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Date : 20200423


Dossier : IMM-2448-19

Référence : 2020 CF 548

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SILVESTER MARINAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur est un citoyen de l’Albanie. Après son arrivée au Canada en décembre 2016 à l’âge de 20 ans, il a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté pour ses opinions politiques en Albanie. Après une audience, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a rejeté sa demande d’asile en décembre 2017. Le demandeur a interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. Dans ses motifs en date du 20 mars 2019, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre de l’article 74 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il soutient que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité de sa demande d’asile et à son omission de réfuter la présomption relative à la protection de l’État sont déraisonnables.

[3]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la conclusion de la SAR concernant la protection de l’État est déraisonnable. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que la conclusion de la SAR quant à la crédibilité de la demande d’asile du demandeur est déraisonnable. Cela est suffisant pour confirmer la décision de la SAR, même si le commissaire de la SAR a qualifié la protection de l’État de question « déterminante ». Par conséquent, la présente demande doit être rejetée.

II.  CONTEXTE

[4]  Le demandeur est né à Malësi e Madhe, en Albanie, en décembre 1996. Il a obtenu son diplôme d’études secondaires en juillet 2015.

[5]  En janvier 2015, le demandeur, qui venait d’avoir 18 ans, a commencé à travailler à la campagne électorale de son cousin, Tonin Marinaj. Tonin était un candidat du Parti socialiste d’Albanie à la mairie de Malësi e Madhe. Le demandeur affirme qu’il a été [traduction« un élément clé » de la campagne électorale de Tonin, parce qu’il a pu convaincre les jeunes de voter pour son cousin. Le demandeur a fourni des photos d’événements relatifs à la campagne auxquels il était présent, mais n’a fourni aucun élément de preuve relatif à une mobilisation ou à des activités politiques antérieures.

[6]  Le demandeur affirme que, le 1er février 2015, il a commencé à recevoir des menaces des membres du Parti démocrate d’Albanie au pouvoir. Ils ont dit au demandeur de ne pas se mêler de politique et de la campagne, à défaut de quoi ils lui donneraient une leçon en tuant sa famille et lui. Le demandeur a continué à recevoir des messages ([traduction« huit à dix messages par mois ») l’avertissant de laisser tomber la campagne, sinon sa famille et lui seraient tués. Le demandeur n’a pas pris les menaces au sérieux et a continué à faire campagne pour Tonin.

[7]  Le demandeur affirme que, le 13 mars 2015, il a failli être renversé par une voiture, puis s’est fait violemment agresser par deux hommes, dont l’un l’a menacé avec une arme. Le demandeur a été laissé inconscient après avoir été battu. Le demandeur a reconnu les hommes comme étant des membres du Parti démocrate. (Lorsqu’il a été interrogé, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada lui a demandé s’il avait été agressé physiquement; le demandeur a seulement mentionné qu’une fois, des membres du Parti démocrate avaient tenté de le renverser avec une voiture, mais qu’il s’était jeté dans un fossé sur le bord de la route. Il n’a pas mentionné avoir été battu.)

[8]  Le demandeur déclare dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [formulaire FDA] qu’il n’a pas signalé à la police l’agression du 13 mars 2015, car la police albanaise est corrompue et pourrait avoir des liens avec le Parti démocrate. Dans son affidavit présenté à l’appui de son appel devant la SAR, le demandeur mentionne également que la police [traduction« refuse souvent d’apporter son aide dans les crimes de nature politique ».

[9]  Après cet incident, le demandeur a réduit l’étendue de son travail dans la campagne électorale de Tonin. Il a tenté d’éviter d’être seul à l’extérieur de son domicile. Il n’a pas dit à Tonin ce qui se passait à ce moment-là parce qu’il craignait que le Parti démocrate découvre qu’il s’était plaint et qu’il exerce des représailles.

[10]  Tonin a été élu maire le 23 juin 2015.

[11]  Selon le demandeur, il a continué de recevoir des menaces même après les élections.

[12]  Le 4 décembre 2015, le demandeur a enfin dit à Tonin ce qui lui était arrivé. Tonin lui a conseillé d’aller voir la police. Le demandeur ne voulait toujours pas le faire, parce qu’il ne voulait pas empirer les choses. Néanmoins, Tonin a parlé à certains membres du Parti démocrate. Ces derniers ont dit à Tonin que le demandeur devrait s’occuper de ses affaires et ne pas s’engager dans des partis politiques ou il en subirait les conséquences.

[13]  Selon le demandeur, même s’il était désormais maire, Tonin ne pouvait pas le protéger et craignait que, s’il aggravait le problème, il l’exacerberait et risquerait de provoquer un conflit plus grand. Tonin a en outre déclaré dans une lettre fournie à l’appui de la demande d’asile du demandeur qu’il avait [traduction« constamment offert une protection », mais que le demandeur avait refusé cette offre, parce qu’il (le demandeur) ne voulait pas davantage aggraver la situation pour Tonin.

[14]  Tonin n’a fait état d’aucune menace ou violence contre lui ou contre toute autre personne qui avait travaillé pour sa campagne à part le demandeur.

[15]  Selon le demandeur, en mars 2016, Tonin a été [traduction« implicitement informé par le Parti démocrate d’Albanie » que le demandeur serait tué parce qu’il avait participé à la campagne politique contre le Parti démocrate.

[16]  Le demandeur déclare qu’il est resté [traduction« la plupart du temps » caché à son domicile entre septembre 2015 et décembre 2016.

[17]  Ses vacances en Italie en juillet et août 2016 constituaient l’une de ces exceptions. Le demandeur est resté chez ses grands-parents [traduction« pour des raisons de sécurité ». À un moment donné, il a demandé à son oncle (qui vit également en Italie) s’il pouvait rester chez lui, mais ce dernier a refusé, apparemment par crainte du danger que courait le demandeur.

