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Date : 20200416


Dossier : IMM-2973-19

Référence : 2020 CF 525

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2020

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

GEREMY ABEL

Demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le demandeur Geremy Abel [M. Abel] soutient qu’il a quitté l’Haïti en janvier 2010 en raison de menaces de mort proférées contre lui après le décès de son frère en 2008. En janvier 2014, il est arrivé au Brésil et en avril 2016, il l’a quitté pour se rendre aux États-Unis après avoir éprouvé un problème avec un collègue de travail. Ce dernier a suivi M. Abel jusqu’à sa maison à deux (2) reprises, et en conséquence, M. Abel craignait pour sa vie.

[2]  En 2017, M. Abel est entré au Canada où il a fait demande d’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR]. Le 27 mars 2019, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté sa demande, affirmant ainsi la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SPR et la SAR ont conclu qu’il était exclu en vertu de la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [Convention] en raison de son statut de résident permanent au Brésil. Comme conséquence de son statut au Brésil, M. Abel n’était pas un réfugié ou une personne à protéger en vertu de l’article 98 de la LIPR.

[3]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR à l’encontre de la décision rendue par la SAR. Pour les motifs ci-dessous, je rejette la demande de contrôle judiciaire. Dans les circonstances, je certifie une question pour considération par la Cour d’appel fédérale.

II.  Décision en contrôle judiciaire

[4]  Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés, et de la Citoyenneté est intervenu devant la SPR pour faire valoir que M. Abel était un résident permanent du Brésil. La SPR a conclu qu’il l’était, et qu’il n’avait pas établi qu’il craignait avec raison d’être persécuté ou qu’il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir l’un des types de préjudice qui ferait de lui une personne à protéger à l’égard du Brésil. Par conséquent, elle a conclu que M. Abel n’avait pas la qualité de réfugié par application de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.

[5]  La SAR a confirmé la décision de la SPR. La seule conclusion de la SAR pertinente à la présente demande de contrôle judiciaire est celle en réponse à l’argument de M. Abel que la SAR devait considérer sa crainte de retour en Haïti parce qu’il avait perdu son statut de résident permanent au Brésil après avoir été hors du pays pour plus de deux (2) ans. La SAR a conclu que la date appropriée à prendre en considération dans cette évaluation est celle de l’audience de la SPR, citant Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 37437 (1 juin 2017) [Majebi] et Romelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 172 au para 35. En l’espèce, à la date de l’audience de la SPR, le 5 février 2018, deux (2) ans ne se sont pas écoulés depuis que M. Abel a quitté le Brésil en avril 2016. La SPR avait donc conclu que M. Abel avait le statut de résident permanent au Brésil et il n’y avait pas de raison pour elle à considérer sa crainte de retour en Haïti.

III.  Dispositions pertinentes

[6]  Les dispositions pertinentes sont les articles 96, 97, et 98 de la LIPR ainsi que la section E de l’article premier de la Convention, qui sont énoncées à l’annexe.

IV.  Questions en litige

[7]  Cette affaire soulève les questions en litige suivantes :

  1. Est-ce que la SAR a commis une erreur en omettant de considérer la possibilité que M. Abel avait perdu son statut de résident permanent après la date de l’audience de la SPR ?

  2. Est-ce que la SAR a commis une erreur en refusant de choisir entre deux (2) courants jurisprudentiels quant à la date applicable pour tenir compte de l’exclusion sous la section E de l’article premier de la Convention ? Autrement dit, est-ce que la SAR a été déraisonnable dans son analyse de la doctrine de l’autorité du précédent (ou, en latin, du stare decisis) ?

V.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[8]  Je considère que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce vu qu’elle s’applique aux questions mixtes de fait et de droit. La question à savoir si la doctrine de l’autorité du précédent s’applique constitue une question mixte de fait et de droit. Pour ce faire, il faut que le décideur analyse les faits pour déterminer si la jurisprudence s’applique aux faits et si elle devrait être suivie. Après avoir fait cette analyse, il se peut que le décideur détermine qu’il n’existe, néanmoins, qu’une seule décision raisonnable.

[9]  La décision dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] appuie ma conclusion que la norme de raisonnabilité s’applique à chaque question en litige. Selon Vavilov, il est présumé que la norme de la décision raisonnable s’applique. Aucune des exceptions réfutant cette présomption ne se présente en l’espèce (Vavilov, au para 10). Lorsqu’une cour révise une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle « doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15).

B.  Est-ce que la SAR a commis une erreur en omettant de considérer la possibilité que M. Abel avait perdu son statut de résident permanent après la date de l’audience de la SPR ?

