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Date : 20200427


Dossier : IMM‑543‑19

Référence : 2020 CF 542

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 avril 2020

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

CHENCHEN MAO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’égard de la décision du 4 janvier 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé (pour la seconde fois) la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de l’article 96 ou au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2] La demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs exposés ci‑après.

II. Contexte

[3] Le demandeur, Chenchen Mao, est citoyen de la Chine. Voici sa version des faits : En février 2015, alors qu’il vivait en Chine, il a commencé à pratiquer le Falun Gong parce qu’il souffrait de dépression et d’insomnie. Il a adhéré à un groupe clandestin de pratique du Falun Gong deux semaines plus tard. En septembre 2015, le Bureau de la sécurité publique [BSP] a fait une descente chez son groupe de pratique du Falun Gong. Le demandeur était l’une des personnes chargées de faire le guet pour le groupe ce jour‑là et il s’est enfui chez sa tante. Des représentants du BSP l’ont cherché chez lui et ont laissé à son domicile une assignation ou sommation chinoise [chuanpiao] selon laquelle il était accusé de participer à des activités illégales liées au Falun Gong et de recruter des membres pour une organisation illégale.

[4] Le demandeur a décidé de fuir la Chine en novembre 2015 après avoir appris que deux membres de son groupe avaient été mis en état d’arrestation. Il a aussi appris que le BSP avait tenté à plusieurs reprises de le trouver chez lui. Avec l’aide d’un passeur de clandestins, le demandeur est d’abord arrivé aux États‑Unis, puis il est entré au Canada le 10 novembre 2015, où il a présenté une demande d’asile. Il affirme que le BSP sait qu’il est un adepte du Falun Gong et que, s’il devait retourner en Chine, le BSP l’emprisonnerait et le persécuterait.

[5] Depuis, le demandeur a comparu devant la SPR, la SAR et la Cour pour tenter de confirmer son statut de réfugié. En juin 2016, la SPR a rejeté sa demande d’asile; la SPR remettait en cause l’identité du demandeur et entretenait des doutes quant à sa crédibilité en raison de certaines incohérences entre les documents qu’il a présentés. Le demandeur a ensuite interjeté appel à la SAR, qui a rejeté l’appel en septembre 2016. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Toutefois, en février 2017, les parties se sont entendues pour que l’affaire fasse l’objet d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué de la SAR.

[6] Le nouveau tribunal de la SAR s’est inscrit en faux contre certaines des constatations de la SPR en ce qui concerne le chuanpiao, mais, en septembre 2017, il a confirmé les conclusions de la SPR. De plus, la SAR a conclu que le demandeur n’était pas un véritable adepte du Falun Gong.

[7] Le demandeur a ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de septembre 2017 de la SAR. En septembre 2018, la Cour a conclu que la SAR n’a pas pris en considération l’ensemble de la preuve concernant la pratique du Falun Gong par le demandeur en Chine ou au Canada. Par conséquent, la décision de la SAR a été annulée, et l’affaire a été renvoyée en vue d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué de la SAR.

[8] En janvier 2019, la SAR a de nouveau refusé la qualité de réfugié au demandeur. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[9] Dans sa décision de janvier 2019, la SAR a examiné de nombreux aspects de la décision de la SPR. Le demandeur a fait valoir devant la SAR que la SPR a effectué une analyse déraisonnable de l’entrée de l’appelant au Canada; a commis une erreur dans son analyse de la crédibilité; a commis une erreur en rejetant la sommation du demandeur et son dossier de soins reçus en consultation externe; a commis une erreur dans son analyse de l’omission dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA); a commis une erreur en effectuant un examen tatillon de la descente; a commis une erreur dans son analyse du défaut par l’appelant de présenter une demande d’asile aux États‑Unis, et a commis une erreur dans son analyse de l’identité de l’appelant à titre d’adepte du Falun Gong.

[10] Encore une fois, la SAR a conclu que la SPR n’a pas erré dans sa conclusion, mais qu’elle a commis une légère erreur dans une partie de son raisonnement. La SAR en est arrivée aux conclusions suivantes : 1) la SPR a analysé de manière raisonnable les incohérences figurant dans le témoignage du demandeur à propos des raisons pour lesquelles il a choisi d’entrer au Canada et n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis; 2) la SPR a effectivement commis une erreur en n’évaluant pas de façon indépendante l’assignation et le carnet médical du demandeur en vue de confirmer son exposé circonstancié selon lequel il était recherché par les autorités et pratiquait le Falun Gong; toutefois, cette erreur n’invalidait en rien sa décision. La SAR a évalué de façon indépendante la preuve et a conclu que le demandeur n’aurait pas été en mesure de partir de la Chine s’il était vraiment [traduction] « recherché » par la Chine; 3) la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était un adepte du Falun Gong au Canada. La SAR a procédé à une évaluation indépendante de la preuve et en est arrivée à la même conclusion, compte tenu des photographies, des témoignages et de la preuve d’appartenance à un groupe que le demandeur a présentés.

