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Date : 20040630

Dossier : T-504-03

Référence : 2004 CF 939

ENTRE :

                           ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES

                                                                                                                               Demanderesse

ET:

                                                        GESTION C.T.M.A. INC.

ET:

                                                 NAVIGATION MADELEINE INC.

ET:

                     LES PROPRIÉTAIRES ET AUTRES PERSONNES AYANT UN

                                    DROIT SUR LE NAVIRE C.T.M.A. VOYAGEUR

ET:

                                                       M/V C.T.M.A. VOYAGEUR

                                                                                                                              Défenderesses:

ET:

                            CORPORATION DES PILOTES DU BAS ST-LAURENT

                                                                                                                                    Intervenante

                                                        MOTIFS DE JUGEMENT

Le juge Lemieux


[1]                Par moyen d'action en vertu de l'article 44 de la Loi sur le pilotage (la « Loi » ), Administration de pilotage des Laurentides ( « APL » ) réclame la somme de $1,860,265.34 pour des droits de pilotage impayés entre 1987 et 2002 à l'égard du navire M/V C.T.M.A. Inc. (le « Voyageur » ).

[2]                L'article 44 de la Loi se lit:


Marche sans pilote

44. Sauf si une Administration le dispense du pilotage obligatoire, le navire assujetti au pilotage obligatoire qui poursuit sa route dans une zone de pilotage obligatoire sans être sous la conduite d'un pilote breveté ou du titulaire d'un certificat de pilotage est responsable envers l'Administration dont relève cette zone des droits de pilotage comme si le navire avait été sous la conduite d'un pilote breveté. [je souligne]

1970-71-72, ch. 52, art. 34.

Pilotage charge in case of proceeding without a pilot

44. Except where an Authority waives compulsory pilotage, a ship subject to compulsory pilotage that proceeds through a compulsory pilotage area not under the conduct of a licensed pilot or the holder of a pilotage certificate is liable, to the Authority in respect of which the region including that area is set out in the schedule, for all pilotage charges as if the ship had been under the conduct of a licensed pilot.

1970-71-72, c. 52, s. 34.


[3]                APL prétend que le « Voyageur » est un navire soumis au pilotage obligatoire qui a navigué dans deux zones de pilotage obligatoire sans être sous la conduite d'un pilote, notamment, dans la circonscription no 1 entre Québec/Trois-Rivières/Montréal durant les années 1992 à 2002 et dans la circonscription no 2 entre Québec et Les Escoumins durant les années 1987 à 2002.

[4]                Un navire est assujetti au pilotage obligatoire selon les modalités de l'article 4 du Règlement de l'administration de pilotage des Laurentides (le « Règlement » ). Il se lit:



Pilotage obligatoire

4. (1) Sous réserve du paragraphe (3), les navires ou catégories de navires

a) immatriculés au Canada

(i) qui naviguent dans la circonscription no 1 ou la circonscription no 1-1, de plus de 68,58 mètres (225 pieds) de longueur et de plus de 1,500 tonneaux de jauge nette au registre, ou

(ii) qui naviguent dans la circonscription no 2, de plus de 79,33 mètres (260 pieds) de longueur et de plus de 2,000 tonneaux de jauge nette au registre, et

(b) non immatriculés au Canada, de plus de 30,48 mètres (100 pieds) de longueur

sont assujettis au pilotage obligatoire.

                                  . . .

[je souligne]

Compulsory Pilotage

4. (1) Subject to subsection (3), every ship or class of ship

(a) registered in Canada that

(i) is operated in District No. 1 or District No. 1-1 and is over 68.58 metres (225 feet) in length and over 1,500 net registered tons, or

(ii) is operated in District No. 2 and is over 79.33 metres (260 feet) in length and over 2,000 net registered tons, and

(b) not registered in Canada that is over 30.48 metres (100 feet) in length

is subject to compulsory pilotage.

                                  . . .


[5]                L'expression « jauge nette au registre » est définie à l'article 2 du Règlement comme suit:

« jauge nette au registre » désigne la jauge nette mentionnée dans le certificat d'immatriculation d'un navire et, lorsque le navire a plus d'une jauge nette, la jauge nette la plus forte « net registered tons » . [je souligne]

[6]                Les défendeurs opposent la réclamation invoquant:

1)         qu'en 1992, l'APL a accordé une dispense au « Voyageur » ; et

2)         que les montants recherchés par l'APL sont prescrits sous l'article 2925 du Code civil du Québec ( « C.C.Q. » ) dont le délai est de trois ans.

[7]                L'APL nie avoir dispensé le « Voyageur » du pilotage obligatoire et prétend que la prescription a été suspendue jusqu'en 2002 en vertu des dispositions de l'article 2904 du C.C.Q. mis en vigueur durant 1994 ou son article correspondant, l'article 2232 sous l'ancien Code civil du Bas-Canada ( « C.C.B.C. » ). Si l'article 2904 ne s'applique pas, APL soumet que la prescription extinctive est de dix ans sous l'article 2921 du C.C.Q.


La toile de fond

[8]                Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits que je résume.

1)         L'APL est une société d'État du gouvernement fédéral ayant son siège social à Montréal. L'APL fut établie en vertu de l'article 3 de la Loi et conformément à l'article 18 de cette Loi a pour mission de mettre sur pied, de faire fonctionner, d'entretenir et de gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage dans la province de Québec.

2)         La Société Navigation Madeleine Inc. est une compagnie légalement constituée en vertu de la Loi sur les compagnies du Québec ayant son siège social à Cap-aux-Meules, Îles de la Madeleine, Québec. Elle est propriétaire du « Voyageur » .

3)         La défenderesse Gestion CTMA est une personne morale constituée en vertu de la Loi sur les compagnies, Partie 1(a), à titre de société de gestion et dont l'unique actionnaire est la Coopérative de transport maritime et aérien, coopérative ayant son siège social à Cap-aux-Meules, Îles de la Madeleine, constituée il y a plus de 50 ans et dont tous les membres sont madelinots.


4)         La défenderesse Gestion CTMA en tant que société de gestion n'est pas propriétaire et n'opère pas de navires, et plus précisément, n'opère pas entre les Îles de la Madeleine et Montréal un navire de type Ro-Ro pour le transport de fret et de passagers. Gestion CTMA est l'unique actionnaire de la défenderesse, Navigation Madeleine Inc., qui est la seule propriétaire du navire en cause.

