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Date : 20200416

Dossier : T-1881-18

Référence : 2020 CF 516

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2020

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

CONSEIL DES ATIKAMEKW DE MANAWAN

demandeur

et

ALAIN BOISVERT

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le Conseil des Atikamekw de Manawan [le Conseil] demande le contrôle judiciaire d’une décision arbitrale par laquelle l’Arbitre Pierre Lamarche accueille la plainte pour congédiement injuste déposée par M. Alain Boisvert, tout en reportant à une date ultérieure la détermination du remède approprié.

[2]  La qualification du contrat qui unissait le Conseil à M. Boisvert, psychologue ayant œuvré au sein des Services de Santé Masko-Siwin [SSMS], est le principal enjeu soulevé par cette demande; le Conseil plaide que les parties étaient liées par un contrat de service, alors que M. Boisvert est plutôt d’avis, à l’instar de l’arbitre, qu’elles étaient liées par un contrat d’emploi assujetti au Code canadien du travail, L.R.C., 1985, ch. L-2 [le Code].

II.  Faits

[3]  M. Boisvert est psychologue depuis 1991. En novembre 2010, le Conseil retient ses services afin d’élaborer et de mettre en œuvre un programme visant à réduire le taux de suicide dans la communauté, lequel est alors six fois plus élevé que pour le reste du Canada.

[4]  Mme Annie Germain est la conjointe de M. Boisvert. Elle est infirmière et était, en tout temps pertinent, conseillère au SSMS.

[5]  La réserve de Manawan compte une population de 2 500 personnes et elle est située en région éloignée, à près de 200 kilomètres au nord de Joliette. La seule façon d’y attirer des professionnels de la santé et d’autres secteurs est de leur offrir une résidence sur la réserve, ainsi que tout le support nécessaire à leur travail.

[6]  M. Boisvert a donc reçu mandat de mettre sur pied, en collaboration avec toute l’équipe de santé mentale de la communauté, un plan d’intervention intitulé Programme de stratégie nationale de prévention du suicide chez les jeunes.

[7]  Les parties ont conclu une entente verbale prévoyant une rémunération quotidienne de 700 $, montant qui est majoré de 50 $ à deux reprises au cours de la durée du contrat. M. Boisvert travaille une semaine sur deux à Manawan et l’autre à sa résidence située dans Chaudière-Appalaches. Cet arrangement vise à éviter une trop grande proximité entre le professionnel et la population peu nombreuse qu’il est appelé à traiter. On lui rembourse ses dépenses de déplacement et on lui fournit le personnel et le matériel de bureau nécessaire à son travail.

[8]  Au début de l’année 2017, M. Boisvert a vent d’une pétition qui circule dans la communauté et par laquelle les signataires critiquent son travail et celui de Mme Germain et demandent leur congédiement.

[9]  M. Boisvert écrit à Mme Francine Moar, directrice des services professionnels et de soutien au Conseil, et M. Sandro Échaquan, directeur des services de santé de Manawan, pour leur exprimer ses préoccupations quant au fait que cette pétition est susceptible d’affecter sa réputation professionnelle et de compromettre l’intégrité même du programme de santé mentale mis en place. Il y questionne l’état mental de l’instigateur(trice) de cette pétition et demande à ses supérieurs de tenter de comprendre ce qui l’anime. Il demande finalement que le processus officiel de gestion des plaintes du Conseil soit respecté.

[10]  Suite à cette intervention, le Conseil suspend M. Boisvert et Mme Germain avec solde, en leur demandant de ne pas communiquer avec les employés du SSMS pendant l’enquête. On les informe qu’ils seront éventuellement invités par le Comité d’enquête à répondre aux allégations retenues contre eux.

[11]  Toutefois, le Conseil met fin au contrat de M. Boisvert le 13 avril 2017, avant même la fin des travaux du Comité d’enquête, aux motifs :

Qu’il a tenté d’inciter le Conseil à intervenir pour faire cesser la pétition des membres de la communauté;

Qu’il a questionné l’état mental de la personne à l’origine de la pétition, alors qu’il ne la connaissait pas, et d’avoir invité le Conseil à intervenir auprès de son entourage;

Qu’il a cherché à connaître immédiatement, sans en préciser la raison, les noms des signataires et des instigateurs de la pétition avant même que le Conseil n’ait mis sur pied le comité chargé de vérifier le bien-fondé des allégations; et

Qu’il a augmenté unilatéralement ses honoraires professionnels sans obtenir l’accord du Conseil.

