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Date : 20200513


Dossier : IMM‑6315‑18

IMM‑6317‑18

Référence : 2020 CF 617

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ELIF ARSU

ALISAN ARSU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Alisan Arsu et sa fille Elif Arsu ont présenté des demandes de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire [les demandes CH]. À titre de facteurs pertinents, ils ont cité leur établissement au Canada et les difficultés auxquelles ils seraient confrontés dans leur Turquie natale en raison de leur profil d’activistes politiques kurdes alévis et du sexe de Mme Arsu. Un agent de l’immigration a refusé leurs demandes, ayant conclu que leur situation ne justifiait pas une exemption à l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Les demandeurs [M. et Mme Arsu ou les Arsu] soutiennent que la décision de l’agent était déraisonnable. Ils soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte, à tort, des difficultés auxquelles ils seraient confrontés en Turquie parce que d’autres personnes étaient plus susceptibles de subir de telles épreuves, qu’il est parvenu à des conclusions qui n’étaient pas étayées par la preuve, et qu’il a tiré des conclusions indéfendables sur les facteurs atténuants et le risque de violence fondée sur le sexe. Ils soutiennent également que l’agent a écarté la preuve à l’appui de façon déraisonnable en se concentrant sur ce que les éléments de preuve ont passé sous silence et non sur leur contenu, et en tirant des conclusions voilées au sujet de la crédibilité.

[3]  Je conclus que la décision rendue par l’agent est raisonnable. Les références de l’agent aux risques auxquels sont exposées d’autres personnes en Turquie sont interprétées à juste titre comme une évaluation de la situation des demandeurs par rapport à l’éventail des difficultés possibles décrites dans la preuve concernant la situation dans le pays. Il s’agit d’un examen approprié dans le cadre d’une demande CH. Les conclusions de l’agent étaient également fondées sur les éléments de preuve, et je ne vois aucune erreur dans son analyse des facteurs atténuants pertinents quant à l’évaluation des difficultés ni dans le traitement du risque de violence fondée sur le sexe. Je conclus également que l’agent n’a pas fait de constatations inappropriées ou voilées en matière de crédibilité et n’a pas critiqué de façon inappropriée les éléments de preuve à l’appui en raison de ce qu’ils ne mentionnaient pas. L’agent a plutôt conclu que les éléments de preuve non corroborés des membres de la famille des Arsu ne permettaient pas d’étayer le bien‑fondé de leurs demandes. C’était une évaluation raisonnable concernant la preuve déposée, et la Cour ne devrait pas la modifier.

[4]  Par conséquent, les demandes de contrôle judiciaire réunies sont rejetées.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[5]  Les Arsu soulèvent plusieurs préoccupations concernant la décision de l’agent. Bien que la question ultime soit de savoir si la décision est raisonnable, je conclus qu’il convient de traiter les questions énoncées dans la structure adoptée par les Arsu, à savoir :

  1. L’évaluation faite par l’agent des difficultés auxquelles les Arsu seraient confrontés en Turquie était‑elle déraisonnable, et en particulier :

  • (1) L’agent a‑t‑il écarté les éléments de preuve de violence personnalisée de façon inappropriée en comparant le risque auquel seraient exposés les Arsu à celui auquel sont exposées d’autres personnes et en imposant l’exigence que les Arsu devaient démontrer qu’ils seraient plus susceptibles que d’autres de subir des difficultés?

  • (2) L’agent a‑t‑il tiré des conclusions qui n’étaient pas étayées par la preuve?

  • (3) La conclusion de l’agent selon laquelle les difficultés possibles pourraient être atténuées par la situation personnelle des Arsu était-elle déraisonnable?

  • (4) Le traitement par l’agent du risque de la violence fondée sur le sexe était‑il déraisonnable?

  1. Le traitement par l’agent de la preuve était‑il déraisonnable, en particulier :

  • (1) L’agent s’est‑il indûment concentré sur ce que les documents ne mentionnaient pas plutôt que sur leur contenu?

  • (2) L’agent a‑t‑il indûment tiré des conclusions voilées en matière de crédibilité en accordant peu de poids aux documents sans déterminer leur authenticité?

[6]  Comme en conviennent les parties, la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent à l’égard d’une demande fondée sur des motifs humanitaires présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2015 CSC 61, au paragraphe 44; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 16. C’était le cas avant l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vavilov, qui a été rendu après l’audience de l’espèce : Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16 à 17, 23 à 25, et c’est toujours le cas depuis.

[7]  Le contrôle judiciaire d’une décision relative à une demande CH selon la norme de la décision raisonnable reconnaît le caractère discrétionnaire d’une telle décision, et l’intention du législateur d’accorder ce pouvoir discrétionnaire au délégué du ministre plutôt qu’à la Cour. Il reconnaît également le rôle de l’agent en tant que chercheur de faits et la déférence qui en découle. Lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, une cour ne se livre pas à une chasse au trésor, à la recherche d’une erreur, qu’il s’agisse des conclusions du décideur ou de ses motifs : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54. Elle évalue plutôt si, la décision est justifiée, transparente et intelligible, et appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et à la lumière du dossier : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 51 à 53. Cela dit, comme pour toute décision discrétionnaire, l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 25 de la LIPR doit être justifié, il doit se faire conformément aux principes juridiques applicables et doit être fondé sur une évaluation raisonnable de la preuve.

