Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20051024

Dossier : IMM-10426-04

Référence : 2005 CF 1433

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE Snider

ENTRE :

MOSHIUR AHMMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

        défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Le demandeur, Moshiur Ahmmed, est un citoyen du Bangladesh dont la demande de statut de réfugié au sens de la Convention repose sur son allégation qu'il craint d'être persécuté du fait de ses opinions politiques. Le demandeur appartenait à la Ligue Awami (la Ligue), un parti opposé au gouvernement de coalition, et travaillait comme journaliste.

[2]         Dans une décision datée du 12 novembre 2004, une formation de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a établi que le demandeur n'était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La Commission a accepté la prétention selon laquelle le père du demandeur avait pris part à la libération du Bangladesh et appuyé la Ligue. Toutefois, compte tenu du manque de preuves corroborantes et de plusieurs doutes quant à la crédibilité du demandeur, la Commission n'était pas convaincue qu'il possédait un profil politique susceptible d'intéresser ses prétendus persécuteurs.

[3]         Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

Les questions en litige

[4]         Les questions en litige dans la présente instance de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en refusant d'admettre en preuve certains documents?

  1. Si la Commission a erré, cette erreur est-elle de nature à forcer l'annulation de la décision?

Question n0 1 : La Commission a-t-elle commis une erreur en refusant d'admettre en preuve certains documents?

[5]         Deux questions distinctes quant à la recevabilité de documents ont été soulevées au début de l'audience de la Commission. La première question concerne un ensemble de documents déposés deux jours avant l'audience (les documents en retard). L'autre question a trait à des documents (les documents manquants) que le demandeur croyait avoir remis. Peu après le début de l'audience, on s'est rendu compte après l'admission en preuve et l'examen des documents en retard par la Commission qu'elle n'avait pas reçu les documents manquants, au nombre desquels figuraient deux lettres traitant directement du profil politique du demandeur. L'avocat du demandeur a demandé l'admission en preuve de ces documents. La Commission a répondu à cette demande en ces termes :

[traduction]

Je ne vais pas les [les documents] admettre en preuve pour le moment. Je vais poser ces questions au demandeur et s'il est fait mention de ces documents, nous verrons s'ils apportent des éclaircissements sur son profil politique.

[6]         À la fin de l'audience, le conseil a évoqué de nouveau les documents, notamment l'une des deux lettres qui faisait état des activités exercées par le demandeur pour le compte de la Ligue de même que pendant la campagne électorale. Il a demandé à la Commission de revenir sur sa décision d'exclure cette lettre. La Commission a refusé :

            [traduction]

Je crois avoir déjà décidé de ne pas admettre en preuve d'autres documents, et ma décision est ferme parce qu'à mon avis, le demandeur a eu amplement le temps de présenter ses documents.

[...]

J'ai accepté les documents présentés le 31 août 2004, et je me suis montré très [...] je me suis montré raisonnable en les acceptant, j'ignore combien de pages il y a, mais certains articles sont datés du 22 août. Je comprends. J'ai également accepté des photographies dont vous disposiez, Monsieur, de même qu'une lettre dont vous disposiez depuis 2003. J'estime posséder un pouvoir discrétionnaire et je l'ai exercé pour accepter ces documents. Mais il y a des limites et je me suis montré très raisonnable. J'ai pris note de votre objection; cependant, ma décision est ferme.

[7]         Les articles 29 et 30 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228 (les Règles), régissent l'admissibilité de documents lors d'une audience de la Commission. Les dispositions pertinentes des Règles sont les suivantes :

29(1) Pour utiliser un document à l'audience, la partie en transmet une copie à l'autre partie, le cas échéant, et deux copies à la Section, sauf si les présentes règles exigent un nombre différent de copies.

29(1) If a party wants to use a document at a hearing, the party must provide one copy to any other party and two copies to the Division, unless these Rules require a different number of copies.

29(4) Tout document transmis selon la présente règle doit être reçu par son destinataire au plus tard :

29(4) Documents provided under this rule must be received by the Division or a party, as the case may be, no later than

a) soit vingt jours avant l'audience;

(a) 20 days before the hearing; or

b) soit, dans le cas où il s'agit d'un document transmis en réponse à un document reçu de l'autre partie ou de la Section, cinq jours avant l'audience.

(b) five days before the hearing if the document is provided to respond to another document provided by a party or the Division.

30. La partie qui ne transmet pas un document selon la règle 29 ne peut utiliser celui-ci à l'audience, sauf autorisation de la Section. Pour décider si elle autorise l'utilisation du document à l'audience, la Section prend en considération tout élément pertinent. Elle examine notamment :

30. A party who does not provide a document as required by rule 29 may not use the document at the hearing unless allowed by the Division. In deciding whether to allow its use, the Division must consider any relevant factors, including

a) la pertinence et la valeur probante du document;

(a) the document's relevance and probative value;

b) toute preuve nouvelle qu'il apporte;

(b) any new evidence it brings to the hearing; and

c) si la partie aurait pu, en faisant des efforts raisonnables, le transmettre selon la règle 29.

(c) whether the party, with reasonable effort, could have provided the document as required by rule 29.

[Non souligné dans l'original.]

[Underlining added.]