[18]  Le demandeur déclare qu’il n’a pas demandé l’asile en Italie parce que quelqu’un lui avait dit que l’Italie n’acceptait pas de réfugiés albanais. Il déclare également qu’il avait peur en Italie, parce que le pays compte une grande population albanaise et qu’il pouvait y avoir des personnes qui avaient des liens avec le Parti démocrate, et que l’Italie est trop proche géographiquement de l’Albanie.

[19]  Pendant qu’il était en Italie, le demandeur a rencontré [traduction« un habitant de la région » qui lui a proposé de l’aider à obtenir un passeport italien frauduleux. Le demandeur a acheté un passeport frauduleux avec l’argent de sa famille. Il avait un passeport albanais valide qu’il avait utilisé pour voyager à l’intérieur de l’Europe. Le demandeur n’explique pas pourquoi il avait besoin d’un passeport italien, même si, à un moment donné, il s’était décidé à tenter d’obtenir l’asile au Canada, où il a de la famille.

[20]  Après avoir payé son passeport italien, le demandeur n’avait plus assez d’argent pour acheter un billet d’avion pour le Canada; il est donc retourné en Albanie pour essayer de recueillir l’argent dont il avait besoin. Il était resté en Italie pendant environ deux mois.

[21]  En novembre 2016, le demandeur a appris par des amis que le Parti démocrate leur avait dit qu’il valait mieux qu’il ne fasse plus partie du Parti socialiste et que, si c’était le cas, il devrait arrêter ou il serait tué.

[22]  Le demandeur a finalement pu acheter les billets d’avion avec l’argent de ses parents et de ses deux frères.

[23]  À l’aide du passeport italien frauduleux, le demandeur a quitté l’Albanie pour le Canada le 8 décembre 2016. Il est passé par l’Italie, l’Espagne et le Mexique. Le demandeur a présenté une demande d’asile dès son arrivée au Canada, le 16 décembre 2016.

[24]  La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur le 4 décembre 2017.

[25]  Le commissaire de la SPR a conclu que la demande d’asile du demandeur n’était pas crédible pour trois principaux motifs :

  • a) Le demandeur n’a pas expliqué de manière raisonnable pourquoi il n’avait pas demandé l’asile à la première occasion raisonnable (c.-à-d. en Italie), pourquoi il était retourné en Albanie en août 2016 et pourquoi il avait mis du temps à quitter l’Albanie; tout cela minait la crédibilité de ses allégations selon lesquelles, entre autres, il craint de retourner maintenant en Albanie.

  • b) Le demandeur n’a pas réfuté la présomption selon laquelle la protection de l’État lui serait offerte en Albanie s’il y retournait.

  • c) Les événements racontés par le demandeur [traduction« n’étaient pas crédibles et n’étaient pas appuyés par les éléments de preuve documentaire sur le pays à propos du climat politique en Albanie ». De plus, le demandeur [traduction« n’avait pas le profil d’une personne exposée à un risque de violence politique ».

[26]  Le commissaire de la SPR a conclu que, malgré la présomption selon laquelle un demandeur d’asile est sincère, il y avait [traduction« suffisamment de motifs [...] pour conclure que la demande d’asile n’est pas crédible ». Par conséquent, le commissaire a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur [traduction« n’a[vait] probablement pas été victime de violence » et [traduction« qu’il était peu probable que [le demandeur] soit exposé à une menace en Albanie ». Le commissaire a donc conclu que le demandeur n’avait pas une crainte fondée de persécution en Albanie et qu’il [traduction« n’était pas exposé à un risque de préjudice, au risque de peines cruelles ou inusitées ou au risque d’être soumis à la torture ». Le demandeur n’a par conséquent pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[27]  Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SAR. Il a contesté une grande partie, si ce n’est pas la totalité, des conclusions de fait défavorables que la SPR avait tirées. Il a également demandé à ce qu’une autre déclaration de son cousin Tonin et des articles concernant la situation politique en Albanie soient admis à titre de nouveaux éléments de preuve.

[28]  Le commissaire de la SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve, parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux exigences prévues au paragraphe 110(4) de la LIPR. Le demandeur ne conteste pas cette conclusion dans le présent contrôle judiciaire, de sorte qu’il n’est donc pas nécessaire de l’examiner davantage.

[29]  La SAR n’a pas accepté les contestations du demandeur concernant les conclusions de fait tirées par la SPR. La SAR a souscrit aux conclusions de la SPR selon lesquelles le défaut du demandeur à présenter une demande de protection en Italie ou ailleurs en Europe, son retour en Albanie et la longue période s’étant écoulée avant son départ de l’Albanie soulèvent tous des préoccupations concernant la crédibilité des allégations de persécution qu’il faisait valoir. De plus, la SAR était d’accord avec la SPR pour dire que d’autres facteurs minaient également la crédibilité de l’allégation, y compris le témoignage vague du demandeur, la période très courte de de sa participation à la campagne municipale de son cousin avant que les menaces de mort ne commencent et les éléments de preuve documentaire objectifs sur la situation politique en Albanie, qui donnent à penser que les expériences du demandeur n’étaient pas cohérentes avec les conditions existantes.

[30]  Le demandeur a affirmé que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation du risque qu’il soit pris à partie dans une vendetta. La SAR n’a pas été convaincue par cette affirmation et elle a souscrit aux conclusions de la SPR. La SAR a ajouté que le demandeur « n’[avait] pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour établir qu’il [risquait] personnellement d’être victime d’une vendetta ».

