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Date : 20200129


Dossier : T‑1927‑19

Référence : 2020 CF 165

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LE CHEF ADRIAN SINCLAIR, LE CONSEILLER BRAD BEARDY, LE CONSEILLER EMERGY STAGG, LE CONSEILLER MAURICE TRAVERSE, LE CONSEILLER CHRIS TRAVERSE ET LE CONSEILLER JULES BEARDY, À TITRE PERSONNEL ET EN LEUR QUALITÉ DE REPRÉSENTANTS DE LA PREMIÈRE NATION DE LAKE ST. MARTIN, ET LADITE PREMIÈRE NATION DE LAKE ST. MARTIN, EN SA QUALITÉ DE REPRÉSENTANTE DE L’ENSEMBLE DE SES MEMBRES

 

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, L’HONORABLE BILL BLAIR, MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE, L’HONORABLE MARC MILLER, MINISTRE DE SERVICES AUX AUTOCHTONES CANADA, L’HONORABLE CAROLYN BENNETT, MINISTRE DES RELATIONS COURONNE‑AUTOCHTONES ET DES AFFAIRES DU NORD

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête déposée le 17 décembre 2019 par le chef Adrian Sinclair et par les conseillers Brad Beardy, Emery Stagg, Maurice Traverse, Chris Traverse et Jules Beardy, à titre personnel et en leur qualité de représentants de la Première Nation de Lake St. Martin, ainsi que par la Première Nation de Lake St. Martin en en sa qualité de représentante de l’ensemble de ses membres (tous étant ci‑après désignés les « demandeurs » ou la « Première Nation de LSM »). Les demandeurs voudraient obtenir une injonction interlocutoire en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, et en vertu de l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[2]  Plus précisément, la réparation demandée est ainsi formulée :

[traduction]

1.  Une injonction interlocutoire suspendant l’application de la décision retirant leur statut d’évacués de la Croix‑Rouge aux personnes évacuées de la Première Nation de Lake St. Martin qui n’ont pas de maisons où ils puissent retourner dans la réserve et dont les besoins en logement dans la réserve n’ont pas été satisfaits, lesdites personnes étant désignées à l’annexe A de cette requête;

2.  Une ordonnance enjoignant à toutes les parties, y compris aux défendeurs et à la Croix‑Rouge, de se conformer à la suspension, en rétablissant ou en maintenant l’intégralité des prestations de la Croix‑Rouge aux personnes évacuées pour cause d’inondation qui sont désignées à l’annexe A, jusqu’à la première des dates suivantes :

a.  la date où il sera statué à titre définitif sur la procédure initiale (la demande);

b.  la date à laquelle sera rendue une décision judiciaire disant qu’il y a dans la réserve une maison prête à les recevoir, eux et leurs personnes à charge, où ils pourront se loger en toute sécurité (selon une norme non inférieure à la Norme nationale d’occupation).

3.  Subsidiairement, si une injonction mandatoire de rétablissement des prestations de la Croix‑Rouge aux personnes évacuées est requise, alors une injonction interlocutoire en ce sens;

4.  Une ordonnance libérant les demandeurs de tout engagement quant aux dommages‑intérêts qui pourraient par ailleurs être imposés au titre du paragraphe 373(2) des Règles.

5.  Une ordonnance d’adjudication des dépens selon que la Cour la jugera à propos.

6.  Telle autre ordonnance que la Cour jugera à propos.

[3]  Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat des demandeurs a indiqué qu’il n’entendait pas insister sur l’élément 2b) mentionné ci‑dessus.

[4]  Pour statuer sur la présente requête, il faut d’abord résumer le contexte factuel, lequel a mené au dépôt de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire et à celui de la présente requête connexe en injonction interlocutoire.

Faits

[5]  En 2011, à la suite de crues extrêmes, le gouvernement du Manitoba (le Manitoba) a adopté d’urgence des mesures d’atténuation des inondations, notamment une mesure de détournement des eaux vers le lac Manitoba. Il y a débat entre les parties sur le rôle du gouvernement du Canada (le Canada) dans cette décision, mais cette question n’intéresse pas la requête en injonction sur laquelle je dois statuer, et je ne me prononcerai donc pas sur cet aspect. Ce qui n’est pas contesté, c’est que la dérivation des eaux dans le lac Manitoba a entraîné des inondations dévastatrices dans certaines collectivités des Premières Nations, dont la Première Nation de LSM. Les inondations ont forcé l’évacuation de cette dernière et entraîné la destruction de toutes les maisons et infrastructures communautaires.

[6]  Le 29 juillet 2011, le gouverneur en conseil a pris le décret CP 2011‑0843, qui autorisait le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) à fournir, en vertu de l’alinéa 4(1)j) de la Loi sur la gestion des urgences, LC 2007, c 15, une aide financière au Manitoba après que celui‑ci eut déclaré l’état d’urgence provinciale en conséquence des inondations de 2011 dans la province.

[7]  Depuis 2011, les personnes évacuées de la Première Nation de LSM reçoivent des prestations mensuelles qui leur permettent de payer les frais de location et de subsistance pendant qu’ils vivent hors de la réserve. Les prestations mensuelles sont versées par un organisme d’aide local à chacun des chefs de famille spécifiés par la Première Nation de LSM. De 2011 à 2014, c’est la Manitoba Association of Native Firefighters (la MANFF) qui a administré les prestations. Vers 2014, la Croix‑Rouge canadienne (la CRC) a remplacé la MANFF dans la gestion des mesures de soutien aux personnes évacuées. Comme la CRC aujourd’hui, la MANFF versait les prestations directement aux personnes évacuées, puis était remboursée par l’Organisation des mesures d’urgence Manitoba, qui à son tour peut demander un remboursement au Canada.

La liste des personnes évacuées

[8]  À l’époque où la CRC a remplacé la MANFF dans la gestion de l’aide aux personnes évacuées, il revenait au Canada de dire sur la liste des personnes évacuées qui était admissible à des prestations.

[9]  La liste de 2014 de la CRC énumérant les personnes évacuées faisait état d’environ 1 100 personnes appartenant à la Première Nation de LSM.

[10]  Ce nombre a évolué au fil du temps et au gré des événements de la vie. Les enfants qui avaient moins de 18 ans à l’époque de l’évacuation en 2011 ont atteint cet âge. Des enfants sont nés des personnes évacuées, et des personnes évacuées sont décédées. En 2017, la liste des personnes évacuées comprenait 1 297 personnes.

Les négociations

[11]  Des discussions ont commencé en 2011 entre le Canada, le Manitoba et la Première Nation de LSM concernant la reconstruction de la communauté et le retour à la maison des personnes évacuées. Le Canada appelle « opération Retour au foyer » les efforts qu’il a déployés pour venir en aide à la Première Nation de LSM et à d’autres Premières Nations évacuées.

[12]  Les parties s’accordaient en général pour dire que le but ultime était de parvenir à un accord de règlement global (ARG) qui porterait sur tous les aspects liés aux inondations passées et futures sur les terres de la Première Nation de LSM, y compris sur les litiges en cours, le redémarrage de la communauté et le retour des personnes évacuées dans leurs logements.

[13]  À cette fin, le 14 juillet 2014, les parties ont signé une reconnaissance des éléments fondamentaux (REF). Elles y reconnaissaient qu’un plan global était nécessaire pour reconstruire la communauté de la Première Nation de LSM, et elles y exprimaient l’espoir qu’un ARG serait fondé sur les éléments fondamentaux exposés dans la REF. Elles reconnaissaient en outre que le futur ARG serait fondé sur les modalités énoncées dans la REF et que, en signant la REF, les parties s’engageaient à recommander les modalités en question à leurs mandants respectifs comme base de négociations ultérieures en vue d’un ARG final. Cependant, elles reconnaissaient aussi que la REF n’était pas contraignante et ne créait pas entre elles d’obligation légale. La REF portait sur plusieurs sujets, notamment les terres soumises à servitude et les nouvelles terres de réserve, les infrastructures (routes, services publics, traitement des eaux, écoles, poste d’incendie, bureau du conseil de bande, centre communautaire, etc.). Il est question du logement dans la requête. La REF contient ce qui suit :

[traduction]

 

4) Logement

a)  L’ARG proposé s’attacherait à la question du logement comme il suit :

b)  une contribution financière maximale de 72,8 millions de dollars versée par le Manitoba et le Canada pour le logement serait subordonnée à l’exécution par la Première Nation de LSM d’un plan communautaire et au respect des modalités d’accords de financement, des règles régissant les appels d’offres, d’une stratégie détaillée de logement et d’un plan de mise en œuvre;

c)  priorité sera donnée aux personnes évacuées de 2011 figurant sur la liste des évacués de la Croix‑Rouge datée du 2 juillet 2014, sous réserve des documents qui pourront être déterminés ou exigés;

i)  la Première Nation de LSM établira une stratégie détaillée de logement et un plan de mise en œuvre ou de gestion; et […]

[14]  Les parties ont aussi convenu que, si la Première Nation de LSM n’approuvait pas la REF, alors le Canada et le Manitoba fourniraient la [traduction« Trousse des seuls éléments fondamentaux – L’essentiel pour le retour des personnes évacuées ». Selon ce document, il est entendu que la REF énonce les éléments et questions formant une base raisonnable pour un ARG; toutefois, si la REF proposée n’était pas approuvée par la Première Nation de LSM, alors le Canada et le Manitoba pourvoiraient aux exigences essentielles énumérées suivantes pour le retour des personnes évacuées dans la collectivité. S’agissant du logement :

[traduction]

i)  Afin de pourvoir au retour des personnes évacuées, l’un des éléments fondamentaux, une contribution financière totale maximale de 47,3 millions de dollars, versée par le Manitoba et le Canada, en vue du rétablissement, à titre prioritaire, des personnes évacuées de la Première Nation de LSM figurant sur la liste de la Croix‑Rouge en date du 2 juillet 2014, et sous réserve des documents pouvant être requis.

[15]  Cette contribution financière était subordonnée aux conditions, dont l’exécution par la Première Nation d’un plan communautaire, une stratégie détaillée de logement et les autres points énumérés, qui rendent compte des modalités figurant dans la REF.

