur le fond, il existe une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 16 (Vavilov)). Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations (au par. 17). Les parties ne prétendent pas que la présente affaire correspond à l’une ou l’autre de ces situations, ce à quoi je conclus. Par conséquent, la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer.

[17]  Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande ce qui suit :

99  La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Dunsmuir, par. 47 et 74; Catalyst, par. 13.

(Vavilov, au par. 99)

Question préliminaire : Les paragraphes contestés de l’affidavit du demandeur produit à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire et les pièces qui s’y rapportent sont-ils admissibles?

[18]  Le défendeur soutient que les paragraphes 4 à 26 et 34 à 40, ainsi que les pièces A à J et R à W de l’affidavit souscrit par le demandeur le 26 septembre 2019, et les paragraphes 5 et 6, ainsi que les pièces 2 à 4 de l’affidavit souscrit par le demandeur le 20 janvier 2020 ne sont pas admissibles, car le contenu de ces paragraphes ne correspond à aucune des exceptions à la règle générale selon laquelle le dossier de preuve dans une instance en contrôle judiciaire se limite aux éléments de preuve qui ont été présentés au décideur (Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48, aux par. 8 et 9 (Sharma)). Il s’agit de l’étendue totale de l’argument, qui n’a pas non plus été abordé par l’avocate du défendeur lorsqu’elle a comparu devant moi dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[19]  Le demandeur n’a présenté aucune observation en réponse à cette question, que ce soit au moyen d’observations écrites ou d’observations de son avocat lorsqu’il a comparu devant moi dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[20]  La jurisprudence établit clairement que, en règle générale, le dossier de preuve dont est saisie la Cour dans une instance en contrôle judiciaire se limite aux éléments de preuve qui ont été présentés au décideur. Les éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur et qui intéressent le fond de l’affaire sont inadmissibles, sauf certaines exceptions limitées. Les trois exceptions reconnues sont les suivantes : un affidavit qui contient des renseignements généraux qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire, mais qui ne va pas plus loin en fournissant de nouveaux éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif; un affidavit qui porte à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de preuve du tribunal administratif, et qui permet à la cour de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale; un affidavit qui fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au par. 20 (Association des universités et collèges); voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux par. 19 à 25; et Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au par. 45).

[21]  En l’absence d’argument sur le fond de la part du défendeur, ainsi que d’opposition à la contestation de l’admissibilité de la part du demandeur, je suis peu disposée à analyser en détail cette question. Bien que le défendeur soutienne que les paragraphes et les pièces contestés n’avaient pas été soumis au décideur, après avoir examiné les affidavits, je constate que la majorité des faits contenus dans les paragraphes contestés figure déjà, sous une forme ou une autre, dans le dossier certifié du tribunal (le dossier). De plus, dans la mesure où les paragraphes et les pièces contestés comprennent des arguments ou tentent de compléter le dossier dont la SAI était saisie, je n’en ai pas tenu compte.

Première question : La SAI a-t-elle manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

La position du demandeur

[22]  Le demandeur soutient qu’on a limité sa capacité de présenter sa preuve parce qu’il n’a pas été autorisé à utiliser une liste de mots-clés pendant son témoignage et qu’on lui a demandé de ranger tous les documents qu’il avait apportés, y compris son cahier des pièces, qui avait déjà été divulgué. De plus, étant donné que la SAI et l’avocate du ministre l’ont interrompu à plusieurs reprises pour lui dire que ses observations n’étaient pas pertinentes, cela l’a empêché de présenter son témoignage comme il l’avait préparé. Le demandeur soutient également que le fait que la personne qui a représenté le ministre à l’audience devant la SAI avait aussi participé au mode alternatif de règlement des litiges (MARL) était inapproprié et contrevenait au paragraphe 20(4) des Règles de la section d’appel de l’immigration, DORS/2002-230 (les Règles de la SAI).

La position du défendeur

[23]  Le défendeur soutient que l’audience était équitable sur le plan de la procédure. À cet égard, la Cour doit se demander si le demandeur a eu la possibilité de présenter entièrement et équitablement sa position (Vavilov, au par. 127; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 1999 CanLII 699, au par. 28 (Baker)). Le défendeur soutient également que le contenu de l’obligation d’équité est variable, souple et tributaire du contexte (Vavilov, au par. 58) et qu’il convient de faire preuve de retenue envers la SAI en ce qui concerne ses choix de procédure (Law c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1006, aux par. 12 à 19).

