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Date : 19980916

Dossier : T-1713-95

ENTRE :

                                                  PFIZER CANADA INC. et

                                                 PFIZER CORPORATION,

                                                                                                                     demanderesses,

                                                                    - et -

                                                      NU-PHARM INC. et

       LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

                                                                                                                             défendeurs.

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE JOYAL

[1]         Les demanderesses, Pfizer Canada Inc. et Pfizer Corporation, sollicitent, conformément au paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement), une ordonnance interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer un avis de conformité à la défenderesse Nu-Pharm Inc. relativement à des comprimés et à des gélules de fluconazole jusqu'à l'expiration des lettres patentes délivrées au Canada portant le numéro 1,181,076 (le brevet 076).

[2]         Pfizer Corporation est titulaire du brevet 076 et Pfizer Canada Inc. est titulaire d'une licence relativement à ce brevet. Le brevet en cause faisait partie de quatre listes de brevets soumises par Pfizer Canada Inc. conformément au paragraphe 4(1) du Règlement.

[3]         Dans le cadre de la procédure visant à commercialiser sa propre version du fluconazole au Canada, la défenderesse, qui est un fabricant de médicaments génériques, a présenté au ministre une demande d'avis de conformité dans laquelle elle allègue qu'elle ne contreferait pas le brevet 076 des demanderesses en fabriquant, en construisant, en exploitant ou en vendant des comprimés ou des gélules de fluconazole. Un avis de cette allégation a été donné aux demanderesses dans une lettre datée du 23 juin 1995 qui indiquait que le fluconazole qui sera commercialisé par Nu-Pharm serait fabriqué grâce à un procédé qui ne contrefait pas le brevet 076. Le procédé mentionné par la défenderesse est celui utilisé par son fournisseur, Apotex Inc. (le procédé Apotex).

[4]         Il est bien établi que, pour qu'elle puisse accorder une ordonnance d'interdiction, la Cour doit conclure que le breveté a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations de la seconde personne ne sont pas fondées. Pour déterminer la nature du fardeau qui incombe aux demanderesses, il est important de se rappeler que la procédure engagée aux termes du paragraphe 6(2) n'est pas une action en contrefaçon ordinaire. Il s'agit plutôt d'une procédure sommaire destinée à permettre au titulaire d'un brevet de protéger ses droits de brevet lorsque les allégations d'absence de contrefaçon et de nullité du fabricant du produit générique sont dénuées de fondement. En conséquence, si le titulaire d'un brevet ne peut pas démontrer que les allégations d'un fabricant générique sont dénuées de fondement, la demande d'interdiction devrait être rejetée et la question tranchée à l'aide de mesures plus conventionnelles.

I.           QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

[5]         Avant de passer aux points cruciaux de l'affaire, il convient d'examiner d'abord trois questions préliminaires.

[6]         Premièrement, les demanderesses soutiennent que l'allégation d'absence de contrefaçon de la défenderesse est nulle pour le motif que le procédé Apotex en cause ne figure pas dans la présentation de drogue nouvelle (PDN) de la défenderesse à la date de signification de l'avis d'allégation de la défenderesse. Elles soutiennent qu'en vertu du Règlement, la PDN, l'avis d'allégation et l'exposé détaillé des faits à l'origine de l'allégation sont [TRADUCTION] « inextricablement liés » et ne peuvent être modifiés. Les demanderesses s'appuient à cet égard sur la décision Hoffman-LaRoche Ltd. c. M.N.H.W. (1996), 70 C.P.R. (3d) 206 (CAF).

[7]         Deuxièmement, les demanderesses soutiennent qu'étant donné que le procédé Apotex ne figure pas dans la PDN de la défenderesse, toute allégation que son procédé ne constitue pas une contrefaçon est dénuée de fondement.

[8]         Troisièmement, les demanderesses font valoir que la défenderesse ne s'est jamais conformée au paragraphe 5(3) du Règlement et n'a jamais fourni un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde, même une fois que l'ordonnance préventive assurant la confidentialité a été rendue.

[9]         La défenderesse soutient pour sa part qu'un avis d'allégation n'introduit pas une procédure judiciaire et n'a pas une importance juridique indépendante; il ne sert qu'à définir et à circonscrire l'étendue de l'enquête pouvant avoir lieu lorsqu'un breveté enclenche une procédure d'interdiction.