5)         L'intervenante, Corporation des pilotes du Bas-Canada ( « PBC » ), est une société établie en vertu de la Loi des compagnies du Québec ayant son siège social dans la ville de Québec; elle fournit, par ses membres pilotes, l'exclusivité des services de pilotage entre les Escoumins et Québec, y compris la Rivière de Saguenay (circonscription no 2), à tous les navires assujettis au pilotage obligatoire, le tout en vertu d'un contrat de service avec l'APL autorisé selon l'article 15 de la Loi.

6)         Le navire « Voyageur » est un navire immatriculé au Canada le 6 avril 1987. Le certificat d'immatriculation qui lui est émis le 20 mai 1987 indique qu'il est d'une longueur de 99,70 mètres, d'un creux de 9,69 mètres, ayant une jauge brute de 4 528 tonnes et d'une jauge nette au registre de 3 252 tonnes; il a été construit en Norvège en 1972.

7)         Le 10 août 1972, les autorités britanniques émettaient un document intitulé « Summary of the Particulars of tonnage » sur lequel le tonnage au registre de 615 tonnes était inscrit.

8)          C'est à l'automne 1986 que CTMA propose d'acquérir le « Voyageur » alors nommé le « Mirela » pour assurer la liaison entre les Îles de la Madeleine et Montréal remplaçant le navire « La Madeleine » qui assurait ce service depuis plusieurs années. CTMA voulait immatriculer le « Mirela » au registre canadien.


9)         Le 30 octobre 1986, le surintendant à l'immatriculation et au jaugeage des navires de Transports Canada avise CTMA de cinq conditions pour l'immatriculation des navires au registre canadien, lesquels comportaient, entre autres, le jaugeage du navire selon les règles canadiennes par un expert maritime dûment autorisé.

10)       Antérieurement, une demande avait été adressée à la Garde côtière le 17 octobre 1986 décrivant le « Mirela » et, entre autres, en y faisant les mentions relatives au tonnage, à savoir:

• tonnage brute 1578.25,

• tonnage net 564.69.

11)       Le 19 août 1986, les autorités cypriotes émettaient un « Certificate of Registry » pour le « Mirela » mentionnant les éléments suivants:

• tonnage brute (gross tonnage)1 578.25

• tonnage net (registered tonnage) 564.69

12)       Le 22 mars 1987, un acte de vente fut émis aux fins d'être transmis au registraire des navires de Transports Canada dans lequel apparaissaient les informations suivantes:

• tonnage brute 1 578.25,

• tonnage net (registered) 564.69.


13)       Le 20 mars 1987, l'expert maritime A. Belair émettait un « Certificate of survey » et le registraire des navires au Canada, à la même date, émettait une transcription de l'enregistrement du « Voyageur » les deux documents établissant le tonnage de la façon suivante:

• tonnage brute (gross tonnage) 4 528.61

• tonnage net (registered tonnage) 3 252.15

14)       Ces informations sont celles que l'on retrouve, par la suite, dans les registres du Département des transports auprès du registraire des navires et, quant à la jauge brute, dans tous les certificats d'inspection de septembre 1987 à mars 1992.

15)       Toutefois, dans les archives du Bureau Véritas ( « Bureau Véritas » ), il appert que les informations relativement aux détails du navire indiquaient encore un tonnage brute de 1 578 tonnes [j'ajoute que Bureau Veritas est la Société de Classification pour le « Voyageur » ].

16)       Suite à une demande d'information par l'APL le 18 décembre 2003 auprès du représentant à Montréal du Bureau Véritas celui-ci, par lettre du 12 janvier 2004, transmis l'information que l'on retrouve au certificat d'immatriculation du « Voyageur » au siège social du Bureau Véritas à Paris.

[9]                Les parties ont déposé l'ensemble des fiches de pilotage qui ont été remplies pour les différents voyages entrepris dans la circonscription no 1 par le « Voyageur » à partir desquelles des informations sont tirées.

[10]            Les fiches de pilotage font l'objet d'une disposition réglementaire sous le Règlement sur les tarifs de l'administration de pilotage des Laurentides ( « Règlement sur les tarifs » ) DORS/81-674, le 27 août 1981. Ce règlement fut modifié par la suite le 15 février 2001 par le DORS/2001-84.

[11]            L'article 6 de DORS/81-674 se lit comme suit:

                                                     



Fiches de pilotage

6. (1) Dès qu'il monte à bord d'un navire, le pilote doit vérifier auprès du capitaine ou de l'officier responsable, la largeur, le creux et la longueur du navire, la jauge inscrite au registre et tous autres renseignements nécessaires pour remplir la fiche de pilotage fournie par l'Administration.

   (2) La fiche de pilotage dûment remplie doit être signée par le capitaine ou l'officier responsable du navire ainsi que par le pilote qui doit ensuite la remettre, sans retouche et le plus tôt possible, à l'Administration.

   (3) Lorsque le capitaine ou l'officier responsable d'un navire omet de fournir au pilote les renseignements visés au paragraphe (1), ou lorsque le propriétaire ou l'agent omet de les fournir à l'administration qui lui en a fait la demande, l'information publiée par une Société de Classification appropriée doit, sous réserve du paragraphe (4), être utilisée par l'Administration.

   (4) Lorsque la publication d'une Société de Classification appropriée ne contient pas l'information nécessaire pour remplir la fiche de pilotage, l'Administration doit, sur demande de l'agent, communiquer avec la Société de Classification pour obtenir cette information.

   (5) Lorsque l'information visée au paragraphe (1) ne peut être obtenue de la façon prévue aux paragraphes (3) et (4), le navire est frappé des mêmes droits qu'un navire de 500 unités.

   (6) En cas de conflit entre l'information obtenue d'une Société de Classification et l'information fournie par le capitaine ou l'officier responsable du navire, l'information obtenue de la Société de Classification est utilisée; toutefois, s'il est démontré que les droits de pilotage ont été établis suivant une information inexacte, ceux-ci sont corrigés en conséquence. [je souligne]

Pilotage Cards

6. (1) On boarding a ship, the pilot shall ascertain from the master or officer-in-charge of the ship the breadth, depth, length, registered tonnage and other information necessary to complete the pilotage card supplied by the Authority.

   (2) A completed pilotage card shall be signed by the master or officer-in-charge of the ship and by the pilot and shall be delivered by the pilot to the Authority without alteration as soon thereafter as is practicable.

   (3) Where the master or officer-in-charge of a ship fails to provide the pilot with the information specified in subsection (1), or where, on request from the Authority, the owner of agent fails to provide that information to the Authority, information published by an appropriate Classification Society shall, subject to subsection (4), be used by the Authority.