[31]  Selon la SAR, la question « déterminante » était celle de la disponibilité de la protection de l’État en Albanie. La SAR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel la SPR ne s’était pas penchée sur l’information pertinente figurant dans le cartable national de documentation. La SAR a conclu que la SPR avait raison d’accorder un plus grand poids aux documents objectifs sur le pays, plutôt qu’à « la réponse vague et hypothétique de l’appelant selon laquelle les autorités ne lui seraient pas venues en aide en raison de la corruption générale ». La SAR a noté qu’un « demandeur d’asile provenant d’un pays démocratique [devait] s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile » et en outre « que la police ne [pouvait] pas être tenue responsable de ne pas avoir offert une protection si les crimes commis ne lui [étaient] pas signalés » (souligné dans l’original). Selon le commissaire de la SAR, le droit d’asile est seulement accordé « dans les cas où le demandeur d’asile a tenté en vain d’obtenir la protection de son État d’origine », et « [l]es demandeurs d’asile doivent donner une possibilité suffisante aux autorités de répondre à leur demande d’aide ». Puisque le demandeur n’a fait aucune démarche pour obtenir une protection en Albanie, il n’a pas réfuté la présomption selon laquelle la protection lui aurait été offerte en Albanie. C’était une question « déterminante » pour sa demande d’asile.

[32]  En résumé, en s’appuyant sur les conclusions de la SPR et sur sa propre évaluation de tous les éléments de preuve versés au dossier, la SAR a convenu avec la SPR que « l’appelant n’[avait] ni établi de manière crédible le bien-fondé de sa demande d’asile ni réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État » (italiques dans l’original). Par conséquent, la SAR a confirmé la décision attaquée et a rejeté l’appel.

IV.  LA NORME DE CONTRÔLE

[33]  Il est bien établi que le fond de la décision de la SAR doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 35).

[34]  Peu après l’audience relative à la présente demande, la Cour suprême du Canada a établi une approche révisée pour déterminer la norme de contrôle applicable au fond d’une décision administrative dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Il y a maintenant une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, sous réserve des exceptions spécifiques prévues « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au par. 10). Selon moi, rien ne justifie de déroger à la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable en l’espèce.

[35]  Les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov se sont également efforcés de préciser les modalités d’application de la norme du caractère raisonnable (au par. 143). Les principes qu’ils ont mis en valeur étaient en grande partie tirés de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9. Même si, comme il a déjà été dit, la présente demande a été débattue avant que l’arrêt Vavilov ne soit rendu, le fondement juridique sur lequel les parties ont fait valoir leurs positions respectives quant au caractère raisonnable de la décision de la SAR est conforme au cadre de l’arrêt Vavilov. C’est aussi ce cadre que j’ai appliqué pour arriver à la conclusion que la décision de la SAR est raisonnable; toutefois, l’issue aurait été la même suivant le cadre défini dans Dunsmuir.

[36]  L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, au par. 12-13). Le contrôle de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Au moment du contrôle, « une attention particulière » doit être accordée aux motifs écrits du décideur, ceux-ci doivent être « interprétés de façon globale et contextuelle, pour comprendre le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, au par. 97).

[37]  Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Il doit établir que « la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, par. 100) ou que la décision est « indéfendable [...] compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au par. 101).

V.  ANALYSE

A.  Le rôle de la Section d’appel des réfugiés

[38]  Avant d’examiner le bien-fondé de la présente demande, il serait utile de brièvement passer en revue le rôle de la SAR.

[39]  Le paragraphe 110(1) de la LIPR prévoit que la personne en cause ou le ministre « peuvent, conformément aux règles de la Commission, porter en appel – relativement à une question de droit, de fait ou mixte – auprès de la Section d’appel des réfugiés la décision de la Section de la protection des réfugiés accordant ou rejetant la demande d’asile ». Le paragraphe 110(2) indique que certaines catégories de cas ne sont pas susceptibles d’appel devant la SAR; toutefois, si un droit d’appel devant la SAR est prévu, aucune autre limite ne s’applique aux motifs d’appel qui peuvent être invoqués.

[40]  Un appel auprès de la SAR n’est pas véritablement une procédure de novo (Huruglica, au par. 79). Comme le nom le suggère, il s’agit d’un appel d’une décision de la SPR. Cette décision est le premier point de référence pour l’appelant et pour la SAR.

[41]  L’alinéa 3(3)g) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, exige expressément à l’appelant qu’il produise mémoire qui inclut « des observations complètes et détaillées » concernant, entre autres choses, « les erreurs commises qui constituent les motifs d’appel ». La SAR n’est pas tenue d’examiner les erreurs potentielles qu’un appelant n’a pas soulevées : voir Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 321, aux par. 18-20; Ilias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 661, au par. 39; Broni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 365, au par. 15; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Chamanpreet Kaur Kaler, 2019 CF 883, aux par. 11-13; et Castro Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 197, au par. 46.

[42]  Après « examen attentif » de la décision de la SPR, la SAR devra effectuer « sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (Huruglica, au par. 103).

[43]  Le paragraphe 110(3) de la LIPR prévoit que, généralement, dans le cadre d’un appel, la SAR « procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la Section de la protection des réfugiés ». Le paragraphe 110(4), qui régit l’admission de nouveaux éléments de preuve présentés par la personne en cause dans le cadre de l’appel, prévoit une exception à la règle générale. (Le ministre n’est pas assujetti aux mêmes restrictions – voir le paragraphe 110(5).) C’est également ce que fait le paragraphe 110(6), en permettant à la SAR de tenir une audience sous réserve que certaines conditions préalables soient remplies. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, le fait d’imposer des restrictions concernant l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve en appel contribue à préserver l’intégrité du processus en favorisant la finalité du dossier factuel au premier niveau décisionnel (à quelques exceptions près) et favorise la limitation des questions en litige au fur et à mesure qu’une affaire progresse dans le processus d’appel (aux par. 43 et 50).

