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     Date : 19981118

     Dossier : IMM-5846-98

Entre

     YVONNE STRACHAN ET ROSA STRACHAN,

     demanderesses,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge WETSTON

[1]      Il y a en l'espèce requête, introduite par les demanderesses, en sursis à l'exécution de leur renvoi en attendant l'issue de leur demande d'autorisation d'agir en contrôle judiciaire sous le régime de l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration, en vue d'une ordonnance de mandamus pour obliger le défendeur à instruire leur dernière demande de réexamen pour raisons humanitaire, qu'elles lui avaient envoyée le 12 novembre 1998. Par la requête en instance, elles concluent à injonction au ministre de ne pas les renvoyer hors du Canada en attendant l'issue de leur demande de réexamen pour raisons humanitaires et en attendant la décision de la Cour suprême du Canada dans la cause Baker c. Canada, [1997] 2 C.F. 127 (C.A.F.).

[2]      Les demanderesses, savoir la mère, qui a 43 ans, et sa fille, qui a 16 ans, devaient être renvoyées à Grenade le 20 novembre 1998.

[3]      Elles se sont vu dénier en 1996 le statut de réfugié au sens de la Convention par la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Notre Cour a subséquemment rejeté leur demande d'autorisation d'agir en contrôle judiciaire contre cette décision défavorable de la section du statut.

[4]      Elles ont ensuite demandé en vain à demeurer au Canada en arguant de raisons humanitaires, après quoi leur demande d'autorisation d'agir sous ce chef a été rejetée par la Cour.

[5]      Elles ont été informées le 21 octobre 1998 qu'elles devaient se présenter aux autorités pour être renvoyées hors du pays le 20 novembre 1998. Le 12 novembre 1998, elles ont déposé leur requête en sursis au renvoi.

[6]      La Cour suprême a défini le triple critère à appliquer pour examiner s'il y a lieu de rendre une injonction en attendant le jugement au fond de la cause, savoir (i) s'il y a une question sérieuse à juger; (ii) si la partie requérante subirait un préjudice irréparable au cas où l'injonction ne serait pas rendue; et (iii) laquelle des deux parties subirait le plus grand préjudice selon que l'injonction serait ou ne serait pas rendue (rapport des préjudices éventuels de part et d'autre).

[7]      Le défendeur soutient qu'il n'y a aucune question sérieuse à juger dans cette demande d'autorisation d'agir en mandamus, puisqu'une ordonnance de mandamus est subordonnée à plusieurs conditions dont aucune n'est remplie en l'espèce : (1) les demanderesses doivent prouver qu'elles ont légalement droit à l'instruction de leur dernière demande de réexamen pour raisons humanitaires avant de partir pour Grenade, or pareil droit n'existe pas; (2) elles disent que l'agent d'immigration a envers elles l'obligation d'instruire dès maintenant leur demande, or cette demande de réexamen pour raisons humanitaires a été envoyée tout récemment et l'agent d'immigration n'est pas tenu à l'obligation envers elles de rendre sa décision immédiatement; et (3) rien ne prouve qu'un agent d'immigration instruisant la demande de réexamen pour raisons humanitaires refusera de s'acquitter de ses attributions.

[8]      Selon l'avis de requête des demanderesses, l'agent d'immigration a ignoré la demanderesse mineure dans l'instruction de la précédente demande de réexamen pour raisons humanitaires. Je conviens avec le défendeur que la décision de 1996 n'est pas en cause. Le défendeur fait également observer que l'avocat qui présentait les conclusions relatives à la demande de 1996 ne lui a jamais demandé de les considérer à la lumière de la Convention relative aux droits de l'enfant. Qui plus est, à l'époque de la décision en 1996, la jurisprudence Langner posait que cette convention ne faisait pas partie de la loi canadienne.