[10]       La défenderesse affirme en outre qu'une PDN, contrairement à un avis d'allégation, ne fait pas partie du dossier de la cour dans des procédures visant à obtenir une ordonnance d'interdiction, mais est simplement soumise au ministre afin de mettre en branle le processus administratif requis par le Règlement. Quoi qu'il en soit, une PDN n'est pas pertinente dans une procédure d'interdiction s'appuyant sur le bien-fondé des allégations en cause. Il n'est nullement question de PDN aux paragraphes 6(1) et 6(2) du Règlement qui exigent simplement que le breveté démontre qu'une allégation n'est pas fondée.

[11]       La défenderesse fait en outre valoir que la seule disposition qui, dans le Règlement, contient une exigence relativement à la PDN est l'article 5 qui prévoit que la défenderesse doit y inclure les allégations énoncées aux sous-alinéas 5(1)b)(ii) à (iv).

[12]       J'estime qu'il est assez difficile d'aborder de façon pratique ces questions préliminaires soulevées par les défenderesses. J'ai devant moi le dossier de la requête des demanderesses qui contient environ 1 345 pages pleines ainsi qu'un mémoire d'environ 55 pages pleines. De plus, il est question dans le dossier de la Cour d'environ vingt interventions judiciaires au cours des trois ans qui se sont écoulés depuis le dépôt de la requête visant à obtenir l'ordonnance d'interdiction jusqu'au 22 juin 1998, date à laquelle a commencé l'audience sur la requête qui a duré quatre jours. La seule conclusion que je peux tirer aux fins des contestations de brevets pharmaceutiques est que l'expression « procédure sommaire » est peut-être devenue un oxymoron.

[13]       Je ne veux pas par ces remarques critiquer les avocats qui, dans leurs arguments, ont fait preuve d'une inventivité qui pourrait peut-être bien remplir les conditions requises pour être protégée par un brevet. En conséquence, jusqu'à maintenant tous les coins et recoins du Règlement ont fait l'objet du processus de judiciarisation. Il faut souvent rappeler à la Cour que l'avis de conformité délivré aux termes du Règlement n'empêche nullement le breveté d'engager une action pour contrefaçon. Néanmoins, le processus accusatoire créé par le Règlement semble parfois trop libéral et excessif.

[14]       Quoi qu'il en soit, je devrais conclure que les questions préliminaires soulevées par les demanderesses ne sont guère solides. Je note tout d'abord d'office que les avocats des parties ont déjà croisé le fer sur la question du brevet afférent au fluconazole dans deux affaires antérieures, savoir :

1.Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al. (1998), 77 CPR (3d) 547, où le juge Richard (tel était alors son titre) a rendu une décision favorable au breveté et a statué que le prétendu procédé « acétate » invoqué par Apotex Inc. contrefaisait le brevet 076 du breveté;

            2.Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al. (1998), 78 CPR (3d) 3, dans lequel le juge Reed a rendu une décision favorable à la défenderesse Apotex Inc., concluant que l'allégation de non contrefaçon dans l'exploitation du procédé oléfine n'avait pas été réfutée et, par conséquent, a rejeté la requête des requérantes.

[15]       Je dois conclure que les questions opposant les parties devant moi sont devenues assez familières. Le dossier de la Cour renferme la preuve de nombreuses mesures tactiques, mais rien ne me permet de conclure que des avocats bien informés et s'exprimant avec facilité ne savaient pas ce qui se passait. Il n'y a, à mon avis, rien qui empêchait les demanderesses de s'occuper pleinement de leur affaire. Le dossier des demanderesses qui comporte six volumes et des plaidoiries ayant duré quatre jours attestent assez bien ce fait.

[16]       De toute façon, quelles que soient les lacunes originales dans la procédure, c'est en juin 1996 que la défenderesse a modifié sa PDN pour y exposer un « autre » procédé, appelé le procédé « oléfine » , comme source de fluconazole que la défenderesse obtiendrait d'Apotex, c'est-à-dire le même procédé qui, selon le juge Reed, ne constitue pas une contrefaçon. L'équité de ce processus pourrait trouver appui dans la décision Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al., T-2389-94, dans laquelle mis en présence des mêmes parties et de la même drogue (fluconazole), le juge Wetston a conclu que le Règlement n'exige pas qu'un demandeur fasse la preuve que les procédés exposés dans la PDN et dans l'avis d'allégation sont les mêmes, et en outre, que suivant la décision Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (1994), 55 CPR (3d) 302 (C.F. 1re inst.), la procédure sommaire que prévoit le Règlement empêche la communication des documents.