[12]  Le 17 juillet 2017, le Comité d’enquête publie son rapport dans lequel il conclut au rejet de toutes les plaintes et allégations formulées dans la pétition déposée contre M. Boisvert et sa conjointe.

III.  Décision contestée

[13]  En début d’audience devant l’arbitre, le Conseil a soulevé une objection préliminaire à la compétence de l’arbitre. Selon le Conseil, les parties étaient liées par un contrat de service au sens des articles 2098 et suivants du Code civil du Québec, chapitre CCQ-1991 [CcQ], auquel il pouvait mettre fin en tout temps pour un motif sérieux, sans toutefois le faire à contretemps (articles 2125 et suivants du CcQ). Comme prestataire de services, M. Boisvert n’a pas droit à la protection que l’article 240 du Code réserve aux employés qui travaillent « sans interruption au moins douze mois pour le même employeur ».

[14]  Les parties ont convenu que l’arbitre devait entendre toute la preuve avant de trancher cette objection préliminaire. L’arbitre l’a donc prise sous réserve en indiquant qu’il la trancherait à même sa décision arbitrale.

[15]  Or, à l’issue d’une audience de cinq jours au cours de laquelle une centaine de pièces ont été déposées, l’arbitre conclut que M. Boisvert était un employé lié au Conseil par un contrat de travail, et qu’il a été congédié injustement. Puisque cette seconde conclusion n’est pas contestée, je m’attarderai uniquement aux motifs de l’arbitre qui lui ont permis de conclure que les parties étaient liées par un contrat de travail an sens des articles 2085 et suivants du CcQ.

[16]  Se fondant notamment sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Combined Insurance Company of America c Canada (Revenu national), 2007 CAF 60, au para 22, l’arbitre examine l’ensemble des facteurs qui permettent généralement de distinguer le contrat de travail du contrat de service, soit : la présence obligatoire à un lieu de travail, le respect de l’horaire de travail, le contrôle des absences du salarié pour des vacances, la remise de rapports d’activité, le contrôle de la quantité et de la qualité du travail, l’imposition des moyens d’exécution du travail, le pouvoir de sanction sur les performances de l’employé, les retenues à la source, les avantages sociaux, le statut du salarié dans ses déclarations de revenus, et l’exclusivité des services pour l’employeur.

[17]  La preuve administrée à cet égard se résume comme suit :

  M. Boisvert était payé un honoraire quotidien de 700 $ (majoré à deux reprises de 50 $ au cours du contrat), sur présentation de factures d’honoraires hebdomadaires contenant un rapport de ses activités;

  Ses factures étaient analysées et approuvées par Mme Moar avant d’être payées par le Conseil;

  Aucune déduction à la source n’était prélevée sur le paiement de ces factures et le Conseil n’émettait pas de Relevé 1 à des fins fiscales;

  Bien qu’un numéro de TPS et TVQ y apparaissait sur les factures de M. Boisvert, aucune telle taxe n’était payée par le Conseil compte tenu de l’exemption applicable aux réserves autochtones;

  Tous les employés du Conseil sont payés soit en salaire, soit en honoraires, ou encore par une combinaison des deux. Mme Germain, dont le statut d’employée n’a pas été contesté, était payée pour partie en salaire et pour partie en honoraires;

  De façon générale, les employés sont liés au Conseil par des ententes verbales alors que les prestataires de services y sont liés par des contrats écrits;

  M. Boisvert devait être présent sur les lieux de travail durant les heures d’ouverture des bureaux;

  M. Boisvert devait prévenir Mme Moar de ses absences et ne pouvait prendre ses vacances en même temps que la coordonnatrice sans avoir obtenu l’autorisation préalable;

  M. Boisvert faisait partie de l’équipe de santé mental de la réserve, ayant élaboré et appliqué son programme de santé mentale;

  Bien qu’il n’était pas expressément tenu à l’exclusivité, il ne travaillait que pour le Conseil;

  Il a certes bénéficié d'une grande autonomie dans les services qu’il rendait à la population de Manawan, autonomie toutefois comparable à celle de tout professionnel employé, régi par le Code des professions;

  Aucun employé du Conseil n’a été soumis à une évaluation annuelle de son travail. Toutefois, toute l’équipe des Services de santé mentale de Manawan a fait l’objet d’une évaluation externe par la firme Deloitte; et

  L’entente verbale entre M. Boisvert et le Conseil prévoit que M. Boisvert ne pouvait pas se faire remplacer par un autre professionnel, il devait lui-même livrer sa prestation de travail.