[44]  La SAR faisait partie du projet de loi C-11, le projet de loi qui est finalement devenu la LIPR (même si ce n’est que plusieurs années plus tard que la SAR est devenue opérationnelle). Comme l’a noté la Cour d’appel fédérale, le ministre responsable du projet de loi C-11 avait déclaré que « le but [de la SAR était] d’assurer que la bonne décision est prise » (Huruglica, au par. 87; Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, au par. 41). La SAR dispose « de vastes pouvoirs pour corriger les erreurs, en conformité avec la mission qui lui est conférée par la loi » (Kreishan, au par. 42). Le mandat de la SAR est d’intervenir quand la SPR a commis une erreur de droit ou de fait ou une erreur mixte de fait et de droit (Huruglica, au par. 78). Un appel devant la SAR peut donc mener à une issue différente sur le fond de la demande d’asile (Kreishan, aux par. 45 et 68).

[45]  La SAR examine les décisions de la SPR selon la norme de contrôle de la décision correcte (Huruglica, au par. 78; Kreishan, au par. 44). Cette norme n’appelle aucune déférence au premier décideur; l’organe chargé de l’examen effectue sa propre analyse de la question (Dunsmuir, aux par. 34 et 50). L’organe chargé de l’examen doit décider s’il souscrit ou non à la conclusion du décideur. En cas de désaccord, il substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose (Dunsmuir, au par. 50). Cela veut dire qu’un tribunal qui applique la norme de la décision correcte « est en fin de compte habilité à tirer ses propres conclusions sur la question en litige » (Vavilov, au par. 54). Cela peut amener la SAR à soupeser à nouveau les éléments de preuve dont disposait la SPR, soit en eux-mêmes, soit à la lumière des nouveaux éléments de preuve admis en appel. La SAR n’est pas tenue de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR, y compris les conclusions de fait (Huruglica, aux par. 59-60).

[46]  Cependant, il peut y avoir des cas où « la SPR jouit d’un avantage certain sur la SAR lorsque les conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit reposent sur l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages de vive voix » (Huruglica, au par. 70). Dans de tels cas, la SAR « [devra] parfois faire preuve d’une certaine retenue » avant de substituer sa décision à celle de la SPR (ibid.). La question de savoir si les circonstances commandent pareille retenue doit être appréciée au cas par cas. Dans chaque cas, « la SAR doit rechercher si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile » (ibid.).

[47]  Il ne s’agit pas d’appliquer une norme de contrôle différente; il s’agit plutôt de simplement garder à l’esprit que la SPR a pu avoir accès à plus d’informations que la SAR et, par conséquent, pouvait être en meilleure position pour rendre la décision la plus juste. Comme il a été noté plus haut, une caractéristique de la norme de la décision correcte (par opposition à la norme de la décision raisonnable) est que la cour de révision doit se demander si elle souscrit à la décision du premier décideur. Il faut pour cela que la cour de révision se demande quelle décision elle aurait rendue si elle avait été à la place du premier décideur (Dunsmuir, au par. 50; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 59 et 61-62). Lorsqu’elle décide si elle est ou non d’accord avec la SPR, la SAR doit se demander si les informations supplémentaires auxquelles avait accès la SPR, du fait que cette dernière a entendu les témoignages de vive voix directement, lui permettraient de rendre une meilleure décision que la SAR, compte tenu de l’information dont elle disposait. À cet égard, la SAR devra faire preuve de prudence ou, pour reprendre les mots de l’arrêt Huruglica, « faire preuve d’une certaine retenue » (au par. 70), avant de décider de substituer sa conclusion à celle de la SPR. Néanmoins, selon la norme de la décision correcte, il ne serait jamais approprié pour la SAR d’appuyer une décision de la SPR avec laquelle elle n’est pas d’accord.

[48]  Dans la même veine, lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte, la SAR doit tenir compte du raisonnement de la SPR; en effet, elle pourrait trouver le raisonnement convaincant et l’adopter (Vavilov, au par. 54). Cela ne change rien au fait que la SAR doit arriver à sa propre conclusion sur la question.

[49]  Le paragraphe 111(1) de la LIPR indique que, après avoir examiné l’appel, la SAR « devra prendre l’une des décisions suivantes » :

La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés. »

[50]  Par conséquent, « la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile » (Huruglica, au par. 103). « L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR » (ibid.; voir également LIPR, paragraphe 111(2)). De plus, même si une erreur a été commise, la SAR peut confirmer la décision de la SPR sur un autre fondement (Huruglica, au par. 78), quoique ce pouvoir doive être exercé conformément aux principes de la justice naturelle et de l’équité procédurale (Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639, au par. 33 et les affaires qui y sont citées).

B.  La compréhension du commissaire quant au rôle de la SAR

[51]  Sous la rubrique « Rôle de la SAR », le commissaire commence par mentionner l’arrêt Huruglica et la norme de la décision correcte. Après avoir noté que la SPR peut jouir d’un avantage certain sur la SAR dans l’évaluation de la crédibilité du témoignage de vive voix, parce qu’elle a obtenu ce témoignage (du moins en partie) et l’a entendu directement, le commissaire poursuit en disant qu’il faut faire preuve d’« une grande retenue » à l’égard des conclusions de la SPR et que le rôle de la SAR est « très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve ». Le commissaire reprend ces dernières propositions de la décision Hadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 590, au par. 12. La décision Hadi, toutefois, concernait le rôle de la Cour fédérale dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision de la SPR, et non pas le rôle de la SAR. Le fait que le commissaire s’appuie sur cette décision est tout à fait injustifié (voir l’arrêt Huruglica, au par. 37, où la Cour d’appel fédérale fait observer que « le rôle de la SAR ne consiste pas à examiner les décisions de la SPR selon la procédure de contrôle judiciaire »).

