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Date : 20200409


Dossier : IMM‑4193‑19

Référence : 2020 CF 507

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IRSHAD MOHAMED AHMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire vise la décision d’une déléguée du ministre (la déléguée), qui a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public, en application de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Compte tenu de son lourd casier judiciaire et de la gravité des infractions, une mesure de renvoi en Somalie a été prise contre le demandeur.

[2]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de l’aspect lié à l’évaluation des risques de la décision de la déléguée, aux motifs que celle‑ci a commis des erreurs : 1) en omettant de prendre en compte un rapport d’expert selon lequel le demandeur est exposé à un risque partout en Somalie; 2) en concluant qu’il y avait une possibilité de refuge interne (la PRI) à Mogadiscio, tout en omettant d’évaluer la PRI; 3) en évaluant de manière déraisonnable les facteurs liés aux considérations d’ordre humanitaire dans la présente affaire.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑après, la décision de la déléguée est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Les faits

A.  Le demandeur 

[4]  Monsieur Irshad Mohamed Ahmed (le demandeur) est un citoyen de la Somalie, âgé de 37 ans. En février 1990, le demandeur est arrivé au Canada, alors qu’il était âgé de sept ans, depuis Mogadiscio, en Somalie, avec sa mère, madame Madina Bassey, et ses frères et sœurs. La famille s’était enfuie de Mogadiscio, parce que les forces de sécurité avaient tué le père, la mère et l’oncle de madame Bassey, car ils étaient des partisans du Congrès de la Somalie unifiée. En 1992, les demandes d’asile du demandeur et de sa famille ont été acceptées, et, le 21 septembre 1995, ils ont obtenu la résidence permanente au Canada.

[5]  En 2005, après avoir accumulé un lourd casier judiciaire, le demandeur a fait l’objet d’une mesure d’expulsion du Canada. En 2010, une déléguée du ministre a décidé que le demandeur avait été réadapté, et lui a donc donné une lettre d’avertissement, plutôt qu’un avis de danger. Toutefois, après qu’il a été déclaré coupable de la perpétration d’autres infractions criminelles graves, notamment la possession d’une arme à feu dans le but d’en faire le trafic, la déléguée du ministre a intenté une nouvelle procédure, au titre du paragraphe 115(2) de la LIPR. En 2017, la déléguée du ministre a décidé que le demandeur constituait un danger pour le public et qu’il ne serait pas exposé à un risque s’il était renvoyé en Somalie (la première décision).

[6]  Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la première décision, et a obtenu gain de cause dans la décision Ahmed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 471, (CanLII), la Cour ayant infirmé la première décision, au motif que la déléguée du ministre avait manqué aux principes d’équité procédurale. Le juge a renvoyé l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue concernant uniquement l’aspect lié à l’analyse du risque, puisque le demandeur n’avait pas contesté la conclusion relative à l’analyse du danger.

B.  La décision faisant l’objet du contrôle

[7]  Au moyen d’une décision datée du 17 juin 2019, la déléguée a conclu que le demandeur pouvait être renvoyé du Canada, en application de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR. La déléguée a examiné le risque auquel le demandeur serait exposé, eu égard à son profil de jeune homme occidentalisé qui avait vécu à l’extérieur de la Somalie depuis son enfance et qui n’avait aucun soutien dans ce pays. En fin de compte, après avoir évalué les considérations d’ordre humanitaire et les risques possibles auxquels le demandeur pourrait être exposé s’il était renvoyé en Somalie, la déléguée a conclu que la nécessité de protéger le public au Canada pesait en faveur du renvoi du demandeur du Canada.

[8]  La déléguée a aussi conclu que le renvoi du demandeur « ne choquerait pas la conscience des Canadiens », et que son renvoi en Somalie ne violerait pas, selon la prépondérance des probabilités, ses droits garantis à l’article 7 de la Charte (Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11) (la Charte).