[18]  À noter que l’arbitre a maintenu l’objection à la preuve soulevée par M. Boisvert à l’égard de la transcription d’une audience tenue devant la Cour du Québec, division des petites créances, et du jugement rendu à l’issue de cette audience par le juge Alain Trudel de la Cour du Québec. Je reviendrai sur cette décision interlocutoire de l’arbitre dans le cadre de mon analyse.

[19]  Ceci dit, l’arbitre a accordé un poids particulier au fait que la prestation de travail de M. Boisvert était subordonnée aux modalités établies par le Conseil et qu’il travaillait sous le contrôle de Mme Moar, directrice des services professionnels et de soutien, et de M. Échaquan, directeur général. Il devait également respecter le programme de soin de santé mentale approuvé par le Conseil.

[20]  L’arbitre a donc conclu qu’il existait un lien de subordination entre M. Boisvert et le Conseil et que ses supérieurs hiérarchiques supervisaient son travail et en fixaient les modalités. Il a également conclu que contrairement au contrat d’entreprise ou de service, le mode de rémunération de M. Boisvert était tel qu’il ne lui permettait pas d’envisager un profit, ni ne pouvait lui occasionner de perte. Finalement, outre ses services, il ne fournissait aucun outil ou matériel nécessaire à son travail. Or, bien que M. Boisvert ait été rémunéré comme un travailleur autonome, l’arbitre conclut qu’on ne peut qualifier le contrat qui l’unissait au Conseil de contrat de service ou d’entreprise au sens des articles 2098 et suivants du CcQ.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[21]  Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. L’Arbitre a-t’il erré en maintenant l’objection à la preuve soulevée par M. Boisvert à l’égard du dossier de la Cour du Québec?

  2. L’Arbitre a-t’il erré en concluant que les parties étaient liées par un contrat d’emploi et que partant, M. Boisvert était un employé bénéficiant de la protection offerte par l’article 240 du Code?

[22]  La norme de contrôle applicable à l’analyse de telles questions mixtes de fait et de droit est celle de la décision raisonnable (Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25).

[23]  Même si le Conseil attaque la décision sous l’angle de l’absence de compétence de l’arbitre, la Cour suprême a également conclu que la question de compétence du décideur administratif n’a plus à être traitée séparément, et qu’elle ne représente plus une exception au choix de la norme de la décision raisonnable (Vavilov aux paras 17, 65-67). Cette question sera donc traitée à même l'analyse du caractère raisonnable de la décision.

V.  Analyse

[24]  Avant d’aborder les questions en litige, il est important de préciser qu’il n’y a pas de transcription de l’audience tenue devant l’arbitre. Les parties ont déposé des affidavits dans lesquels elles relatent ce qui, selon elles, a été mis en preuve. Il y a certaines divergences, mais il y a également des similitudes. Dans ce contexte, je dois accorder aux conclusions de fait de l’arbitre une très grande déférence lorsque les versions des parties divergent.

[25]  Par ailleurs, dans son mémoire des faits et du droit, le Conseil soulève un certain nombre d’arguments qui ne sont pas liés au fond du litige et qui n’ont pas fait l’objet d’observations additionnelles lors de l’audience devant la Cour. J’en traiterai avant d’aborder les questions en litige.

[26]  D’abord, bien que l’arbitre indique expressément au paragraphe 12 de sa décision que les deux représentants ont convenu qu’il devait entendre la preuve au mérite avant de trancher l’objection préliminaire portant sur sa compétence, le Conseil plaide maintenant qu’il se serait opposé à plusieurs reprises à cette façon de procéder. Sans trop expliquer en quoi cela aurait eu une incidence sur le sort de la cause, le Conseil plaide que l’arbitre aurait commis une erreur procédurale grave en permettant que M. Boisvert soit interrogé à deux reprises par son procureur sur les mêmes faits. Il aurait ainsi pu préparer son deuxième interrogatoire avec son procureur en tenant compte du premier, et il aurait pu compléter son témoignage au besoin.