[52]  Le commissaire poursuit en notant qu’« un appel interjeté à la SAR n’est pas une audience de novo, du fait que l’appelant a simplement reformulé bon nombre des arguments qu’il avait formulés devant la SPR » (souligné dans l’original). Le commissaire ajoute en outre que « le rôle de la SAR n’est pas de réexaminer la demande d’asile ou les observations de l’appelant ou du demandeur. L’appelant demande essentiellement à la Commission de réévaluer la preuve en sa faveur. Or, ce n’est pas le rôle de la SAR. »

[53]  Il est vrai que, dans les observations écrites présentées en appel, le conseil du demandeur devant la SAR (pas M. Levinson) a contesté la plupart, voire la totalité des conclusions défavorables de la SPR. Cependant, il est également vrai qu’il peut y avoir une fine ligne de démarcation entre le fait de plaider à nouveau une demande d’asile et celui de tenter de montrer que la SPR a commis une erreur. Contester un grand nombre – et encore moins la totalité – des conclusions de la SPR n’est pas nécessairement la défense la plus efficace, mais le faire n’est pas incompatible avec le rôle de la SAR. De plus, l’affirmation générale du commissaire selon laquelle ce n’est pas à la SAR de soupeser de nouveau les éléments de preuve est incohérente avec l’application de la norme de la décision correcte aux conclusions de la SPR, comme cela a été expliqué dans l’arrêt Huruglica et discuté plus haut.

[54]  Ce qui précède pourrait certainement soulever la question de savoir si le commissaire a déraisonnablement adopté une vision étroite de la façon dont les motifs de l’appel du demandeur devraient être évalués et de ce que signifie effectuer un « examen indépendant » des éléments de preuve. Cependant, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question, en l’espèce, essentiellement pour deux raisons. D’abord, le demandeur n’a pas directement contesté cet aspect de la décision du commissaire dans sa demande de contrôle judiciaire. Ensuite, il semble que le commissaire a évalué le bien-fondé des conclusions de la SPR; à aucun moment ces conclusions n’ont été confirmées en raison d’une déférence envers la position plus avantageuse de la SPR en tant que juge des faits ou parce que le commissaire de la SAR a refusé de soupeser à nouveau les éléments de preuve. Par conséquent, je suis prêt à accepter sans réserve la déclaration du commissaire portant que les éléments de preuve et les conclusions de la SPR ont fait l’objet d’un examen indépendant et que les arguments principaux du demandeur en appel ont été évalués sans déférence à l’égard des conclusions de la SPR.

[55]  La question concernant cette demande est de savoir si, après avoir effectué cet examen, le commissaire de la SAR a formulé des conclusions déraisonnables. C’est ce que je vais examiner maintenant.

C.  La décision de la SAR en appel

[56]  La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile du demandeur n’était pas crédible de même qu’à son analyse concernant la protection de l’État. Tel qu’il a été mentionné plus haut, la SPR avait tenu compte du fait que le demandeur n’avait pas cherché à obtenir la protection de l’État en Albanie lorsqu’elle a conclu que la demande d’asile n’était pas crédible. Pour les motifs qui deviendront apparents dans ma discussion sur les recours, plus loin, j’examinerai les conclusions de la SAR concernant la crédibilité de la demande d’asile indépendamment de la question de la protection de l’État, avant d’aborder la question de la protection de l’État comme une question distincte.

1)  La crédibilité de la demande d’asile du demandeur

[57]  En s’appuyant sur ce qui est décrit comme étant un examen « indépendant » des éléments de preuve, le commissaire de la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile du demandeur n’était pas crédible. Le commissaire de la SAR était d’accord pour dire que le fait que le demandeur n’a pas demandé l’asile en Italie pendant qu’il y était, qu’il est retourné en Albanie et qu’il a mis du temps avant de quitter l’Albanie soulevait là encore des questions concernant la crédibilité des allégations de persécution du demandeur. Comme l’a fait la SPR, le commissaire de la SAR a conclu que, compte tenu des expériences que le demandeur prétend avoir vécues et des craintes qu’il affirme avoir en conséquence, le fait qu’il n’a pas fourni d’explications raisonnables sur son comportement amenait à douter que les événements qui auraient causé ces craintes se soient produits. Le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il était déraisonnable de la part du commissaire de la SAR de tirer une telle conclusion.

[58]  Le demandeur souligne qu’il était déraisonnable que le commissaire rejette son jeune âge relatif en interprétant mal l’argument qu’il a présenté en appel et en le décrivant comme un argument à savoir pourquoi il ne devrait pas être « tenu responsable de ses actes ». Même si je reconnais que la référence du commissaire à la responsabilité est déplacée, il est clair que, d’après les motifs donnés, les raisons pour lesquelles le commissaire a conclu que la jeunesse du demandeur n’était pas un facteur important qui l’aiderait à comprendre ses actes comprenaient le fait que le demandeur avait eu les moyens d’obtenir un passeport frauduleux pendant qu’il était en Italie. Cela n’est pas déraisonnable. De manière similaire, il n’est pas déraisonnable que le commissaire de la SAR soit d’accord avec la SPR sur le fait que, si le demandeur avait eu aussi peur qu’il l’affirme, il n’aurait pas dépensé 3 000 euros pour obtenir un passeport frauduleux et retourner ensuite en Albanie pour essayer de recueillir plus d’argent afin de venir au Canada, alors qu’il aurait pu économiser cet argent et utiliser son passeport albanais pour aller ailleurs en Europe s’il ne voulait pas rester en Italie.