1)  La situation dans le pays

[9]  En évaluant la situation générale en Somalie, et la menace d’Al Chabaab et de l’État islamique en Somalie, la déléguée a fait remarquer que : la Somalie vit une guerre civile depuis 1990, ce pays est généralement considéré comme un État en déroute, ce pays subit des sécheresses cycliques. La déléguée a reconnu que si le gouvernement fédéral de la Somalie a le contrôle symbolique de Mogadiscio — ville qu’il a soustraite au contrôle d’Al Chabaab en 2015 — il a peu, voire pas, de contrôle sur les régions rurales, beaucoup de celles‑ci étant encore contrôlées par Al Chabaab. Selon la Country Policy Information Note (Note de politique et d’information) de juillet 2017, du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni : [traduction« les simples civils vivant dans une région contrôlée par le gouvernement ou la Mission de l’Union africaine en Somalie ne seront probablement pas pris pour cibles par Al Chabaab ».

[10]  Certes, la déléguée a reconnu qu’il ressort du rapport d’expert fourni par le demandeur que l’État islamique en Somalie [traduction« a fortement accru sa présence […] à Mogadiscio et dans les alentours », mais la déléguée a aussi souligné que le rapport ne citait pas de références relatives à ce renseignement. Bien que les régions à l’extérieur de Mogadiscio soient contrôlées par Al Chabaab, la déléguée a conclu que la preuve était insuffisante pour conclure que le demandeur serait obligé de quitter Mogadiscio. En se fondant sur le fait que des membres de la diaspora somalienne retournaient en Somalie, la déléguée a conclu que cela illustrait l’existence de certaines mesures de sécurité en Somalie. De manière globale, la déléguée a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne serait pas personnellement exposé à une menace à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne, au sens de l’article 7 de la Charte.

2)  Les considérations d’ordre humanitaire

[11]  Dans son évaluation des considérations d’ordre humanitaire, la déléguée a admis les faits suivants : le demandeur a vécu exclusivement au Canada depuis qu’il a sept ans, la famille du demandeur réside au Canada, le demandeur n’a aucun membre de sa famille en Somalie, et il a seulement une compréhension de base du somali. Étant donné que le demandeur a quitté la Somalie depuis longtemps, et qu’il ne connaît pas la culture somalienne, la déléguée a fait observer que sa réintégration à la vie de Mogadiscio serait difficile. Certes, la déléguée a reconnu que le demandeur pourrait être exposé à certaines difficultés dans ses recherches de logement et d’emploi, mais elle a conclu qu’il avait une très grande adaptabilité dans sa recherche de logement, parce qu’il est un homme adulte n’ayant personne à sa charge, et que sa famille pouvait lui apporter de l’aide financière jusqu’à ce qu’il trouve un emploi.

[12]  La déléguée a fait remarquer que le demandeur est marié à une citoyenne canadienne, madame Chhoeum Chea. Elle a ajouté que, certes, le demandeur n’a pas d’enfant biologique, mais il est le beau‑père des deux enfants de son épouse — Keo et Taia, — et est la figure paternelle des trois enfants de la défunte sœur de Mme Chea. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, la déléguée a conclu que le demandeur était détenu depuis 2011, et que sa présence dans la vie des enfants avait été minimale. De plus, la déléguée a conclu que Mme Chea avait été celle qui s’occupait principalement des enfants, et que la preuve était insuffisante pour conclure que le statu quo changerait si le demandeur était renvoyé du Canada.

[13]  De façon notable, selon la déléguée, le demandeur continuait d’être une personne dangereuse qui avait commis de graves infractions criminelles et qui n’avait pas démontré qu’il avait un projet de réadaptation ni qu’il s’engageait à changer de comportement. En raison de son absence prolongée attribuable à son incarcération, le demandeur avait été absent de la vie des enfants pendant près de huit ans, et la déléguée a conclu que le demandeur n’avait pas joué un bon rôle de modèle auprès des enfants. De façon globale, la déléguée a fait observer que le demandeur faisait grandement partie de la sous‑culture criminelle, et elle a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur le danger que le demandeur constituait pour le public.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[14]  À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La déléguée a‑t‑elle erronément évalué le rapport d’expert?

  2. L’analyse de la déléguée concernant les considérations d’ordre humanitaire était‑elle raisonnable?

[15]  Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, (CanLII) (Vavilov), rendu récemment par la Cour suprême du Canada, la norme de la décision raisonnable s’appliquait au contrôle de la décision rendue par un délégué du ministre pour l’application de l’article 115 de la LIPR : Mworosha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 983, (CanLII), au par. 20; Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 231, au par. 33; Reynosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1058, au par. 11. Il n’y a pas lieu de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov commande l’adoption de la même norme de contrôle, celle de la décision raisonnable.