[24]  Le défendeur soutient que la transcription de l’audience devant la SAI révèle que le demandeur a eu la possibilité de consulter le dossier d’appel et ses pièces documentaires pendant son témoignage et qu’il l’a fait à plusieurs reprises. De même, la SAI était sensible au fait que le demandeur se représentait lui-même.

[25]  Le défendeur soutient que la SAI n’a pas manqué à l’équité procédurale en n’autorisant pas le demandeur à s’appuyer sur ses notes, lesquelles ne faisaient pas partie du dossier. La SAI peut limiter le droit des parties de présenter des éléments de preuve et des observations, dans la mesure où elle le fait en se fondant sur des principes (Kotelenets c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 209, au par. 30 (Kotelenets)). C’était le cas en l’espèce. De plus, le demandeur a renoncé à son droit de se plaindre lorsqu’il a accepté de mettre de côté ses notes, ne s’y est jamais opposé pendant l’audience et n’a pas tenté de faire admettre les notes lorsqu’on lui a donné la possibilité de le faire. Le défendeur soutient également que la SAI n’a pas manqué à l’équité procédurale en interrompant le demandeur. La SAI a parfois interrompu le demandeur pour préciser son témoignage et lui demander de se concentrer sur les questions pertinentes. Ces interruptions ne constituaient pas des manquements à l’équité procédurale (Mahmoud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1308, au par. 10 (Mahmoud); Yari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 652, au par. 45 (Yari)). Les interruptions n’étaient pas des interruptions constantes ou des interventions flagrantes (Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 861, au par. 36 (Lawal); Kumar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 2 CF 14, [1987] ACF no 1015 (CAF) (QL/Lexis) (Kumar)).

[26]  Enfin, le défendeur soutient que la présence et les commentaires de l’avocate du ministre n’ont pas entraîné un manquement à l’équité procédurale. Le paragraphe 20(4) des Règles de la SAI interdit la communication des renseignements fournis dans le cadre du MARL. L’avocate du ministre n’a communiqué aucun renseignement de ce genre à l’audience devant la SAI. De plus, comme les Règles de la SAI sont muettes quant à la question de savoir si le conseil qui participe à un MARL peut aussi représenter le ministre à l’audience, la SAI a le pouvoir discrétionnaire de réglementer sa propre procédure. Le choix de la SAI de permettre à l’avocate du ministre de représenter le défendeur devant la SAI après avoir appris qu’elle avait participé au MARL n’a pas rendu l’instance inéquitable. En outre, le demandeur n’a pas soulevé cette question à l’audience ni dans sa lettre envoyée à la SAI cinq jours plus tard, ce qui équivaut à une renonciation implicite.

Analyse

[27]  Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, « [l]e principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28 » (Vavilov, au par. 127). Par conséquent, la question que je dois trancher en l’espèce est celle de savoir si le demandeur s’est vu offrir cette possibilité.

[28]  Le demandeur soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que, au début de l’audience, la SAI l’a obligé à ranger ses notes et les documents qu’il avait déjà déposés.

[29]  Les notes auxquelles le demandeur fait référence se trouvent à la pièce O de son affidavit du 26 septembre 2019. Il s’agit d’une liste d’une page énumérant des dates et d’autres renseignements qu’il décrit comme des [traduction] « mots-clés » et un aide-mémoire.

[30]  Le droit d’exposer sa cause est bien évidemment assujetti à des limites raisonnables, mais ces limites, lorsqu’elles découlent de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, doivent être apportées et appliquées en se fondant sur des principes (Kotelenets, au par. 30). En l’espèce, la SAI a présenté une raison fondée sur des principes pour ne pas laisser le demandeur s’appuyer sur ses notes. Plus précisément, la SAI a indiqué qu’elle devait évaluer la crédibilité du demandeur. La SAI a expliqué cela au demandeur à l’audience et celui-ci n’a exprimé aucune préoccupation à cet égard. À mon avis, il était loisible à la SAI, pour évaluer la crédibilité du témoignage du demandeur, d’interdire l’utilisation de ces notes, qui étaient censées être des messages-guides que le demandeur a lui-même rédigés et qui ne se trouvaient pas parmi les documents déjà déposés par le demandeur à l’appui de son audience devant la SAI. De plus, et fait important, le demandeur n’a invoqué aucun témoignage qu’il n’a pas été en mesure de livrer parce qu’il n’avait pas accès à la liste des [traduction] « mots-clés ».