[16]  Le 7 avril 2016, le Canada, le Manitoba et la Première Nation de LSM ont signé une Demande d’approbation de projet (DAP) pour la construction de 150 unités d’habitation. Finalement, une offre favorable permettait la construction de 40 unités additionnelles, pour un total de 190 unités, appelées la phase 1 du projet.

[17]  Le 26 avril 2017, le Canada, le Manitoba et la Première Nation de LSM ont signé un [traduction« Accord de principe pour la conclusion d’un accord de règlement global, daté du 25 avril 2017 » (« l’accord de principe »). L’accord de principe reconnaissait que, à cette date, la majorité des personnes évacuées étaient encore éloignées de leur communauté, un rapatriement partiel étant prévu pour 2017, et le rapatriement complet au plus tard à l’automne de 2018. Il reconnaissait aussi que les parties s’étaient rencontrées régulièrement pour constater et régler les points intéressant le redressement de la communauté, notamment la construction de nouvelles unités d’habitation et autres éléments de l’accord. Il a été convenu que l’accord de principe constituait le fondement d’un ARG, mais qu’il n’était pas contraignant, et qu’il était rédigé explicitement sous toutes réserves. Selon l’accord de principe, il restait trois catégories d’infrastructures à parachever et les parties avaient été convenues de les gérer d’une manière distincte, à la demande de la Première Nation de LSM. L’une de ces catégories concernait l’octroi d’une somme de 36 millions de dollars pour 130 unités d’habitation additionnelles. Les parties ont convenu que le Canada piloterait le financement après approbation de l’ARG selon les modalités d’une DAP précise devant être exécutée avant la conclusion de l’ARG. Le Canada et le Manitoba s’étaient entendus pour que leurs parts respectives des coûts servent à rembourser le fournisseur actuel des logements, après approbation de la Première Nation de LSM, pour des unités additionnelles jusqu’à concurrence du plein montant de 36 millions de dollars, même si cela dépassait 130 unités résidentielles. La Première Nation de LSM serait ainsi à même d’envisager des immeubles de logements multiples ou des ensembles résidentiels de plus haute densité, avec l’appui de ses membres, pour un coût unitaire inférieur à celui de logements unifamiliaux.

[18]  À ce jour, aucun ARG n’a été conclu.

Le rapatriement des personnes évacuées

[19]  Le rapatriement des personnes évacuées a commencé à l’automne de 2017.

[20]  À l’époque, la phase 1, soit la construction de 190 logements unifamiliaux, était presque terminée. M. Stephen Taylor, directeur général régional (le « DGR ») de Services aux Autochtones Canada (SAC) pour le Manitoba, a émis une [traduction« note décisionnelle concernant la Première Nation de Lake St. Martin – Lettre de rapatriement, décision du directeur général régional pour la région du Manitoba », datée du 1er novembre 2017. Le sommaire figurant dans la lettre de rapatriement indique que la Première Nation de LSM comptait alors 1 297 personnes évacuées, dont environ 474 devaient entreprendre leur rapatriement le 3 novembre 2017, date à laquelle quelque 44 logements seraient prêts pour occupation, les logements restants étant attendus pour décembre 2017. Le sommaire précise aussi qu’un projet de lettre de rapatriement avait été remis au chef et au conseil de la Première Nation de LSM, lesquels avaient décidé de la signer et de l’envoyer aux personnes évacuées. Le projet de lettre expliquait qu’une unité d’habitation avait été attribuée à ces personnes et qu’elle était prête pour occupation immédiate. Le 3 août 2018, 40 ménages étaient informés que le chef et le conseil de la Première Nation de LSM leur avaient attribué une unité d’habitation qui était prête pour occupation immédiate.

[21]  Au printemps de 2019, le chef et le conseil ont soumis une demande de changement pour l’ajout de 40 logements collectifs au lieu de 10 maisons unifamiliales. Une lettre commune du 24 mai 2019 adressée par le Canada et le Manitoba faisait état de leur soutien au changement proposé et soulignait que le coût projeté de 5,8 millions de dollars se solderait par un coût total révisé de 35,9 millions de dollars, ce qui était encore en deçà de l’autorisation actuelle de 36 millions de dollars prévue par la DAP. Leur soutien était subordonné aux conditions énumérées suivantes : l’inclusion des logements collectifs ne devait pas retarder la conclusion du contrat de base portant sur les 120 logements unifamiliaux, et l’achèvement substantiel des logements collectifs ne devait pas être postérieur au 31 mars 2020, un financement ne pouvant pas être garanti pour des exercices ultérieurs. La lettre relevait aussi que, une fois ajouté le contrat de base de 120 logements individuels aux 190 logements déjà achevés de la phase 1, la communauté aurait un total de 310 logements disponibles à la fin de novembre 2019, et de 350 logements à la fin de mars 2020. La lettre contient aussi ce qui suit :

[traduction]

L’aide financière fournie à toutes les personnes évacuées prendra fin le 31 décembre 2019 même si les logements additionnels ne sont pas achevés à cette date. En outre, l’accroissement du nombre de logements devant être achevés avant la fin de l’exercice n’aura pas d’incidence sur le retour escompté, au plus tard le 31 décembre 2019, de personnes évacuées.

[22]  Dans une lettre du 15 juillet 2019, le chef et le conseil de la Première Nation de LSM se sont déclarés déçus de la décision de cesser au 31 décembre 2019 l’aide financière à la totalité des personnes évacuées. La lettre précise que le chef et le conseil avaient pris contact avec le directeur de projet, P.M. Associates, qui les avait informés que 310 logements seraient achevés au plus tard le 30 novembre 2019 et que les 40 logements restants ne le seraient pas avant le 31 mars 2020. Selon le chef et le conseil, l’échéancier allait avoir pour effet qu’environ 771 personnes évacuées se retrouveraient à la rue et seraient durement touchées, physiquement et mentalement, si elles étaient forcées de retourner prématurément dans la collectivité, ou obligées de se passer d’un appui financier constant. La lettre priait le Canada et le Manitoba de revenir sur la décision.

[23]  Dans une note décisionnelle datée du 24 octobre 2019, le DGR faisait savoir à la Première Nation de LSM qu’elle avait alors 991 personnes évacuées et que toutes devaient réintégrer leur communauté au plus tard le 31 décembre 2019. Cependant, la note indiquait qu’une tempête hivernale survenue en octobre avait retardé la construction de telle sorte que l’achèvement de 100 maisons sur les 120 de la phase 2 n’aurait pas lieu avant décembre 2019 et que les 20 maisons restantes ne seraient pas prêtes pour occupation avant la mi‑janvier 2020, au plus tôt. Il était aussi précisé dans la note que les prestations de la CRC pourraient cesser et que les personnes évacuées restantes pourraient réintégrer la communauté. Un projet de lettre de rapatriement avait été rédigé, semblable, dans sa forme, aux lettres antérieures. Ce projet recommandait que les lettres de rapatriement soient envoyées au plus tard le 31 octobre 2019 de manière à constituer un préavis de 60 jours pour une date limite de prise d’effet, à savoir le 31 décembre 2019. Des lettres de rapatriement ont été envoyées par le DGR le 30 octobre 2019. Elles précisaient que les prestations de la CRC versées aux résidents de la Première Nation de LSM en conséquence d’une évacuation qui avait commencé en 2011 allaient cesser le 31 décembre 2019 et que les bénéficiaires devaient communiquer avec le bureau du conseil de bande de la Première Nation pour en savoir davantage sur l’attribution d’unités d’habitation.

[24]  La lettre mentionnait aussi que de nouvelles infrastructures, à savoir des logements, des réseaux d’approvisionnement en eau et d’assainissement des eaux, des écoles et un bureau temporaire du conseil de bande, étaient en place, et que la CRC était disposée à prêter assistance dans les opérations de déménagement.

[25]  Lors d’une réunion tenue le 12 novembre 2019 entre des représentants du Canada et le chef et le conseil de la Première Nation de LSM, le chef et le conseil ont de nouveau exprimé leur déception quant à la décision de cesser, le 31 décembre 2019, le versement de prestations aux personnes évacuées, ajoutant qu’ils étaient préoccupés de ce que les unités d’habitation ne seraient pas toutes achevées à cette date.

[26]  Par courriel du 22 novembre 2019, le Canada a informé la Première Nation de LSM qu’il avait reçu la lettre du 18 novembre 2019 envoyée par son avocat (lettre évoquée plus loin) et que le Canada avait déjà reconnu que les unités d’habitation (70) ne seraient pas toutes prêtes au plus tard le 31 décembre 2019, comme on l’avait espéré. Le DGR avait indiqué que SAC voulait travailler avec le chef et l’avocat pour régler la situation. Le Canada restait d’ailleurs disposé à apporter son aide au‑delà du 31 décembre 2019 pour les personnes évacuées auxquelles étaient attribuées ces 70 unités d’habitation inachevées.

[27]  Par lettre du 17 décembre 2019, l’avocat du Canada faisait savoir à l’avocat de la Première Nation de LSM que le Canada continuerait, sous toutes réserves, de verser, de manière générale, les prestations aux personnes évacuées restantes, et ce, jusqu’au 31 janvier 2020. Le Canada continuerait en outre de verser des prestations à un sous‑ensemble spécifique de personnes évacuées dont les logements n’étaient pas encore achevés, et ce, jusqu’au 31 mars 2020, lequel engagement n’était pas pris sous toutes réserves. La lettre précise que son auteur croyait comprendre que l’avocat de la Première Nation de LSM s’employait à recenser les personnes en question et communiquerait sous peu ce renseignement. Le Canada voulait du reste obtenir ce renseignement afin de pouvoir promptement instruire toutes les personnes évacuées et leur indiquer exactement la date exacte de cessation de leurs prestations.

[28]  Par courriel daté du 23 décembre 2019, l’avocat de la Première Nation de LSM a communiqué à l’avocat du Canada une liste des chefs de famille évacués auxquels avait été attribuée une maison qui n’était pas prête pour occupation.