III.  La décision de l’agent CH était raisonnable

[8]  Les Arsu ont présenté des observations conjointes quant à leurs demandes CH, décrivant à la fois leur établissement au Canada et les difficultés auxquelles ils seraient exposés en Turquie s’ils devaient y retourner. Les demandes ont été examinées ensemble par le même agent, qui a donné les mêmes motifs pour chaque demande. L’agent a évalué les conditions défavorables en Turquie et l’établissement des Arsu au Canada, y compris leurs liens familiaux et communautaires, et a conclu que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’octroi d’une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Les contestations des Arsu à l’égard de la décision de l’agent se limitent à la question des difficultés, notamment les conclusions de l’agent sur cette question, et son traitement des éléments de preuve portant sur la question des difficultés et l’expérience de leur famille en Turquie.

A.  L’évaluation faite par l’agent CH des difficultés en Turquie était raisonnable

[9]  L’idée principale des demandes CH des Arsu quant à la question des difficultés était que, en tant que membres d’une famille kurde en Turquie qui pratiquent la religion alévie, et en tant que gauchistes politiquement actifs, ils étaient confrontés à un environnement extrêmement discriminatoire et dangereux en Turquie. Les Arsu ont fait allusion aux éléments de preuve sur la condition dans le pays décrivant les difficultés et les risques auxquels sont confrontés les Kurdes et les alévis en Turquie, ainsi que les restrictions à la liberté d’expression, y compris les arrestations et la violence dont sont victimes les manifestants et les activistes antigouvernementaux. Ces préoccupations ont été exacerbées à la suite de la tentative de coup d’État en juillet 2016, qui a abouti à l’arrestation et à l’emprisonnement de nombreux opposants au gouvernement, les Kurdes, les alévis, et d’autres minorités ciblées de manière disproportionnée. Les Arsu ont également évoqué des éléments de preuve de discrimination et de violence fondées sur le sexe à l’égard des femmes en Turquie, en particulier les femmes qui se livrent à des activités politiques ou les femmes qui protestent contre le gouvernement.

[10]  Les Arsu ont décrit les nombreuses expériences de leur propre famille en matière de discrimination et de persécution par l’État qui ont donné lieu à des difficultés pour trouver un emploi et terminer leurs études. Ces injustices les ont motivés à se livrer à des activités politiques. Ils ont relaté leur soutien au Parti démocratique des peuples, un parti politique de gauche prokurde en Turquie, leurs mauvais traitements aux mains des autorités et leur participation à des manifestations antigouvernementales. Il s’agissait notamment d’une manifestation en 2013 qui, selon eux, a abouti à leur arrestation, leur détention et leur tabassage par la police. Mme Arsu a également relaté un incident au cours duquel des hommes qui, selon elle, étaient des policiers en civil, l’ont interrogée sur sa sœur et l’ont agressée sexuellement. Les Arsu ont également indiqué dans leur témoignage qu’une autre fille de M. Arsu a été arrêtée sans être accusée et est toujours en prison en Turquie.

[11]  Une grande partie de ce récit a également servi de fondement aux demandes d’asile des Arsu, qu’ils ont présentées en 2015 après leur arrivée au Canada. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté les demandes d’asile, principalement au motif qu’elle manquait de crédibilité. La SPR n’était pas convaincue des explications fournies quant aux incohérences entre le récit de M. Arsu et son témoignage, et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables étayant certains aspects de la preuve des Arsu. La SPR a conclu que les Arsu n’ont pas démontré qu’ils étaient des militants, qu’ils avaient été arrêtés, détenus ou agressés par la police, ou qu’ils avaient un profil qui les exposait à des persécutions ou à d’autres risques et qui justifiait ainsi l’octroi de l’asile. La SPR a accepté que l’incident au cours duquel Mme Arsu a été agressée sexuellement a eu lieu, mais n’était convaincue que l’incident était lié à sa sœur ou que les auteurs étaient des policiers.

[12]  L’agent qui a examiné les demandes d’asile des Arsu a souligné que ceux‑ci s’appuyaient sur un grand nombre des mêmes événements que ceux examinés par la SPR dans leur demande d’asile, dont la SPR a conclu qu’ils manquaient de crédibilité. L’agent a souligné qu’une [traduction] « décision CH n’est pas censée être un appel d’une décision de la SPR », et que les renseignements disponibles ne justifiaient pas de ne pas tenir compte des préoccupations de la SPR quant à la crédibilité. Tout en soulignant que la décision de la SPR n’était pas déterminante en ce qui concernait les demandes CH, l’agent a accordé un [traduction« poids important » aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Les Arsu ne contestent pas cette conclusion. Ils soulignent que leurs arguments sur ces demandes ne se rapportent pas à la preuve de persécution passée qui a été rejetée par la SPR, mais à la preuve de leur situation actuelle et de leurs difficultés futures s’ils devaient retourner en Turquie, et à l’analyse des difficultés par l’agent à la lumière des éléments de preuve.