[31]  En outre, bien que le demandeur affirme qu’on l’a également empêché d’accéder aux documents qu’il avait déposés auprès de la SAI, soit son dossier d’appel, cela n’est pas étayé par un examen de la transcription de l’audience. Par exemple, lorsqu’on lui a posé des questions au sujet du calcul de sa période de résidence au Canada, le demandeur a renvoyé au dossier d’appel et à une page en particulier. Lorsqu’il a répondu à des questions au sujet de l’achat de ses quatre appartements, le demandeur a renvoyé la SAI aux actes en mentionnant la page où ils se trouvaient dans ses observations. De même, lorsqu’il a répondu à des questions au sujet de l’achat du terrain, le demandeur a déclaré : [traduction] « Je vais juste chercher très rapidement ». Il a trouvé l’acte et a renvoyé la SAI aux pages pertinentes de ses observations. Par conséquent, je n’accepte pas l’argument du demandeur selon lequel, pendant l’audience, la SAI l’a empêché d’accéder aux documents qu’il avait présentés à l’appui de son appel.

[32]  En résumé, je ne suis pas convaincue que la décision de la SAI de ne pas laisser le demandeur utiliser sa liste de mots-clés ait empêché le demandeur de présenter entièrement et équitablement sa position. L’audience a duré plus de trois heures, et la transcription montre que la SAI a examiné les facteurs pertinents et les éléments de preuve avec le demandeur, a invité celui-ci à préciser son témoignage et lui a demandé à plusieurs reprises s’il avait quelque chose à ajouter. En somme, la SAI a amplement offert au demandeur la possibilité de présenter véritablement sa cause.

[33]  Le demandeur soutient également que les interruptions répétées de l’avocate du ministre et de la SAI ont constitué un manquement à l’équité procédurale. En outre, il soutient que le fait qu’elles soulignaient que ses observations n’étaient pas pertinentes a eu l’effet de l’intimider en tant que partie se représentant elle-même et l’a empêché de présenter son témoignage comme il l’avait préparé.

[34]  Il peut arriver que des interventions empêchent le demandeur de faire valoir ses arguments. Comme l’a déclaré la Cour dans Mahmoud :

[10]  [...] les interventions déplacées et intimidantes du commissaire peuvent empêcher le demandeur de faire valoir ses arguments (Kumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 2 C.F. 14). Cependant, si ces interruptions visent à rendre plus précis un témoignage ou une question quelconque, elles ne donnent pas lieu à une crainte raisonnable de partialité, même si les questions ou les interruptions ont été « énergiques » (Ithibu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2001 CFPI 288 (CanLII), [2001] A.C.F. no 499).

[35]  Dans l’arrêt Kumar, la Cour d’appel fédérale a conclu que la conduite du décideur pendant l’audience, qui comprenait des déclarations comme [traduction] « C’est l’une des affaires les plus ridicules que j’ai jamais entendues de ma vie » et, en réponse à un résumé des opinions politiques du demandeur, [traduction] « Qu’est-ce que cela peut bien faire? », était importune et que la nature intimidante des interventions avait, dans une grande mesure, empêché le demandeur de présenter sa cause (Kumar, par. 4, 8).