   (4) Where the information published by an appropriate Classification Society is not sufficient for the purpose of completing the pilotage card, the Authority shall, on request by the agent, contact the Classification Society in order to obtain such information as is necessary for that purpose.

   (5) Where the information specified in subsection (1) cannot be obtained in the manner described in subsections (3) and (4), the ship is subject to the same charges as a ship of 500 units.

   (6) Where there is a discrepancy between information obtained from a Classification Society and the information provided by the master or officer-in-charge of a ship, the information obtained from a Classification Society shall be used, but if it is established that any charges were based on incorrect information, the charges shall be adjusted accordingly.


[12]            L'article 7 de DORS/2001-84 se lit comme suit:


FICHE DE PILOTAGE

7(1)

7. (1) Le pilote remplit, avec l'aide du capitaine ou de l'officier de quart à la passerelle du navire, la fiche de pilotage fournie par l'Administration.

7(2)

(2) Le capitaine ou l'officier de quart à la passerelle signe la fiche de pilotage remplie qui, dès ce moment, ne peut être modifiée.

7(3)

(3) Le pilote signe alors la fiche de pilotage en présence du capitaine ou de l'officier de quart à la passerelle et la remet le plus tôt possible à l'Administration.

7(4)

(4) En cas de divergence entre les renseignements indiqués sur la fiche de pilotage et ceux qui figurent dans les documents suivants, les détails concernant le navire sont ceux qui se trouvent dans ces documents, selon l'ordre de priorité qui suit :

a) les documents officiels du navire;

b) le document intitulé Register of Ships publié par la Lloyd's Register of Shipping;

c) une publication d'une société de classification autre que celle de la Lloyd's Register of Shipping. [je souligne]                            

PILOTAGE SERVICE FORM

7(1)

7. (1) With the assistance of the master or the deck watch officer of the ship, the pilot must complete the pilotage service form provided by the Authority.

7(2)

(2) The master or deck watch officer must sign the completed form, after which the form must not be altered.

7(3)

(3) The pilot must then sign the pilotage service form in the presence of the master or deck watch officer and deliver it to the Authority as soon as possible.

7(4)

(4) If a discrepancy occurs between the information provided on the pilotage service form and the information contained in the following documents, the particulars of a ship are those contained, in order of priority, in

(a) the official papers of the ship;

(b) the Register of Ships published by Lloyd's Register of Shipping; or

(c) a publication by any classification society other than Lloyd's Register of Shipping.


[13]            Le 9 avril 1991, Gilles Denis de la Corporation des pilotes du St-Laurent Central Inc. ( « PSLC » ), qui fournit, par ses membres pilotes, l'exclusivité des services de pilotage entre Québec, Trois-Rivières et Montréal, (circonscription no 1), adressait à l'APL la lettre suivante: (dossier conjoint, volume 4, page 85)


Conformément à l'article 14.04 du contrat de service, la présente a pour objet de vous demander de ne plus affecter de pilotes au navire C.T.M.A. Voyageur, un navire non-assujetti au pilotage obligatoire, sauf dans les cas suivants:

   a)           s'il y a urgence ou détresse; ou

   b)          si le C.T.M.A. Voyageur produit au Centre d'affectation une demande ferme d'un pilote avant l'embarquement de celui-ci, accompagnée d'une renonciation à corriger l'heure de départ prévue 4 heures avant ce dernier (article 8 (b) du règlement de l'Administration de pilotage des Laurentides).

Nous vous saurions gré de plus de mettre en garde la compagnie que le capitaine du navire doit suivre les instructions du pilote qui en a la conduite, faute de quoi le service de pilotage ne deviendra disponible que dans les cas de détresse ou d'urgence seulement.

Vous comprendrez que cette demande est devenue nécessaire en raison du manque de discipline du capitaine qui affecte la qualité du service en général. [je souligne]

[14]            Par la suite, il est arrivé ponctuellement que des demandes de fournir des services de pilotage ont été faites par la partie défenderesse à l'APL mais ce, dans le cadre bien décrit de la lettre du 9 avril 1991, ces demandes de pilotage étant affectées que pour le pilotage dans la circonscription no 1.

[15]            Il y eu quelques conflits concernant la mise en application du processus de rétention de services de pilotes lorsque ces derniers avaient été requis dans le cadre de la lettre du 9 août 1991.

[16]            Toutefois, l'APL, le 22 juin 1992, par son adjoint aux opérations, M. Claude Deroy, écrivait à la partie défenderesse confirmant ceci: (dossier conjoint, volume 4, page 90)


Nous avons été informés par le président de la corporation des pilotes du St-Laurent Central M. Jean-Pierre Leroux, de ne plus affecter de pilotes au navire C.T.M.A. Voyageur puisque ce dernier n'est pas assujetti au pilotage obligatoire sauf s'il y a urgence ou détresse. [je souligne]

[17]            Il n'y a aucun échange de correspondance entre les parties mentionnant spécifiquement l'assujettissement du navire aux règles de pilotage obligatoire à partir de la lettre du 22 juin 1992, jusqu'à la lettre du 4 octobre 2002, signée par M. Denys Pouliot, lorsqu'a débuté le présent litige.

[18]            Le 4 octobre 2002, M. Pouliot, Adjoint au directeur de l'exploitation de l'APL écrit au commandant du « Voyageur » avisant qu'en vertu de l'article 4 du Règlement, le « Voyageur » est assujetti au pilotage obligatoire entre les Escoumins et Montréal.

Analyse

[19]            C'est sur la prescription que les parties ont misé l'enjeu véritable de ce procès.

[20]            L'APL dirige sa preuve pour démontrer que la prescription des droits de pilotage impayés pour les voyages dans la circonscription no 1, fut suspendue de 1992 à 2002 puisqu'elle était dans l'impossibilité d'agir selon l'article 2904 du C.C.Q. par des agissements dolosifs de la partie défenderesse.

[21]            L'article 2904 du C.C.Q. se lit:



   Art. 2904 La prescription ne court pas contre les personnes qui sont dans l'impossibilité en fait d'agir soit par elles-mêmes, soit en se faisant représenter par d'autres.

      Art. 2904. Prescription does not run against persons if it is impossible in fact for them to act by themselves or to be represented by others.


[22]            Constatant que la loi fédérale ne contient aucune disposition assujettissant les droits de pilotage impayés à la prescription, les parties conviennent, qu'en vertu de l'article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, que les règles de droit au Québec en matière de prescription s'appliquent.