[13]  Dans ce contexte général, j’aborde maintenant la question des motifs précis soulevés par les Arsu pour soutenir que l’évaluation de leurs difficultés par l’agent en tant que facteur d’ordre humanitaire était déraisonnable.

(1)  L’utilisation des comparaisons par l’agent était raisonnable

[14]  Les Arsu contestent un certain nombre de déclarations dans la décision de l’agent qui comparent la situation des Arsu à celle d’autres personnes en Turquie, et évaluent s’ils sont susceptibles d’être ciblés par les autorités. Il s’agit, entre autres, des passages suivants de la décision :

[traduction]

[...] Je reconnais qu’il y a de graves préoccupations au sujet du respect des droits de la personne en Turquie et que, bien que le gouvernement ait pris certaines mesures pour régler le problème, l’impunité demeure un problème généralisé. Bien que je ne sois pas convaincu que les demandeurs aient déjà été ciblés par les autorités d’État en raison de leur origine ethnique, de leur religion, de leurs opinions politiques et de leur activisme, j’accepte que les [Kurdes] alévis sont victimes de discrimination et je reconnais [que] les organisations et manifestations prokurdes ont été ciblées par l’État. Les autorités turques ont imposé des restrictions à la capacité de leurs citoyens de manifester et d’exprimer leurs opinions politiques. Les demandeurs craignent de retourner en Turquie alors qu’ils s’opposent au gouvernement actuel en Turquie et déclarent qu’ils exprimeront leurs opinions politiques s’ils y retournent. Je reconnais qu’en tant que Kurdes alévis qui s’opposent au gouvernement actuel, les demandeurs peuvent subir de mauvais traitements de la part des autorités gouvernementales et j’accorde un poids considérable à ce fait dans la présente évaluation. Cependant, je ne suis pas convaincu que les éléments de preuves fournis démontrent que les demandeurs font partie des groupes les plus susceptibles d’être ciblés par l’État ou perçus comme des menaces par l’État – tels que les journalistes, les militants des droits de la personne, les politiciens kurdes, ou les membres d’organisations qui, selon le gouvernement, auraient des liens avec le terrorisme.

[...]

Bien qu’il y ait des éléments de preuve selon lesquels la Turquie a introduit des lois interdisant la violence fondée sur le sexe et des éléments de preuve que l’État a pris des mesures pour lutter contre les attitudes et la réaction de la police à l’égard des victimes de la violence fondée sur le sexe, la discrimination et la violence sexistes continuent de poser des problèmes généralisés en Turquie, en particulier dans les zones rurales, et les femmes subissent des actes d’intimidation et de violence dans leur vie quotidienne et aussi lorsqu’elles expriment leurs opinions politiques. Il existe des éléments de preuve que les groupes à haut risque de discrimination et de violence fondées sur le sexe comprennent les femmes vivant dans les zones rurales et les femmes vivant dans les zones traditionnelles ou conservatrices. La demanderesse secondaire vivait à Istanbul avant de venir au Canada et, étant donné que sa mère et ses sœurs vivent toujours à Istanbul, j’estime raisonnable de croire que la demanderesse secondaire retournerait dans cette ville et ne vivrait pas dans une zone rurale plus conservatrice où elle risquerait davantage de subir des violences et de la discrimination fondées sur le sexe.

[...]

Je reconnais que la discrimination à l’encontre des Kurdes alévis est toujours un problème généralisé en Turquie et que l’État a répondu aux manifestations politiques et aux menaces perçues contre l’État par la violence, mais je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont démontré qu’ils seraient probablement visés par les autorités gouvernementales et je conclus que la situation personnelle des demandeurs, telle que leurs antécédents en matière d’emploi et la présence de membres de leur famille, peut contribuer à atténuer certaines de ces difficultés.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Les Arsu soutiennent que l’agent [traduction] « n’a pas tenu compte » de leurs difficultés en faisant allusion au fait que d’autres personnes seraient davantage susceptibles d’être ciblées, ou risqueraient davantage d’être victimes de violence et de discrimination fondées sur le sexe. Ce faisant, ils soutiennent que l’agent a adopté à tort une norme du [traduction] « davantage susceptible » selon laquelle ils devaient prouver qu’ils seraient confrontés à des difficultés plus importantes que celles auxquelles sont confrontés les autres, y compris les Kurdes alévis, en Turquie, contrairement aux principes énoncés par la juge Gleason (qui faisait alors partie de la Cour), dans Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129, aux paragraphes 32 à 36; voir aussi Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73, aux paragraphes 19 à 21 et au paragraphe 33.