[36]  En l’espèce, la SAI est intervenue à plusieurs reprises pour indiquer au demandeur qu’il avait déjà témoigné sur la même question. La SAI a également posé des questions qui visaient clairement à obtenir des éléments de preuve concernant les facteurs d’ordre humanitaire, ainsi qu’à préciser le témoignage du demandeur et à le circonscrire. La SAI a fait remarquer que le demandeur aimait entrer dans les détails et, à cet égard, qu’il était très transparent, ce qui était une bonne chose. Cependant, on a indiqué au demandeur qu’il était important de se concentrer sur les questions les plus pertinentes et les plus importantes, puisque l’audience n’était pas complexe et que la question pouvait être réglée en une demi-journée. La propension du demandeur à fournir des détails non pertinents dans son témoignage est démontrée, par exemple, dans la réponse qu’il a donnée lorsque la SAI lui a demandé voulait ajouter quelque chose au sujet de son établissement au Canada. Dans sa réponse, le demandeur a indiqué qu’il avait fait des recherches pendant qu’il était au Canada. Lorsqu’on lui a demandé de quel type de recherche il s’agissait, le demandeur a longuement énuméré les efforts de son père pour lancer une entreprise au Canada en 1980, y compris les problèmes liés à l’embauche d’un directeur d’usine particulier. À ce moment-là, l’avocate du ministre et la SAI l’ont interrompu pour tenter de le réorienter vers la question sur le type de recherche qu’il alléguait avoir effectuée au Canada. En fin de compte, il a fourni une réponse vague qui comprenait la déclaration selon laquelle il avait effectué des recherches sur le type d’entreprise dont il aurait besoin au Canada.

[37]  Je comprends que, en tant que partie se représentant elle-même, le demandeur ne connaissait pas bien le processus d’audience. Il est également évident que le demandeur souhaitait présenter sa cause d’une façon particulière. Cependant, la transcription montre qu’une grande majorité des renseignements qu’il voulait transmettre n’étaient pas pertinents dans le contexte de la question dont la SAI était saisie, soit celle de savoir s’il y avait des facteurs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. De plus, la transcription montre que le témoignage du demandeur n’était pas suffisamment ciblé et que celui-ci était porté à fournir des détails superflus et peu utiles. La transcription montre également que la SAI est intervenue de manière appropriée et à des fins appropriées, et qu’elle a offert au demandeur la possibilité de fournir des éléments de preuve pertinents (voir Mahmoud, aux par. 10 et 11). Il ne s’agit pas d’une situation où des interruptions constantes ou des interventions flagrantes dans la présentation ordonnée de la cause du demandeur ont entraîné un manquement à l’équité procédurale (Lawal, au par. 36; Kumar, au par. 8).

[38]  En outre, même si le demandeur peut avoir trouvé cela déconcertant d’être réorienté, le fait de demander à un demandeur de répondre à la question posée plutôt que de fournir d’autres renseignements non pertinents ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale (Yari, au par. 45). De plus, l’approche de la SAI était patiente et respectueuse; elle n’était ni importune ni intimidante. À cet égard, je fais remarquer que le demandeur est très instruit et qu’il est le PDG de sa propre entreprise, qui connaît un franc succès. Je ne suis pas convaincue qu’il ait été intimidé par les interventions de la SAI. Il était toutefois mécontent de ne pas avoir été autorisé à dicter la conduite de l’audience, laquelle avait été reportée pour lui permettre de retenir les services d’un avocat, bien qu’il ait par la suite choisi de ne pas le faire.

[39]  Quant aux interventions de l’avocate du ministre, même si je conviens que celle-ci a parfois été sèche et qu’elle aurait pu mieux peser ses mots, ses commentaires ont finalement réorienté le demandeur vers des questions plus pertinentes ou lui ont proposé de fournir des détails supplémentaires dans le cadre de ses observations à la fin de l’audience.

[40]  En résumé, je conclus que les interventions de la SAI et de l’avocate du ministre n’ont pas empêché le demandeur de présenter entièrement et équitablement sa position.

[41]  Enfin, le demandeur soutient que la participation de l’avocate du ministre au MARL et à l’audience devant la SAI constituait un manquement au paragraphe 20(4) des Règles de la SAI, qui prévoit que « [t]out renseignement, toute déclaration ou tout document qu’une personne fournit dans le cadre du mode alternatif est confidentiel. Il ne peut être [...] utilisé plus tard dans le cadre de l’appel ». Le demandeur soutient que la déclaration de l’avocate du ministre selon laquelle elle [traduction] « sait ce qui a été dit au demandeur pendant le MARL » constitue une violation de ce paragraphe. Je ne suis pas d’accord. L’avocate du ministre n’a pas communiqué ce qui a été dit au demandeur et, par conséquent, elle n’a pas contrevenu au paragraphe 20(4) des Règles de la SAI. De plus, lorsque le demandeur a parlé du MARL, la SAI l’a informé que tout ce qui s’était passé pendant le MARL n’était pas pertinent dans le contexte de la décision qu’elle était appelée à rendre, et l’a averti qu’elle ne voulait pas entendre ce qui s’était passé pendant le MARL. Par conséquent, il n’est pas non plus à craindre que le MARL ait indûment teinté la décision de la SAI.