[16]  Comme les juges majoritaires l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti », (Vavilov, au par. 85). En outre, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

A.  La déléguée a-t-elle erronément évalué le rapport d’expert?

[17]  Le demandeur soutient que la déléguée a erronément évalué le rapport d’expert qu’il a fourni en ignorant des parties du rapport, et en interprétant mal la preuve dans son ensemble. Le rapport d’expert a été rédigé par monsieur Christopher Anzalone, un chercheur de l’Université Harvard, qui est aussi l’auteur de plus de 50 articles et autres documents publiés sur Al Chabaab en Somalie, Al Qaïda, et l’extrémisme islamique. Le demandeur soutient que la déléguée ne semble pas avoir contesté l’expertise de M. Anzalone, en faisant observer que c’est un universitaire ayant [traduction« une certaine expertise de la situation en Somalie ».

[18]  Le demandeur affirme que M. Anzalone a produit un rapport très détaillé sur son évaluation des risques auxquels le demandeur serait exposé s’il était renvoyé en Somalie, après avoir examiné les circonstances du demandeur et la situation actuelle en Somalie. Toutefois, selon le demandeur, la déléguée a, de manière déraisonnable, rejeté le rapport d’expert. La déléguée a plutôt cité un rapport de 2017, du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni, et a conclu que les profils des personnes prises pour cibles par Al Chabaab étaient notamment les suivants : les membres de haut rang d’une institution représentant la communauté internationale ou le gouvernement de la Somalie, les partisans du gouvernement somalien, les membres d’organisations non gouvernementales, les journalistes, et les collaborateurs du gouvernement. Selon le demandeur, la déléguée n’a pas expliqué pourquoi — compte tenu de la preuve contenue dans le rapport d’expert — le demandeur ne serait pas exposé à un risque à Mogadiscio. Le demandeur fait aussi valoir que la déléguée n’a pas adéquatement examiné le rapport d’expert; il ressortait de ce rapport que le demandeur serait exposé à un risque, compte tenu de ses circonstances personnelles et de divers autres facteurs.

[19]  Le demandeur soutient que la manière dont la déléguée a abordé le rapport d’expert constitue une erreur susceptible de contrôle, et il se fonde sur le paragraphe 55 de la décision Lecaliaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 123 (CanLII) (Lecaliaj), dans lequel la Cour a déclaré que la Commission avait l’obligation de traiter de la preuve contenue dans un rapport d’expert qui était contraire aux conclusions de la Commission. Le demandeur cite aussi le paragraphe 99 de la décision Soe c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 557, (CanLII) (Soe), dans lequel la Cour a conclu que si les décideurs administratifs ont le pouvoir discrétionnaire de décider du poids qu’ils accordent à la preuve d’expert, le « décideur doit toutefois avoir des motifs valables pour rejeter des opinions ou ne pas en tenir compte ».

[20]  Le défendeur affirme que, dans le cadre de l’évaluation des risques visée à l’article 115 de la LIPR, la question est de savoir si la personne en cause a établi qu’il est plus probable que le contraire qu’elle sera exposée à une menace à sa vie, à sa liberté ou à sa sécurité, si elle était renvoyée vers le pays dont elle possède la citoyenneté. À la lumière de ce qui précède, le défendeur affirme que la déléguée a adéquatement évalué le rapport d’expert, et a admis certains renseignements qui y sont contenus. Toutefois, étant donné l’existence de renseignements additionnels allant en sens contraire, le défendeur soutient qu’il était loisible à la déléguée de se fonder sur d’autres documents concernant la situation dans le pays, et d’y accorder du poids. Le défendeur maintient que la déléguée s’est fondée sur d’autres documents fiables concernant la situation dans le pays, en guise de base de la conclusion selon laquelle le demandeur serait exposé à un faible risque à Mogadiscio.