[16]  Comme le soulignent les Arsu à juste titre, l’enquête pertinente concernant une demande CH ne consiste pas à savoir si les demandeurs subiront un plus grand degré de discrimination que d’autres, ou des difficultés différentes de celles du reste de la population, mais s’ils seraient probablement exposés à des conditions défavorables telles que la discrimination : Kanthasamy, au paragraphe 56; Miyir, au paragraphe 33. Toutefois, je ne crois pas que cela empêche un agent d’évaluer la relation entre les circonstances particulières d’un demandeur et la preuve de la situation générale dans le pays, en ce qui a trait au degré de risque ou à l’étendue du préjudice qu’il pourrait subir. En d’autres termes, si la preuve de la situation dans le pays d’origine fait état d’un éventail de risques ou de difficultés auxquels peuvent être confrontés les ressortissants qui y retournent, il est approprié qu’un agent évalue où se situe le demandeur CH sur cet éventail afin de mener « [l’]analyse sérieuse et individualisée » qui est requise : Kanthasamy, au paragraphe 56, citant Aboubacar c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, au paragraphe 12. Cela peut inclure le fait de souligner que, même si le demandeur CH se situe sur l’éventail des risques de difficultés décrits dans la preuve, il ne se situe pas au sommet de l’échelle.

[17]  Après avoir fait une lecture impartiale de la décision de l’agent, je n’estime pas que l’agent n’a pas tenu compte des difficultés auxquelles les Arsu pourraient être confrontés en Turquie au motif que d’autres personnes sont confrontées à des difficultés plus grandes, ou qu’il a exigé que les demandeurs soient « plus susceptibles » que d’autres personnes d’être confrontés à des difficultés. Je n’interprète pas non plus la décision comme ne tenant pas effectivement compte des difficultés, car elles sont aussi subies par d’autres personnes dans le pays, ce qui a été critiqué dans la décision Diabate. J’estime plutôt que l’agent a évalué l’ampleur et la nature des difficultés auxquelles les Arsu pourraient être confrontés et a accordé [traduction] « un poids important » au risque qu’ils courraient de subir de mauvais traitements tout en reconnaissant qu’ils ne se situent pas au sommet de l’échelle des dangers décrits dans la preuve sur la situation dans le pays. Ce type de poids accordé à la preuve sur la situation dans le pays à la lumière de la situation personnelle d’un demandeur est une partie valable d’une analyse d’une demande CH.

[18]  Les Arsu soutiennent également qu’ils n’étaient pas tenus d’établir qu’ils seraient eux‑mêmes visés personnellement, en raison de leur appartenance à un groupe victime de discrimination : Kanthasamy, aux paragraphes 52 à 56. Bien que je souscrive à cet argument, j’interprète que l’agent, dans sa décision, l’a reconnu et a effectué la bonne analyse. L’agent a indiqué que, bien qu’il ne soit pas convaincu que les Arsu aient déjà été ciblés, il a néanmoins accepté que les Kurdes alévis sont victimes de discrimination et a reconnu que les organisations et manifestations prokurdes ont été ciblées par l’État. Cette analyse, et l’attribution d’un poids important au risque de mauvais traitements qui en découle, sont conformes aux principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy.

(2)  Les conclusions de l’agent reposaient de façon raisonnable sur la preuve

[19]  Les Arsu soutiennent que la preuve concernant la situation dans le pays démontre une forte probabilité qu’ils soient confrontés à d’importantes difficultés en raison de leur profil en tant que Kurdes alévis fiers qui cherchent à se faire entendre. Ils soulignent les éléments de preuve relatifs aux mauvais traitements infligés aux Kurdes, notamment après la tentative de coup d’État de juillet 2016, y compris le ciblage des Kurdes par les autorités, les efforts visant à éradiquer la culture kurde, les arrestations et les emprisonnements sans fondement, le licenciement massif des Kurdes, les forts sentiments antikurdes et l’augmentation de la violence. Ils indiquent que l’agent n’a pas réussi à établir un lien entre cette preuve solide et la situation personnelle des Arsu, et qu’il s’est plutôt appuyé sélectivement sur certaines parties des éléments de preuve pour conclure, en substance, que les choses n’étaient [traduction« pas si mauvaises », ce qui, selon les Arsu, est contredit par la majorité des documents.

[20]  Je ne peux pas souscrire à cette allégation. L’agent a entrepris un examen approfondi des éléments de preuve personnels déposés par les Arsu et de la preuve relative à la situation dans le pays. Il a déterminé que les Arsu n’avaient pas prouvé un certain nombre d’allégations démontrant qu’ils risquaient de subir des difficultés, notamment les allégations selon lesquelles ils avaient été ciblés, détenus ou agressés par la police en raison de leur militantisme politique. Néanmoins, l’agent a examiné la preuve relative à la situation dans le pays, dans la mesure où les Kurdes, les Kurdes alévis en particulier, étaient touchés en Turquie. Comme indiqué plus haut, l’agent a reconnu que les Kurdes alévis étaient victimes de discrimination, que la Turquie avait pris pour cible des organisations et des manifestations prokurdes et qu’elle avait restreint la possibilité d’exprimer des opinions politiques. Par conséquent, l’agent a accordé « un poids important » au risque de mauvais traitements de la part de l’État.