[42]  Le demandeur soutient également que le fait que l’avocate ayant représenté le ministre à l’audience devant la SAI avait aussi participé au MARL était inapproprié et contrevenait au paragraphe 20(4) des Règles de la SAI. Il semble laisser entendre que l’avocate aurait pu avoir accès à des renseignements confidentiels dans le cadre du MARL, ce qui aurait pu influer sur la façon dont elle a conduit l’audience au nom du ministre, et que, par conséquent, elle n’aurait pas dû représenter le ministre à l’audience devant la SAI. Le demandeur ne mentionne aucune décision à l’appui de sa position. De plus, le paragraphe 20(4) des Règles de la SAI est respecté tant que les parties ne communiquent aucun renseignement, déclaration ou document fourni dans le cadre du MARL. J’ai déjà conclu que l’avocate du ministre n’a communiqué aucun renseignement provenant du MARL à l’audience devant la SAI. Le simple fait qu’elle ait participé au MARL ne constitue pas une communication ou une violation du paragraphe 20(4) des Règles de la SAI.

[43]  J’ai également du mal à croire qu’on empêcherait un avocat de représenter une partie lors de l’audition d’une affaire devant un tribunal administratif ou judiciaire, simplement parce qu’il a participé à un processus lié au MARL ou représenté le même client dans le cadre d’un MARL. Si c’était le cas, les clients seraient obligés de retenir les services d’un avocat pour le MARL et, en cas d’échec du MARL, d’un autre avocat pour l’audience. Cela semble onéreux et, compte tenu de l’exigence de confidentialité prévue au paragraphe 20(4) des Règles de la SAI et dans des règles similaires applicables devant d’autres tribunaux, inutile. Cela étant, et en l’absence de toute indication que la participation de l’avocate du ministre au MARL et à l’audience devant la SAI constitue un manquement à l’équité procédurale, cet argument ne peut pas être retenu.

[44]  En conclusion, la SAI n’a pas manqué à l’équité procédurale.

Deuxième question : La décision de la SAI était-elle raisonnable?

La position du demandeur

[45]  Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur de droit et une erreur de fait. L’erreur de fait de la SAI était de conclure que le demandeur a continué de venir séjourner au Canada et de retourner en Allemagne sans accumuler suffisamment de jours au Canada avant le contrôle du 1er mai 2018. Cependant, la preuve a établi que le demandeur avait en réalité modifié ses habitudes, comme en témoigne le fait qu’il avait été effectivement présent au Canada plus que le nombre minimal de jours requis au moment de l’audience devant la SAI, le 11 juin 2019. Le demandeur soutient que cette erreur de fait a influé sur l’exercice par la SAI de son pouvoir discrétionnaire, car l’un des facteurs dont la SAI devait tenir compte était son « degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience » (Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292, au par. 27 (Ambat)). La SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’établissement du demandeur au moment de l’audience.

[46]  En ce qui concerne l’erreur de droit, le demandeur soutient qu’il croyait sincèrement, mais à tort, que, en tant que résident permanent, il pouvait entrer au Canada et en sortir sans difficulté. Le demandeur fait valoir que la SAI n’a pas compris qu’il ne plaidait pas l’ignorance de la loi. Il plaidait simplement la croyance sincère mais erronée.

La position du défendeur

[47]  Le défendeur souligne que le demandeur ne s’était pas conformé à l’obligation de résidence en date du 18 mai 2019. Le fait que le demandeur ait par la suite augmenté le temps passé au Canada après octobre 2016, lorsqu’il a pris connaissance de l’obligation de résidence, ne rend pas inexacte l’observation de la SAI concernant ses habitudes, en général. De plus, la transcription montre que les habitudes auxquelles la SAI faisait référence ne concernaient pas seulement le temps que le demandeur a passé au Canada, mais plutôt le fait que, depuis longtemps, le demandeur continue de résider en Allemagne, tout en faisant seulement des séjours temporaires au Canada. De plus, la SAI a examiné le degré d’établissement du demandeur au moment de l’audience.