[29]  Par lettres datées du 24 décembre 2019, tous les chefs de famille évacués restants (496) ont été informés par le DGR que des prestations seraient versées aux personnes évacuées jusqu’au 31 janvier 2020.

L’appel

[30]  Par lettre du 18 novembre 2019, l’avocat de la Première Nation de LSM écrivait à l’avocat du Canada pour l’informer que la plupart des personnes évacuées n’avaient nulle part où se loger et lui dire que les avis de cessation des prestations devaient être annulés parce que prématurés. L’avocat de la Première Nation de LSM se référait à une page Web de SAC qui contient une Foire aux questions – Information à l’intention des personnes évacuées à la suite des inondations de 2011 au Manitoba (la FAQ). L’avocat estimait aussi que le Canada avait omis d’informer les personnes évacuées de la manière dont elles pouvaient faire appel de la décision qui les retirait de la liste des personnes évacuées, ou de leur indiquer les conditions à remplir pour qu’un appel aboutisse, et, selon lui, cette omission contrevenait à l’équité et à la justice naturelle. L’avocat priait le Canada de préciser immédiatement la procédure d’appel promise aux personnes évacuées, ainsi que la manière dont les auditions seraient tenues et à quelles dates, et il demandait au Canada de confirmer immédiatement que la cessation des prestations avait été annulée et ne serait restaurée qu’après un processus d’appel. À défaut, la Première Nation de LSM demanderait un contrôle judiciaire et solliciterait une mesure interlocutoire. L’avocat a reconnu être au courant de la décision rendue par la Cour dans une affaire intéressant la Première Nation de Dauphin River (Stagg c Canada (Procureur général), 2019 CF 630 (Stagg)), mais, selon lui, dans cette affaire, les circonstances étaient différentes.

[31]  Par lettre du 28 novembre 2019, l’avocat du Canada a répondu à celle du 18 novembre 2019 de l’avocat de la Première Nation de LSM. Cette lettre se référait au courriel du Canada du 22 novembre 2019, évoqué plus haut. L’avocat du Canada y reconnaissait aussi que l’avocat de la Première Nation de LSM avait fourni une liste des personnes évacuées auxquelles le chef et le conseil avait attribué des maisons qui avaient été construites, qui étaient en construction ou qui le seraient, et il demandait des renseignements afin de pouvoir faire concorder les maisons qui ne seraient pas achevées au 31 décembre 2019 avec les membres concernés de la bande. La lettre prenait acte des préoccupations de la Première Nation de LSM concernant le nombre de maisons qui seraient financées en sus des 183 logements qui existaient dans la réserve en 2011, mais elle mentionnait que le niveau de logement était fixé par les parties dans l’accord de principe. S’agissant des prestations aux personnes évacuées, elles sont versées aux termes du Programme d’aide à la gestion des urgences jusqu’à ce que les communautés sinistrées retrouvent leur état antérieur à la situation d’urgence. SAC prévoyait que les logements additionnels seraient achevés au plus tard le 31 décembre 2019 (sous réserve de ceux déjà notés), et qu’il appartenait au chef et au conseil de veiller à l’attribution des logements. La lettre indiquait que SAC respecterait cette compétence et n’interviendrait pas dans son exercice. S’agissant de la référence à la FAQ sur une page Web de SAC, la lettre précise que, comme l’avocat de la Première Nation de LSM le déduirait de la preuve produite dans une autre affaire soumise à la Cour, l’appel évoqué dans la FAQ se rapportait à une décision sur l’admissibilité de certaines personnes figurant sur les listes de personnes évacuées, et non à la question de savoir si, en tant que tel, le versement de prestations aux personnes évacuées, doit cesser.

[32]  Par lettre du 9 décembre 2019, l’avocat de la Première Nation de LSM, répondant à une lettre de l’avocat du Canada datée du 28 novembre 2019, affirmait qu’il voulait, au nom de ceux des membres de celle‑ci qui avaient été informés que leurs prestations allaient prendre fin, faire appel de la décision en ce sens. Il exprimait l’avis que ces personnes avaient droit à un processus d’appel si elles décidaient de contester la décision et que l’affaire de la Nation Dauphin, sur laquelle avait statué la Cour (Stagg), ne disait rien sur l’existence d’un processus d’appel. L’avocat exigeait que le Canada informe la Première Nation de LSM quant à la procédure d’appel et quant au processus d’appel et que le Canada laisse le processus d’appel suivre son cours avant de donner avis d’une cessation du versement des prestations aux personnes évacuées.

[33]  Par lettre du 16 décembre 2019, l’avocat du Canada a confirmé à l’avocat de la Première Nation de LSM qu’aucun processus d’appel n’est offert aux personnes évacuées en ce qui a trait à la cessation par le Canada du versement des prestations aux personnes évacuées. Il a ajouté que le processus d’appel auquel l’avocat de la Première Nation de LSM se référait s’appliquait uniquement aux cas où une personne évacuée était jugée non admissible à figurer sur la liste de la CRC et souhaitait faire appel de son retrait de cette liste. L’avocat du Canada a affirmé que le processus ne s’appliquait pas à la décision du Canada de ne plus offrir ce volet de l’aide aux sinistrés, jusque‑là fourni en vertu d’un décret autorisant la fourniture d’une aide financière en vertu de la Loi sur la gestion des urgences, une loi fédérale.

La procédure introduite devant la Cour

[34]  La Première Nation de LSM a déposé le 29 novembre 2019 un avis de demande de contrôle judiciaire contestant la décision du 30 octobre 2019 qui donnait avis aux personnes évacuées restantes de la CRC de la cessation de leurs prestations à compter du 31 décembre 2019.

[35]  La requête, déposée le 17 décembre 2019, a été instruite lors d’une séance spéciale, à Winnipeg, le vendredi 24 janvier 2020. Les avocats ont indiqué au cours de l’audience que, pour des raisons pratiques, une décision était nécessaire, quant à la plupart des prestations, avant la date de cessation du 31 janvier 2020.

La preuve

[36]  Au soutien de cette requête en injonction interlocutoire, la Première Nation de LSM a produit les affidavits suivants :

  i.  Affidavit du chef Adrian Sinclair, chef et membre de la Première Nation de LSM, souscrit le 17 décembre 2019. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit du chef Sinclair;

  ii.  Affidavit de Chase Traverse, coordonnateur du projet de logement, phase 2, pour la Première Nation de LSM, souscrit le 17 décembre 2019. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Chase Traverse;

  iii.  Affidavit de Chris Traverse, un conseiller de la bande de la Première Nation de LSM, souscrit le 17 décembre 2019. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Chris Traverse;

[37]  En réponse à la requête, le Canada a produit les affidavits suivants :

  1. Affidavit d’Eunice Gross, directrice intérimaire des Initiatives communautaires, SAC, souscrit le 3 janvier 2020. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit d’Eunice Gross;

  2. Affidavit d’Aaron O’Keefe, auparavant employé comme directeur des Initiatives communautaires, SAC, souscrit le 3 janvier 2020. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit d’Aaron O’Keefe;

  3. Affidavit de Donny Buckingham, ing., ingénieur principal, Région du Manitoba, SAC, souscrit le 3 janvier 2020. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Donny Buckingham;

  4. Affidavit de Louis Dion, ingénieur principal, directeur pour les négociations des revendications, Région du Manitoba, SAC, souscrit le 3 janvier 2020. J’ai aussi devant moi la transcription du contre‑interrogatoire sur affidavit de Louis Dion.

Points litigieux

[38]  Cette requête soulève deux questions. La première est une question préliminaire, celle de savoir si l’injonction demandée doit être qualifiée d’injonction mandatoire ou d’injonction prohibitive. Après quoi, il faut se demander si le critère applicable à l’octroi d’une injonction a été rempli.

Question préliminaire : L’injonction demandée est‑elle une injonction mandatoire ou prohibitive?

La position de la Première Nation

[39]  La Première Nation affirme que, pour savoir si l’injonction est mandatoire ou prohibitive, il faut d’abord qualifier l’injonction demandée. Comme l’indiquait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 5 (Société Radio‑Canada), l’analyse requise à cette fin consiste à se demander si l’injonction exigerait du défendeur qu’il fasse quelque chose ou qu’il s’abstienne de faire quelque chose. En l’espèce, la mesure recherchée par les demandeurs, à savoir l’injonction, vise essentiellement à faire annuler une décision et à faire en sorte que le DGR s’abstienne temporairement de « faire quelque chose » – la chose en question étant le retrait du statut de personne évacuée conféré par la CRC.

[40]  La Première Nation de LSM affirme que, si l’injonction est accordée, elle n’obligera pas le Canada à effectuer des paiements aux personnes évacuées puisque c’est en réalité la CRC qui verse les prestations aux personnes évacuées. Le Manitoba rembourse la CRC, [traduction« puis le Canada pourrait ultérieurement » rembourser le Manitoba. Selon les demandeurs, le Canada n’effectue pas les paiements, ce qu’il fait consiste plutôt à déterminer le statut des personnes évacuées. La Première Nation de LSM dit que c’est la détermination du statut qui est au cœur du différend. Elle se fonde sur la décision A.C. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1196 (A.C.) et sur la décision West Moberly First Nations c British Columbia, 2018 BCSC 1835 (West Moberly), pour affirmer que l’injonction demandée est prohibitive puisque le Canada est prié de s’abstenir de retirer le statut de personne évacuée. Selon la Première Nation de LSM, le fait que le Canada puisse rembourser à la CRC les paiements qu’elle a effectués aux personnes évacuées est une conséquence accessoire de l’injonction interlocutoire empêchant le retrait du statut de personne évacuée.