[10]  M. Abel soutient qu’il avait perdu le statut de résident permanent au Brésil par la date où la SAR étudiait son appel, et que la SAR a donc commis une erreur en omettant de considérer ce changement de circonstance. Quant à lui, cela a également engendré la SAR à omettre de considérer son risque de persécution en Haïti – le pays vers où il risquait d’être renvoyé après que la SAR a rendu sa décision. Il soulève les quatre (4) arguments suivants à l’appui de sa position :

  1. La SAR détient la compétence d’étudier les changements de circonstances ou de nouveaux faits survenus depuis la décision de la SPR invoqués au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. De ce fait, par exemple, dans X (Re), 2017 CanLII 147800 (CA CISR), la SAR a considéré un changement de circonstances en Turquie qu’il y a eu une accentuation de la répression ethnique contre les Kurdes dans ce pays. De plus, dans X (Re), (Décision du 15 mars 2019, Commissaire Roxanne Cyr MB7-04741), la SAR a considéré que la demanderesse était tombée enceinte depuis l’audience de la SPR et qu’elle avait, de ce fait, une crainte prospective en lien avec son statut de mère célibataire ayant conçu un enfant hors mariage.

  2. L’alinéa 112(2)(b.1) de la LIPR interdit à M. Abel de solliciter un examen de risques avant renvoi [ERAR] dans un délai d’une année suivant la décision de la SAR. Sans pouvoir solliciter un ERAR, il sera renvoyé sans que ses risques de renvoi soient l’objet d’une analyse. Ce délai avant de solliciter un ERAR démontre, selon M. Abel, que l’intention du législateur était que la SAR doit évaluer les risques au jour de la décision de la SAR et non pas uniquement au jour de la décision de la SPR.

  3. L’approche de la SAR en l’espèce limite sa capacité de revendiquer ses droits protégés par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte]. Le fait de le renvoyer vers l’Haïti, un pays contre lequel ses risques n’ont pas été considérés par la SAR, contrevient à la Charte. Il cite Ragupathy c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1370 [Ragupathy]. Selon M. Abel, l’article 113 de la LIPR proscrit la soumission des éléments de preuve ou des changements de circonstances qui seraient survenus avant le rejet de sa demande d’asile et de son appel. Par conséquent, l’agent d’ERAR risque de devoir se déclarer incapable d’étudier les changements de circonstances survenus avant la décision de la SAR, soit la perte de statut au Brésil de M. Abel qui est survenue après la décision de la SPR.

  4. La décision Majebi omet de considérer la compétence d’évaluation de la SAR des faits ou d’évènements survenus après la décision de la SPR, qui sont pourtant protégés par l’article 7 de la Charte.

[11]  En contraste, le défendeur soutient que la date de l’audience de la SPR était la bonne date à utiliser afin de déterminer si le demandeur avait perdu son statut de résident permanent au Brésil. Il soulève les quatre (4) arguments suivants :

  1. La SAR devait suivre Majebi en vertu de la doctrine de l’autorité du précédent, citant Canada (Commissaire de la concurrence) c Supérieur propane Inc, 2003 CAF 53 au para 54, [2003] 3 CF 529.

  2. La discrétion de la SAR de considérer de la nouvelle preuve ne change pas le fait que la SAR est un tribunal d’appel qui est chargé de corriger les erreurs de la SPR. Sans avoir conclu que la SPR a commis une erreur en déterminant que M. Abel avait le statut de résident permanent au Brésil, la SAR ne pouvait pas reconsidérer sa décision.

  3. M. Abel a tort concernant le rôle d’un agent ERAR. D’abord, les demandeurs d’asile rejetés au motif prévu à la section E de l’article premier de la Convention sont exempts du plancher d’un an pour faire une demande ERAR. De plus, les agents d’ERAR peuvent considérer de la nouvelle preuve concernant les changements de circonstances depuis une décision de la SPR ayant conclu à une exclusion en vertu de la section E de l’article premier. Voir, Parshottam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 355 [Parshottam].

  4. Les arguments du demandeur par rapport à la Charte sont prématurés parce que M. Abel n’a pas atteint l’étape finale de la mesure d’expulsion. Voir, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96. De plus, dans Noha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 683 aux para 50-58, la Cour a conclu que l’article 98 du LIPR ne contrevient pas à la Charte parce que le but de ceci n’est pas d’expulser une personne à son pays d’origine, mais plutôt de refuser sa demande d’asile. La personne en question détient toujours son droit de revendiquer la protection d’une demande ERAR prévue à l’article 112 de la LIPR.