[48]  Le défendeur soutient que le demandeur plaidait essentiellement l’ignorance de la loi, même si ce n’est pas le terme qu’il a utilisé. Il affirme que la SAI aurait commis une erreur de droit si elle avait examiné l’explication du demandeur sans faire remarquer que l’ignorance de la loi n’est pas une excuse (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204, aux par. 27 et 28 (Tefera)). De plus, bien qu’une « croyance sincère mais erronée » quant à un fait pertinent puisse être un facteur à l’appui de la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, la croyance erronée quant à ses obligations légales ne l’est pas. Il faut faire une distinction importante entre le fait de s’appuyer sur l’ignorance de la loi et le fait de s’appuyer sur une erreur de fait, comme l’ignorance de son statut juridique (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ma, 2017 CF 886, au par. 25 (Ma)).

Analyse

[49]  Dans son allégation selon laquelle une erreur de fait a été commise, le demandeur a quelque peu confondu son obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR et les motifs d’ordre humanitaire que la SAI peut considérer. L’alinéa 28(2)b) de la LIPR prévoit qu’un résident permanent s’est conformé à l’obligation de résidence s’il est résident permanent depuis cinq ans ou plus et « qu’il s’y est conformé pour la période quinquennale précédant le contrôle ». Cette obligation de résidence est de 730 jours au cours de la période quinquennale en question. En l’espèce, la période quinquennale correspondait à la période précédant le contrôle du 1er mai 2018, soit du 1er mai 2013 au 1er mai 2018. À l’audience devant la SAI, le demandeur a reconnu qu’il ne s’était pas conformé à l’obligation de résidence pendant cette période quinquennale. Ce fait n’est pas en litige.

[50]  Je fais également remarquer que, même si le demandeur semble contester la déclaration de la SAI selon laquelle, depuis octobre 2016, « l’appelant a continué de venir séjourner au Canada et de retourner en Allemagne sans accumuler suffisamment de jours au Canada avant le contrôle du 1er mai 2018 », dans le cadre de l’analyse de la SAI du facteur d’établissement, cette conclusion a été tirée alors que la SAI examinait les motifs de départ du Canada et ses tentatives raisonnables de revenir dès qu’il en a eu la possibilité.

[51]  De toute façon, je ne relève aucune erreur de fait dans la déclaration de la SAI. La SAI avait raison d’affirmer qu’en date du 1er mai 2018, le demandeur n’avait pas accumulé le nombre de jours requis. Même s’il a augmenté le nombre de jours qu’il a passé au Canada après octobre 2016, en date du 1er mai 2018, ses habitudes n’avaient pas changé, puisqu’il n’avait pas accumulé suffisamment de jours pour se conformer à son obligation de résidence. De plus, après avoir examiné la transcription, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SAI s’est penchée sur le fait que le demandeur a continué de venir séjourner au Canada et de retourner en Allemagne sans accumuler le nombre de jours requis pour se conformer à son obligation de résidence. En ce sens, ses habitudes n’ont pas changé.

[52]  Je ne suis pas non plus d’accord avec le demandeur pour dire que [traduction] « la SAI a commis une erreur de fait en ne concluant pas que le demandeur s’était conformé à son obligation au moment de l’audience ». Comme je l’ai indiqué ci-dessus, la période de résidence visée s’étalait du 1er mai 2013 au 1er mai 2018. C’est cette période qui a été examinée par la SAI pour déterminer le nombre de jours où le demandeur était effectivement présent au Canada, c’est-à-dire pour déterminer s’il s’était conformé à son obligation de résidence. Bien que le demandeur ait raison d’affirmer que le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience, est un facteur d’ordre humanitaire que la SAI peut prendre en compter (Ambat, au par. 27), à mon avis, la SAI n’a commis aucune erreur en omettant de mentionner expressément le nombre de jours de résidence du demandeur au moment de l’audience comme étant un aspect du facteur d’établissement. De plus, dans son évaluation de l’établissement, la SAI a fait remarquer que le demandeur avait acquis quatre appartements à Halifax entre juillet 2016 et janvier 2019, démontrant ainsi qu’elle avait tenu compte de certains événements survenus après le 1er mai 2018.