La position du Canada

[41]  Les défendeurs désignés (ci‑après collectivement appelés « le Canada ») soutiennent que la Première Nation de LSM sollicite une injonction mandatoire. La raison en est que, à proprement parler, la réparation souhaitée vise à forcer le Canada à faire quelque chose (Société Radio‑Canada, au para 16), c’est‑à‑dire à maintenir ou rétablir le versement de prestations aux personnes évacuées. Ce type d’obligation positive est mandatoire par nature car, si l’injonction était accordée, elle « intime[rait] au[x] défendeur[s] de faire quelque chose – comme de rétablir le statu quo ‑‑, ou d’autrement [TRADUCTION] “restaurer la situation” » (Société Radio‑Canada, au para 15; Medical Laboratory Consultants Inc c. Calgary Health Region, 2003 ABQB 995 (Medical Laboratory)). Le Canada s’oppose à l’appréciation inexacte de la Première Nation de LSM quand elle affirme que ce qu’elle recherche, c’est le maintien du statut de personne évacuée. Selon le Canada, rien ne prouve que les prestations versées par la CRC aux personnes évacuées seraient maintenues après cessation par le Canada et le Manitoba du financement du programme. Cette inexactitude ressort de la demande de réparation de la Première Nation de LSM, qui vise à une ordonnance additionnelle [traduction« enjoignant à toutes les parties, y compris les défendeurs et la Croix‑Rouge, de se conformer à la suspension, en rétablissant ou en maintenant l’intégralité des prestations de la Croix‑Rouge aux personnes évacuées pour cause d’inondation qui sont désignées à l’annexe A […] ». Selon le Canada, sans cet aspect mandatoire de l’injonction, l’argument tout entier de la Première Nation de LSM concernant le préjudice irréparable est irrecevable puisqu’il repose sur les difficultés financières des personnes évacuées. Le Canada affirme que le fait de qualifier de mesure subsidiaire ou accessoire l’injonction mandatoire demandée n’est d’aucune aide pour la Première Nation de LSM puisque la « conséquence pratique » recherchée est le maintien, par le Canada, du versement des prestations aux personnes évacuées.

Analyse

[42]  Le point de départ pour la résolution de cette question est l’arrêt Société Radio‑Canada rendu par la Cour suprême du Canada. Celle‑ci y examinait le critère applicable à une injonction prohibitive et le critère renforcé de première étape applicable aux injonctions mandatoires :

[12]  Dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., et plus tard dans l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour a affirmé que les demandes d’injonction interlocutoire devaient respecter chacun des trois volets du test qui tire son origine de la décision de la Chambre des Lords dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd. À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[13]  Ce cadre d’analyse n’est toutefois que général. (En effet, dans RJR — MacDonald, la Cour a cerné deux exceptions qui pourraient commander un « examen plus approfondi du fond d’une affaire » à la première étape de l’analyse.) Dans le présent litige, les parties ont convenu à chaque palier judiciaire que, lorsqu’une injonction interlocutoire mandatoire est sollicitée, la question à trancher à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald était celle de savoir si les demandeurs ont établi une forte apparence de droit [...].

[…]

[15]  À mon avis, lorsqu’il s’agit d’examiner une demande d’injonction interlocutoire mandatoire, le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR — MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire. Une telle ordonnance est également (en règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire, puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès ». Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que la Cour a décrit dans RJR — MacDonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire.

[16]  Dans certains cas, un dernier élément devra être examiné, soit que, parce que les injonctions interlocutoires mandatoires requièrent que le défendeur fasse quelque chose, elles peuvent constituer un fardeau plus important ou avoir des conséquences coûteuses pour lui. Il faut toutefois garder à l’esprit que le respect d’injonctions prohibitives peut entraîner des coûts aussi lourds que ceux découlant des injonctions mandatoires. Tout en concluant que les demandes d’injonctions interlocutoires mandatoires doivent être examinées à la lumière d’une version modifiée du test énoncé dans RJR — MacDonald, je reconnais qu’il peut être difficile de faire une distinction entre les injonctions mandatoires et les injonctions prohibitives, puisqu’une injonction interlocutoire au libellé prohibitif peut avoir [traduction] « l’effet de forcer le défendeur à faire quelque chose ». Par exemple, en l’espèce, cesser de diffuser les renseignements établissant l’identité de la victime requerrait qu’un employé de la SRC prenne les mesures nécessaires pour retirer ces renseignements du site Web de l’entreprise. En définitive, le juge de première instance, lorsqu’il qualifie l’injonction interlocutoire de mandatoire ou de prohibitive, doit regarder au‑delà de la forme et du libellé de la demande sollicitant l’ordonnance de manière à déceler l’essence de ce qui est recherché et, à la lumière des circonstances particulières de l’affaire, à déterminer [traduction] « ce que risquent d’être les conséquences pratiques de l’injonction ». Bref, le juge de première instance doit examiner si, en substance, l’effet global de l’injonction consisterait à exiger du défendeur qu’il fasse quelque chose ou qu’il s’abstienne de le faire.

[Renvois omis.]

[43]  Ainsi, dans le cas d’une injonction prohibitive, la partie qui la demande doit établir que :

  • a) il existe une question sérieuse à trancher, c’est‑à‑dire que la demande n’est ni frivole ni vexatoire;

  • b) la partie requérante subirait un préjudice irréparable si l’injonction était refusée;

  • c) la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la partie requérante.

[44]  Lorsque c’est une injonction mandatoire qui est demandée, la première étape de l’analyse est renforcée. La partie qui exerce le recours doit établir qu’il existe une forte apparence de droit qu’elle obtiendra gain de cause sur la demande sous‑jacente.

[45]  Dans les deux cas, le critère est conjonctif.

[46]  Pour cette question préliminaire, il s’agit donc de déterminer si l’injonction que demande la Première Nation de LSM peut être validement qualifiée de mandatoire ou de prohibitive, en faisant abstraction des mots employés dans l’ordonnance demandée, pour savoir si, en réalité, l’injonction aurait pour effet global d’obliger le Canada à faire quelque chose ou à s’abstenir de faire quelque chose.

[47]  Pour bien qualifier l’injonction, il est utile de rappeler d’abord le fondement législatif régissant le versement des prestations aux personnes évacuées, et le maintien de quelles prestations est en cause. Il s’agit de la Loi sur la gestion des urgences. Ce texte est très bref. Il définit ainsi le mot « gestion » en son article 2 : « En ce qui touche les urgences, les activités en matière de prévention, d’atténuation, de préparation, d’intervention et de rétablissement ». L’article 2 définit aussi ce qu’est une urgence provinciale : « Urgence survenant dans une province et à laquelle la province ou une autorité locale est chargée de faire face en premier lieu ». Le ministre est chargé d’assumer un rôle de premier plan en matière de gestion des urgences au Canada en coordonnant, au sein des institutions fédérales et en collaboration avec les gouvernements provinciaux et d’autres entités, les activités de gestion des urgences. Cela comprend la fourniture d’une aide financière aux provinces :

4(1)j) de fournir une aide financière à une province dans le cas suivant :

(i) l’urgence provinciale visant celle‑ci a fait l’objet d’une déclaration en vertu de l’article 7,

(ii) il est autorisé à fournir cette aide au titre de cet article,

(iii) la province a présenté une demande à cet effet;

[48]  Le texte prévoit aussi que, s’agissant d’une urgence provinciale, une institution fédérale ne peut intervenir dans la province visée qu’en réponse à une demande d’aide de la part de celle‑ci ou que dans le cadre d’un accord conclu avec elle en matière d’aide (para 6(3)). En l’espèce, le décret atteste que le Manitoba a demandé l’aide financière du Canada et que, conformément aux alinéas 7c) et d) de la Loi sur la gestion des urgences, le Canada a déclaré que les inondations de 2011 au Manitoba constituaient un sujet de préoccupation pour le gouvernement fédéral et a autorisé le ministre à fournir au Manitoba une aide financière au titre de l’alinéa 4(1)j).

[49]  La preuve produite, notamment l’Accord de financement entre le Canada et la CRC ainsi que la preuve par affidavit d’Eunice Gross, confirme que la CRC administre les prestations actuellement versées aux personnes évacuées, notamment à celles qui sont originaires de la Première Nation de LSM, et que la CRC est remboursée par le Manitoba, qui à son tour est remboursé par le Canada. La fourniture de cette aide est autorisée et prévue par la Loi sur la gestion des urgences. Par conséquent, la Première Nation de LSM a beau prétendre que, si l’injonction est accordée, elle ne forcera pas le Canada à effectuer des paiements aux personnes évacuées, cela n’est vrai que dans la mesure où le Canada ne verse pas lui‑même directement lesdites prestations aux personnes évacuées. Toutefois, en dernière analyse, le Canada absorbe bel et bien ce coût. Et, à défaut d’une preuve donnant à penser que la CRC verserait elle‑même les prestations aux personnes évacuées en cas de résiliation de l’accord de financement, un accord estimé par le Canada à 800 000 $ par mois, il est clair que, si l’injonction est accordée, le Canada devra continuer d’effectuer les paiements en question. Ce point semble d’ailleurs admis par la Première Nation de LSM puisqu’elle sollicite aussi une ordonnance enjoignant à toutes les parties, dont le Canada et la CRC, de rétablir ou maintenir l’intégralité des prestations aux personnes évacuées jusqu’à décision définitive sur la demande de contrôle judiciaire.

[50]  J’observe aussi que la mesure injonctive telle que l’a formulée la Première Nation de LSM vise à suspendre l’application de la décision mettant fin au « statut de personne évacuée » de la CRC. La Première Nation de LSM et le Canada sont en total désaccord sur ce que le DGR a décidé en octobre 2019. Selon la Première Nation de LSM, la décision avait pour effet de mettre fin au statut d’une personne en tant que personne évacuée, tandis que, selon le Canada, le DGR a plutôt décidé que toutes les prestations de la CRC aux personnes évacuées cesseraient le 31 décembre 2019 puisque toutes les personnes évacuées pourraient alors réintégrer la réserve, les engagements en matière de logement ayant été exécutés, avec pour corollaire la fin de la situation d’urgence.

[51]  Je ne partage pas l’avis de la Première Nation de LSM pour qui le cœur de la question est la cessation du « statut » de personne évacuée. Cependant, pour déterminer si l’injonction est prohibitive ou mandatoire, je souligne que, si la décision contestée par la Première Nation de LSM est une décision portant sur le statut d’une personne en tant que personne évacuée, et s’il est mis fin à ce statut, il s’ensuit qu’il sera mis fin également au versement des prestations. Pareillement, si ce qu’a décidé le DGR est que l’urgence avait pris fin et que le versement des prestations devait dès lors cesser, les prestations s’arrêteront. Ainsi, que l’on parle du statut de personne évacuée ou de la fin de la situation d’urgence, le résultat est le même.