[23]            Les trois premiers volumes du cahier conjoint de documents contiennent toutes les fiches de pilotage signées par le capitaine du « Voyageur » et par le pilote de PSLC entre le 5 septembre 1987 et le 12 juin 1991 pour la circonscription no 1.

[24]            La pièce P-44, un document de travail préparé par les avocats de la partie défenderesse, établit la chronologie de ces fiches incluant les tonnages inscrits. J'estime qu'il y a environ 666 fiches dans les trois dossiers conjoints. Le formulaire de la fiche est prescrit par l'APL. Chaque fiche exige plusieurs renseignements à être inscrits dans divers encadrements dont un était intitulé « jauge nette N.R.T » .

[25]            À très peu d'exceptions, un examen des fiches révèle qu'on a inscrit à la main le numéro 579 dans le carreau intitulé jauge nette - N.R.T.

[26]            Il est évident qu'il y a un écart sérieux entre ce qui a été inscrit à la main comme jauge nette dans les fiches signées et la jauge nette inscrite au registre du « Voyageur » maintenu par Transports Canada.

[27]            Le bien-fondé de la jauge brute et de la jauge nette au registre calculées par l'expert maritime qui apparaissent dans son « certificate of survey » en date du 20 mars 1987, chiffres qui se reflètent dans le « transcript of register » émis par le registraire n'ont pas été contestés soit par la partie demanderesse ou la partie défenderesse bien que les parties ont fait allusion à deux conventions internationales en matière de jaugeage.

[28]            Sans entrer dans les détails, il appert qu'en 1969, sous l'égide de l'Organisation maritime internationale, la convention internationale de 1969 sur le jaugeage des navires qui fut signée le 23 juin 1969, est entrée en vigueur le 18 juillet 1982. Cette convention de 1969 modifiait la convention en vigueur à l'époque. Cependant, ce n'est qu'en 1994 que le Canada y a adhéré. Suite à cette adhésion, le Gouverneur général en conseil a adopté le 12 octobre 1994 le Règlement sur le jaugeage conformément à l'article 95 de la Loi sur la marine marchande du Canada.

[29]            Sans approfondir cet aspect, les indications que j'ai reçues durant le procès suggèrent que peut-être les calculs canadiens ont été faits sous les dispositions de la convention de 1969 ce qui expliquerait la différence du tonnage canadien et cypriote pour la jauge brute et nette du Voyageur.


a)         La preuve

i)          De l'APL

[30]            Les deux premiers témoins de l'APL sont des pilotes, membres de la PSLC (circonscription no 1), anciens administrateurs de celle-ci ainsi que de l'APL. Messrs Charles Pouliot et Gilles Denis ont tous deux navigué le « Voyageur » .

[31]            Un but important de leur témoignage était de décrire à la Cour comment ils obtenaient les renseignements sur le navire, surtout la jauge nette du « Voyageur » , afin de remplir la fiche que chacun d'eux présentait au capitaine à être signée juste avant le changement de pilotes.

[32]            Leur témoignage est à l'effet que cette information, demandée par eux, provenait du capitaine ou de l'officier de quart soit par moyen d'une feuille de données sur le navire ou soit par l'intermédiaire d'une fiche déjà remplie par un autre pilote en regard à un voyage antérieur (notes sténographiques du 26 avril, 2004, page 49).


[33]            M. Pouliot témoigne n'avoir jamais vu afficher à bord le « Voyageur » , son certificat d'immatriculation ou son certificate of survey mais se souvient avoir vu afficher son certificat d'inspection où la jauge brute est inscrite à 4 528 tonnes. M. Pouliot explique (notes sténographiques du 26 avril 2004, page 73) « qu'on ne peut pas les utiliser parce que ça indique la jauge brute et nous, on ne s'en sert pas de la jauge brute » .

[34]            M. Pouliot a témoigné que « c'est de notoriété qu'il [le « Voyageur » ], n'était pas compulsoire » (notes sténographiques, le 26 avril 2004, page 79) et que « c'est l'Administration de pilotage qui le dit » .

[35]            M. Pouliot nie avoir examiné la pièce D-3 qui était affichée dans la salle des cartes. D-3 contient toutes les informations pertinentes sur le « Voyageur » dont celles-ci:

•            ton brut: 4528.61

•            ton net: 3252.15

[36]            Cependant, aussi écrit à la main sur la pellicule qui recouvrait D-3, à côté de ce qui était imprimé, on voit « ton brut 1 578.55 » et « ton net 569.99 » .

[37]            M. Pouliot ne se souvenait pas si le « Voyageur » conservait une copie des fiches de pilotage déjà remplies dans la salle des cartes (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 96).


[38]            Cependant, M. Denis se souvient qu'il y avait « des piles de facturation qui sont accrochées au mur puis on m'en donne une, là. Quand on demande les informations à l'officier de quart puis au capitaine, il va nous donner soit un papier où c'est écrit ou soit une vielle fiche de pilote, puis on copie ça là-dessus » (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 129).

[39]            M. Denis ne se souvient pas avoir vu le certificat d'inspection à bord le « Voyageur » (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 145).

[40]            On demande à M. Denis pour quelle raison il avait indiqué dans sa lettre du 9 avril 1991 à l'ALP que le « Voyageur » était un navire non assujetti au pilotage obligatoire. Il répond (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 146): « selon les informations qu'on nous donnait à bord du navire sur la jauge nette, c'était dans les cinq cents (500) quelques tonnes nettes alors que ça prenait quinze cents (1500) tonnes nettes pour le rendre obligatoire » .

[41]            En contre-interrogatoire, M. Denis a témoigné qu'il s'est fié uniquement sur les fiches de pilotage pour justifier sa conclusion que le « Voyageur » n'était pas assujetti au pilotage obligatoire (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 154) et qu'il n'a jamais fait de vérification auprès du registraire des navires à Ottawa pour savoir si les informations qui étaient mentionnées sur les fiches correspondaient à ce qu'il y avait dans les registres au motif qu'on avait jamais mis en doute les chiffres sur les fiches (page 155).

[42]            M. Denis témoigne (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 167) qu'en 1991-92 « tout le monde prenait pour acquis que ce bateau là, il avait cinq cent soixante dix-neuf (579) tonnes. Personne s'est posé de questions » et qu'il ne pouvait pas se souvenir, de façon précise, si les informations sur la jauge nette provenaient d'une fiche ou d'un document.

[43]            Messrs Yvon Martel, Trésorier et directeur des services administratifs de l'APL, et Clément Deschênes, ancien directeur en exploitation de l'APL, ont aussi témoigné pour l'APL.