[27]  Il est fort difficile pour la Cour d’analyser cet argument en l’absence de transcription et surtout en l’absence de précisions quant aux portions du témoignage de M. Boisvert qui auraient été complétées lors de son second interrogatoire. Quoiqu’il en soit, un arbitrage de grief se veut un processus souple au cours duquel l’arbitre est pleinement maître de la procédure suivie et de l’administration de la preuve. Je ne vois aucun motif pour la Cour d’intervenir à cet égard.

[28]  La même conclusion s’impose à l’égard du fait que l’arbitre n’ait pas ordonné l’exclusion des témoins. Le procureur du Conseil n’avait qu’à la demander en début d’audience. Il ne peut maintenant reprocher à l’arbitre de ne pas avoir tirer une inférence négative sur le témoignage de Mme Germain, du fait de sa présence tout au long de l’audience. L’arbitre a entendu l’ensemble de la preuve et il lui appartenait d’en tirer ses propres inférences et conclusions.

[29]  Finalement, le Conseil soulève un argument de prescription du recours en arbitrage de M. Boisvert. Selon lui, puisque M. Boisvert a fait un premier rapport d’impôt comme travailleur autonome en 2010-11, il s’agit là du point de départ de la prescription de son recours. Or, bien que le Conseil ait raison d’indiquer que le point de départ de la prescription de tout recours est le moment où le préjudicie se manifeste pour la première fois, il a tort de conclure que le préjudice de M. Boisvert découle du mode de paiement de sa rémunération. Le mode de rémunération d’un travailleur est un des éléments, et non le seul, qui permet de distinguer le contrat de travail du contrat de services. Si la Cour est d’opinion qu’il était raisonnable pour l’arbitre de conclure que M. Boisvert était lié au Conseil par un contrat d’emploi, en dépit de son mode de rémunération, le préjudice de M. Boisvert ne s’est pas manifesté avant son congédiement survenu le 13 avril 2017. Il s’agit là du point de départ de la prescription de son recours.

A.  L’Arbitre a-t-il erré en maintenant l’objection à la preuve soulevée par M. Boisvert à l’égard du dossier de la Cour du Québec?

[30]  Dans les mois qui ont suivi la fin de son contrat, M. Boisvert a poursuivi le Conseil devant la Cour du Québec, division des petites créances, afin de recouvrer un montant de 3 600 $. Il s’agit essentiellement de la portion du paiement de ses dernières factures qui a été retranchée par le Conseil et qui représente la majoration de ses honoraires de 50 $ par jour appliquée à ses factures depuis le début de l’année 2017.

[31]  L’audition devant le juge Alain Trudel de la Cour du Québec a duré quelques heures, à l’issue de laquelle l’action de M. Boisvert a été rejetée. Le juge Trudel a conclu qu’en encaissant le dernier chèque du Conseil qui portait la mention « paiement final », avant d’exprimer son désaccord sur le montant et de permettre au Conseil de procéder à un arrêt de paiement, M. Boisvert a renoncé à réclamer tout excédant.

[32]  Devant l’arbitre, le Conseil a tenté de déposer la transcription de l’audience ainsi que le jugement du juge Trudel, plaidant tantôt qu’il y avait chose jugée sur la qualification du contrat ayant lié les parties, et tantôt que M. Boisvert y aurait fait des aveux extrajudiciaires. L’arbitre a accueilli l’objection soulevée par M. Boisvert au motif que puisque le juge Trudel n’a traité que d’une seule question (soit l’effet de l’encaissement du chèque du Conseil par M. Boisvert), ni la preuve présentée devant le juge Trudel ni son jugement n’étaient pertinents à la détermination de la nature du contrat ayant lié les parties.

[33]  Le Conseil plaide qu’il s’agit là d’une erreur déterminante et que si l’arbitre en avait tenu compte, il aurait conclu autrement. Je ne partage pas cet avis.

[34]  J’ai lu au complet la transcription de l’audience devant la Cour du Québec et n’y ai rien vu qui soit contraire aux conclusions de fait tirées par l’arbitre. Certes, M. Boisvert y admet avoir été rémunéré comme un travailleur autonome, mais son témoignage devant l’arbitre est au même effet. La question du mode de rémunération de M. Boisvert n’est pas un élément contesté. Le Conseil ne faisait pas de déduction à la source, il n’émettait pas de T-4 ou Relevé 1, M. Boisvert ne bénéficiait pas d’avantages sociaux, ses vacances n’étaient pas rémunérées, etc. Là n’est pas le débat.