[52]  Quant à la jurisprudence, bien que la Première Nation de LSM invoque la décision A.C., je ne suis pas convaincue que ce précédent lui soit utile. Il n’y était pas question d’une injonction interlocutoire (art 44 de la Loi sur les Cours fédérales, et art 373 des Règles des Cours fédérales), la question était plutôt de savoir s’il fallait octroyer une mesure provisoire (art 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales) pour surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi prononcée contre un demandeur d’asile débouté. La Cour examine quotidiennement des requêtes en sursis d’exécution de mesures de renvoi. Il est bien établi que, pour obtenir gain de cause dans une requête en sursis d’exécution d’une mesure de renvoi, le demandeur doit remplir les conditions d’un critère tripartite exposé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF), [1988] ACF no 587 (CA) (QL/Lexis), et par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, [1994] ACS no 17 (QL/Lexis) (RJR – MacDonald), et l’arrêt Société Radio‑Canada, au para 12. Ce critère est le suivant : a) il existe une question sérieuse à trancher; b) le demandeur subirait un préjudice irréparable si la mesure de renvoi était exécutée; c) la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur. Je ne partage pas l’avis des demandeurs pour qui, dans la décision A.C., la Cour [traduction« a estimé que l’injonction demandée était prohibitive. Cette injonction visait à empêcher le Canada de modifier le statut de la personne. L’injonction a été accordée ». C’est là une interprétation totalement erronée de la décision A.C. La Cour n’a jamais dit que l’injonction sollicitée était prohibitive et d’ailleurs aucune injonction n’était sollicitée. Il n’est nullement question dans ce précédent d’injonctions mandatoires ou prohibitives. Le juge Pentney n’a pas estimé que l’affaire dont il était saisi portait sur la révocation du statut de réfugié. La question qui lui était soumise était de savoir si une mesure de renvoi devait être suspendue jusqu’à l’issue d’une demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée contre une décision par laquelle une demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires avait été rejetée. Les demandeurs dans l’affaire A.C. n’avaient aucun statut au Canada et cette affaire ne portait nullement un changement de statut.

[53]  La décision West Moberly, sur laquelle s’appuie également la Première Nation de LSM, a plus de pertinence. Dans ce précédent, les demandeurs voulaient obtenir une injonction interdisant aux défendeurs de poursuivre certains travaux sur un chantier comprenant un barrage hydroélectrique, une centrale électrique et les infrastructures connexes. Les défendeurs faisaient valoir que le recours exercé équivalait à une injonction mandatoire parce qu’il exigeait [traduction« énormément de travaux qui autrement n’auraient pas à être exécutés », par exemple la protection des zones excavées, la gestion du drainage rocheux acide et la gestion des eaux de ruissellement.

[54]  Après examen de la distinction entre injonction mandatoire et injonction prohibitive, expliquée dans l’arrêt Société Radio‑Canada, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que, dans l’affaire dont elle était saisie, l’ordonnance proposée aurait pour effet global d’interdire d’autres travaux de construction. En outre :

[traduction]

[235] Il est vrai, comme le soutiennent BC Hydro et la Colombie‑Britannique, que l’ordonnance proposée revêt un aspect mandatoire, dans la mesure où BC Hydro serait contrainte, à toutes fins utiles, de mener les activités de préservation et de modifier par ailleurs ses plans d’exécution. Je ne doute pas non plus que les travaux additionnels qui seraient requis seraient considérables en termes absolus. Néanmoins, je suis d’avis que l’aspect mandatoire de l’ordonnance proposée est accessoire. Sa portée serait fonction de l’ampleur du projet plutôt que de la nature fondamentale de l’ordonnance proposée. Ce qui importe au premier chef ici, c’est la portée relative de ce que les défendeurs auraient à « faire » par rapport à ce qu’ils auraient à « s’abstenir de faire ». Je suis d’avis que la portée de ce qu’ils auraient à s’abstenir de faire l’emporte clairement sur celle de ce qu’ils auraient à faire.

[55]  Dans l’affaire West Moberly, la question était finalement de savoir si les défendeurs étaient tenus de faire ou de s’abstenir de faire quelque chose et si, lorsqu’une obligation de faire quelque chose était accessoire à l’injonction, l’injonction elle‑même était prohibitive. L’aspect mandatoire incident de l’injonction demandée correspondait aux coûts entraînés par les mesures de préservation requises sur le chantier. Dans la présente affaire, l’aspect mandatoire incident du maintien des prestations ne m’apparaît pas aussi évident.

[56]  Le Canada affirme que la requête s’apparente à celle examinée dans la décision Medical Laboratory. Dans cette affaire, la Cour du banc de la Reine de l’Alberta avait qualifié l’injonction demandée de mandatoire parce qu’elle obligeait la les services de santé de la région de Calgary à effectuer un paiement de 40 000 $ chaque mois aux demandeurs (Medical Laboratory, au para 12). L’injonction que souhaitaient obtenir les demandeurs dans ce précédent était une injonction empêchant la cessation du financement qu’ils recevaient des services de santé de la région de Calgary, injonction dont le résultat fut de rendre obligatoire le maintien du paiement :

[traduction]

[12]  Dans cette demande, les demandeurs sollicitent une injonction interlocutoire visant à empêcher la cessation des paiements reçus par MLC, en attendant l’instruction de cette affaire. Autrement dit, les demandeurs voudraient une injonction mandatoire qui forcerait les services de santé de la région de Calgary à continuer de verser à MLC la somme de 40 000 $ par mois jusqu’à ce que la Cour rende une décision sur la demande d’injonction permanente.

[57]  Bien que factuellement comparable, la décision Medical Laboratory ne renferme aucune analyse de la conclusion qui y est tirée sur ce point.

[58]  Et, peut‑être à l’inverse, dans la décision Best Theratronics Ltd c Canadian Nuclear Laboratories Ltd, 2015 ONSC 7993, qui n’a pas été mentionnée par les parties, la demanderesse sollicitait une injonction en vue d’empêcher la résiliation d’un accord de services d’irradiation au cobalt et de forcer les défendeurs à continuer de lui fournir des services d’irradiation au cobalt‑60. La cour a qualifié l’injonction de prohibitive, expliquant que, quoique les défendeurs fussent forcés d’accomplir un acte positif, ils ne cherchaient pas à établir un droit nouveau, mais plutôt à faire appliquer les clauses d’un accord existant, rendant ainsi prohibitive l’injonction demandée.

[59]  À tout le moins, ces précédents montrent que la distinction entre injonction mandatoire et injonction prohibitive est difficile à faire, comme l’a reconnu la Cour suprême.

[60]  En l’espèce, à première vue, la mesure demandée par la Première Nation de LSM est à la fois prohibitive (écarter la décision prétendant mettre fin au « statut de personne évacuée » de la CRC) et mandatoire (obliger le Canada et la CRC à continuer de verser les prestations). Si l’injonction est accordée, l’effet net, ou le résultat pratique, sera que le Canada continuera de verser des prestations aux personnes évacuées jusqu’à l’issue de la procédure de contrôle judiciaire portant sur le caractère raisonnable ou non de la décision du DGR. Ainsi, ce que la Première Nation de LSM souhaite véritablement obtenir, c’est le maintien du versement des prestations.

[61]  Dans la décision Conseil canadien pour les réfugiés c Canada, 2006 CF 1046, la Cour s’exprimait ainsi :

13  Une injonction interlocutoire est habituellement demandée pour maintenir les choses dans l’état où elles sont jusqu’à ce que les questions en litige soient tranchées à la suite d’une instruction complète sur le fond. De cette façon, les réparations accordées après une telle instruction auront un effet concret. L’injonction est habituellement accordée pour préserver le statu quo.

14  Une injonction mandatoire demandée avant l’instruction complète sur le fond est quelque peu différente. Elle a pour but d’obliger l’une des parties à faire quelque chose qu’elle ne ferait pas habituellement. Elle vise à changer le statu quo. Le but est le même : faire en sorte qu’une réparation accordée à la suite d’une instruction ait un effet pratique [...].

[62]  L’emploi de l’expression « statu quo » pour faire la distinction entre une injonction mandatoire et une injonction interlocutoire est peut‑être un instrument utile dans la présente affaire. En fait, c’est la question décisive. Les personnes évacuées de la Première Nation de LSM reçoivent actuellement des prestations en tant que telles et ils les ont reçues durant les neuf dernières années, depuis 2011. Les prestations devaient à l’origine prendre fin le 31 décembre 2019, mais elles ont été prolongées jusqu’à la fin de janvier 2020 pour toutes les personnes évacuées, et jusqu’à mars 2020 pour le groupe des personnes évacuées dont les logements ne sont pas encore achevés. En pareil cas, le statu quo est la réception des prestations. Dans ce contexte, il n’est pas demandé au Canada de prendre des mesures positives pour rétablir le statu quo ou « restaurer la situation » (Société Radio‑Canada, au para 15; voir aussi Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto : Thomson Reuters Canada, 2019) (feuilles mobiles électroniques), chapitre 1, aux paragraphes 1.10‑1.30. L’injonction demandée par la Première Nation de LSM est une injonction visant à préserver le statu quo, de manière à empêcher la cessation – à quelque titre que ce soit – de l’accès à des prestations. À mon avis, cela signifie que l’injonction demandée est prohibitive. De fait, le Canada, dans son argumentation sur la prépondérance des inconvénients, semble admettre que la réception des prestations constitue le statu quo.