[21]  À mon avis, la déléguée a erronément évalué le rapport d’expert. Il est indubitable que la déléguée a, de toute évidence, admis que M. Anzalone était un universitaire ayant [traduction« une certaine expertise de la situation en Somalie ». Toutefois, étant donné cette admission, il y a eu très peu d’intérêt à l’égard du rapport d’expert, et ce, même lorsque la déléguée a formulé des conclusions contredisant la preuve contenue dans le rapport d’expert (voir la décision Lecaliaj, précitée).

[22]  M. Anzalone avait estimé qu’il y avait [traduction« une panoplie particulière de risques » entourant le demandeur, en tant que personne renvoyée d’un pays « occidental », qui n’avait pas de solides liens familiaux et claniques en Somalie. Dans son rapport, M. Anzalone a expliqué qu’Al Chabaab avait une méfiance particulière à l’égard des espions engagés par les gouvernements occidentaux à Mogadiscio et dans d’autres villes, en raison des attaques récemment perpétrées par les forces spéciales américaines, et des attaques aux drones. M. Anzalone a aussi affirmé qu’Al Chabaab a un vaste réseau de collecte de renseignements fiables à Mogadiscio et à l’extérieur de cette ville. Malgré ce débat sur les citoyens civils pris pour cibles en tant qu’ [traduction« espions occidentaux », la déléguée a conclu que le demandeur — en tant que citoyen civil — n’aurait pas le profil des personnes prises pour cibles par Al Chabaab, en se fondant sur un ancien document concernant la situation dans le pays (le rapport de 2017, du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni).

[23]  La déléguée a aussi affirmé ceci : [traduction« la preuve documentaire objective ne contient pas suffisamment de renseignements pour me permettre de conclure que, dans les régions non contrôlées par Al Chabaab, les citoyens civils sont susceptibles d’être perçus comme l’une des personnes décrites ci‑dessus, simplement parce qu’ils reviennent de pays occidentaux ». Il n’est pas fait mention de la preuve présentée dans le rapport d’expert concernant des documents sur la situation dans le pays et la panoplie particulière de risques qui entoureraient le demandeur à son retour en Somalie. La seule occurrence où il est fait référence au rapport d’expert, c’est lorsque la déléguée note que le rapport [traduction« ne cite pas de références » relatives au renseignement selon lequel l’État islamique en Somalie « a fortement accru sa présence […] à Mogadiscio et dans les alentours ».

[24]  Étant donné que la déléguée a admis que M. Anzalone est un expert dans son domaine, elle avait l’obligation de tenir compte de la preuve contradictoire contenue dans le rapport d’expert, laquelle contredisait les conclusions de la Commission. En d’autres termes, la déléguée avait l’obligation d’énoncer les motifs pour lesquels la conclusion du rapport d’expert selon laquelle [traduction« il y avait une panoplie particulière de risques » entourant le demandeur — parce qu’il serait perçu comme un espion occidental — aurait dû se voir accorder peu ou pas de poids, vu la conclusion contradictoire de la déléguée selon laquelle les citoyens civils ne seraient pas exposés à un risque à Mogadiscio.

B.  L’analyse de la déléguée concernant les considérations d’ordre humanitaire était‑elle raisonnable?

[25]  Pour l’application du paragraphe 115(2) de la LIPR, la déléguée doit déterminer si le renvoi du demandeur en Somalie choquerait la conscience des Canadiens, de sorte qu’il mettrait en jeu ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et constituerait ainsi une violation de l’article 7 de la Charte (voir l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, (CanLII), [2002] 1 RCS 3).

[26]  Le demandeur soutient que le fait de le renvoyer de force en Somalie choquerait la conscience des Canadiens pour les raisons suivantes : il a quitté ce pays à l’âge de sept ans, il ne parle pas couramment la langue de ce pays et aucun membre de sa famille n’y est présent, la sécheresse et l’insécurité alimentaire y règnent. Le demandeur reconnaît qu’il a un lourd casier judiciaire. Toutefois, il soutient qu’il était seulement âgé de sept ans quand il est arrivé au Canada, et qu’il n’était certainement pas un délinquant à son arrivée ici. Ainsi, le demandeur affirme qu’il est un produit de la société canadienne. Le demandeur fait valoir que le fait de le renvoyer dans un pays où règnent la guerre et la famine, alors qu’il n’y dispose d’aucun soutien, choquerait la conscience des Canadiens et constituerait ainsi une violation de l’article 7 de la Charte.