[53]  Plus important encore, la SAI a conclu que le degré d’établissement du demandeur était un facteur favorable. Par conséquent, le demandeur affirme essentiellement que, dans son évaluation globale des facteurs d’ordre humanitaire, la SAI aurait dû accorder plus de poids à ce facteur. Cependant, la Cour ne peut intervenir au motif qu’un demandeur estime qu’on aurait dû accorder davantage de poids aux facteurs qui le favorisent (McCurvie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 681, au par. 71).

[54]  En ce qui concerne l’erreur de droit alléguée, le demandeur a déclaré dans son témoignage que, lorsqu’il est arrivé au Canada à l’âge de 17 ans, on lui a dit que la seule différence entre un résident permanent et un citoyen canadien était qu’il ne pouvait pas voter ou être élu. C’est donc ce qu’il a présumé : [traduction] « je croyais sincèrement que je pouvais simplement aller et venir à mon gré ». En outre, étant donné qu’on ne l’avait jamais contredit, sa croyance a été renforcée : [traduction] « on m’a essentiellement porté à croire que tout était comme je le pensais ». Après un échange avec l’avocate du ministre, le demandeur a déclaré qu’il ne prétendait pas ignorer la loi : [traduction] « Vous comprenez, si je n’avais pas su, je me serais arrangé pour le savoir, mais je croyais vraiment que c’était comme ça. »

[55]  En résumé, il affirme qu’il croyait sincèrement, mais à tort, qu’il pouvait entrer au Canada et en sortir comme il le voulait, qu’il n’était au courant d’aucune obligation de résidence avant octobre 2016 et que la SAI a commis une erreur en concluant qu’il plaidait l’ignorance de la loi.

[56]  La SAI a déclaré que le demandeur plaidait l’ignorance de la loi. Elle a ensuite exposé le témoignage du demandeur sur ce point et a conclu que, suivant un principe bien établi, dans des affaires comme celle-ci, l’ignorance de la loi ne saurait justifier le manquement aux exigences de la LIPR.

[57]  Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, même si le demandeur a qualifié son erreur de croyance sincère mais erronée, il plaidait essentiellement l’ignorance de la loi.

[58]  Dans la décision Tefera, les défendeurs sont arrivés au Canada en 2008 et sont devenus résidents permanents. Ils sont restés au Canada pendant six semaines, puis sont retournés en Éthiopie. En 2012, ils sont revenus au Canada. Étant donné qu’ils ne s’étaient pas conformés à l’obligation de résidence, ils ont demandé la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, mesures que la SAI leur a accordées. Le ministre a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la SAI, et le juge Gascon a accueilli la demande.

[59]  Le juge Gascon a déclaré ce qui suit :

[27]  Premièrement, je conclus que la SAI a accepté à tort l’ignorance de la loi à titre d’excuse pour le manquement de la famille Tefera de respecter son obligation de résidence, citant l’affaire Zamzam. La SAI s’est fiée à une telle erreur pour conclure que la famille Tefera n’aurait pas pu revenir au Canada avant août 2012, car elle n’avait pas de cartes de résident permanent et elle a pris cela en considération comme facteur pour faire pencher l’exercice d’appréciation en faveur des appels de la famille Tefera. Non seulement la SAI n’était-elle pas contrainte de respecter l’affaire Zamzam (car il s’agissait d’une décision issue de la SAI elle-même), mais dans cette décision, la SAI avait conclu que l’appelant était « en fin de compte responsable d’avoir suivi les conseils du consultant qu’il a engagé », et que le retour tardif était causé par une combinaison de conseils fautifs et de questions de santé. La SAI ne pouvait donc pas raisonnablement se servir de l’affaire Zamzam pour permettre à une personne ayant reçu de mauvais conseils ou ne s’étant pas enquis quant à ses droits pour l’emporter sur une violation de l’exigence de résidence.

[28]  En outre, le principe selon lequel, sauf en présence de circonstances très précises, « l’ignorance de la loi n’est pas une excuse » pour se soustraire aux obligations de la LIPR est bien établi (Taylor c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 349 au paragraphe 93; Charles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 25, au paragraphe 26; Williams c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 697, au paragraphe 10). Il était donc erroné pour la SAI d’accepter qu’il fût raisonnable pour M. Tefera de se fier à des conseils fautifs tout en omettant complètement de mentionner que « l’ignorance de la loi n’est pas une excuse ». De même, le fait d’avoir « une représentation juridique déficiente » n’est pas une excuse pour omettre de se conformer à la LIPR (Cornejo Arteaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 868 [Cornejo Arteaga], au paragraphe 17; Mutti c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 97, au paragraphe 4).