[17]       Pour terminer, je devrais conclure que les questions préliminaires soulevées par les demanderesses ne sont guère fondées. En ce qui me concerne, même si les nombreuses contestations accessoires l'ont rendue plus complexe, la procédure n'offre aucune preuve qu'il y a eu illégalité, violation des règles, ou que les demanderesses ont fait l'objet d'une injustice de la part de la défenderesse, et il n'y a aucune raison valable pour laquelle la question dont j'ai été saisi ne devrait pas être tranchée au fond.

[18]       Je dois néanmoins examiner un arrêt récent de la Cour suprême du Canada daté du 9 juillet 1998, Apotex Inc. c. Merck Frosst Canada Inc. et al. (dossier no 25419). Dans cet arrêt, le juge Iacobucci, s'exprimant au nom de la Cour, a statué que la date pertinente pour évaluer une allégation d'absence de contrefaçon dans l'avis d'allégation est la date de l'audience. Le juge a refusé de retenir l'argument suivant lequel l'allégation doit être fondée à une date antérieure ou le ministre peut accorder un avis de conformité le 46e jour si une demande n'a pas été présentée. Il a reconnu que le Règlement n'oblige pas le ministre à délivrer un avis de conformité à une date donnée. Le Règlement empêche simplement le ministre de délivrer un tel avis tant qu'il n'a pas été satisfait aux exigences qu'il comporte.

[19]       Dans les observations écrites qu'elles ont soumises après le prononcé de la décision dont il est question ci-dessus, les demanderesses ont fait valoir avec vigueur que la décision devrait s'appliquer à elles, que l'avis d'allégation devrait être radié et qu'une ordonnance d'interdiction devrait être prononcée.

[20]       Je ne suis pas convaincu que l'arrêt de la Cour suprême aille aussi loin. Il me semble que c'est le bien-fondé d'une allégation qui doit être tranché à la date de l'audience. La Cour suprême n'a pas statué que l'auteur d'une demande d'avis de conformité doit remplir, à la date de l'audience, toutes les conditions prévues par les règlements. Le ministre n'est pas tenu de délivrer un avis de conformité, quelle que soit la décision du tribunal à l'égard de la demande du breveté. À mon humble avis, le Règlement doit faire l'objet d'une interprétation fondée sur son but, et pour toute décision sur une question donnée, il convient de respecter son contexte et de tenir compte des nombreuses décisions déjà existantes sur cette question.

[21]       Dans une remarque plus générale, le juge Iacobucci a dit à la page 51 de l'arrêt Novopharm Ltd c. Eli Lilly and Company et autre (dossier no 25402) une décision également datée du 9 juillet 1998 :

... j'estime qu'il ne conviendrait pas que notre Cour accorde le redressement demandé étant donné la nature des présentes procédures. Comme le juge McGillis l'a fait observer à juste titre, le contrôle judiciaire sommaire auquel donne lieu une demande d'ordonnance d'interdiction fondée sur le Règlement dépend énormément des faits de l'espèce et est généralement considéré comme ne liant que les parties au litige.

Dans Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 CPR (3d) 302 (C.A.F.), aux pp. 319 et 320, le juge Hugessen a fait la remarque suivante, à laquelle je souscris :

... Cette procédure est après tout engagée par le breveté pour demander une interdiction contre le ministre; puisqu'elle revêt la forme d'un recours sommaire en contrôle judiciaire, il est impossible de concevoir qu'elle puisse donner lieu à une demande reconventionnelle de la part de l'intimé en vue de pareil jugement déclaratoire. L'invalidité de brevet, tout comme la contrefaçon de brevet, n'est pas une question relevant d'une procédure de ce genre.

Cette remarque a été renforcée plus récemment par le juge Strayer dans l'arrêt David Bull Laboratories [(Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588], à la p. 600 :

Si, en prenant ce Règlement, le gouverneur en conseil avait eu l'intention de prévoir le prononcé d'une décision définitive sur la validité et la contrefaçon d'un brevet, qui lierait toutes les parties privées et empêcherait tout litige ultérieur visant les mêmes questions, il l'aurait sûrement exprimée. Le tribunal n'est pas disposé à accepter l'hypothèse voulant que les brevetés et les sociétés génériques soient forcés de faire valoir leurs droits privés uniquement au moyen de la procédure sommaire de demande de contrôle judiciaire. Étant donné que le Règlement dispose que les questions qui peuvent être tranchées à cette étape seront examinées dans le cadre d'une telle procédure, il est donc assez clair que ces questions sont obligatoirement de nature limitée ou préliminaire. Si l'instruction complète des questions de validité et de contrefaçon est nécessaire, on peut procéder de la façon habituelle en intentant une action.