[21]  L’agent a également admis que les Kurdes alévis étaient victimes de discrimination sociale et de violence et que ceci pouvait créer des difficultés. En même temps, l’agent a souligné certains aspects atténuants des éléments de preuve et la situation personnelle des Arsu. Après avoir procédé à cette évaluation des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays, ainsi que des éléments de preuve relatifs à l’établissement des Arsu au Canada, l’agent a examiné collectivement les facteurs CH et a conclu qu’ils ne justifiaient pas l’octroi d’une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[22]  Je ne peux pas interpréter la décision de l’agent comme n’ayant pas tenu compte des éléments de preuve ou comme allant à l’encontre des éléments de preuve. L’agent pouvait se référer à la fois aux éléments de preuve concernant les difficultés et aux aspects de la situation personnelle des Arsu qui pourraient atténuer ces difficultés. Après avoir examiné la preuve relative à la situation dans le pays, je ne peux pas conclure qu’il s’agit d’une situation qui rend inévitable une décision favorable en ce qui concerne les demandes CH. Je ne peux donc pas souscrire à l’avis voulant que la conclusion de l’agent n’est pas étayée par les éléments de preuve ou qu’elle est contraire aux éléments de preuve, et il ne rentre pas dans les attributions de la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve pour parvenir à une conclusion différente : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 60 à 62.

(3)  La conclusion de l’agent selon laquelle des difficultés possibles pourraient être atténuées était raisonnable

[23]  Je rejette pareillement l’argument des Arsu selon lequel la mention de l’atténuation par l’agent était déraisonnable. Les Arsu renvoient aux passages suivants de la décision (dont le deuxième est également reproduit plus haut au paragraphe 14) :

[traduction]

Les demandeurs indiquent qu’ils subiraient une discrimination de la part de la société en général en raison de leur appartenance ethnique et de leur religion, par exemple, ils éprouveraient des difficultés à trouver un emploi. Après avoir examiné les éléments de preuve, j’accepte qu’il y existe une certaine discrimination et une certaine violence dans la société à l’encontre des Kurdes alévis, ce qui pourrait causer des difficultés aux demandeurs; toutefois, je conclus que la situation personnelle des demandeurs peut permettre d’atténuer certaines de ces difficultés. Les demandeurs occupaient des emplois en Turquie [Mme Arsu] a fait des études, et ils ont des membres de leur famille proche en Turquie.

[...]

Je reconnais que la discrimination à l’encontre des Kurdes alévis est toujours un problème généralisé en Turquie et que l’État a répondu aux manifestations politiques et aux menaces perçues contre l’État par la violence, mais je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont démontré qu’ils seraient probablement visés par les autorités gouvernementales et je conclus que la situation personnelle des demandeurs, telle que leurs antécédents en matière d’emploi et la présence de membres de leur famille, peut contribuer à atténuer certaines de ces difficultés.

[Non souligné dans l’original.]

[24]  Le ministre affirme que le premier de ces passages porte sur la capacité des Arsu à obtenir un emploi à leur retour et qu’il était raisonnable de conclure que les emplois occupés par Arsu par le passé et les études qu’ils ont faites seraient utiles à cet égard. Je suis d’accord avec les Arsu pour dire que ce passage n’est pas si limité, étant donné la référence à la discrimination [traduction] « telle que » les difficultés à trouver un emploi et à [traduction] « la discrimination et la violence exercées dans la société à l’encontre des Kurdes alévis ».

[25]  Néanmoins, je ne peux pas souscrire à l’affirmation des Arsu selon laquelle l’allusion de l’agent aux effets atténuants possibles des antécédents en matière d’emploi, des études et du fait qu’ils aient de la famille en Turquie était déraisonnable. Je conviens que les éléments de preuve n’indiquent pas que les études et les antécédents en matière d’emploi atténueraient ou élimineraient complètement toute préoccupation concernant la discrimination. En outre, il serait déraisonnable de conclure que les préoccupations concernant, par exemple, la violence exercée contre les Kurdes alévis, pourraient être ignorées simplement parce que les Arsu ont fait des études, ont occupé des emplois ou ont de la famille au pays. Toutefois, l’agent ne va pas aussi loin dans son analyse. L’agent a seulement fait remarquer que la situation des Arsu [traduction] « peut contribuer à atténuer certaines » des difficultés décrites [non souligné dans l’original]. Dans les circonstances, cette évaluation ne me semble pas déraisonnable.