[60]  Bien que le demandeur ait fait référence à une décision de la SAI, dans laquelle il a été conclu qu’une erreur commise par le demandeur à l’égard de son obligation de résidence permanente était sincère et n’avait pas été nettement défavorable à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, les décisions de la SAI ne lient pas la Cour. De plus, comme l’illustre la décision Tefera, l’ignorance de la loi ne peut pas excuser le défaut de se conformer à l’obligation de résidence. En l’espèce, le demandeur a choisi de ne pas se renseigner, entre 1980 et octobre 2016, sur l’obligation de résidence ou sur les autres exigences prévues par les lois canadiennes en matière d’immigration. En fait, sa position est qu’il ignorait la loi parce qu’il ne voyait aucune raison de se renseigner pour confirmer la présomption qu’il avait faite, à l’âge de 17 ans, quant à l’état du droit.

[61]  La Cour a déjà statué qu’il n’est pas pertinent de savoir que le demandeur a été autorisé à entrer au Canada à titre de résident permanent; les résidents permanents doivent respecter l’obligation de résidence prévue par la LIPR (Abedin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1197, au par. 12). À cet égard, il convient de souligner que l’article 41 de la LIPR prévoit qu’un résident permanent est interdit de territoire pour manquement à l’obligation de résidence prévue à l’article 28.

[62]  En outre, dans la décision Jankovic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1482, le juge Russel a déclaré ce qui suit :

[53]  Le demandeur ne nie pas qu’il ait été exclu de la demande présentée par son père en 1992. Le père prétend plutôt qu’il n’était pas au courant des conséquences de cette exclusion. Toutefois, le père est présumé être au courant des règles et des lois régissant les demandes qu’il présente. Le public peut obtenir les lois et il appartient à l’individu qui présente une demande de s’assurer qu’il satisfait aux exigences des lois et qu’il est au courant des conséquences de ses choix. Personne n’a mal informé le père au cours de la période pertinente ou ne l’a empêché d’obtenir des avis à l’égard des conséquences de ses choix. Il n’y a pas eu un manque d’équité procédurale et le défendeur n’était pas tenu d’informer le père des conséquences futures. En outre, le père a catégoriquement déclaré que c’est la mère de son fils qui en avait la garde à ce moment et qu’elle n’avait pas l’intention d’émigrer au Canada.

[63]  Par conséquent, bien que, devant la SAI, le demandeur ait qualifié son erreur de croyance sincère mais erronée, il plaidait essentiellement l’ignorance de la loi. Quoi qu’il en soit, les demandeurs ne peuvent pas se fonder sur leurs croyances erronées quant à l’état du droit ou sur leur ignorance de la loi pour justifier un manquement aux exigences de la LIPR, sauf dans des circonstances très exceptionnelles. 

[64]  En l’espèce, dans son analyse des motifs d’ordre humanitaire, lorsqu’elle a examiné la raison invoquée par le demandeur pour expliquer pourquoi il ne s’était pas conformé à l’article 28, la SAI a pris note de l’argument du demandeur selon lequel il n’aurait pas pu se renseigner sur quelque chose qu’il n’avait simplement aucune raison de mettre en doute. La SAI a toutefois conclu qu’il ne s’agissait pas d’un raisonnement convaincant. Cette conclusion n’était pas déraisonnable et, à mon avis, dans ces circonstances, la SAI n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.

[65]  En conclusion, la SAI n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur. Elle n’a pas non plus commis d’erreur de fait ou de droit. Sa décision était raisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4958-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et aucune n’est soulevée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de juin 2020

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4958-19

 

INTITULÉ :

JOSE ROMAN WYSOZKI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 mars 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

DATE DES MOTIFS :

Le 31 mars 2020

COMPARUTIONS :

Godfred Chongatera

POUR LE DEMANDEUR

Amy Smeltzer

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Chongatera Kuszelewski Law

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice, Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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