[59]  Le demandeur soutient également qu’il est déraisonnable que le commissaire de la SAR tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité en invoquant le caractère vague du témoignage du demandeur sans donner d’exemples. Je ne suis pas d’accord pour dire que les motifs du commissaire ont pâti de cette lacune. « La SPR a correctement tenu compte d’un certain nombre de facteurs intersectionnels pour évaluer la crédibilité de l’appelant et de ses allégations, notamment son témoignage vague ». La SPR a donné un exemple précis : [traduction« Le demandeur a déclaré qu’il n’était pas le seul à avoir été affecté par la violence pendant la campagne électorale, mais son témoignage concernant cette autre violence était vague. » Étant donné que le commissaire de la SAR avait estimé que l’analyse de la SPR était correcte, il n’était pas nécessaire que le commissaire donne des exemples supplémentaires.

[60]  Le demandeur soutient en outre que le commissaire de la SAR a de manière déraisonnable adopté le point de vue de la SPR selon lequel sa participation à la campagne électorale avait été trop brève pour rendre vraisemblables ses allégations de persécution. La SPR avait conclu que [traduction« du point de vue du bon sens, concernant le récit du demandeur, les deux mois de travail du demandeur dans le cadre de la campagne électorale auraient difficilement été suffisants pour avoir une incidence si durable qu’il a pu invoquer qu’il était victime de menaces de mort et d’une éventuelle vendetta contre lui ». Le demandeur soutient que la SPR a mal compris son témoignage, parce que, en fait, il a participé pendant six mois à la campagne (c’est-à-dire de janvier à juin) et, par conséquent, que [traduction« la SAR n’aurait pas dû s’appuyer sur la conclusion de la SPR ». Je ne suis pas d’accord. La conclusion de la SPR était précisément liée à l’attaque alléguée du 13 mars 2015. À ce moment-là, le demandeur participait à la campagne électorale depuis un peu plus de deux mois seulement (nous ne savons pas pendant combien de temps, car le demandeur dit avoir seulement commencé à faire campagne en janvier 2015, sans donner la date précise). Le fait qu’il a affirmé avoir continué à faire campagne jusqu’en juin n’est pas pertinent quant au fait qu’il avait été pris pour cible au mois de mars. Au contraire, les allégations du demandeur sont même encore plus fragiles que la SPR ou la SAR ne l’ont conclu, puisque le demandeur a affirmé que les menaces de mort avaient commencé le 1er février 2015, c’est-à-dire au plus un mois après qu’il a commencé à aider son cousin dans sa campagne électorale.

[61]  Le demandeur me demande en grande partie de conclure que le commissaire de la SAR aurait dû apprécier les éléments de preuve – y compris les éléments de preuve concernant la situation dans le pays – de manière différente. Mon rôle se limite à établir si l’appréciation des éléments de preuve par la SPR est déraisonnable. En ce qui concerne la question de la crédibilité de la demande d’asile, le demandeur n’a pas montré qu’elle était crédible.

2)  La protection de l’État

[62]  À part avoir parlé à son cousin, le demandeur n’a pas tenté d’obtenir la protection d’un quelconque agent de l’État en Albanie avant de demander l’asile au Canada. Ce fait admis est potentiellement probant pour deux questions distinctes. La première est la question factuelle de savoir si le demandeur avait établi que les événements qui avaient, selon lui, suscité sa crainte d’être persécuté avaient réellement eu lieu. L’autre est la question mixte de fait et de droit de savoir si le demandeur avait réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Le commissaire de la SPR a quelque peu confondu ces deux questions, mais s’est principalement concentré sur la première; le commissaire de la SAR s’est concentré sur la dernière question.

[63]  L’analyse du commissaire de la SAR en appui à la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État repose sur le principe que « l’asile est censé constituer une forme de protection auxiliaire qui ne doit être invoquée que dans les cas où le demandeur d’asile a tenté en vain d’obtenir la protection de l’État de son pays d’origine » (non souligné dans l’original) et que les demandeurs d’asile « doivent fournir aux autorités une possibilité suffisante de répondre à leur demande d’aide » (non souligné dans l’original). Cela est déraisonnable, puisque c’est contraire à l’autorité contraignante (voir l’arrêt Vavilov, au par. 112). La conclusion concernant la protection de l’État est également déraisonnable, parce que le commissaire de la SAR ne fournit aucune analyse de la raison pour laquelle il a jugé déraisonnable l’explication donnée par le demandeur pour ne pas s’être réclamé de la protection de l’État. La décision manque donc de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[64]  Le rôle de tous les États est de protéger leurs ressortissants, y compris contre la persécution. L’asile est une « protection auxiliaire ou supplétive » (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au par. 709, citant James Hathaway, The Law of Refugee Status (1991)). Le droit international relatif aux réfugiés « a été établi afin de suppléer à la protection qu’on s’attend à ce que l’État fournisse à ses ressortissants. Il ne devait s’appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement » (Ward, par. 709). Les personnes persécutées sont par conséquent « tenues de s’adresser à leur État d’origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d’autres États ne soit engagée » (ibid.).