[9]      Le défendeur soutient que la demande de réexamen pour raisons humanitaires, qui fut soumise après la notification du renvoi et qui est pendante, ne peut pas raisonnablement avoir pour effet d'annuler le renvoi en l'espèce. Et en outre que, peu importe que la Convention non exécutoire fasse partie ou non de la loi canadienne, la décision de 1996 portant rejet de la demande de réexamen pour raisons humanitaires était conforme à ce texte, et qu'on ne saurait présumer que le Canada ira à l'encontre de ce dernier au sujet de la demande de réexamen pour raisons humanitaires qui est encore pendante.

[10]      Je conviens avec le défendeur qu'on ne sait pas quand la Cour suprême rendra son jugement dans la cause Baker c. Canada. Le fait que le pourvoi a été autorisé ne signifie pas que la décision unanime de la Cour d'appel fédérale soit contestable; les règles de droit que notre Cour doit appliquer sont celles qu'a définies la Cour fédérale dans Baker et Langner. De toute façon, les faits de la cause en instance sont différents de la cause Baker en ce que dans cette dernière, les enfants étaient citoyens canadiens.

[11]      Bien que j'aie des doutes quant à la recevabilité d'une requête en sursis au renvoi dans le cadre d'un recours en mandamus, j'examinerai quand même l'applicabilité du critère aux faits de la cause.

[12]      J'estime qu'il se pose une question sérieuse en l'espèce. Il me suffit de me référer à la jurisprudence Baker susmentionnée. Je conviens avec le défendeur que les faits de cette cause sont différentes en ce que les enfants étaient citoyens canadiens. En page 136, le juge Strayer de la Cour d'appel s'est prononcé en ces termes :

     Compte tenu de la formulation de la question certifiée, nous devons interpréter l'argument tiré de l'attente légitime comme tributaire de la Convention relative aux droits de l'enfant. Il convient donc essentiellement d'examiner si, sur le plan juridique, cette Convention fait à l'agent ou au ministre exerçant le pouvoir discrétionnaire qu'ils tiennent du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, l'obligation de reconnaître, dans leur décision, une certaine primauté à l'intérêt supérieur de l'enfant canadien lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a lieu de rapporter la mesure d'expulsion déjà prise contre le père ou la mère de cet enfant.         

                                                 [non souligné dans l'original]

[13]      Il fait cependant observer en page 143 :

     Le paragraphe 1, qui nous intéresse en particulier, prévoit que " [d]ans toutes les décisions qui concernent les enfants " l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale " [soulignements ajoutés]. Cet argument est au coeur de l'argument de l'appelante qu'il faut répondre par l'affirmative à la question certifiée. Telle n'est pas ma conclusion. À mon avis, la procédure d'expulsion du père ou de la mère n'est pas plus une décision concernant les enfants qu'elle n'est une décision concernant le conjoint, les parents ou les frères et soeurs de la personne à expulser. Nul doute que cette décision aura des répercussions graves sur certains ou l'ensemble de ces gens, mais cela n'en fait pas pour autant une décision qui les " concerne ". Ce n'est qu'en cas d'expulsion de l'enfant lui-même que le réexamen pour raisons d'ordre humanitaire entraîne une décision qui le " concerne ".         

[14]      De surcroît, la Cour d'appel fédérale note encore en page 151 :

     Cela signifie que cette Convention ne peut prévoir l'obligation, susceptible d'exécution judiciaire, d'accorder à l'intérêt supérieur des enfants d'un étranger en instance d'expulsion, la préséance sur certains autres facteurs. Une telle obligation créerait un droit matériel, non pas purement procédural; elle ne saurait faire l'objet d'une attente légitime. Qui plus est, les articles 3 et 9 de la Convention, qui sont les seuls susceptibles d'être invoqués dans cet appel, ni visent pas à prescrire, par leurs termes mêmes, la considération prioritaire du meilleur intérêt de l'enfant dans l'application du paragraphe 114(2) en cas d'expulsion de son père ou de sa mère et non de l'enfant lui-même.         

                                                 [non souligné dans l'original]

[15]      En l'espèce, la mineure, qui n'a que 16 ans, fait elle aussi l'objet de la mesure d'expulsion. Il y a donc la question sérieuse de savoir si la Convention donne lieu à des droits et obligations touchant l'exercice du pouvoir prévu au paragraphe 114(2).