[11] La SAR a conclu que les questions susmentionnées permettaient de statuer sur la demande d’asile; par conséquent, il n’était pas nécessaire pour elle de traiter de l’analyse par la SPR des observations du demandeur liées à son formulaire FDA, de la demande d’asile aux États‑Unis, et de la descente du BSP visant le groupe de pratique du Falun Gong en Chine.

[12] L’audience relative à la présente affaire devait initialement avoir lieu le 5 septembre 2019, mais, à l’audience, l’avocat du demandeur a demandé que l’affaire soit ajournée afin qu’il puisse présenter des observations supplémentaires concernant la révocation du guide jurisprudentiel. L’avocate du défendeur ne s’y est pas opposée, mais a demandé la possibilité d’y répondre en présentant ses propres observations supplémentaires. J’ai donné mon accord, et l’audience relative à l’affaire a par la suite été tenue par vidéoconférence le 19 décembre 2019. À une date postérieure à l’audience, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], qui traitait de la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. Les deux parties ont également présenté des observations supplémentaires sur la norme de contrôle applicable à la lumière de l’arrêt Vavilov.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[13] Le demandeur soulève de nombreuses questions, affirmant que la décision de la SAR était inéquitable sur le plan de la procédure et que certaines parties de sa décision étaient déraisonnables. Je résume ces questions en ces termes :

A. La SPR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

B. La décision de la SAR était‑elle déraisonnable?

[14] Je note que le demandeur a précédemment affirmé que la SAR a commis une erreur de droit dans son interprétation de la LIPR en considérant que cette loi ne lui permettait pas de tenir une audience en l’absence de nouveaux éléments de preuve. Le demandeur a abandonné ces arguments à l’audience, et je n’en tiendrai pas compte dans l’analyse et les motifs.

IV. Norme de contrôle applicable

[15] Comme il en a brièvement été question précédemment, la Cour suprême a clarifié les questions juridiques entourant la norme de contrôle en rendant sa décision dans l’arrêt Vavilov. L’analyse relative à la norme de contrôle applicable s’en est trouvée modifiée. Les cours de justice partent maintenant de la présomption selon laquelle la norme de contrôle par défaut est celle de la décision raisonnable, sauf lorsqu’il s’agit d’examiner l’équité procédurale; cette présomption peut toutefois être réfutée dans certains cas (Vavilov, aux par. 23 et 33). Cela s’applique notamment à certaines questions de droit qui ne sont pas « des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble […] » (Vavilov, aux par. 59 à 61).

[16] Par conséquent, j’évaluerai les questions soulevées par le demandeur selon la norme de la décision raisonnable, à l’exception de la question relative à l’équité procédurale, que j’évaluerai selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

[17] Je note que, bien que la norme de la décision correcte demeure inchangée, l’arrêt Vavilov de la Cour suprême fournit des directives supplémentaires sur la façon dont les cours de justice doivent effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les cours de justice doivent évaluer la décision et établir si elle est fondée sur un raisonnement logique et clair — non seulement la décision doit être justifiable, mais il faut aussi la justifier (Vavilov, au par. 86). La Cour suprême établit deux catégories pratiques de décisions déraisonnables, à savoir les décisions qui sont intrinsèquement incohérentes et les décisions qui sont indéfendables au vu des faits et du droit, mais elle reconnaît qu’il ne s’agit que d’exemples (Vavilov, au par. 101).

V. Points de vue des parties

A. La SPR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

[18] Le demandeur affirme que la SAR ne lui a pas donné l’occasion de répondre aux questions qui n’ont pas été soulevées par la SPR, notamment celles qui portent sur le chuanpiao, le Bouclier d’or, et sa pratique frauduleuse du Falun Gong. Il conteste également le fait que la SAR a consulté certains documents d’orientation sans préavis. Le demandeur soutient que les obligations d’équité procédurale de la SPR et de la SAR se situent à l’extrémité supérieure du registre de l’équité procédurale.