[65]  Le commissaire de la SAR cite ces passages de l’arrêt Ward, mais semble ensuite considérer le fait que le demandeur n’ait pas cherché à obtenir la protection de l’État comme déterminant pour la question de la protection de l’État. Cela est déraisonnable. Dans la mesure où les demandeurs d’asile sont « tenus » de demander la protection de l’État, il ne s’agit pas d’une exigence juridique prévoyant que quiconque ne cherche pas à obtenir la protection de l’État n’a pas, par définition, qualité de réfugié. Cette « exigence » concerne plutôt la question de savoir si le demandeur s’est acquitté de son fardeau de réfuter la présomption relative à la protection de l’État (Lakatos c Canada (Immigration et Citoyenneté), 2018 CF 367, au par. 20; Orsos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 248, au par. 18). Néanmoins, l’omission du demandeur d’asile de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa demande d’asile seulement dans le cas où il aurait été objectivement déraisonnable de sa part de ne pas se réclamer d’une telle protection (Ward, à la p. 724). Il en est ainsi parce que « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale » (ibid.). Le commissaire ne relève pas cette importante réserve de l’arrêt Ward. Contrairement à ce que le commissaire de la SAR dit, le fait de chercher en vain à obtenir la protection de son pays de nationalité n’est pas une condition préalable à l’asile.

[66]  Le commissaire de la SAR cite madame la juge Dawson (tel était alors son titre) dans la décision Montemayor Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 977, pour appuyer sa thèse selon laquelle les demandeurs d’asile « doivent fournir aux autorités une possibilité suffisante de répondre à leur demande d’aide ». Il ne faut pas s’en surprendre, mais madame la juge Dawson n’a rien dit d’aussi général. La décision Montemayor Romero concernait un demandeur d’asile qui, contrairement à l’affaire en l’espèce, avait eu recours à la protection de l’État. L’État avait engagé une procédure judiciaire contre l’agent de persécution, mais le demandeur a quitté le pays alors que cette procédure était encore en cours. En s’appuyant sur l’arrêt Carillo c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, madame la juge Dawson a noté que, si un premier effort visant à obtenir la protection de l’État s’était avéré infructueux, le demandeur était tenu de faire des « efforts soutenus pour obtenir la protection de l’État », et des « efforts additionnels » pouvaient être nécessaires (au par. 25). Mais la juge Dawson a aussi mentionné ceci : « Cela ne veut pas dire que dans chaque affaire, il faut absolument faire des efforts répétés ou soutenus pour obtenir la protection de l’État, un tel résultat serait contraire aux enseignements de la Cour suprême du Canada énoncés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [renvoi omis] selon lesquels un demandeur d’asile n’a l’obligation de demander la protection que lorsque l’État déploie des efforts sérieux pour offrir une telle protection » (ibid.). Le commissaire se fonde sur la décision Montemayor Romero de façon à la fois incomplète et injustifiée.

[67]  De plus, même si le commissaire de la SAR n’a pas tiré de conclusion défavorable concernant la question de la protection de l’État du simple fait que le demandeur n’avait pas cherché à obtenir la protection de l’État albanais, le commissaire était toujours tenu de juger qu’il n’était pas objectivement déraisonnable pour le demandeur de chercher à obtenir la protection de l’État, en Albanie, avant de conclure que ce dernier n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Tout en notant que le demandeur portait un lourd fardeau à cet égard, compte tenu de la situation politique actuelle en Albanie, le commissaire de la SAR a réglé la question simplement en adoptant les conclusions de la SPR sans effectuer d’autre analyse. La difficulté réside dans le fait que, comme indiqué plus haut, l’évaluation de cette question par la SPR était axée sur la question factuelle de la crédibilité de la demande d’asile plutôt que sur la question mixte de fait et de droit de savoir si le demandeur avait réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Comme la SAR n’a pas effectué une autre analyse pour appuyer sa conclusion concernant la dernière question, considérée comme déterminante pour l’appel, cet aspect de la décision n’est pas suffisamment justifié, transparent ou intelligible.

D.  La réparation

[68]  Le défendeur fait valoir que, même si la conclusion de la SAR concernant la protection de l’État est déraisonnable (ce qui n’est pas admis), cela n’est pas important en l’espèce, car il s’agit seulement d’un fondement subsidiaire pour confirmer la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le récit du demandeur n’était pas crédible et que cela suffisait pour rendre une décision sur l’appel. Si le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SAR quant au manque de crédibilité de son récit était déraisonnable, il n’existe donc aucun motif d’annuler la décision.

[69]  Je suis d’accord avec le défendeur.

[70]  Il est bien établi que « le redressement que peut accorder une cour par voie de contrôle judiciaire demeure essentiellement discrétionnaire » (Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, 1995 CanLII 145 (CSC), [1995] 1 RCS 3, au par. 30). Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans cet arrêt, le fait que le paragraphe 18.1(3) de ce qui est maintenant la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, F-7 (tel que modifié) crée une faculté plutôt qu’une obligation « conserve la nature discrétionnaire traditionnelle. » (au par. 31).

[71]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont convenu que, dans les cas où une cour procède au contrôle d’une décision administrative, « la question de la réparation revêt de multiples facettes », (au par. 139). Parmi les considérations en jeu, il faut souligner que, lorsque la norme de la décision raisonnable est appliquée au contrôle judiciaire, « le choix de la réparation doit être guidé par la raison d’être de l’application de cette norme, y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour » (Vavilov, au par. 140).

[72]  Une des raisons qui pourraient amener une cour à ne pas accorder la réparation demandée dans le cadre du contrôle judiciaire, même si une erreur a été démontrée, est qu’il est inutile d’examiner à nouveau l’affaire. Comme l’ont noté les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien » (au par. 142). Ce principe peut influer sur l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de casser une décision lacunaire ainsi que de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer l’affaire (ibid.). Ce principe s’applique lorsqu’un vice de procédure a été relevé (Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada – Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, à 228) et lorsque des lacunes touchent le fond de la décision (Cartier c Canada (procureur général), 2002 CAF 384, au par. 33).