[44]            M. Martel voit à la facturation des services de pilotage, à la rémunération des mêmes services auprès des corporations de pilotes, ainsi qu'à tous les aspects d'ordre financier et les relations intergouvernementales.

[45]            Il utilise les fiches de pilotage pour fins de facturation soit au client ou soit pour les remises aux corporations de pilotes (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 172). M. Martel nous dit que les fiches de pilotage contiennent toutes les informations nécessaires à la facturation mais admet que l'information des fiches sur la jauge nette n'a aucune incidence sur la facturation (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 202).

[46]            M. Martel explique que pour les dimensions d'un navire, il y a deux sources majeures d'information; les fiches de pilotage et l'information qui provient des sociétés de classification, dont principalement Lloyd's. Si un doute plane sur l'exactitude de l'information qui apparaît sur les fiches, l'APL consulte l'autre source, c'est-à-dire la société de classification ou Lloyd's mais non le registraire des navires à Ottawa parce que le règlement de l'APL sur les tarifs fait référence aux sociétés de classification ou à Lloyd's. Il précise qu'il serait impossible pour l'APL d'obtenir tous les registres des bateaux qui naviguent le St-Laurent dont seulement 25 à 28% arbore le pavillon canadien. Il admet, cependant, que l'APL se fie principalement à l'information qui provient des pilotes puisqu'ils vont à bord. Il reconnaît aussi dans le cas où il y aurait incompatibilité entre les fiches et Lloyd's que l'APL pourrait demander le certificat d'enregistrement du navire auprès du registraire des navires mais que ce sont des situations plus rares (notes sténographiques, 26 avril 2004, pages 175 à 177).

[47]            Il dit n'avoir pas été obligé de consulter le registraire des navires au ministère des transports parce qu'il n'y avait pas d'incompatibilité entre l'information inscrite sur les fiches de pilotage et celles qui apparaissaient dans les dossiers de la société de classification Lloyd's.


[48]            Clément Deschênes, ancien directeur des opérations chez APL, avait été aussi dans le passé à l'emploi de Transports Canada comme inspecteur des navires. Il est au courant de la convention internationale de 1969 sur le jaugeage des navires et témoigne que le Canada y a adhéré en 1994.

[49]            M. Deschênes affirme que c'est seulement le 31 mai 2002 que l'APL a su que l'information qu'elle avait sur la jauge nette du « Voyageur » était différente de celle que le registre du navire à Ottawa indiquait suite à une lettre qui lui a été transmise par Louis Gauthier, un conseiller juridique au ministère des transports. M. Gauthier lui a donné l'information sur le « Voyageur » au registre de ce navire à Ottawa.

[50]            Cette divergence fut découverte par Ottawa lorsque CTMA, par l'entremise de ses avocats, a demandé au ministre des transports une exonération de pilotage obligatoire pour un nouveau navire qu'elle avait récemment acquis, le « Vacancier » destiné à remplacer le « Voyageur » .

[51]            Dans le contexte de sa vérification, M. Deschênes a visité le capitaine du « Voyageur » et a examiné les originaux de certificats qu'il gardait dans sa chambre parmi ses documents. Un des documents que le capitaine a produit était le certificat de jaugeage (survey report) de 1987.


[52]            M. Deschênes connaissait le système des fiches de pilotage et explique (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 325) « que les fiches de pilotage, c'est la preuve que le service a été rendu à l'Administration, qu'un pilote est embarqué puis à telle heure, puis qu'il est débarqué à telle heure à tel endroit, puis le capitaine signe la fiche, oui » et témoigne dans la même veine que M. Martel au sujet de la vérification de l'information contenue dans les fiches avec l'information de chez Lloyd's.

[53]            Il explique qu'il n'y avait jamais eu une vérification à bord le « Voyageur » parce que (notes sténographiques, 26 avril 2004, page 329) « ça faisait seize (16) ans que le bateau se promenait dans la rivière puis dans mon temps à moi, à ma souvenance, il n'a pas pris aucun pilote, du départ".

[54]            Je n'ai pas l'intention de résumer la preuve déposée par Olav Mogensen, expert maritime chez Bureau Véritas à Montréal puisque, à mon avis, son témoignage n'affecte aucune de mes conclusions. C'est la même chose avec le témoignage de Bernard Samson, un inspecteur de navire à l'emploi de Lloyd's Register North America.

ii)         La preuve de la partie défenderesse

[55]            La preuve de la partie défenderesse fut présentée par quatre témoins: M. Gérard Leblanc, à l'emploi du groupe CTMA depuis 1975, et maintenant son directeur général depuis octobre 2003. L'ancien directeur général, Roméo Cyr, n'a pas pu témoigner étant gravement malade.

[56]            Trois capitaines du « Voyageur » ont témoigné. Le capitaine Rémi Arseneau, a été le capitaine du « Voyageur » de 1987 à 2000. Le capitaine Lomer Richard remplaçait le capitaine Arseneau lorsqu'il était en vacances et le capitaine Bernard Langford, qui est venu à bord le « Voyageur » en 1987 à titre de premier officier, était aux commandes du « Voyageur » entre 2000 et 2002.

[57]            Les points saillants du témoignage de M. Leblanc sont les suivants que l'on retrouve dans les notes sténographiques de l'audition tenue le 27 avril 2004:

1)         À la page 13, il reconnaît avoir reçu le certificat d'enregistrement avec de nouveaux calculs et un tonnage différent de ce qu'il était quand le « Voyageur » est arrivé au Canada.

2)         Aux pages 17 à 21, il confirme que depuis 1987, le certificat d'inspection avait toujours été affiché à deux tableaux sur le navire - un tableau situé dans la salle des cartes et l'autre dans un passage qui sert pour aller à la timonerie. Il affirme que c'est obligatoire d'afficher le certificat d'inspection. Le conseiller de l'APL reconnaît aussi cette obligation.

3)         À la page 28, il confirme que la pièce D-3 a pratiquement toujours été affichée au tableau situé dans la salle des cartes.

4)         Une vitre recouvre le tableau (pages 29 et 30) et témoigne que les fiches de pilotage étaient conservées dans la salle des cartes près de la table des cartes. Ces fiches étaient remplies.

[58]            En contre-interrogatoire, M. Leblanc:

1)         Reconnaît que la fiche de pilotage était brochée à chaque facture que lui envoyait l'APL pour services rendus par les pilotes et que ces fiches avaient des données sur les caractéristiques du bateau mais que la seule chose qu'il vérifiait était si le capitaine avait signé la fiche (pages 44 et 45).