[19] Le défendeur s’oppose à ces affirmations, signalant que c’est le demandeur qui a soulevé certaines de ces questions au départ dans le cadre de sa demande d’asile. En ce qui concerne le Bouclier d’or, le défendeur soutient que la SPR était saisie de cette question et que, par conséquent, la SAR pouvait l’examiner. Il fait remarquer que la Cour a précédemment rejeté ces arguments. Il fait également observer que la SAR a le droit de procéder à des analyses indépendantes s’il y a lieu, et qu’aucun avis du recours à des guides jurisprudentiels n’est requis.

B. La décision de la SAR était‑elle déraisonnable?

[20] Le demandeur allègue que la décision de la SAR est truffée d’erreurs qui la rendent déraisonnable. Il s’agit notamment du fait qu’elle a effectué des analyses déraisonnables concernant le chuanpiao, le programme Bouclier d’or, le défaut du demandeur de demander l’asile aux États‑Unis, et l’identité du demandeur à titre d’adepte du Falun Gong, et qu’elle n’a pas examiné les arguments du demandeur dans le cadre de l’appel. Les observations étaient longues, mais elles sont résumées brièvement ci‑après.

(1) La SAR a‑t‑elle procédé à une analyse déraisonnable du chuanpiao, du programme Bouclier d’or, du défaut du demandeur de demander l’asile aux États‑Unis, ou de l’identité du demandeur à titre d’adepte du Falun Gong, et la SAR a‑t‑elle omis de façon déraisonnable de répondre aux arguments du demandeur?

a) Le chuanpiao

[21] Le demandeur affirme que la SAR a évalué de façon déraisonnable le chuanpiao en le rejetant parce que son apparence était différente d’un modèle de chuanpiao obtenu du gouvernement chinois. Le demandeur soutient que la SAR a souligné le système policier hautement inégal et corrompu, mais qu’elle est arrivée à sa conclusion parce que le chuanpiao en question n’était pas le même que les [traduction] « documents types » chinois. Aux yeux du demandeur, cette analyse était déraisonnable.

[22] Le défendeur soutient pour sa part que l’analyse était raisonnable. Selon lui, le demandeur n’a pas démontré pourquoi le simple fait que le système chinois est corrompu mènerait à la variabilité des documents dans ce pays. Il fait remarquer que la Cour a établi que des incohérences semblables constituent des motifs raisonnables pour contester l’authenticité d’un document. Le défendeur fait également observer que la SAR sait que des documents frauduleux sont facilement accessibles en Chine, et qu’elle a le droit de s’appuyer sur sa connaissance de ce fait.

b) Le programme Bouclier d’or / La possibilité de partir de la Chine

[23] Le demandeur soutient que la SAR s’est appuyée sur une analyse déraisonnable du programme Bouclier d’or de la Chine pour conclure que le demandeur n’aurait pas pu partir de la Chine muni de son propre passeport alors qu’il était recherché par les autorités, déclarant que la SAR n’a pas bien compris que le demandeur a utilisé un passeur professionnel pour s’échapper, et non son propre passeport. Il fait valoir que les techniques du passeur ne sont pas connues de la SAR. De plus, le demandeur invoque la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 762 [Huang], de la Cour pour montrer qu’il pourrait ne pas être raisonnable de croire que le programme Bouclier d’or est efficace, sachant à quel point la corruption est endémique dans le système chinois.

[24] Le défendeur soutient qu’il est raisonnable pour la SAR de conclure qu’une personne recherchée ne peut partir de la Chine en utilisant son propre passeport. Il affirme que les affaires invoquées par le demandeur se distinguent de la présente affaire parce que, contrairement à ce qui en était dans ces affaires, la SAR a confirmé en l’espèce la décision de la SPR découlant du fait qu’elle n’a pas cru la façon dont le demandeur a dit s’être échappé de la Chine, entre autres motifs. Le défendeur fait remarquer par ailleurs qu’il existe un certain nombre d’affaires où le décideur s’est appuyé sur les conclusions énoncées dans le guide jurisprudentiel.

c) Le défaut de demander l’asile aux États‑Unis

[25] Le demandeur soutient que la SAR a pris en compte de façon déraisonnable le fait que le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis, jugeant qu’il n’était [traduction] « pas clair » comment cela pourrait servir à évaluer la crédibilité du demandeur.