[27]  Le défendeur affirme qu’un contrôle de la décision de la déléguée portant sur la pondération du danger que le demandeur constitue pour le public avec les facteurs humanitaires ou les risques pouvant s’appliquer exige une grande retenue (Nagalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153, (CanLII), au par. 33; Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, (CanLII), au par. 15). Le défendeur affirme que seuls les facteurs humanitaires ont été soupesés par rapport au risque que le demandeur constitue pour le public, parce que la déléguée a décidé que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne.

[28]  Compte tenu du lourd casier judiciaire du demandeur, le défendeur affirme que le demandeur devait établir qu’il existe de très importants facteurs humanitaires, avant que l’exercice de pondération ne « choque la conscience des Canadiens ». Le défendeur rejette l’observation du demandeur selon laquelle il devrait rester au Canada parce qu’il est [traduction] « un produit de la société canadienne ». Le défendeur affirme que les autres membres de la famille du demandeur se sont bien établis au Canada, qu’ils ont des carrières de professionnels, et qu’aucun d’entre eux n’a de casier judiciaire.

[29]  À mon avis, l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire faite par la déléguée était déraisonnable. Bien que la déléguée ait énuméré les considérations d’ordre humanitaire, son analyse était superficielle et démontrait un « défaut de traiter [des] conséquences » du renvoi pour le demandeur (Vavilov, au par. 134). Comme le demandeur est arrivé au Canada en tant qu’enfant âgé de sept ans, il ne comprend ni le somali ni la culture somalienne, il n’a pas de membre de sa famille en Somalie, et n’a absolument aucun soutien en Somalie pouvant l’aider dans sa réintégration. La vie et la réintégration du demandeur en Somalie ne seront pas seulement « difficiles », comme la déléguée l’a fait observer, mais elles seront quasiment insurmontables.

[30]  Toutefois, la déléguée a simplement fait observer qu’il faudrait [traduction« un certain temps » au demandeur pour [traduction« retrouver la maîtrise de sa langue maternelle », que le demandeur aurait une [traduction« très grande adaptabilité » dans sa recherche de logement, parce qu’il est un homme adulte n’ayant personne à sa charge, et qu’il pouvait obtenir de l’aide financière jusqu’à ce qu’il trouve un emploi. Malgré son [traduction« adaptabilité » relative au genre de logement, je pose les questions suivantes : comment le demandeur pourra‑t‑il trouver un logement, en premier lieu, alors qu’il n’est pas en mesure de parler la langue du pays? Comment le demandeur pourra‑t‑il trouver un emploi, alors qu’il a seulement une compréhension de base de la langue du pays? Comment le demandeur apprendra‑t‑il la langue, alors qu’il n’a pas de réseau de soutien en Somalie? À mon avis, l’analyse de la déléguée concernant les considérations d’ordre humanitaire a gravement méconnu les difficultés de la réintégration du demandeur, compte tenu des limitations attribuables à son défaut de compétences linguistiques et de familiarité avec la culture, et cette analyse peut uniquement être décrite comme ayant été un exercice superficiel de prise en compte des considérations d’ordre humanitaire.

[31]  Je reconnais que les considérations d’ordre humanitaire devaient être pondérées en regard du danger que le demandeur constitue pour le public au Canada, mais, pour que les considérations puissent être pondérées, elles devaient d’abord être adéquatement analysées et évaluées. Je conclus que l’analyse de la déléguée concernant les considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable.

V.  La question certifiée

[32]  Les avocats de chacune des parties ont été invités à soumettre des questions à certifier, et ils ont tous deux indiqué que l’affaire n’en soulève aucune. Je suis d’accord.

VI.  Conclusion

[33]  La décision de la déléguée est déraisonnable, car elle a erronément évalué le rapport d’expert et n’a pas adéquatement évalué les considérations d’ordre humanitaire. La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4193‑19

LA COUR STATUE ce qui suit :

  1. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de mai 2020

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4193‑19

INTITULÉ :

IRSHAD MOHAMED AHMED c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 février 2020

Jugement et motifs :

Le juge AHMED

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 9 avril 2020

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Talia Joundi

 

Pour le demandeur

Maria Burgos

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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