[63]  Je ferais aussi observer que, au paragraphe 16 de l’arrêt Société Radio‑Canada, la Cour suprême donnait deux principales justifications pour établir une distinction entre ordonnance mandatoire et ordonnance prohibitive. D’abord, elle estimait potentiellement injuste de trancher le litige à un stade interlocutoire et d’accorder un redressement équivalant à un jugement final sur le fond alors que la demanderesse pouvait obtenir une mesure réparatrice plus tard, après que les deux parties auraient eu l’occasion de présenter leurs arguments plus pleinement au cours d’un procès. Deuxièmement, forcer la défenderesse à prendre une mesure positive, par exemple rétablir la situation antérieure, risquait, pour cette raison ou pour une autre, d’être pour elle indûment onéreux. La première de ces considérations n’est pas en jeu en l’espèce, et le maintien du versement de prestations aux personnes évacuées pour une brève période en attendant l’issue de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire n’est pas, dans ce cas particulier, indûment onéreux pour le Canada. Inversement, si elle est valide, la position de la Première Nation de LSM selon laquelle les personnes évacuées n’ont nulle part où se loger ni aucun moyen de subvenir à leurs besoins en cas de cessation des prestations laisse entrevoir de graves conséquences.

Question : La Première Nation de LSM a‑t‑elle rempli le critère applicable à l’octroi d’une injonction prohibitive?

(i)  Existe‑t‑il une question sérieuse à trancher?

La position de la Première Nation de LSM

[64]  Dans ses conclusions, la Première Nation de LSM a exprimé l’avis qu’il lui suffisait d’établir l’existence d’une question sérieuse à trancher, mais, par précaution, elle a présenté des conclusions pour montrer que ses prétentions reposaient sur une forte apparence de droit.

[65]  La Première Nation de LSM est d’avis que la décision de mettre fin aux prestations est déraisonnable, pour quatre raisons :

  • - Les facteurs appliqués par la Cour dans la décision Stagg pour dire si une telle décision est ou non raisonnable sont ici absents. Et, quoique la Cour ait jugé dans l’affaire Stagg que la décision de cesser les prestations aux personnes évacuées était raisonnable, ce précédent constitue un cas d’espèce qu’il convient de distinguer de la présente affaire.

  • - La note décisionnelle du 24 octobre 2019 n’existe qu’à l’état d’ébauche. En outre, comme le contre‑interrogatoire sur affidavit d’Eunice Gross a montré qu’elle avait recueilli pour le DCT des documents qu’elle croyait pertinents, on devrait en déduire que le DGR n’a pas pris en compte des documents importants versés dans le DCT, qu’il a pris en compte des documents non pertinents du DCT, par exemple la REF et l’accord de principe, et qu’il a pris en compte des documents non pertinents et non précisés qui ne figuraient pas dans le DCT.

  • - La décision est dépourvue d’équité procédurale parce que certains membres de la Première Nation de LSM se sont vu refuser un processus d’appel qui leur eût permis de contester la cessation de leurs prestations.

  • - La décision a été prise en contravention de l’obligation de consulter.

La position du Canada

[66]  Les conclusions du Canada étaient fondées sur le fait que, selon lui, le critère applicable est celui de l’existence d’une forte apparence de droit. Il a fait valoir que ce critère ne saurait être rempli, principalement par suite de la décision Stagg rendue par la Cour, qui portait sur une demande presque identique de contrôle judiciaire déposée par une autre Première Nation touchée par les inondations de 2011. Dans l’affaire Stagg, la Cour a estimé que la décision du DGR de mettre fin aux prestations des personnes évacuées était raisonnable. De plus, l’aptitude du Canada à fournir une aide financière aux sinistrés est régie par la Loi sur la gestion des urgences, et par les conditions préalables qu’elle renferme, c’est‑à‑dire qu’il doit exister une urgence constituant un sujet de préoccupation pour le gouvernement fédéral, qu’une aide fédérale doit être autorisée et que la province ait demandé une telle aide (al 4(1)j), 7c) et d)). Lorsqu’une situation d’urgence prend fin ou que la province annule sa demande d’aide, le fondement législatif de l’aide devient inopérant. Il ressort implicitement des alinéas 4j)(i) et 7c) que le ministre a le pouvoir discrétionnaire de dire à quel moment une situation d’urgence a pris fin.

[67]  En pratique, les activités de gestion des urgences se rapportant aux réserves des Premières Nations de LSM sont mises en œuvre par SAC en vertu de l’article 6 de la Loi sur la gestion des urgences et du Programme d’aide à la gestion des urgences de SAC. SAC a établi des politiques qui donnent des directives permettant de dire à quel moment une situation d’urgence a pris fin, dans le contexte d’activités de rétablissement. Elles ont toutes pour fondement ou objectif le retour à la normale de la collectivité, pour ce genre d’aide aux sinistrés. Le Canada soutient que la preuve versée dans le dossier permet de conclure que l’urgence était chose du passé. Il ajoute que la décision du DGR était effectivement consignée dans la lettre du 31 octobre 2019, laquelle donnait aussi la raison d’être de la décision. Les personnes évacuées n’avaient droit qu’à un degré minimal d’équité procédurale, et ils n’avaient pas droit à un mécanisme d’appel particulier se rapportant à la décision globale de cesser l’aide aux sinistrés au motif que l’urgence avait cessé. Finalement, le Canada soutient que cette décision n’entraînait pas l’obligation de consulter.

Analyse

[68]  Puisque j’ai qualifié l’injonction demandée de prohibitive, la première étape du critère est de savoir s’il existe une question sérieuse à trancher. Ce n’est pas une exigence rigoureuse. Il existe une question sérieuse à trancher dans la mesure où la demande n’est pas frivole ou vexatoire (Société Radio‑Canada, au para 12). Quand il s’agit là de la première étape du critère, « il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire » (RJR – Macdonald, au para 50).

[69]  À mon avis, certains des arguments de la Première Nation de LSM sont voués à l’échec puisque, pour l’essentiel, les mêmes arguments ont été examinés par le juge Grammond dans l’affaire Stagg. Je partage son raisonnement et ses conclusions.

[70]  Par exemple, en l’espèce, la Première Nation soutient que la décision portant sur la prolongation ou la cessation des prestations aux personnes évacuées est extrinsèquement liée à ses droits conventionnels à la jouissance de ses terres de réserve et terres traditionnelles et qu’elle comportait une obligation de tenir une consultation approfondie. Ce point a été examiné par le juge Grammond dans la décision Stagg et les conclusions de la Première Nation de LSM ne font apparaître aucun fondement qui justifierait ici une conclusion autre :

[130]  La PNDR soutient également qu’elle a des droits ancestraux ou issus de traités en ce qui concerne l’utilisation et la jouissance de ses terres de réserve ou des droits de récolte dans son territoire traditionnel. Certains de ces droits ont été unifiés et codifiés dans la Loi constitutionnelle de 1930. Il s’ensuit, affirme la PNDR, que SAC était tenu de la consulter avant de prendre des mesures qui pourraient avoir une incidence sur l’exercice de ces droits. La PNDR soutient à ce sujet que la cessation des prestations aux personnes évacuées est liée à ces droits protégés par la Constitution.

[131]  Même en supposant que ces droits existent et que l’évacuation a rendu l’exercice de ces droits plus difficile pour les membres de la PNDR, il ne s’ensuit pas que la décision de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées déclenche l’application de l’obligation de consulter. Ces prestations visent à aider les membres de la PNDR qui ont dû déménager, la plupart d’entre eux à Winnipeg, à la suite de l’inondation. La cessation de ces prestations pourrait rendre la vie plus difficile aux personnes touchées à Winnipeg. Toutefois, cela ne nuit pas à leur capacité concrète d’exercer leurs droits protégés par la Constitution. À l’inverse, le maintien de ces prestations ne facilitera pas l’exercice de ces droits si aucun logement supplémentaire n’est offert dans la communauté et que les personnes touchées doivent demeurer à Winnipeg.

[71]  Toutefois, la substance des conclusions de la Première Nation de LSM est que la décision de mettre fin aux prestations est déraisonnable parce qu’il n’y a pas assez de logements dans sa nouvelle communauté pour accueillir les personnes évacuées et parce que le DGR le savait ou aurait dû le savoir. La Première Nation de LSM cherche surtout par là à montrer que la présente affaire est un cas d’espèce qui n’entre pas dans le cadre de la décision Stagg du juge Grammond. Indépendamment du bien‑fondé ultime des conclusions de la Première Nation de LSM, on ne saurait à première vue prétendre qu’elles ne soulèvent pas une question sérieuse, car cela exigerait un examen au fond, partant notamment d’une comparaison factuelle avec l’affaire Stagg et avec la motivation du jugement rendu, un exercice qui « n’est en général ni nécessaire ni souhaitable » à la première étape de l’analyse d’une requête en injonction prohibitive.

[72]  Par conséquent, j’arrive à la conclusion que la Première Nation de LSM a satisfait au premier volet du critère tripartite.

[73]  Cependant, même si je fais fausse route en concluant que l’injonction demandée est prohibitive et même si la Première Nation de LSM n’aurait pas pu, comme le soutient le Canada, remplir le critère applicable à l’octroi d’une injonction mandatoire, à savoir celui de la forte apparence de droit, cela n’importe pas puisque, selon moi, la Première Nation de LSM n’a pas réussi à satisfaire au deuxième volet du critère, celui du préjudice irréparable.

(ii)  La Première Nation de LSM subira‑t‑elle un préjudice irréparable si l’injonction demandée est refusée?

La position de la Première Nation de LSM

[74]  La Première Nation de LSM soutient qu’elle‑même et ses membres subiront un préjudice irréparable parce qu’il y aurait alors déclin de l’aide au revenu et parce que le risque de non‑admissibilité aux prestations pour les personnes évacuées engendrera stress émotionnel et psychologique, anxiété, dépression et autres affections. Les personnes évacuées sont dépendantes des prestations et sont particulièrement vulnérables à la moindre variation des ressources dont ils disposent pour répondre à leurs besoins essentiels, ce qui laisse présager un préjudice irréparable (Simon c Canada, 2012 CF 387; conf. par 2012 CAF 312 (Simon)). Les membres de la bande qui n’ont nulle part où se loger dans la réserve deviendront des itinérants; les enfants verront leur scolarité interrompue car les logements seront hors de portée des familles; l’argent destiné à l’alimentation et aux nécessités de l’existence, aujourd’hui payées sur les prestations versées, ne sera plus là. En outre, le droit du peuple de la Première Nation de LSM de vivre ensemble aura disparu pour les personnes évacuées qui n’auront pas de logement dans la réserve.