[8]         En résumé, l'esprit des Règles prévoit que des documents en retard peuvent être déposés avec l'autorisation de la Commission, laquelle doit prendre en considération les facteurs énumérés à l'article 30 des Règles au moment de décider d'admettre en preuve ou non les documents. L'article 30 accorde à la Commission un large pouvoir discrétionnaire pour décider d'admettre ou d'exclure des éléments de preuve produits en retard. Si l'on tient pour acquis que la Commission avait à l'esprit les facteurs énoncés ci-dessus, la Cour ne doit pas s'immiscer à la légère dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[9]         Il est clair, d'après la transcription de l'audience, que la Commission a tenu compte de tous les facteurs énumérés à l'article 30 relativement aux documents en retard. Mais il n'en va pas de même pour l'examen par la Commission de la question de l'admissibilité des documents manquants. Dans ses prétentions orales, le défendeur admet que les deux lettres figurant au nombre des documents manquants traitent du profil politique du demandeur, une question qui a joué un rôle prépondérant dans le refus par la Commission de la demande de ce dernier. Autrement dit, la pertinence de ces documents particuliers est reconnue. Malgré cela, ni la transcription de l'audience ni les motifs à l'appui de la décision ne fournissent des éléments de preuve établissant que la Commission a pris en considération les facteurs pertinents, y compris la pertinence et la valeur probante des deux lettres en question. Par conséquent, je conclus que la Commission a omis d'exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 30 et qu'elle a commis ainsi une erreur.

[10]       En outre, la pertinence des lettres est évidente. La Commission semble avoir accepté que le demandeur ait entretenu des rapports d'ordre politique avec la Ligue, tout particulièrement par l'entremise de son père. La décision est motivée, semble-t-il, par le degré de l'engagement politique du demandeur plutôt que par l'existence de cet engagement. Les lettres sont particulièrement importantes dans ce contexte. Il s'ensuit que les lettres ne peuvaient être exclues qu'à l'issue d'un examen attentif des facteurs pertinents.

[11]       Comme je l'ai déjà dit, la Commission a tenu compte des facteurs énoncés à l'article 30 au moment de statuer sur l'admission en preuve des documents en retard. Selon le défendeur, cela démontre que la Commission a appliqué le critère approprié à l'égard des documents en retard et des documents manquants. Je ne saurais être d'accord. La Commission a examiné séparément les deux ensembles de documents à l'audience. La demande visant à faire admettre en preuve les documents en retard a été présentée et examinée au tout début de l'audience; les motifs de la décision de la Commission établissent qu'elle a pris en considération tous les facteurs énumérés à l'article 30 qui étaient pertinents. Le fait que les documents manquants ne figuraient pas, pour quelque raison que ce soit, au nombre des renseignements dont disposait la Commission n'a été mis à jour que plus tard au cours de l'audience. Après avoir constaté que ces documents n'avaient pas été versés au dossier, le conseil du demandeur a présenté une demande distincte en vue de les faire admettre en preuve. Comme en font foi les passages précités de la transcription de l'audience, la Commission a examiné la demande et a rendu une décision. Je ne puis conclure à la prise en compte des facteurs énumérés à l'article 30 et, à mon avis, il m'est impossible de supposer qu'ils l'ont été pour la seule raison qu'ils l'avaient été dans une décision tout à fait distincte.

Question n0 2 : Si la Commission a erré, cette erreur est-elle de nature à forcer l'annulation de la décision?

[12]       La question qui découle de la conclusion portant sur la première question en litige est de savoir s'il convient d'annuler la décision en l'espèce. Le défendeur fait valoir qu'étant donné les nombreux doutes de la Commission quant à la crédibilité du demandeur, il ne convient pas d'annuler la décision. Je ne saurais être d'accord en l'espèce.

[13]       Dans certains cas, il ne sert à rien de renvoyer l'affaire à un décisionnaire, parce que son issue est « inéluctable » en dépit de la correction de l'erreur (voir, par exemple, Yassine c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. n0 949 (C.A.F.), au paragraphe 9). En l'espèce, toutefois, je ne puis que conjecturer les facteurs qui militent contre l'admission en preuve des lettres, de même que la valeur probante que leur attribuerait la Commission dans l'éventualité où elles seraient admises. Compte tenu de la pertinence des lettres pour la demande, il m'est impossible de conclure que l'issue de l'affaire est « inéluctable » (Yushchuk c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. n0 1324 (C.F.) (QL), au paragraphe 29).

Conclusion

[14]       En conclusion, la Commission a commis une erreur en n'exerçant pas le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 30 des Règles. En l'espèce, il y a lieu de renvoyer l'affaire à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire. Comme ni l'une ni l'autre des parties ne m'a demandé de certifier une question de portée générale, aucune ne sera certifiée.   

ORDONNANCE

            LA COUR :

            1. Ordonne que la demande soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire;

2.       Ne certifie aucune aucune question de portée générale.

« Judith A. Snider »

JUGE

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-10426-04

INTITULÉ :                                                                MOSHIUR AHMMED

                                                                                    c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 17 OCTOBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                                LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS ET

DE L'ORDONNANCE :                                            LE 24 OCTOBRE 2005

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                                                              POUR LE DEMANDEUR

Matina Karvellas                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane                                                               POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.