[12]  Je suis de l’avis que la SAR n’a pas commis d’erreur en refusant de considérer que M. Abel avait, possiblement, perdu son statut de résident permanent après l’audience devant la SPR. Dans Majebi, au paragraphe 9, la Cour d’appel fédérale a abordé la question suivante et a fourni la réponse ci-dessous :

Question: Lorsque la Section de la protection des réfugiés conclut avec raison qu'un requérant est ou n'est pas exclu en vertu de la section E de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, la Section d'appel des réfugiés peut-elle réévaluer l'applicabilité de l'exclusion sur le fondement de faits qui surviennent après l'audition devant la Section de la protection des réfugiés?

Réponse: À moins que la Section d'appel ne conclue que la décision de la Section de la protection des réfugiés a été rendue par erreur, la Section d'appel ne peut pas réexaminer de novo la question de l'exclusion en vertu de la section E de l'article premier.

[13]  En bref, la Cour d’appel fédérale a déjà résolu la problématique soulevée par le demandeur dans la présente affaire. La réponse fournie par la Cour d’appel indique clairement que l’examen de la SAR se fait en considérant la situation du demandeur le même jour où la SPR l’avait considérée.

[14]  Par rapport à l’argument du demandeur que l’alinéa 112(2)(b.1) de la LIPR interdit au demandeur de solliciter un ERAR dans un délai d’une année après la décision de la SAR, le défendeur a raison. Selon le libellé de cette disposition, ceux qui sont exclus en vertu de la section E de l’article premier de la Convention sont exempts de ce plancher. L’alinéa se lit comme suit [non souligné dans l’original] :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Section 3 Examen des risques avant renvoi

Division 3 Pre-removal Risk Assessment

Exception

Exception

112 (2) Elle n’est pas admise à demander la protection dans les cas suivants :

112 (2) Despite subsection (1), a person may not apply for protection if

[…]

[…]

  b.1) sous réserve du paragraphe (2.1), moins de douze mois ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois se sont écoulés depuis, selon le cas :

(b.1) subject to subsection (2.1), less than 12 months, or, in the case of a person who is a national of a country that is designated under subsection 109.1(1), less than 36 months, have passed since

(i) le rejet de sa demande d’asile — sauf s’il s’agit d’un rejet prévu au paragraphe 109(3) ou d’un rejet pour un motif prévu aux sections E ou F de l’article premier de la Convention — ou le prononcé de son désistement ou de son retrait par la Section de la protection des réfugiés, en l’absence d’appel et de demande d’autorisation de contrôle judiciaire,

(i) the day on which their claim for refugee protection was rejected — unless it was deemed to be rejected under subsection 109(3) or was rejected on the basis of section E or F of Article 1 of the Refugee Convention — or determined to be withdrawn or abandoned by the Refugee Protection Division, in the case where no appeal was made and no application was made to the Federal Court for leave to commence an application for judicial review, or

[15]  De plus, le défendeur a également raison lorsqu’il plaide qu’un agent d’ERAR peut tenir compte de changements de circonstances depuis la décision de la SPR ayant conclu qu’il existe une exclusion selon la section E de l’article premier. Dans Parshottam, le juge Mosley a certifié la question suivante :

[TRADUCTION] Une fois que la Section de la protection des réfugiés a refusé l'asile à une personne en vertu de la section E de l'article premier de la Convention sur les réfugiés et de l'article 98 de la LIPR au motif qu'elle possède la nationalité d'un pays tiers, quelle date doit retenir l'agent d'ERAR qui est appelé à décider si cette personne devrait également se voir refuser l'asile en vertu de la section E de l'article premier de la Convention sur les réfugiés et de l'article 98 de la LIPR: la date de son admission au Canada ou la date de la demande d'ERAR?

[16]  La Cour d’appel a refusé d’y répondre vu que la question certifiée ne permettait pas de trancher l’appel. Dans ce cas, l’agent d’ERAR a retenu la date de son examen pour se prononcer sur le statut de résident permanent du demandeur d’asile, ce qui a été affirmé par l’avocat de ce dernier. La Cour a déclaré que, comme elle allait rejeter l’appel pour d’autres motifs, elle était « disposé[e] à tenir pour acquis que l’avocat a raison de dire que la résidence permanente d’un demandeur dans un pays tiers est déterminée à la date de l’examen des risques avant renvoi ». Néanmoins, cette Cour a reconnu dans Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 756 qu’un demandeur peut, à propos d’une conclusion d’exclusion de la SAR au titre de l’article 98, présenter des éléments de la preuve au stade d’un ERAR. Je note en parenthèse que Parshottom a été décidé avant la création de la SAR en 2012 (Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, LC 2010, ch 8).