2)         Reconnaît que la transcription du registre n'avait pas été affichée au tableau parce qu'il n'y avait aucune obligation de le faire; c'est le capitaine qui garde ce document.

3)         Il a répondu « Je ne sais pas. Sur ça, je ne peux pas vous dire » en réponse à la question qui lui avait été posée « Quelle relation faites-vous entre le Transcript of Register pour 3252.15 et le net tonnage qui est indiqué sur la fiche à 579? » .

[59]            Je retiens les éléments suivants du témoignage du capitaine Rémi Arseneau:

1)          C'est lui qui a apposé le document D-3 au tableau (page 82).

2)          Il atteste que la partie défenderesse a toujours pris des pilotes; même avant qu'il devienne capitaine on prenait des pilotes sur la « Madeleine » et sur le « Voyageur » et que la partie défenderesse n'a « jamais arrêté de prendre des pilotes jusqu'à l'année ... » (page 83).


3)         On lui a demandé d'expliquer comme capitaine comment se déroulait entre lui et les pilotes le remplissage des fiches de pilotage. Il répond « c'était devenu, quoi, une routine. Le pilote arrive avec un calepin, avec des fiches, puis il remplit d'après . . . je ne sais pas, l'heure d'embarquement, l'heure qu'il embarque à Québec, l'heure qu'il va descendre à Trois-Rivières. Finalement, on me faisait signer ça comme quoi le pilote était venu à bord » (page 84).

4)         On lui présente une fiche de pilotage qu'il a signée et après avoir attiré son attention sur l'ensemble d'informations qui apparaissent en haut des signatures on lui pose la question: « Est-ce que c'est vous qui avez rempli ça? » Il répond « Non, on ne touche pas à ça. Je ne touche pas à ça, je signe seulement » (page 85).

5)          On lui a demandé si le pilote s'adressait à lui pour avoir l'information sur le tonnage; il répond « Non » , et à la question où le pilote prenait cette information il répond: « Aucune idée » et que c'était peut-être « avec la première qui a été émise et ça continue comme ça » (pages 85-86).

6)         Il corrobore le témoignage de M. Leblanc que les fiches remplies étaient gardées dans la chambre des cartes sur une pince (page 86).

7)         Il témoigne que la partie défenderesse gardait ses fiches à l'année. Il dit que le « Voyageur » en gardait toujours une pour que l'autre pilote se fie encore sur la dernière copie du dernier pilote; il ajoute que les pilotes étaient tellement habitués qu'ils savaient l'histoire du navire et que tout ce qui manquait au pilote c'était le tirant d'eau au départ des Îles qui changeait puis l'heure du changement des pilotes (pages 87 et 88).


[60]            En contre-interrogatoire, le capitaine Arseneau répond comme suit:

1)         Il indique que les renseignements que le pilote a besoin pour remplir la fiche de pilotage étaient écrits sur le couvert du log book qui était dans la chambre des cartes mais que le pilote se fiait aussi beaucoup sur la fiche précédente (page 93).

2)         Il reconnaît, page 95, avoir signé 90% des fiches de pilotage qui ont été reproduites dans les dossiers conjoints. Pour lui la fiche « c'était le reçu comme quoi le pilote c'était présenté sur mon navire » (page 95).

3)         Que les pilotes se fiaient sur la fiche antérieure pour les détails « ils copiaient toujours dessus » ; que les pilotes n'ont jamais demandé, ni à lui, ni aux officiers, de l'information pour remplir les fiches (page 117);

4)         Que les pilotes passaient devant le tableau dans le passage.

[61]            Le capitaine Richard croyait que le tonnage brute de 579 était la jauge nette sur le registre (page 120); que la fiche était preuve que le pilote était venu à bord; que c'était devenu une habitude pour les pilotes de se fier sur les informations du pilote qui avait passé précédemment.


[62]            Au sujet de la pièce D-3 la question fut posée à Bernard Langford pour quelle raison on avait écrit à la main, au crayon, des chiffres autres que ceux qui se trouvaient dans le texte même de D-3. Le capitaine Langford répond de ne pas s'en souvenir, que c'était là depuis le début (page 129). Il indique aussi que le log book ne contenait pas des renseignements à sa face même quant aux caractéristiques du bateau (page 130).

b)         Conclusions

i)         Délai de prescription suspendue - impossibilité d'agir - article 2904 C.C.Q.

[63]            La jurisprudence qui interprète l'article 2904 du C.C.Q. (1994) qui se fonde sur l'article 2232 du C.C.B.C. est constante.

[64]            L'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Oznaga c. Société d'exploitation des loteries et courses du Québec, [1981] 2 R.C.S. 113, est un arrêt clé. Dans cette cause, il s'agissait de l'application de l'article 2232 du C.C.B.C. qui se lisait comme suit: « La prescription court contre toutes personnes, à moins qu'elles ne soient dans quelque exception établie par ce code, ou dans l'impossibilité absolue en droit ou en fait d'agir par elles-mêmes ou en se faisant représenter par d'autres » .

[65]            Je cite les paragraphes 33 et 35 du jugement du juge Lamer (avant qu'il devienne juge-en-chef):


¶ 33       Ainsi suis-je d'avis que c'est à bon droit que de façon générale les auteurs refusent de considérer l'ignorance, par le créancier, des faits juridiques générateurs de son droit, comme étant une impossibilité absolue en fait d'agir (voir Pierre Martineau, La prescription, P.U.M., 1977, aux pp. 353 et ss.). Par ailleurs, on semble tout autant d'accord, et j'y souscris, pour reconnaître que l'ignorance des faits juridiques générateurs de son droit, lorsque cette ignorance résulte d'une faute du débiteur, est une impossibilité en fait d'agir prévue à l'art. 2232 et que le point de départ de la computation des délais sera suspendu jusqu'à ce que le créancier ait eu connaissance de l'existence de son droit, en autant, ajouterais-je, qu'il se soit comporté avec la vigilance du bon père de famille. [je souligne]

¶ 35       Dans la présente cause, les allégations de M. Oznaga, avérées pour les fins de ce pourvoi, imputent à la société d'État des manoeuvres qui ont eu comme résultat de lui cacher l'existence des faits qu'il prétend générateurs de son droit, et ce jusqu'au 6 janvier 1978. Le délai de 30 jours doit donc se computer à compter de cette date. Ces allégations, à ce stade des événements judiciaires, suffisent donc à mettre pour le moment les procédures d'Oznaga à l'abri d'une irrecevabilité qui se voudrait fondée sur l'art. 35. Le juge du fond vérifiera le bien-fondé de ses affirmations et déterminera quand Oznaga a de fait eu connaissance de la "manoeuvre", s'il en est, et s'il a dès lors agi en deçà des délais