[26] Le défendeur cite une série de décisions selon lesquelles la SAR peut examiner si un demandeur d’asile a fait des efforts pour demander l’asile dans des pays par lesquels il a transité en route vers le Canada. Il souligne qu’il est établi qu’il peut s’agir d’une [traduction] « question centrale » dans l’évaluation de la crainte subjective.

d) L’identité à titre d’adepte du Falun Gong

[27] Le demandeur allègue que l’analyse de son identité à titre d’adepte du Falun Gong était déraisonnable parce que la SAR a conclu qu’il n’était pas un véritable adepte. Le demandeur affirme que la SAR en est arrivée à une conclusion contraire à la preuve, et a souligné que la SAR n’a pas tenu compte du fait que le Falun Gong est une organisation nébuleuse et sans structure formelle — il y a peu de [TRADUCTION] « documents officiels » qui permettraient d’établir qu’il est un adepte du Falun Gong.

[28] Le défendeur cite un certain nombre de décisions à l’appui de l’analyse faite par la SAR de l’identité du demandeur à titre d’adepte du Falun Gong. Il s’agit notamment de décisions selon lesquelles les conclusions antérieures quant à la crédibilité d’un demandeur d’asile jettent un doute sur les positions futures du demandeur, de décisions selon lesquelles un degré élevé de preuve est requis à l’égard des demandes d’asile sur place lorsque d’autres éléments ne sont pas jugés crédibles, et de décisions selon lesquelles les pratiques religieuses au Canada ne sont peut‑être pas suffisantes pour l’emporter sur les conclusions antérieures quant à la crédibilité.

e) Arguments du demandeur dans le cadre de l’appel

[29] Le demandeur affirme que la SAR n’a pas pleinement examiné tous les arguments du demandeur, rejetant plutôt l’appel d’après sa propre analyse du chuanpiao, du Bouclier d’or, et du fait que le demandeur n’a pas demandé la protection aux États‑Unis.

[30] Le défendeur attire l’attention sur le fait qu’il n’était pas nécessaire pour la SAR d’examiner à fond tous les arguments qui lui ont été présentés parce qu’elle a conclu que les questions susmentionnées permettaient de trancher l’appel. Selon lui, il n’est pas nécessaire de traiter des préoccupations périphériques lorsqu’il est possible de statuer sur la demande d’asile en examinant les questions centrales seulement.

VI. Analyse

A. La SPR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

[31] Je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale dans l’analyse faite par la SAR du chuanpiao ou du programme Bouclier d’or. Le chuanpiao et le programme Bouclier d’or sont tous deux liés à la capacité du demandeur de fuir la Chine. Il est question du programme Bouclier d’or dans le cartable national de documentation. Une fois que le demandeur a soumis une question à l’examen de la SAR, celle‑ci n’est pas tenue d’informer le demandeur des analyses qu’elle effectuera pour trancher cette question. C’est d’autant plus vrai que le demandeur lui‑même a soulevé ces questions au départ lorsqu’il a soutenu que la SPR a tiré des [traduction] « conclusions déraisonnables quant à la crédibilité ». De plus, le demandeur avait déjà présenté ces arguments à la Cour, et ces arguments ont été rejetés (Mao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 891, aux par. 6 à 8, et 19 et 20).

[32] Le défendeur a mentionné à juste titre de nombreuses décisions selon lesquelles ce n’est pas manquer à l’équité procédurale que de procéder à une évaluation indépendante de la preuve au dossier (Bebri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 726, au par. 16). Je suis du même avis.

[33] La SAR n’a pas non plus manqué à l’équité procédurale en se fondant sur le guide jurisprudentiel. Dans sa décision Feng c Canada, 2019 CF 18 [Feng], le juge Gleeson a traité de la question de savoir si la SAR était tenue de donner un avis avant de s’en remettre à un nouveau guide jurisprudentiel. La Cour a conclu que la SAR n’a pas porté atteinte aux droits du demandeur à l’équité procédurale en prenant en compte un guide jurisprudentiel sans lui en donner avis (Feng, aux par. 17 à 26). En l’espèce, le guide jurisprudentiel était valide au moment où la SAR a rendu sa décision et, quoi qu’il en soit, le guide jurisprudentiel a été révoqué pour des motifs qui ne s’appliquent pas aux faits de la présente demande.