[73]  Si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire ne mène pas à un résultat particulier « inévitable », la cour chargée du contrôle pourrait substituer son avis à celui de l’organe dont la décision fait l’objet du contrôle judiciaire. Cela peut être fait directement (p. ex. dans l’arrêt Groia c Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 27, au par. 161, citant avec approbation l’arrêt Giguère c Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, au par. 66, par la juge Deschamps (dissidente)) ou indirectement (p. ex. en annulant la décision sans autre réparation, comme il a été discuté dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206, au par. 78, et comme c’est le cas dans l’arrêt Vavilov lui-même – voir aux par. 194-95).

[74]  De manière similaire, « lorsque la cour de révision conclut que le décideur administratif devant rendre une nouvelle décision ne saurait raisonnablement parvenir à un résultat différent, compte tenu des faits et du droit, la décision ne doit pas être annulée » (Maple Lodge Farms Ltd c Agence d’inspection des aliments, 2017 CAF 45, au par. 51; voir aussi l’arrêt Vavilov, au par. 142). Par conséquent, si le décideur administratif est effectivement parvenu à ce résultat « inévitable » et que la décision démontre une base solide pour ce résultat, malgré la présence d’erreurs susceptibles de contrôle, la cour de révision pourrait rejeter la demande de contrôle judiciaire. En appliquant ce dernier principe, il est essentiel que la cour de révision ne substitue pas ses motifs de décision à ceux du décideur (voir Delta Air Lines c Lukacs, 2018 CSC 2, aux par. 24-28; Vavilov, au par. 96). La cour doit également « faire preuve de prudence » avant de rejeter une demande de contrôle judiciaire pour ce motif et « dissiper tout doute en annulant la décision et en renvoyant l’affaire pour une nouvelle décision » Maple Lodge Farms, au par. 52).

[75]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont mis l’accent sur le fait que, pour être raisonnable, « une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique » (au par. 102). La cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’“[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait” » (ibid., citant l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20, au par. 55). Dans le même paragraphe, les juges majoritaires citent également l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748, au par. 56, où la Cour suprême a jugé que « la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable [devait] se demander s’il [existait] quelque motif étayant cette conclusion ». Une décision sera par contre déraisonnable « si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée » (Vavilov, au par. 103).

[76]  En l’espèce, j’ai conclu que le rejet de la demande d’asile du demandeur par la SAR était raisonnablement appuyé par son analyse de la crédibilité de la demande d’asile. Après avoir convenu avec la SPR que le demandeur n’avait pas établi, à l’aide d’éléments de preuve crédibles, qu’il était vraisemblable que les événements qui, selon lui, avaient suscité sa crainte de persécution s’étaient produits, la SAR disposait d’un motif suffisant pour rejeter l’appel. En disant cela, je ne veux pas laisser entendre que la SAR n’était pas tenue d’examiner tous les motifs que le demandeur a soulevés en appel. Compte tenu de la décision faisant l’objet de l’appel, ces motifs ont été correctement soulevés et devaient être examinés. Cependant, du point de vue de la demande de contrôle judiciaire, je peux conclure que le résultat de l’appel est raisonnable, malgré les lacunes relevées dans l’analyse de la protection de l’État que le commissaire a effectuée. Plus précisément, le fait que le commissaire de la SAR ait souscrit à la conclusion de la SPR concernant le manque de crédibilité de la demande d’asile n’est pas entaché par le caractère déraisonnable de l’analyse de la protection de l’État que le commissaire a faite. Les conclusions de la SAR quant à la crédibilité de la demande d’asile fournissent un bon mode d’analyse menant à la conclusion que la SPR a correctement conclu que la demande d’asile devait être rejetée.

[77]  J’ai bien tenu compte du fait que le commissaire de la SAR considérait que la question de la protection de l’État était « déterminante ». Finalement, je ne suis pas convaincu que le caractère déraisonnable de la conclusion du commissaire à cet égard fait en sorte qu’une nouvelle audience doit être tenue. La raison principale pour laquelle il en est ainsi est que je ne comprends pas pourquoi le commissaire de la SAR a pensé que la question de la protection de l’État était déterminante pour l’appel. Le commissaire n’a fourni aucune explication concernant cette évaluation. En toute logique, si le demandeur n’a pas établi un fondement crédible pour sa crainte de persécution, la question de savoir s’il a réfuté la présomption de protection de l’État ne se pose tout simplement pas. En résumé, cette question n’est pas importante. Enfin, la déclaration du commissaire selon laquelle la question de la protection de l’État est « déterminante » est difficile à concilier avec sa conclusion finale selon laquelle le demandeur « n’a ni établi de manière crédible le bien-fondé de sa demande d’asile ni réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État » (en italiques dans l’original). Les deux conclusions semblent être considérées comme étant aussi déterminantes l’une que l’autre pour l’appel.

[78]  Après avoir conclu que le demandeur n’a pas montré que l’évaluation de la SAR quant à la crédibilité de sa demande d’asile était déraisonnable, je n’ai aucune raison d’infirmer sa dernière conclusion et d’ordonner que l’appel fasse l’objet d’un nouvel examen. En d’autres termes, si le demandeur n’a relevé aucune erreur susceptible de révision concernant la crédibilité de sa demande d’asile (et il ne l’a pas fait), il n’a pas droit à un réexamen de cette question. Et si cette question n’est pas soulevée, un nouvel examen de son appel ne servirait à rien, car une issue défavorable est juridiquement inévitable pour le demandeur.

VI.  CONCLUSION

[79]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[80]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2448-19

LA COUR STATUE que 

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2448-19

 

INTITULÉ :

SILVESTER MARINAJ c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Araujo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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