[35]  Je suis d’avis que c’est à bon droit que l’arbitre a rejeté cette preuve. La seule question que le juge Trudel était appelé à trancher est celle de l’effet de l’encaissement du chèque portant mention « paiement final » sur la possibilité de réclamer le solde d’une dette. Dans son témoignage (page 237 du Dossier du demandeur), M. Boisvert informe le juge Trudel que la question de son statut d’employé ou de prestataire de services sera éventuellement tranchée par un arbitre nommé en vertu du Code. Le juge Trudel reconnait lui-même que la question du congédiement et des motifs du congédiement n’est pas en cause devant lui (page 261 du Dossier du demandeur).

[36]  Le Conseil ne m’a donc pas convaincue qu’il était déraisonnable pour l’arbitre de rejeter cette preuve, ni que s’il en avait tenu compte, sa conclusion aurait été différente. Quoiqu’il en soit, si M. Boisvert s’était contredit devant l’arbitre sur un élément quelconque de son témoignage devant le juge Trudel, le procureur du Conseil aurait pu utiliser la transcription pour le confronter à sa version antérieure. Cela ne semble pas avoir été fait.

B.  L’Arbitre a-t-il erré en concluant que les parties étaient liées par un contrat d’emploi et que partant, M. Boisvert était un employé bénéficiant de la protection offerte par l’article 240 du Code?

[37]  La différence entre le contrat de travail et le contrat de service s’avère une question de fait plutôt subtile dans le contexte des relations de travail. Il s’agit de deux contrats nommés au CcQ qui les définit respectivement comme suit :

2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

2098. Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige à lui payer.

[38]  L’article 2099 du CcQ aide également à la distinction entre ces deux contrats en précisant que « l’entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et il n’existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution ».

[39]  L’Arbitre n’était pas lié par la qualification du contrat par les parties, mais plutôt par la façon avec laquelle elles ont exécuté leurs obligations respectives. Il lui incombait d’analyser si dans les faits la relation entre les parties correspondait à la définition du contrat de travail ou à celle du contrat de service.

[40]  Tel qu’indiqué plus haut, plusieurs facteurs peuvent alors être considérés : le mode de rémunération, le statut fiscal du travailleur, le lien de subordination, la fourniture du matériel et des équipements requis dans le cadre de la prestation de travail, la possibilité d’enregistrer un profit ou une perte, les horaires de travail, le contrôle des absences et l’exclusivité des services pour l’employeur.

[41]  Il est bien connu qu’en matière de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de refaire l’exercice de pondération de la preuve faite par le décideur administratif. La Cour doit toutefois s’assurer que la décision sous étude a un caractère intrinsèquement logique et que les conclusions peuvent se justifier au regard des faits et du droit.

[42]  Dans la présente affaire, plusieurs facteurs ont été considérés par l’Arbitre, certains faisant pencher la balance vers le contrat de travail, d’autres vers le contrat de service (essentiellement ceux reliés au mode de rémunération).

(1)  Mode de rémunération

[43]  Le Conseil semble inviter la Cour à donner au mode de rémunération de M. Boisvert une importance plus grande que celle que lui a attribuée l’Arbitre. Je ne peux accepter cette invitation sans me substituer à l’Arbitre.

[44]  Je suis plutôt d’avis que suffisamment d’éléments de preuve devant l’arbitre justifiaient sa conclusion.

[45]  Il est vrai que M. Boisvert ne bénéficiait pas d’avantages sociaux. Cependant, dans une lettre transmise par le Conseil à Santé Canada pour l’obtention du financement du Programme de santé mentale, le Conseil écrit :

« Nous devons offrir dès maintenant un service de psychologie à temps complet ainsi qu’un service de garde en santé mentale pour la population de Manawan (C-13). Un état de réalisation en suivi de cette « Stratégie nationale » en 2010-2011 à 2011-2012 qui note au point 6 « Mise en œuvre du plan de santé et intégration du psychologue » et « Application par le psychologue des activités prévues dans le plan de santé » (C-14). La « Planification des dépenses année 2011/2012 » qui prévoit :

Psychologue 30h/semaine – salaire

86 040,00 $

Psychologue prime recrutement

12 000,00 $

Psychologue prime soutien

7 500,00 $

Psychologue bénéfices marginaux (23%)