[66]            Dans l'arrêt Gauthier c. Lac Brome (Ville), [1998] 2 R.C.S. 3, le juge Gonthier trace les origines de la notion d'impossibilité en fait d'agir en droit civil québécois. Il écrit ceci aux paragraphes 65 et 66 de ses motifs:

¶ 65       Au Québec, la doctrine et la jurisprudence soutiennent que la prescription est suspendue lorsque l'impossibilité d'agir résulte de la faute du débiteur de l'obligation (Martineau, op. cit., à la p. 354; J. W. Durnford, "Some Aspects of the Suspension and of the Starting Point of Prescription" (1963), 13 Thémis 245, à la p. 273 ; L. Langevin, "Suspension de la prescription extinctive: à l'impossible nul n'est tenu" (1996), 56 R. du B. 265, à la p. 273; Oznaga c. Société d'exploitation des loteries et courses du Québec, précité, à la p. 127; Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554, à la p. 603). Ceci n'est qu'une expression de la règle contra non valentem agere qui reflète un principe de justice fondamentale exprimé aussi par la théorie de l'abus de droit, la maxime fraus omnia corrumpit, et le précepte moral voulant que l'on ne doive pas tirer profit de sa mauvaise foi ou de ses mauvaises actions (Banque Nationale du Canada c. Soucisse, [1981] 2 R.C.S. 339; Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, [1989] 2 R.C.S. 429; Houle c. Banque canadienne nationale, [1990] 3 R.C.S. 122).

¶ 66       Une autre expression de la règle contra non valentem agere se retrouve dans le fait que le délai de prescription d'une action en rescision de contrat pour cause de fraude ou d'erreur ne commence à courir que du jour où la fraude ou l'erreur est découverte (art. 2258 al. 2 C.c.B.C.). Le Code civil du Bas Canada reconnaît de la même façon l'état psychologique de crainte comme cause de suspension de prescription par son art. 2258 qui prévoit que la prescription d'une action en rescision de contrat pour crainte ne court que du jour où la crainte cesse.

[67]            L'APL fonde son action sur l'article 44 de la Loi. Cette disposition prévoit, sauf si une Administration le dispense du pilotage obligatoire, qu'un navire assujetti au pilotage obligatoire qui poursuit sa route dans une zone de pilotage obligatoire sans être sous la conduite d'un pilote breveté est responsable des droits de pilotage comme si le navire avait été sous la conduite d'un pilote breveté.

[68]            L'article 44 ne s'applique pas si un navire n'est pas assujetti au pilotage obligatoire, notion prescrite dans le Règlement.

[69]            Un navire qui navigue la circonscription no 1, et qui est immatriculé au Canada, sauf dispense, n'est pas assujetti au pilotage obligatoire à moins que sa jauge nette au registre dépasse 1 500 tonneaux. Pour la circonscription no 2, le tonnage de la jauge nette au registre doit dépasser 2 000 tonnes.

[70]            Je remarque que pour les navires non-immatriculés au Canada, le sous-alinéa 4(1)(a)(ii) du Règlement ne fait aucune mention de la jauge nette au registre comme élément pour déterminer l'assujettissement au pilotage obligatoire.


[71]            L'APL prétend qu'elle ignorait le vrai tonnage de la jauge nette du « Voyageur »    (3 252.15) qui l'aurait assujetti au pilotage obligatoire et que cette ignorance est le résultat de la faute de la partie demanderesse reliée à ses agissements dolosifs surtout du fait que les fiches de pilotage signées par le capitaine étaient remplies de données sur la jauge nette (579 tonneaux) qui ne correspondaient pas au tonnage calculé selon la Loi sur la marine marchande. Il critique le manque de vérification des fiches chez CTMA. Il blame CTMA de n'avoir pas transmis à Bureau Veritas les renseignements sur le « Voyageur » . C'est cet ensemble de circonstances qui a empêché l'APL de connaître la vérité.

[72]            Je ne peux souscrire aux prétentions de l'APL pour plusieurs raisons.

[73]            Premièrement, l'APL fait fausse route lorsqu'elle a fondé son impossibilité d'agir sur les fiches de pilotage remplies. Le Règlement lui-même prescrit quel document doit être consulté afin de découvrir la jauge nette d'un navire immatriculé au Canada afin de savoir si celui-ci est assujetti au pilotage obligatoire.

[74]            Le document qui aurait dû être consulté par l'APL avant de dire que le « Voyageur » n'était pas assujetti au pilotage obligatoire est le certificat d'immatriculation du « Voyageur » puisque le Règlement définit jauge nette au registre comme étant la jauge nette mentionnée dans ce certificat.

[75]            En se fiant sur les fiches remplies, l'APL a outrepassé les dispositions réglementaires qui identifiaient clairement le document à être consulté. L'APL ne peut attribuer, à mon avis, cette faute à la partie défenderesse. Cette faute, en elle-même, est suffisante pour écarter l'application de l'article 2904 du C.C.Q.


[76]            Deuxièmement, même si le Règlement n'avait pas identifié le certificat d'immatriculation comme la source des tonneaux requis pour assujettir un navire au pilotage obligatoire, je suis persuadé que l'ensemble des faits démontre que l'APL n'était pas dans l'impossibilité de découvrir la vraie jauge nette du « Voyageur » .

[77]            J'arrive à cette conclusion en prenant en considération plusieurs facteurs dont ceux-ci:

•            la partie défenderesse n'a jamais caché la jauge nette au registre du « Voyageur » . Cette information était affichée au tableau dans la salle des cartes (pièce D-3). Les pilotes pouvaient la consulter et auraient dû s'interroger puisque la pièce D-3 donnait de l'information contradictoire sur la jauge du navire;

•           la même conclusion s'impose vis-à-vis le certificat d'inspection qui était affiché à deux endroits sur le « Voyageur » et qui indiquait la jauge brute mentionnée dans son certificat d'immatriculation;

•           l'APL, en tout temps, pouvait consulter les documents pertinents au registre maintenu par le registraire des navires à Ottawa. Le but d'un registre est précisément d'établir un système qui avise le public des documents pertinents et l'information qu'il contient au sujet d'un navire immatriculé au Canada;


•           l'APL, à mon avis, ne pouvait pas se fier sur les dispositions sur les fiches de pilotage que l'on retrouve dans le Règlement sur les tarifs pour écarter le registre à Ottawa. Selon le Règlement, le pilote devait vérifier auprès du capitaine la jauge inscrite au registre. Le formulaire de l'APL est insuffisant, à cet égard, faisant mention seulement de la jauge nette omettant les mots « inscrits au registre » ;

•           la preuve démontre que la confiance que l'APL a placé sur les fiches de pilotage pour appuyer sa conclusion en 1992 que le « Voyageur » n'était pas assujetti au pilotage obligatoire était une confiance démesurée. Dans les faits, l'information sur la jauge nette n'avait aucune importance pour la raison d'être et l'utilisation faite de l'information recueillie dans les fiches - un système de vérification pour facturation par APL de services rendus. Aussi, la preuve démontre que l'information inscrite pour la jauge nette était remplie par les pilotes qui se fiaient sur des fiches précédentes - tout était devenu routine. Comme ont dit plusieurs témoins, les pilotes connaissaient très bien le « Voyageur » .