[17]  Par rapport à l’argument du demandeur que son renvoi en Haïti contrevient à la Charte, le défendeur a encore raison. C’est le manque d’un ERAR qui contrevient à la Charte (Ragupathy, au para 27). En l’espèce, vu que le plancher d’un an ne s’applique pas à la demande d’ERAR d’un demandeur d’asile exclu en vertu du motif de la section E de l’article premier de la Convention, M. Abel a le droit d’en faire la demande. Il n’y a donc pas de violation de la Charte.

C.  Est-ce que la SAR a commis une erreur en refusant de choisir entre deux courants jurisprudentiels quant à la date applicable pour tenir compte de l’exclusion sous la section E de l’article premier de la Convention ? Autrement dit, est-ce que la SAR a été déraisonnable dans son analyse de la doctrine de l’autorité du précédent (ou, en latin, stare decisis) ?

[18]  M. Abel soutient que la SAR s’est erronément déclarée liée par Majebi. Selon lui, la Cour d’appel fédérale dans Majebi a simplement affirmé que la position de la SAR constituait une interprétation raisonnable, sans exclure la possibilité que d’autres interprétations raisonnables puissent exister. En effet, M. Abel prétend que la Cour d’appel fédérale, en jugeant une interprétation raisonnable, ne rend pas automatiquement toute autre interprétation déraisonnable. Il cite Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Tran, 2015 CAF 237 au para 60. M. Abel cite la décision de la Cour fédérale dans Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FC 14 (non pas la décision de la Cour d’appel fédérale) et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Alsha’bi, 2015 CF 1381 pour démontrer qu’il existe deux courants jurisprudentiels par rapport à la date que doit considérer la SAR en déterminant la possibilité de retour d’un demandeur à son pays de résidence.

[19]  Le défendeur réplique que le demandeur tente de s’appuyer sur deux (2) décisions de la Cour fédérale antérieures à la décision Majebi de la Cour d’appel fédérale. Le défendeur soutient qu’il n’y a pas deux (2) courants jurisprudentiels à cet effet à l’heure actuelle : l’approche adoptée dans Majebi est déterminante.

[20]  Je suis d’accord avec les prétentions du défendeur. Les deux décisions de la Cour fédérale sur lesquelles s’appuie M. Abel sont antérieures à la décision Majebi de la Cour d’appel fédérale. Il n’y a donc pas deux (2) courants jurisprudentiels ; l’approche adoptée par la Cour d’appel fédérale dans la décision Majebi est déterminante. Vu que la Cour d’appel fédérale a déjà conclu que cette approche était raisonnable, c’était également raisonnable pour la SAR de suivre cette approche en l’espèce.

[21]  De plus, la SAR a expliqué qu’elle appliquait la décision Majebi « d’après les faits en l’espèce ». Effectivement, l’enjeu dans chaque cause est similaire. Je ne suis pas d’accord avec la prétention du demandeur que la décision de la Cour d’appel fédérale dans Majebi est erronée compte tenu de la compétence de la SAR d’évaluer de nouveaux faits en vertu de l’article 110(4) de la LIPR. Tant dans Majebi qu’en l’espèce, les demandeurs n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve par rapport à leur statut dans leur pays de résidence satisfaisant aux critères du paragraphe 110(4) de la LIPR. Dans Majebi, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il était raisonnable pour la SAR d’avoir refusé de considérer la preuve du demandeur qu’il avait perdu son statut de résident permanent parce que cette preuve était disponible avant que la SPR ait rendu sa décision. De ce fait, la preuve n’était pas « nouvelle » aux termes du paragraphe 110(4). En l’espèce, le demandeur se fie au cartable national de documentation [CND] pour prétendre qu’il a perdu son statut, sans fournir de nouvelle preuve, autre que le passage du temps. Il n’y a pas de preuve offerte par un expert (avocat par exemple) ni d’un fonctionnaire du Brésil pour prouver que M. Abel n’est plus un résident permanent. Les documents du CND étaient devant la SPR. Cette preuve, citée devant la SAR, n’était donc pas nouvelle. Il se peut que l’argument du demandeur par rapport à la compétence de la SAR en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR soit applicable si M. Abel avait présenté la preuve qui répond aux exigences dudit paragraphe de la LIPR et la jurisprudence.