(4)  Le traitement par l’agent des préoccupations concernant la violence fondée sur le sexe était raisonnable

[26]  Les Arsu soutiennent que l’analyse faite par l’agent du risque de violence fondée sur le sexe était déraisonnable. Ils soutiennent que l’agent a accepté que la police a sexuellement agressé Mme Arsu pour ses activités politiques en Turquie et qu’elle serait à nouveau exposée à ce risque si elle y retournait, mais que, pour [traduction« une raison indiscernable », l’agent n’a pas accepté que cela soit suffisant pour justifier l’exercice positif de son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les demandes CH. Cet argument n’est pas recevable pour deux raisons.

[27]  Premièrement, en fait, l’agent n’a pas accepté que la police a agressé sexuellement Mme Arsu pour ses activités politiques. Au contraire, l’agent a accordé un poids important aux conclusions de la SPR, dont la conclusion selon laquelle même si l’agression sexuelle a eu lieu, rien ne prouvait que les auteurs étaient des policiers.

[28]  Deuxièmement, le raisonnement de l’agent n’était pas [traduction« indiscernable », mais clairement et raisonnablement exposé dans son examen et dans l’évaluation du risque de violence fondé sur le sexe à titre de facteur de l’évaluation des demandes CH. L’agent a reconnu qu’il y avait un risque de violence pour les femmes en Turquie, en particulier lorsque celles‑ci expriment leurs opinions politiques. Cependant, il a conclu que, dans la situation personnelle de Mme Arsu, il ne s’agissait pas d’un [traduction« risque très élevé », puisqu’elle était susceptible de retourner à Istanbul plutôt que dans les zones rurales ou conservatrices où les éléments de preuve indiquaient qu’une telle violence posait particulièrement problème. Le potentiel de tout degré de violence fondée sur le sexe est un facteur important à prendre en considération dans l’évaluation d’une demande CH. L’agent l’a reconnu et a accordé un [traduction] « poids important » dans son analyse globale des facteurs d’ordre humanitaire. Toutefois, comme pour d’autres facteurs ayant trait aux difficultés, l’existence d’un tel risque ne prédétermine pas un résultat particulier quant à une demande CH.

[29]  L’évaluation de l’étendue de ce risque relativement à la situation personnelle de Mme Arsu ne constitue pas non plus une atténuation erronée des difficultés qu’aurait Mme Arsu si on compare sa situation à celle de ceux qui se trouvent en plus mauvaise position. Comme nous l’avons mentionné plus haut, lorsque les éléments de preuve révèlent un éventail de risques ou de difficultés possibles, il convient pour un agent d’évaluer où se situe la situation personnelle du demandeur sur cet éventail. À condition que l’agent, avant de considérer les difficultés comme un facteur, n’exige pas indûment d’un demandeur qu’il démontre qu’il se situe au sommet de l’échelle ou qu’il est plus à risque que d’autres – ce que l’agent n’a pas fait en l’espèce – une telle évaluation n’est pas déraisonnable.

[30]  Les Arsu contestent également la mention de l’agent de la disponibilité en Turquie d’un soutien aux victimes de traumatismes à la suite de violences sexuelles. Ils affirment que la question de savoir si Mme Arsu pourrait demander un tel soutien ou si elle le demanderait est sans pertinence et spéculative, et que la Cour suprême a clairement indiqué dans l’arrêt Kanthasamy que la question pertinente était de savoir s’il y avait eu des répercussions négatives, indépendamment de la possibilité d’obtenir des soins : Kanthasamy, au paragraphe 48. Ils soutiennent que l’approche de l’agent exigerait en fait que Mme Arsu s’expose au risque d’agression sexuelle et demande un soutien par la suite.

[31]  Je ne souscris pas à cette qualification de l’évaluation de l’agent. Les motifs invoqués par l’agent à cet égard ont répondu au témoignage de Mme Arsu selon lequel elle souffrait toujours d’un traumatisme en raison de l’agression sexuelle dont elle avait été victime. L’agent n’a en aucune façon laissé entendre que l’existence de tels services de soutien atténuerait le risque d’agression sexuelle future ni que ces risques futurs pourraient ou devraient être ignorés en raison de l’existence de services de soutien après l’agression.

[32]  Les Arsu n’ont présenté aucun argument explicite ni produit aucun élément de preuve qui indique que le traumatisme causé par l’agression sexuelle subie par Mme Arsu serait exacerbé à son retour en Turquie. Néanmoins, l’agent a conclu à juste titre qu’il s’agissait d’une préoccupation et l’a évaluée dans ce contexte. L’agent a fait remarquer qu’il n’y avait aucune preuve que Mme Arsu recevait au Canada un traitement pour des problèmes psychologiques ou des traumatismes, mais il a admis qu’il serait émotionnellement difficile pour elle de retourner dans le pays où elle a été agressée. Il a conclu que l’existence de services d’appui [traduction« peut aider [Mme Arsu] à retourner en Turquie, bien qu’elle n’élimine pas le traumatisme qu’elle a subi ». En reconnaissant les préoccupations concernant le traumatisme subi par Mme Arsu et en reconnaissant que la disponibilité de services de soutien ne suffirait pas à guérir un tel traumatisme, l’agent a de façon raisonnable évalué la préoccupation, telle qu’elle a été avancée par les Arsu, en tant que l’un des facteurs à prendre en compte dans la décision relative aux demandes CH. Dans le contexte des éléments de preuve et des observations déposées dans les demandes CH, je conclus que cette évaluation ne contredit pas les principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy ou qu’elle est autrement déraisonnable.