[78]            C'est l'APL qui avait le fardeau de la preuve qu'elle était dans l'impossibilité d'agir - c'est-à-dire de connaître la vraie jauge nette du « Voyageur » . La preuve de l'APL ne me convainc pas qu'elle était dans l'impossibilité d'agir.

[79]            Qui est plus, aucune preuve ne m'a été soumise à savoir pourquoi le « Voyageur » et il semble, la « Madeleine » , n'ont jamais été soumis au pilotage obligatoire dans la circonscription no 2. Aucune fiche concernant la circonscription no 2 n'a été déposée.

[80]            Bref, l'APL n'a pas établi que son ignorance de la véritable jauge nette du « Voyageur » est liée à une faute quelconque de la part de la partie défenderesse. La preuve démontre le contraire. Le fait que l'APL n'a pas découvert la jauge nette au registre avant 2002 était de sa faute.

ii)         Le délai approprié de la prescription

[81]            Si l'APL n'était pas dans l'impossibilité d'agir, l'APL plaide que le délai approprié est de dix ans sous l'article 2922 du C.C.Q. qui se lit:


   Art. 2922 Le délai de la prescription extinctive est de dix ans, s'il n'est autrement fixé par la loi.

Art. 2922 The period for extinctive prescription is ten years, except as otherwise fixed by law.

                                                                       


[82]            La partie défenderesse plaide que le délai de prescription a été autrement fixé par le Code et que l'article 2925 du C.C.Q. s'applique. Cet article se lit:


   Art. 2925 L'action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n'est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.

   Art. 2925 An action to enforce a personal right or movable real right is prescribed by three years, if the prescriptive period is not otherwise established.


[83]            À mon avis, c'est l'article 2925 qui s'applique; la prescription est de trois ans.

[84]            Je considère que la réclamation du demandeur pour des droits de pilotage en vertu de l'article 44 de la Loi est une action qui tend à faire valoir un droit personnel - un droit de créance - voir Baudoin et Jobin, Les Obligations, 5e ed., les Editions Yvon Blais, page 795. Le protonotaire Morneau abonde dans ce sens dans Western Great Lakes Pilots' Assn. (District 3) c. Navitrans Shipping Agencies Inc., [2002] C.F.P.I. 915.

[85]            Le procureur de la partie demanderesse m'avait plaidé que l'article 2922 s'appliquait parce que l'article 44 de la Loi relevait du droit statutaire ou du droit public. Il est vrai que la source du droit de pilotage impayé en vertu de l'article 44 même si la personne n'a pas utilisé les services d'un pilote est de source statutaire mais cette source ne change pas la nature de l'obligation sous cet article, qui érige une créance et crée les possibilités d'une réclamation monétaire.

iii)        Y a-t-il eu dispense

[86]            La partie demanderesse m'a plaidé que l'APL a accordé à CTMA une dispense selon l'article 44 de la Loi. Je ne peux accepter cette prétention de la part de la partie défenderesse.


[87]            Premièrement, la lettre du 22 juin 1992 (pièce P-6) qu'a envoyée Claude Deroy au capitaine Rémi Arseneau, n'indique pas que l'APL a exercé son pouvoir de dispense pour exempter le « Voyageur » au pilotage obligatoire.

[88]            Ce que M. Deroy constate est que le « Voyageur » n'est pas assujetti au pilotage obligatoire. C'est le langage que l'on retrouve au paragraphe 4(1) du Règlement bien que, tel que plaidé par le procureur de la partie défenderesse, aucun motif n'est indiqué pourquoi le « Voyageur » n'est pas assujetti au pilotage obligatoire. La preuve est à l'effet que la raison est la gauge nette.

[89]            Deuxièmement, le Règlement pris par le Gouverneur général en conseil autorise l'APL de dispenser du pilotage obligatoire selon les deux circonstances énumérées aux paragraphes a) et b), circonstances que l'on ne retrouvent pas au dossier.

iv)        Dispositif

[90]            Pour tous ces motifs, l'action de la partie demanderesse est rejetée avec dépens au motif que la réclamation recherchée est prescrite. Je n'ai pas reçu suffisamment de détails pour juger si, durant les dernières années où le « Voyageur » naviguait, il y avait


des droits de pilotage impayés qui n'étaient pas prescrits. J'invite les parties à communiquer avec la Cour sur ce point s'il y a lieu.

                                                                                                                                                                      

                                                                                                  J u g e              

Ottawa (Ontario)

le 30 juin 2004


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                    T-504-03

INTITULÉ :                  ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES                        partie demanderesse

                                       ET

                                       GESTION C.T.M.A. INC.,

                                       NAVIGATION MADELEINE INC.,

                                       LES PROPRIÉTAIRES ET AUTRES PERSONNES AYANT

                                       UN DROIT SUR LE NAVIRE C.T.M.A. VOYAGEUR et

                                       M/V C.T.M.A. VOYAGEUR

partie défenderesse

                                       ET

                                       CORPORATION DES PILOTES DU BAS SAINT-LAURENT

partie intervenante

LIEU DE L'AUDIENCE :                              MONTRÉAL

DATE DE L'AUDIENCE :                            les 26 et 27 avril 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE :      L'HONORABLE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                                   le 30 juin 2004

COMPARUTIONS :

Me Guy P. Major               POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Francis Gervais

Me Marie-Ève Tremblay                                          POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Me Pierre Cimon                POUR LA PARTIE INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Guy P. Major

Montréal (Québec)             POUR LA PARTIE DEMANDERESSE    

DEVEAU LAVOIE BOURGEOIS

LALANDE & ASSOCIÉS

Laval (Québec)                  POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

OGILVY RENAULT

Québec (Québec)              POUR LA PARTIE INTERVENANTE


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