[16]      Ayant conclu à l'existence d'une question sérieuse, je dois examiner si les demanderesses subiront un préjudice irréparable au cas où elles seraient renvoyées à Grenade. Il n'est pas question en l'espèce de danger physique, de menace contre la vie ou la sécurité. Les demanderesses soutiennent que le préjudice consiste en ce qui suit :

1.      Souffrances profondes pour les deux demanderesses. Les deux vivent au Canada depuis neuf ans. La fille, qui avait sept ans à son arrivée, en a maintenant 16. Elle n'a pratiquement aucun souvenir de Grenade. La mère travaille et les deux ont des parents et des amis au Canada.
2.      Grave perturbation dans les études de la demanderesse mineure si elle est forcée de partir au milieu de l'année scolaire.
3.      Perte du bénéfice potentiel du jugement de la Cour suprême dans Baker susmentionnée.

[17]      Le préjudice irréparable est fonction des faits de la cause. Les perturbations familiales, la souffrance affective et l'interruption scolaire, telles que les décrivent les demanderesses, valent-elles en l'espèce préjudice irréparable? L'occasion manquée d'une jurisprudence favorable éventuelle serait-elle un préjudice irréparable?

[18]      Nul doute qu'il y a toujours perturbation et souffrances dans ces circonstances. Je ne suis pas convaincu qu'à l'égard de l'une ou l'autre demanderesse, il y ait la preuve suffisante de préjudice irréparable. L'une et l'autre seront affligées. Cependant, la demanderesse mineure n'a que 16 ans et sans doute, son instruction canadienne sera interrompue. Mais je ne suis pas convaincu qu'elle ne puisse pas poursuivre ses études à Grenade. Elle perd peut-être un semestre au Canada, mais ce n'est pas là quelque chose d'irréparable. Ce serait simple conjecture que de conclure des preuves produites qu'il y aurait préjudice irréparable.

[19]      Je ne pense pas qu'elles perdent le bénéfice de la décision Baker au cas où celle-ci irait dans le sens de leurs prétentions. Bien que cela rende leur cause plus difficile à poursuivre, elle n'en sera pas impossible pour autant.

[20]      Bien entendu, il serait préférable que le ministre ne renvoie pas les demanderesses avant une période de vacances. À mon avis, une exécution aussitôt que raisonnablement possible n'est pas incompatible avec les saines procédures administratives. Cependant, c'est au ministre et à ses collaborateurs de décider.

[21]      Dans une affaire de ce genre, l'intérêt général veut que le ministre exécute l'ordonnance d'expulsion dès qu'il est raisonnablement possible de le faire. Cet impératif doit cependant être mis dans la balance face aux inconvénients que les demanderesses pourraient subir, y compris la plus grande difficulté à faire valoir leurs droits que pourrait affirmer la future décision Baker (sans pour autant les perdre), et face à l'existence d'une question sérieuse. À ce égard, je conclus que le rapport des préjudices éventuels de part et d'autre engagerait à prononcer en faveur des demanderesses.

[22]      Cependant, le critère à appliquer est conjonctif, c'est pourquoi la Cour les déboute de leur requête.

     Signé : Howard I. Wetston

     ________________________________

     Juge

Toronto (Ontario),

le 18 novembre 1998

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :              IMM-5846-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Yvonne Strachan et Rosa Strachan

                     c.

                     Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

DATE DE L'AUDIENCE :      Lundi 16 novembre 1998

LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE WETSTON

LE :                      Mercredi 18 novembre 1998

ONT COMPARU :

M. Lorne Waldman                  pour les demanderesses

Mme Cheryl D. Mitchell              pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman                  pour les demanderesses

Avocat

Jackman, Waldman & Associates

281, avenue Eglington est

Toronto (Ontario) M4P 1L3

M. Morris Rosenberg              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     Date : 19981118

     Dossier : IMM-5846-98

Entre

YVONNE STRACHAN ET ROSA STRACHAN,

     demanderesses,

     - et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


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