[22]  En outre, un tribunal inférieur ne peut réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs qu’en deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 44, [2015] 1 RCS 331 citant Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 42, [2013] 3 RCS 1101; voir aussi Céré c Canada (Procureur général), 2019 CF 221 au para 38). En l’espèce, le cadre juridique n’a pas changé depuis Majebi. Les dispositions pertinentes n’ont pas changé depuis que la décision Majebi a été décidée et la question abordée par la Cour d’appel fédérale dans Majebi est sensiblement identique à celle en l’espèce : quelle date devait la SAR utiliser pour évaluer le statut de résidence du demandeur?

VI.  Dans les circonstances faut-il certifier une question pour considération par la Cour d’appel fédérale ?

[23]   M. Abel demande que la question suivante soit certifiée pour considération de la Cour d’appel fédérale :

Considérant son pouvoir d’évaluer les changements de circonstances survenus depuis la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR), la Section d’appel des réfugiés (SAR) doit-elle étudier l’exclusion au sens de l’article 1E de la Convention d’un revendicateur du statut de réfugié lorsqu’il perd son statut dans le pays tiers après la décision de la SPR.

Le défendeur oppose la certification d’une question en l’espèce.

[24]   Pour qu’une question soit certifiée, il faut qu’elle soit sérieuse et déterminante quant à l’issue de l’appel, et transcende les intérêts des parties soulevant ainsi une question ayant des conséquences importantes ou qui est de portée générale. Une question dont la réponse dépend des faits qui sont propres à l’affaire ou qui est de la nature d’un renvoi ne peut être dûment certifiée. Voir, Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36 et Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 aux para 44-47.

[25]   Je conclus que la question proposée ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Ceci dit, je suis d’opinion que la SAR a aveuglement suivi Majebi sans avoir fourni de motifs (1) analysant les faits pour déterminer si le passage du temps, en conjonction avec le contenu du CND, constituait de la nouvelle preuve ; (2) le cas échéant, déterminant si cette nouvelle preuve était suffisante à prouver que M. Abel avait perdu son statut de résident permanent entre la date de l’audience de la SPR et la date de l’audience de la SAR ; et (3) le cas échéant, déterminant quel effet elle avait sur la date applicable aux fins de l’analyse étant donné la compétence de la SAR en vertu du paragraphe 110(4). Je ne lance aucun criticisme envers la SAR pour avoir pris cette approche parce que, de mon point de vue, Majebi est claire. Mais, vu que la décision dans Parshottam est antérieure à la création de la SAR et à la lumière des prétentions du M. Abel dans cette demande de contrôle judiciaire, je certifie la question suivante pour considération par la Cour d’appel fédérale :

Aux fins de l’application de Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FCA 274, est-ce que la SAR doit en premier temps déterminer s’il existe, et, le cas échéant, considérer la valeur probante, de la preuve qu’une personne n’est pas considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays qui s’est survenue après la date de l’audience de la SPR, par laquelle la SPR avait conclu que l’individu en question n’avait pas de qualité de réfugié par opération de la section E de l’article premier de la Convention et l’article 98 de la LIPR à cause dudit « statut de résident ».  

[26]  Si la réponse à cette question est dans l’affirmative, elle serait déterminante en l’espèce et aussi aurait des conséquences importantes d’une portée générale.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2973-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais. La question suivante est certifiée pour considération par la Cour d’appel fédérale :

Aux fins de l’application de Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FCA 274, est-ce que la SAR doit en premier temps déterminer s’il existe, et, le cas échéant, considérer la valeur probante, de la preuve qu’une personne n’est pas considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays qui s’est survenue après la date de l’audience de la SPR, par laquelle la SPR avait conclu que l’individu en question n’avait pas de qualité de réfugié par opération de la section E de l’article premier de la Convention et l’article 98 de la LIPR à cause dudit « statut de résident ».

« B. Richard Bell »

Juge


ANNEXE

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

  a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

  (a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

  b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

  (b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

  a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

  (a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

  b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

  (b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

  (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

  (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

  (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

  (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

  (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

  (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

  (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

  (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion — Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[…]

[…]

Sections E et F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés

Sections E and F of Article 1 of the United Nations Convention Relating to the Status of Refugees

E Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2973-19

 

INTITULÉ :

GEREMY ABEL c MINISTRE DE L'IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 janvier 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 avril 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Guillaume Cliche-Rivard

 

Pour LE demandeur

 

Me Mario Blanchard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cliche-Rivard, Avocats inc.

 

Pour lE DEMANDEUR

 

Procureur générale du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

 

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