[22]       Sont également pertinents à cette question les commentaires qu'a fait très récemment mon collègue le juge Wetston dans l'affaire T-2152-97, dont le jugement est daté du 22 juillet 1998, lorsqu'il a été appelé à se prononcer sur un renvoi fait conformément au paragraphe 18(3)(1) de la Loi sur la Cour fédérale et mettant en cause Merck Frosst Canada Inc. et Apotex Inc. Le juge a été invité à se prononcer sur la question de savoir « si en droit [le ministre] est, du fait de l'al. 7(1)b) du Règlement, empêché de délivrer à Apotex un AC [avis de conformité] pour les nouvelles revendications en l'absence de nouvelle signification d'un AA [avis d'allégation] à Merck, la première personne à l'égard de laquelle une demande de brevet a été présentée » . Approuvant le pouvoir du ministre à cet égard, le juge Wetston a dit au paragraphe 21 :

À mon avis, la décision que j'ai rendue dans le dossier T-1273-97 traite précisément de la question soulevée dans le présent renvoi. La Cour d'appel a conclu que le Règlement sur les AC a pour objet de veiller à ce qu'il ne puisse y avoir délivrance d'un AC sans qu'un titulaire de brevet ait la possibilité de défendre son brevet : Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1997), 153 D.L.R. (4th) 68, aux p. 78 et 79. Dans la présente affaire, il est clair que Merck a reçu avis de l'allégation d'Apotex suivant laquelle aucune revendication touchant l'utilisation dans les brevets de Merck ne serait contrefaite par, notamment, l'utilisation de l'Apo-lovastatine.

[23]       Au paragraphe 23, le juge Wetston a ajouté ce qui suit :

Comme je l'ai dit dans la décision que j'ai rendue dans le dossier T-1273-97, le processus d'examen des PDN est totalement distinct de la procédure de demande d'ordonnance d'interdiction prévue à l'article 6 du Règlement sur les AC. C'est l'avis d'allégation, et non la PDN ou le SPADN, qui sous-tend cette dernière procédure sous le régime du Règlement sur les AC. Il est vrai que l'allégation doit être jointe à la PDN ou au SPADN, mais sa validité relativement à la revendication concernant le médicament lui-même ou à la revendication concernant l'utilisation du médicament n'a besoin d'être liée qu'à la méthode de fabrication ou, selon le cas, à l'utilisation proposée pour le médicament décrit dans la PDN avant la délivrance de l'AC : Smithkline Beecham-Pharma Inc. c. Le ministre de la Santé et du Bien-être social et al. (T-2528-96, 24 novembre 1997, C.F. 1re inst.).

[24]       Enfin, le juge Wetston a fait la remarque suivante au paragraphe 24 :

Récemment, la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] J.C.S. No 58 (Q.L.), a approuvé l'interprétation du Règlement sur les AC adoptée dans la décision Smithkline Beecham, précitée. Même si les questions dont était saisie la Cour suprême étaient différentes de la question soulevée dans le présent renvoi, le juge Iacobucci n'a pas néanmoins souligné, au nom de la Cour, que la décision Smithkline Beecham, précitée, représente un énoncé correct du droit relativement à l'opportunité d'un avis d'allégation.

[25]       Je devrais, par conséquent, conclure que l'affaire dont j'ai été saisi ne peut pas et, de toute façon, ne devrait pas être tranchée sur la base de motifs interlocutoires ou techniques, mais que, pour en respecter l'esprit, il faudrait trancher celle-ci, en fonction du bien-fondé des allégations qui, comme je l'ai fait remarquer auparavant, a fait l'objet d'une analyse minutieuse par les parties.

II.         CONTREFAÇON

[26]       Passons maintenant à la principale question dont la Cour a été saisie, savoir si les demanderesses ont prouvé, comme il le leur incombait, que l'allégation de la défenderesse n'est pas fondée.