La position du Canada

[75]  Le Canada reconnaît que la cessation du versement des prestations pourrait toucher certaines personnes évacuées. De plus, quand la preuve versée au dossier est suffisante, la jurisprudence, telle la décision Simon, admet que la cessation d’une aide sociale, ou d’autres formes de prestations gouvernementales, peut évidemment entraîner des difficultés financières assimilables à un préjudice irréparable. Cependant, en l’espèce, le dossier ne démontre pas, tant s’en faut, un tel préjudice. Il faut une preuve qui révèle précisément l’existence effective ou la probabilité réelle d’un préjudice (Première Nation Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232, aux para 48 (Shotclose)), et le préjudice irréparable invoqué ne peut se fonder sur de simples affirmations (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, au para 7 (United States Steel)). La partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, au para 24 (Janssen)).

[76]  En l’espèce, il n’y a que des affirmations générales selon lesquelles les logements ont été attribués [traduction« de la manière la plus efficace », ou dans le but [traduction« d’utiliser chacune des chambres de la maison ». La Cour n’est donc pas à même d’apprécier la manière dont les maisons ont été attribuées, ou la quantité de logements qui est disponible pour les personnes évacuées restantes. Il y aura 1 191 chambres dans la communauté à l’achèvement du projet d’habitation, et un effectif de 1 297 personnes évacuées. Selon les défendeurs, cela donne à penser qu’il y a suffisamment de logements, compte tenu en particulier des personnes évacuées qui cohabitent et du nombre inconnu d’entre elles qui ne reviendront pas dans la réserve.

Analyse

[77]  Dans l’arrêt RJR – MacDonald, la Cour suprême du Canada écrit que « [l]e terme “irréparable” a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié » (RJR – MacDonald, au para 59).

[78]  Dans l’arrêt Simon, la Cour d’appel fédérale a estimé que « même les petits changements dans les ressources disponibles pour satisfaire aux besoins des Canadiens les plus pauvres et les plus vulnérables peuvent causer un préjudice grave » (au para 38) et que ce paramètre remplissait le critère du préjudice irréparable exposé dans l’arrêt RJR – Macdonald.

[79]  Et, dans l’arrêt Shotclose, la Cour d’appel fédérale a jugé que, pour le deuxième volet du critère RJR – Macdonald, la partie requérante doit établir avec précision – et il ne peut s’agir de simples assertions générales – l’existence réelle d’un préjudice qui ne pourra être réparé plus tard, ou une réelle probabilité qu’un tel préjudice soit subi. Il ne suffit pas d’employer des termes généraux et expressifs pour décrire le préjudice (para 48). La partie requérante doit apporter une preuve qui soit suffisamment concrète ou précise pour emporter la conviction de la Cour sur la question (Shotclose, au para 49). Dans l’arrêt United States Steel, la Cour d’appel fédérale faisait observer que, selon sa jurisprudence, la partie requérante doit présenter une preuve claire, qui ne repose pas sur des conjectures, et qui démontre qu’un préjudice irréparable sera subi si la requête (en suspension d’instance dans ce précédent) n’est pas accordée (para 7; voir aussi Janssen, au para 24).

[80]  En l’espèce, il ne fait aucun doute que, si le versement des prestations aux personnes évacuées prenait tout simplement fin, les privant ainsi de logements qui puissent les accueillir dans la réserve, et faisant d’elles des sans‑abri, cela constituerait un préjudice irréparable. Cependant, je partage l’avis du Canada pour qui, au vu de la preuve produite, ce seuil n’a pas été atteint.

[81]  Il est écrit dans la preuve par affidavit d’Eunice Gross que, selon les données consignées dans le Système d’inscription des Indiens, qui s’appuie sur les rapports produits par la Première Nation de LSM, il y avait, avant 2011, 1 391 membres vivant dans la réserve de la Première Nation de LSM, sur un total de 2 260 membres.

[82]  Il n’est pas contesté que, lors des inondations de 2011, il y avait 182 logements dans la réserve de la Première Nation de LSM. Cela donnerait un taux d’occupation de 7,5 personnes par maison, compte tenu d’une population de 1 391 personnes. La REF, bien que non contraignante, sert d’enregistrement contemporain des besoins convenus de la Première Nation de LSM en matière de logement à la date de sa signature. Compte tenu de la preuve produite, je reconnais qu’il fallait comprendre par là 280 maisons individuelles, pour un coût estimatif moyen de 260 000 $ l’unité (72,8 millions de dollars). Cette preuve comprend les dépositions du chef Sinclair en contre‑interrogatoire (transcription, p 28, 46), le témoignage par affidavit de Louis Dion (aux para 9, 12, 13 et la pièce B, Document d’orientation, p 12, 17, 18) et l’affidavit de Donny Buckingham (para 10, pièce D, Demande d’approbation de projet, section 4.4). La Trousse des seuls éléments fondamentaux, qui aurait été imposée si la REF n’avait pas reçu l’appui de la Première Nation de LSM, prévoyait une somme de 47,3 millions de dollars destinée à la construction de 182 maisons devant remplacer les 182 maisons détruites, pour qu’il soit procédé au rapatriement des personnes évacuées de la Première Nation de LSM.

[83]  La liste de 2014 des personnes évacuées de la CRC faisait état d’environ 1 100 personnes évacuées.

[84]  En 2017, la liste des personnes évacuées faisait état de 1 297 personnes évacuées. En contre‑interrogatoire, le chef Sinclair a confirmé que c’était là le nombre de personnes figurant sur la liste de la CRC en 2017. Il a déclaré que ce chiffre ne comprenait pas les personnes qui ont été ajoutées après 2017, par exemple les enfants renvoyés des Services à l’enfant et à la famille d’Anishinaabe (SEFA) et ceux qui avaient atteint l’âge de 18 ans, mais il ne pouvait pas dire combien de personnes additionnelles cela représentait. Il n’est pas prouvé non plus que des personnes ont demandé à figurer sur la liste après 2017.

[85]  Au début de 2018 débutait la première vague de rapatriement au moment où la phase 1, à savoir la construction de 190 nouveaux logements, était près de s’achever. Entre janvier et juin 2018, les 190 maisons individuelles neuves ont toutes été livrées. Dans chaque cas, une lettre a été envoyée informant le destinataire que le chef et le conseil lui avaient attribué un logement qui pouvait être occupé immédiatement, le destinataire devant communiquer avec le conseil de bande pour que des dispositions soient prises à ce sujet. En novembre 2019, la phase 2 était presque achevée. Une fois terminée, il y aurait 120 logements individuels supplémentaires, pour un total de 310, plus 40 appartements. Au total, 350 unités résidentielles. Selon l’affidavit d’Eunice Gross, c’est 71 pour cent de logements en plus par rapport au parc de logements de la réserve avant les inondations de 2011.

[86]  Le Canada fait remarquer que ce chiffre dépasse largement le parc de logements antérieur aux inondations, qui était de 182 logements, et il soutient que c’est sur ce fondement qu’il fut décidé qu’il y avait suffisamment de logements pour accueillir tous les résidents évacués, ainsi que les enfants nés depuis 2011, et que le versement des prestations pouvait donc cesser au 31 décembre 2019 (sous réserve des prolongations consenties de manière générale jusqu’au 31 janvier 2020 et jusqu’à mars 2020 pour certains groupes de personnes évacuées).

[87]  Je constate en effet que, abstraction faite des logements collectifs, et compte tenu d’une liste de 1 297 personnes évacuées, on arrive à un taux d’occupation d’environ 4,2 personnes par maison. Si l’on ajoute les 40 appartements, ce taux d’occupation tombe à environ 4 personnes par logement.

[88]  Selon une autre perspective, il y aura maintenant 1 191 chambres mises à la disposition de 1 297 personnes évacuées, de leurs enfants nés depuis 2011 et des enfants qui ont depuis atteint l’âge de 18 ans. Il est raisonnable de penser que certaines de ces personnes évacuées seront des couples qui partageront une chambre, et de jeunes enfants qui seront en mesure de faire la même chose. Je ferais aussi observer que la demande initiale d’approbation du projet, la DAP, a été signée par le chef Sinclair le 5 août 2014. En contre‑interrogatoire, il a confirmé que, d’après la DAP, la phase 1 offrirait un nombre suffisant de terrains résidentiels pour le retour des 1 400 personnes habitant la réserve, avec un taux d’occupation moyen de cinq personnes par maison. La DAP, annexée à l’affidavit du chef Sinclair, contient ce qui suit dans sa section 4.4 :

[traduction]

4.4  Le plan d’implantation proposé offrira un nombre suffisant de terrains résidentiels pour le retour des quelque 1 400 personnes composant la réserve, y compris les quelque 1 100 personnes qui ont été évacuées en 2011. Si l’on utilise un taux d’occupation moyen de cinq personnes par maison (chiffre utilisé par le négociateur fédéral en chef), jusqu’à 280 maisons pourraient être requises. Le plan d’implantation proposé comprend 285 terrains résidentiels.

[89]  La Première Nation de LSM affirme aujourd’hui qu’il n’y a tout simplement pas assez de logements pour accueillir les personnes évacuées restantes, que le Canada était responsable de l’attribution des logements et, que, par conséquent le Canada est conscient de la pénurie de logements. Dans la décision Stagg, le juge Grammond écrivait que « [l]e gouvernement fédéral ne joue aucun rôle dans la répartition des habitations au sein des Premières Nations » (Stagg, au para 8). Je ferais aussi observer que l’attribution de logements aux familles est un aspect important de l’autonomie gouvernementale des chefs et des conseils de Premières Nations. Il est difficile de voir comment le Canada pourrait effectuer de telles cessions à des familles ou d’imaginer que des chefs et conseils de Premières Nations voudraient que le gouvernement fédéral prenne la responsabilité de leurs affaires à ce niveau‑là.