19 790,00 $

Formation 20% (frais de salaire)

1 656,72 $

Et prévoit pour l’an 2012-2013 une augmentation de 2.5% et le maintien des primes et bénéfices et avantages sociaux 23% (C-15). »

[46]  On voit donc que, bien que la décision ait été prise de rémunérer M. Boisvert par le paiement d’un honoraire quotidien versé hebdomadairement, le financement obtenu pour l’embauche tient compte du salaire de base, primes et autres avantages. Il est vrai que la rémunération de M. Boisvert excédait le total du salaire auquel on additionne les primes et avantages sociaux dans ce tableau, mais cet excédent ne permet pas de conclure qu’il y avait pour M. Boisvert possibilité de profit ou risque de perte.

[47]  L’arbitre a également tenu compte du fait que M. Boisvert n’était pas le seul employé du Conseil rémunéré entièrement ou partiellement en honoraires. C’est le cas pour Mme Germain, qui occupait le poste de conseillère infirmière, et dont le statut d’employée n’a jamais été contesté. Et comme les autres employés, M. Boisvert bénéficiait d’un logement sur la réserve et ses frais de déplacement étaient remboursés.

(2)  Lien de subordination

[48]  Je suis également d’avis qu’il était raisonnable pour l’arbitre de conclure qu’un lien de subordination existait entre le Conseil et M. Boisvert.

[49]  Le Conseil plaide que M. Boisvert décidait de l’approche thérapeutique qu’il privilégiait pour chacun de ses clients, qu’il déterminait son horaire de travail et qu’il choisissait ses vacances.

[50]  M. Boisvert est un psychologue régit par le Code des professions. Une autonomie évidente à l’égard de son approche thérapeutique découle de ce statut. Cependant, M. Boisvert avait d’autres tâches que la consultation avec ses patients. Il faisait partie intégrante de l’équipe du SSMS, sous la supervision d’une coordonnatrice qui elle répondait au directeur des services professionnels et de soutien. Il devait, de concert avec cette équipe, élaborer et mettre en place un programme intégré en santé mentale. Il devait sélectionner, former et superviser les intervenants en santé mentale, il agissait comme expert-conseil en santé mentale auprès du Conseil et il était impliqué dans le développement des activités de prévention du programme. Cela impliquait également qu’il participe aux réunions hebdomadaires de planification et de suivi.

[51]  Il faisait donc partie d’une structure hiérarchique qui implique un élément de subordination des membres de l’équipe, les uns par rapport aux autres.

[52]  En ce qui concerne les horaires de travail et les vacances de M. Boisvert, l’Arbitre a retenu de la preuve qu’il devait être présent sur les lieux de travail aux heures régulières de bureaux et qu’il devait faire approuver le choix de ses vacances, qui ne pouvaient être prises en même temps que la coordonnatrice. Je ne vois aucune raison d’interférer dans ces conclusions de fait.

[53]  Je suis donc d’avis que la conclusion de l’Arbitre à l’effet que M. Boisvert était lié au Conseil par un contrat de travail est raisonnable et suffisamment supportée par la preuve. Je suis également d’avis que les motifs de l’Arbitre sont intrinsèquement logique et intelligible et qu’il n’y a aucune raison pour la Cour d’intervenir.

VI.  Conclusion

[54]  Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire du Conseil est rejetée et le dossier est retourné à l’arbitre afin qu’il détermine l’indemnité payable par le Conseil, à défaut d’entente entre les parties.


 

JUGEMENT dans le dossier T-1881-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Le dossier est retourné à l’arbitre Pierre Lamarche pour qu’il détermine l’indemnité à être versée par le Conseil des Atikamekw de Manawan à M. Alain Boisvert, à défaut d’entente entre les parties;

  3. Les frais sont accordés au défendeur Alain Boisvert.

Blanc

« Jocelyne Gagné »

Blanc

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1881-18

 

INTITULÉ :

CONSEIL DES ATIKAMEKW DE MANAWAN c ALAIN BOISVERT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

QUÉBEC (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Benoit Denis

 

Pour le demandeur

 

François Leduc

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Neashish & Champoux s.e.n.c.

Wendake, Québec

 

Pour le demandeur

 

François Leduc

Québec, Québec

 

Pour le défendeur

 

 

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