B. La décision de la SAR était‑elle déraisonnable?

(1) La SAR a‑t‑elle procédé à une analyse déraisonnable du chuanpiao, du programme Bouclier d’or, du défaut du demandeur de demander l’asile aux États‑Unis, ou de l’identité du demandeur à titre d’adepte du Falun Gong, et la SAR a‑t‑elle omis de façon déraisonnable de répondre aux arguments du demandeur?

a) Le chuanpiao

[34] Il existe une abondante jurisprudence établissant que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] a le droit de comparer des documents à des échantillons de documents gouvernementaux pour en déterminer l’authenticité. Dans la décision Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 262, au paragraphe 8, le juge Rennie a conclu que la Commission pouvait raisonnablement « s’attendre à ce que la sommation visant le demandeur ressemble à l’un des trois spécimens fournis » lorsque la Commission avait accès à des échantillons de documents chinois semblables. Dans sa décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 187, au paragraphe 10, le juge Zinn a approuvé la conclusion de la SAR selon laquelle une assignation chinoise n’était pas authentique parce qu’elle ne comportait pas certains éléments censés y figurer. Dans la décision Zhuo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 790, aux paragraphes. 6 à 9, la juge Mactavish a conclu que des anomalies dans les documents, combinées à la prévalence bien connue de documents frauduleux en Chine, faisaient en sorte qu’il était raisonnable pour la Commission de conclure qu’un document chinois n’était pas authentique.

[35] Cherchant à démontrer le contraire, le demandeur fait valoir que la preuve documentaire indique que les normes policières en Chine sont inégales. Si c’est le cas, cela devrait certainement inciter la SAR à faire preuve d’une grande prudence, mais cela ne limite en rien sa capacité de décider du contraire à la suite d’une analyse raisonnable. Je ne peux pas conclure que l’analyse faite par la SAR du chuanpiao était déraisonnable en l’espèce, compte tenu de la preuve dont elle disposait. Je n’ai relevé aucune erreur d’analyse manifeste de la part de la SAR.

b) Le programme Bouclier d’or / La possibilité de partir de la Chine

[36] J’estime que la SAR a conclu de façon raisonnable que le demandeur n’aurait pas pu partir de la Chine en utilisant son propre passeport, à la lumière du programme Bouclier d’or.

[37] Le demandeur fait valoir que le passeur qu’il a utilisé pour partir de la Chine témoigne de l’existence d’un système de corruption et de pots‑de‑vin et il invoque les décisions Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 90 [Liang], et Huang. Le paragraphe 20 de la décision Liang est ainsi libellé :

Les documents de preuve objective du pays font état de la possibilité de corruption en Chine et font remarquer que le système du Bouclier d’or n’est pas infaillible. La SPR s’est fondée sur la décision Huang, selon laquelle les questions de corruption, de passeurs et de corruption doivent être prises en compte dans le cadre de l’évaluation de la capacité d’un demandeur d’asile de partir de la Chine au moyen de son passeport authentique. Dans Huang, le juge Russell a indiqué au paragraphe 68 que, s’il y a suffisamment d’éléments de preuve de corruption et de l’existence d’un système de pots‑de‑vin, une décision raisonnable doit expliquer comment ces facteurs n’auraient pas raisonnablement permis de contourner le Bouclier d’or.

[Non souligné dans l’original.]

[38] Le défendeur soutient qu’une distinction peut être établie d’avec la décision Liang. Dans la décision Liang, la Cour a conclu que la Commission s’est livrée à un raisonnement circulaire, et la décision a été annulée. Toutefois, dans cette même décision, la Cour a souligné que, selon la décision Huang, une explication est nécessaire seulement lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve de corruption ou du recours à un passeur. La SAR a été convaincue par la prépondérance de la preuve documentaire indiquant qu’il n’était pas possible pour une personne recherchée de partir de la Chine. De plus, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve au dossier concernant les efforts déployés par le passeur.

[39] En outre, le défendeur fait remarquer que les affaires Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1064, Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 146, et Sui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 406 [Sui], établissent une distinction d’avec les [traduction] « affaires semblables » du demandeur. Je suis du même avis. Je cite le passage suivant de la décision Sui, au paragraphe 42 :

[…] les éléments de preuve les plus récents indiquent que les autorités chinoises ont élargi la portée et la complexité de leur système d’échange de l’information, ont resserré la sécurité aux aéroports et ont arrêté des personnes recherchées qui tentaient de fuir. Le défendeur cite également la récente décision rendue dans l’affaire Ma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 838 où, au paragraphe 53, la juge conclut que la SPR est parvenue à une conclusion raisonnable en déclarant qu’il était invraisemblable qu’une personne recherchée en vue d’être arrêtée puisse quitter la Chine sans se faire repérer en utilisant son propre passeport valide.