B.  Le traitement des éléments de preuve par l’agent était raisonnable

[33]  Les Arsu contestent le traitement par l’agent de la preuve à l’appui ayant trait au risque qu’ils subissent des difficultés en Turquie. Ces éléments de preuve comprenaient une lettre de l’Association turque de défense des droits de la personne, Direction d’Istanbul, au sujet d’une plainte déposée par Mme Arsu; des lettres de membres de la famille et d’un voisin concernant divers aspects du récit et de la situation en Turquie, et des lettres d’amis et d’organismes communautaires au Canada.

[34]  L’agent a examiné ces éléments de preuve supplémentaires en détail. Il a accordé peu de poids à la lettre de l’Association turque de défense des droits de la personne et à certaines parties du témoignage de la mère de Mme Arsu (l’épouse de M. Arsu), en raison de préoccupations au sujet des qualifications du traducteur et de l’absence de copies certifiées conformes des originaux. Les Arsu ne contestent pas ces conclusions. Toutefois, ils affirment que le fait que l’agent ait accordé peu de poids à la preuve à l’appui des événements et de la situation en Turquie était contraire aux principes établis par la Cour en ce qui concerne l’évaluation de ces éléments de preuve.

(1)  L’agent s’est‑il indûment concentré sur ce que les documents ne mentionnaient pas

[35]  Les Arsu soutiennent que l’agent s’est concentré sur ce que les diverses déclarations et lettres à l’appui [traduction« n’ont pas mentionné » plutôt que sur la preuve qu’ils ont fournie. Ils affirment que cela est contraire aux mises en garde formulées par la Cour dans les décisions Mahmud et Arslan selon lesquelles un document corroborant le récit d’un demandeur ne devrait pas être écarté pour la simple raison qu’il ne concorde pas avec tous les aspects du récit : Mahmud c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF), au paragraphe 11; Arslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 252, aux paragraphes 83 et 86 à 88.

[36]  Les Arsu soutiennent que bon nombre de conclusions de l’agent font partie de cette catégorie. À titre d’exemple, ils mentionnent l’arrestation de l’autre fille de M. Arsu, c’est‑à‑dire la sœur de Mme Arsu. Cette dernière a indiqué dans son témoignage que sa sœur avait été emprisonnée, mais que les autorités avaient refusé de divulguer les chefs d’accusation [traduction] « même à son avocat ». Sa mère a écrit une lettre d’appui qui confirmait que la sœur était en prison. Lors de l’évaluation de cette lettre, l’agent a souligné que les Arsu n’avaient produit aucun élément de preuve de l’avocat de la sœur pour corroborer les déclarations concernant son arrestation et les mauvais traitements qu’elle a subis. Les Arsu soutiennent que cela revient à rendre une conclusion défavorable parce que tous les aspects de la preuve n’étaient pas corroborés, ce qui est contraire aux principes énoncés dans les décisions Mahmud et Arslan.

[37]  À mon avis, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de faire allusion au manque de corroboration par des tiers d’un aspect pertinent de leur récit. Selon mon interprétation des décisions Mahmud et d’Arslan, la préoccupation exprimée concerne le rejet des preuves à l’appui ou les conclusions incorrectes concernant la crédibilité parce que ces éléments de preuve ne corroborent pas entièrement le témoignage d’un demandeur. C’est très différent du fait de souligner qu’un demandeur n’a pas fourni de corroboration indépendante quant à une question factuelle clé, en particulier lorsqu’on s’attendrait à ce que cette preuve soit présentée. En l’espèce, l’agent n’a pas rejeté des éléments de preuve à l’appui déposés par l’avocat au motif qu’ils ne traitaient pas de tous les aspects du récit. Il a souligné l’absence de toute preuve à l’appui de la part de l’avocat. Comme le souligne le ministre, la Cour a reconnu qu’il peut être raisonnable d’exiger une corroboration d’une preuve par un témoin qui est un membre de la famille intéressé : Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 27. C’est particulièrement le cas lorsque des conclusions défavorables quant à la crédibilité ont déjà été tirées.

[38]  Les Arsu n’ont fait aucune allusion précise à d’autres exemples qui, selon eux, constituent un appui déraisonnable quant à l’allégation voulant que les éléments de preuve ne fassent pas mention de certains éléments. En tout état de cause, après avoir examiné les éléments de preuve déposés par les Arsu quant à leurs demandes CH et le traitement par l’agent de ces éléments de preuve dans les motifs, je suis convaincu que l’agent n’a pas tiré de conclusions défavorables quant à la crédibilité en s’appuyant sur ce que les éléments de preuve ne mentionnaient pas plutôt que ce qu’ils mentionnaient.