[90]  En tout état de cause, pour ce second volet du critère applicable à la présente requête en injonction, il ne m’est pas nécessaire d’examiner bon nombre des allégations de la Première Nation de LSM sur de prétendues promesses faites par le Canada concernant le logement ou concernant la question de savoir si le Canada a participé dans l’attribution courante de logements à des personnes évacuées. Je dois me demander si un préjudice irréparable sera causé en cas de cessation le 31 janvier 2020 du versement des prestations aux personnes évacuées.

[91]  La difficulté à laquelle je dois faire face est qu’il n’est pas établi, contrairement à ce que prétend la Première Nation de LSM, que des personnes évacuées n’ont nulle part où se loger dans la réserve et qu’elles deviendront des sans‑abri s’il est mis fin au versement de leurs prestations. Compte tenu d’une population de 1 400 personnes évacuées de retour dans la réserve, la Première Nation de LSM était convaincue au départ que 280 logements seraient nécessaires, à raison d’un taux d’occupation de cinq personnes par logement. À l’achèvement de la phase 2, il y aura 310 logements, comptant tous au moins trois chambres, plus 40 appartements d’une chambre, comme l’indique l’accord de principe non contraignant.

[92]  Durant l’audience, l’avocat de la Première Nation de LSM a fait état d’un courriel adressé le 25 mai 2017 par le chef Sinclair à M. Buckingham, auquel était annexée [traduction« la liste concernant le logement ». Cette liste intéresse l’attribution des 190 logements de la phase 1. Elle donne le nom de la personne à qui le logement a été attribué, son âge, l’adresse du logement, et le nombre de chambres qu’il contient. Elle énumère aussi les personnes évacuées à charge. Cependant, à mon avis, cette liste est révélatrice. Le tout premier logement figurant sur la liste est attribué à un homme âgé de 35 ans qui n’a à sa charge aucune personne évacuée. C’est un logement de trois chambres. Tous les logements de la phase 1 comptent au moins trois chambres. D’après mes calculs, sur les 190 logements, il y en a plus de 60 qui pareillement sont attribués à une seule personne pour laquelle la liste n’indique pas de proches qui seraient des personnes évacuées. L’entrée suivante sur la liste est une maison de quatre chambres attribuée à un couple, dont les âges respectifs sont 81 ans et 73 ans, pour lequel ne figure sur la liste aucun proche qui serait une personne évacuée. Sans autre preuve de quelque utilité, il semble ressortir de ce document que les chambres de la phase 1 ne sont pas toutes occupées par des personnes évacuées.

[93]  Hormis cette liste se rapportant à la phase 1, l’avocat de la Première Nation de LSM n’a pas été en mesure de signaler à la Cour d’autres listes capables de la renseigner sur les personnes évacuées à charge qui seraient liées à tel ou tel chef de famille évacué à qui un logement a été attribué par le chef et le conseil.

[94]  Dans son affidavit, Chase Traverse, le coordonnateur du logement de la phase 2 pour la Première Nation de LSM, mentionnait que son travail consistait à recevoir et examiner les demandes de logement des membres de la bande évacués et à communiquer l’information au chef et au conseil pour permettre à ces derniers d’attribuer des logements à l’auteur de la demande et à sa famille. Contre‑interrogé sur son affidavit, M. Traverse a confirmé qu’il ne savait rien de la phase 1. Est annexé à son contre‑interrogatoire un document intitulé [traduction] « Évolution de Lake St. Martin (50) », qui concerne la phase 2 et qui énumère 50 noms de locataires, avec les adresses et le type de logement. Une seule personne figure sous chaque indication de locataire. M. Traverse a confirmé qu’il n’était pas possible de dire, à partir du document, combien de personnes à charge emménageront avec cette personne. Il n’a pas pu dire non plus s’il y avait actuellement des chambres vides dans la réserve et ne pouvait pas davantage dire qu’il n’y avait pas d’espace vacant dans les maisons de la phase 1.

[95]  Selon moi, il aurait été très facile pour les déposants de la Première Nation de LSM d’inclure dans leurs affidavits des renseignements exacts et actuels indiquant la personne qui s’est vu attribuer une maison et mentionnant les noms et le nombre des personnes à charge évacuées qui l’occupent avec elle. Or, la Première Nation de LSM a choisi de ne pas le faire. Ces renseignements auraient pu servir à montrer, par une preuve claire et convaincante, que toutes les unités de logement ont été judicieusement réparties, et ne sont, ou ne seront, occupées que par des personnes évacuées qui ont été rapatriées. Et, bien que la Première Nation de LSM affirme qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de personnes évacuées en raison des mariages, des naissances et des enfants qui ont atteint l’âge de 18 ans, elle n’a apporté aucune preuve à l’appui.

[96]  En outre, l’affidavit d’Eunice Gross indique que, se fondant sur l’information reçue de Huilian Xie, agent des Services de financement auprès de SAC, elle croit qu’il y a sur la liste des personnes évacuées de CRC environ 100 familles qui voudront sans doute rester à Winnipeg, plutôt que réintégrer la réserve de la Première Nation de LSM. L’affidavit mentionne aussi que le conseiller de la Première Nation de LSM nommé par les bénéficiaires (un cogestionnaire de la Première Nation de LSM nommé par les dirigeants de celle‑ci) a communiqué avec Huilian Xie pour étudier l’organisation d’une séance d’information où serait examinée la manière de diriger vers les services sociaux provinciaux existants les personnes évacuées qui ont décidé de ne pas réintégrer la réserve. Le conseiller a par la suite fait savoir que le chef et le conseil de la Première Nation de LSM ne voulaient pas que cette information soit communiquée aux familles concernées. Mme Gross s’est donc dite convaincue qu’il pourrait figurer sur la liste un nombre important de personnes évacuées qui ne réintégreront pas la réserve et que le chef et le conseil de la Première Nation de LSM refusent de communiquer cette information. Contre‑interrogé sur son affidavit, le chef Sinclair a confirmé qu’il était au courant que jusqu’à 100 familles évacuées membres de la Première Nation de LSM, ainsi que d’autres vivant aujourd’hui à Winnipeg, envisagent de rester dans la ville et de ne pas retourner dans la réserve.

[97]  Ce qui précède montre encore une fois que la Première Nation de LSM n’a pas réussi à établir qu’un préjudice irréparable résulterait d’une prétendue pénurie de logements aptes à accueillir le reste des personnes évacuées, qui deviendront dès lors des personnes sans‑abri s’il est mis fin au versement de leurs prestations. Elle n’a en effet apporté aucune preuve portant précisément sur l’attribution de logements aux personnes évacuées de retour dans la réserve et à leurs personnes à charge qui vivront avec elles, elle n’a pas pris en compte les mariages, les naissances, les décès et les enfants qui ont atteint entre‑temps l’âge de 18 ans, enfin elle n’a pas pris en compte les personnes évacuées qui pour l’instant ne retourneront pas dans la réserve.

[98]  Finalement, bien que l’on ait aussi donné à entendre que bon nombre des personnes vivant aujourd’hui dans les logements attribués ne sont pas des personnes évacuées, il faut se rappeler que la priorité en matière de logement devait être donnée aux personnes évacuées. Elles reçoivent des prestations en vertu du régime législatif décrit ci‑dessus afin de pouvoir assumer les frais de logement hors réserve et autres frais de subsistance tant qu’elles sont coupées de leur communauté. Dans la mesure où d’autres membres de la Première Nation de LSM qui ne sont pas des personnes évacuées ont choisi de réintégrer la réserve, et où le chef et le conseil ont décidé de les autoriser à occuper des chambres dans des logements attribués à des personnes évacuées vivant seules et n’ayant pas de personnes à charge évacuées, il n’en reste pas moins que des espaces pouvaient être mis à la disposition de personnes évacuées – 1 191 chambres pour quelque 1 297 personnes évacuées. Il s’agit plutôt là d’une question d’attribution des logements par le chef et le conseil.

[99]  Eu égard au nombre de chambres disponibles et au nombre de personnes figurant sur la liste des personnes évacuées de 2017 de la CRC, et à défaut d’une preuve manifeste de la Première Nation de LSM quant à l’attribution effective des 350 unités d’habitation, il m’est impossible de conclure que les personnes évacuées restantes de la Première Nation de LSM se retrouveront à la rue et seront donc susceptibles de subir un préjudice irréparable s’il est mis fin au versement de leurs prestations le 31 janvier 2020. Le Canada a déjà accepté de prolonger jusqu’à mars 2020 le versement des prestations d’un petit groupe de personnes évacuées qui seront sans logement.

[100]  Voilà qui règle la question, mais j’ajouterais que, au retour des personnes évacuées dans des logements attribués, les prestations devant servir à payer des loyers à Winnipeg ne seront plus requises. Je n’ai d’ailleurs pas la preuve que les personnes évacuées qui auront encore besoin d’une aide au revenu à leur retour dans la réserve ne seront pas en mesure d’obtenir cette aide d’autres sources.

[101]  Ce volet du critère tripartite n’a pas été rempli.

(iii) Prépondérance des inconvénients

[102]  Dans ses observations, le Canada reconnaît que la prépondérance des inconvénients, ainsi que le maintien du statu quo, milite en faveur de la Première Nation de LSM.

Dispositif

[103]  Comme le critère applicable à l’octroi d’une injonction est un critère conjonctif, la Première Nation de LSM doit être déboutée faute d’avoir réussi à établir un préjudice irréparable. Sa requête est donc rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1927‑19

LA COUR DÉCLARE que :

1.  La requête en injonction interlocutoire déposée par la Première Nation de LSM au titre de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales est rejetée.

2.  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t‑1927‑19

 

INTITULÉ :

LE CHEF ADRIAN SINCLAIR ET AL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JANVIER 2020

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 29 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

HARLEY SCHACHTER

KAITLYN LEWIS

POUR LES demandeurs

 

SCOTT FARLINGER ET SYDNEY PILEK

POUR LES défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DUBOFF EDWARDS HAIGHT & SCHACHTER

LAW CORPORATION

WINNIPEG (MANITOBA)

 

POUR LES demandeurs

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

WINNIPEG (MANITOBA)

 

POUR LES défendeurs

 

 

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