[40] Par conséquent, lorsque la preuve dont dispose la SAR n’établit pas qu’il y a eu recours à un passeur, ou en l’absence de preuve concernant les efforts ou les tactiques du passeur, il sera nécessairement difficile de démontrer qu’un demandeur aurait pu contourner le programme Bouclier d’or. L’analyse de la SPR était raisonnable à la lumière de la preuve portée à sa connaissance.

c) Le défaut de demander l’asile aux États‑Unis

[41] Le demandeur fait valoir, en se reportant à la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, aux paragraphes 6 à 8, que la SAR a appliqué [traduction] « des attentes déraisonnables en matière de comportement » en se montrant sceptique à l’égard des raisons pour lesquelles le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis pendant qu’il transitait par ce pays. Le demandeur affirme que le fait qu’il n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis a été un [traduction] « facteur clé » dans la décision de la SAR, alors qu’il n’est fait mention nulle part de ce rôle clé (la SAR dit seulement qu’il s’agissait d’un facteur).

[42] Le défendeur fait remarquer à juste titre que, dans la décision Garavito Olaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 913, aux paragraphes 54 et 55, la Cour a approuvé le fait que la SAR a tenu compte du défaut de demander l’asile aux États‑Unis, même si le séjour dans ce pays était de courte durée. Le défendeur invoque une autre décision tout à fait pertinente : dans la décision Rana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 453, aux paragraphes 28 à 32, la Cour a jugé raisonnable que la Commission tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant sur le défaut de demander l’asile aux États‑Unis.

[43] Je ne vois rien de déraisonnable dans la décision de la SAR à cet égard. Les arguments du demandeur selon lesquels il était jeune et [traduction] « aurait de meilleures chances au Canada » ne sont pas convaincants lorsqu’il s’agit de remettre en cause le caractère raisonnable de l’analyse de la SAR.

d) L’identité à titre d’adepte du Falun Gong

[44] Je n’estime pas non plus que l’analyse par la SAR de l’identité du demandeur à titre d’adepte du Falun Gong était déraisonnable.

[45] Le défendeur signale à juste titre a) que les conclusions défavorables antérieures quant à la crédibilité peuvent jeter un doute sur la véracité de la position du demandeur, b) qu’un degré élevé de preuve est requis à l’égard d’une demande d’asile sur place lorsque d’autres éléments de la demande d’asile sont jugés non crédibles, c) que la pratique religieuse au Canada n’est pas toujours suffisante pour l’emporter sur les conclusions défavorables antérieures quant à la crédibilité.

[46] La SAR a souligné que les conclusions défavorables antérieures quant à la crédibilité du demandeur ont influé sur l’analyse visant à établir s’il était un véritable adepte. Comme il a été établi dans la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 650, au paragraphe 19, il demeure difficile de démontrer une croyance authentique lorsqu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité a été tirée ailleurs :

[...] les conclusions de la SAR relatives à la demande sur place étaient intelligibles et justifiables : les lettres d’un prêtre de l’Église catholique au Canada et de paroissiens étaient simplement insuffisantes pour attester de l’authenticité de la foi catholique prétendue du demandeur, selon la prépondérance des probabilités, aux fins d’une demande sur place, surtout à la lumière des conclusions relatives à sa participation en Chine [...]

[47] Dans cette optique, cet aspect de l’analyse de la SAR était raisonnable.

e) Les arguments du demandeur dans le cadre de l’appel

[48] Le demandeur fait valoir que la décision de la SAR était déraisonnable parce que la SAR [traduction] « n’a pas pris en compte les arguments du demandeur ».

[49] Comme l’a mentionné le défendeur, la SAR n’est pas tenue d’examiner chaque question périphérique, mais seulement les questions déterminantes dans l’issue de l’affaire dont elle est saisie. Dans son récent arrêt Vavilov, la Cour suprême a confirmé qu’il n’est pas nécessaire qu’un décideur traite de chaque argument — il suffit qu’il en soit conscient (Vavilov, au par. 128). J’ai évalué la décision de la SAR et, selon toute apparence, elle était consciente des questions et des arguments clés. Le tribunal n’est pas tenu de répondre à chacun des arguments présentés par le demandeur dans le cadre de l’appel.

VII. Conclusion

[50] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[51] Aucune des parties n’a présenté de question à certifier et, à mon avis, il n’y en a aucune.

[52] Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.



JUGEMENT dans le dossier IMM‑543‑19

LA COUR STATUE QUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

  3. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de juin 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑543‑19

INTITULÉ :

CHENCHEN MAO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 décembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 27 avril 2020

COMPARUTIONS :

Lev Abramovich

Pour le demandeur

 

Nicole Rahaman

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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