(2)  L’agent a tiré des conclusions raisonnables en ce qui concerne le poids à accorder aux éléments de preuve

[39]  Enfin, et dans le même ordre d’idées, les Arsu soutiennent que l’agent a accordé peu de poids aux éléments de preuve qui n’étaient pas selon lui probants et s’est servi de ce [traduction] « prétexte » pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité sans réellement tirer une telle conclusion. Les Arsu soutiennent que ce type de conclusions voilées quant à la crédibilité va à l’encontre des observations du juge Ahmed dans la décision Oranye selon lesquelles « [l]es juges des faits doivent avoir le courage de trouver les faits » et qu’ils « ne peuvent pas dissimuler l’authenticité des conclusions, simplement en jugeant les preuves comme étant de “faible valeur probante” » : Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, au paragraphe 27; Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au paragraphe 20.

[40]  À titre d’exemple de ce type d’erreur, les Arsu font mention du traitement par l’agent d’un document qui serait une plainte déposée par la mère auprès du Bureau du procureur public d’Istanbul. Le document mentionne l’arrestation de la fille et contient une plainte officielle selon laquelle la mère a été harcelée par des individus s’identifiant comme des policiers. L’agent responsable des demandes CH a fait référence à ce document et a souligné l’absence de réponse ou de confirmation de la part du Bureau du procureur public comme quoi il avait reçu cette plainte. Les Arsu soutiennent que l’agent n’a pas indiqué s’il avait conclu que le document n’était pas authentique, ou que son contenu était faux, et qu’il avait effectivement rendu une conclusion voilée quant à la crédibilité.

[41]  La façon dont l’agent a traité le document n’était pas déraisonnable. L’observation de l’agent au sujet du document de plainte faisait partie de l’examen de quatre documents déposés par des membres de la famille Arsu. L’agent a souligné que ces membres de la famille sont intéressés en ce qui concerne l’issue des demandes et a constaté que leurs lettres n’étaient pas, en soi, des éléments de preuve objectifs permettant d’étayer les déclarations des demandeurs selon lesquelles ils étaient visés par l’État. Ainsi, une interprétation équitable des motifs de l’agent est qu’il a considéré le document de plainte de la mère comme une preuve insuffisante compte tenu de l’absence de corroboration du Bureau du procureur public par une réponse ou une confirmation. Comme indiqué plus haut, le juge Zinn, aux paragraphes 26 et 27 de la décision Ferguson, a reconnu qu’un décideur ne devait pas nécessairement tirer une conclusion de crédibilité lorsque la preuve ne se voit accorder que peu de poids, qu’elle soit crédible ou non :

Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[42]  L’évaluation du document de plainte par l’agent fait partie de la deuxième catégorie décrite par le juge Zinn : preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans l’affaire. Dans un tel cas, l’agent n’a pas besoin d’évaluer la crédibilité pour conclure que la preuve est insuffisante.

[43]  L’autre exemple donné par les Arsu fait partie de la première catégorie décrite par le juge Zinn. Un voisin des Arsu a fourni une lettre indiquant qu’ils avaient vu la police harceler la mère, y compris un incident où des policiers sont venus chez elle et sont entrés pour effectuer une perquisition et ont découvert que la mère n’était pas là. L’agent a accordé [traduction] « un certain poids » à cette lettre, mais a souligné qu’elle donne peu de détails sur la façon dont l’auteur savait que la police harcelait la mère, ou sur les raisons pour lesquelles la police était à la maison. Une fois de plus, je ne considère pas qu’il s’agisse d’une conclusion défavorable voilée inappropriée quant à la crédibilité. Au contraire, l’agent semble avoir accepté la preuve du voisin, en lui accordant un certain poids, tout en soulignant ses limites, y compris la portée de la connaissance du témoin lui‑même, et la distinction entre ce qu’elle corrobore ou ne corrobore pas.

IV.  Conclusion

[44]  Je ne suis pas convaincu que l’agent ait été déraisonnable, que ce soit dans son examen des risques et des difficultés auxquels les Arsu seraient confrontés s’ils devaient retourner en Turquie, ou dans le traitement des éléments de preuve à l’appui présentés par les Arsu. Au contraire, l’agent a fait une évaluation efficace et raisonnée de la situation personnelle et nationale et a soupesé les divers facteurs pour déterminer si l’on devrait prendre des mesures discrétionnaires pour motifs d’ordre humanitaire. La décision était justifiée, transparente et intelligible.

[45]  Les demandes de contrôle judiciaire sont par conséquent rejetées. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

[46]  Enfin, par souci d’uniformité, conformément au paragraphe 4(1) de la LIPR et au paragraphe 5(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, l’intitulé est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑6315‑18 et IMM‑6317‑18

LA COUR DÉCLARE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. L’intitulé est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM‑6315‑18 ET IMM‑6317‑18

 

INTITULÉ :

ELIF ARSU ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 13 mai 2020

 

COMPARUTIONS :

Swathi Visalakshi Sekhar

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats Swathi Sekhar

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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