[27]       Pour déterminer si le procédé Apotex contrefait le brevet 076, il faut tout d'abord interpréter ce dernier. L'interprétation des revendications contenues dans un brevet est faite en fonction du but. En d'autres termes, il convient d'examiner le texte des revendications et l'état de la technique au moment du dépôt de la demande de brevet pour déterminer l'intention de l'inventeur. Une fois que cela est fait, le procédé qui constituerait une contrefaçon doit être examiné pour déterminer s'il est visé par les revendications du brevet telles qu'elles ont été interprétées.

            a) Le brevet 076

[28]       Le brevet 076 se rapporte à [TRADUCTION] « un nouveau dérivé du bis-triazole constituant un agent antifongique utile dans le traitement des infections fongiques chez les animaux, notamment chez l'homme » . Ce dérivé s'appelle le fluconazole.

[29]       Le nom chimique du fluconazole est 2-(2,4-difluorophényl)-1,3-bis(1H-1,2,4-triazole-1-yl)-propan-2-ol. Sa structure comprend quatre groupements différents : un groupement alkyle central à 3 carbones, deux groupements triazole situés à chaque extrémité du groupement alkyle, ainsi qu'un groupement hydroxyle et un groupement difluorophényle liés au carbone central.

[30]       Voici la formule développée du fluconazole :

[31]       Le brevet 076 renferme onze revendications qui sont toutes liées à la revendication 1. La revendication 1 divulgue les étapes finales d'un procédé de préparation du fluconazole par trois voies différentes. On trouvera ces trois voies dans le diagramme présenté à la page 20 du jugement Reed :


[32]       La première voie, appelée « Procédé 1a » , renvoie à la revendication 1(a) du brevet. Le composé de départ dans cette réaction est un époxyde répondant à la formule II[1]. Ce composé est constitué d'un groupement alkyle comprenant déjà le groupement difluorophényle et l'un des groupements triazole fixés aux carbones appropriés. L'oxygène nécessaire au groupement hydroxyle est également présent, mais sous la forme d'époxyde. Un « époxyde » est un composé chimique renfermant un atome d'oxygène fixé à deux atomes de carbone liés l'un à l'autre.

[33]       Pour obtenir le fluconazole, on produit le deuxième groupement triazole en ouvrant le cycle époxyde et en transformant l'oxygène en groupement hydroxyle.

[34]       La seconde voie est décrite dans la revendication 1(b). Elle commence avec le composé répondant à la formule IV[2]. Dans ce composé, le groupement alkyle comprend déjà le groupement hydroxyle et le groupement difluorophényle fixés aux carbones appropriés. Il porte également deux « groupements Q » , des groupements facilement substituables (groupements partants), sur chaque carbone terminal. La première réaction qui se produit lorsqu'on fait réagir ce composé avec le triazole est la formation du cycle époxyde. C'est cet époxyde, le composé V, qui réagit avec le premier triazole équivalent. Cette réaction donne un composé comportant encore un groupement Q partant. Ce groupement Q réagit également en formant un cycle époxyde et donne le composé II. L'ouverture de ce deuxième cycle époxyde donne le fluconazole.

[35]       Enfin, le procédé décrit dans la revendication 1(c) débute avec le composé répondant à la formule V et emprunte le même mécanisme, les deux triazoles étant produits par l'ouverture d'un cycle époxyde.

[36]       La revendication 1(c) décrit la réaction du composé répondant à la formule V avec le triazole. Le composé répondant à la formule V est constitué d'un groupement alkyle possédant un groupement difluorophényle fixé au carbone approprié et l'oxygène requis pour la formation du groupement alcool sous la forme d'un époxyde. Les deux groupements partants (précisés comme étant un atome d'halogène) sont substitués par les deux molécules de triazole requises pour former le fluconazole.

[37]       Pour ce qui est des autres revendications, les revendications 2 à 5 précisent la nature de certains des réactifs intervenant dans le procédé décrit dans la revendication 1. Il est également important de signaler que les revendications 10 et 11 sont des revendications portant sur le fluconazole obtenu par un procédé répondant aux revendications 1, 2 ou 3 ou par un équivalent chimique manifeste (revendication 10) ou obtenu par un procédé répondant aux revendications 6, 7 ou 8 ou par un équivalent chimique manifeste (revendication 11).

[38]       Quel est l'élément essentiel du brevet 076? Les demanderesses allèguent que c'est le fluconazole et ses propriétés. Elles invoquent à l'appui de cette allégation la décision Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al. (1998), 77 CPR (3d) 547. Examinant le brevet 076, le juge Richard (tel était alors son titre) a estimé que l'élément essentiel était le produit lui-même. Les procédés, selon lui, ont été inclus pour satisfaire aux exigences du paragraphe 41(1) de l'ancienne Loi sur les brevets qui régissait les brevets au moment de la délivrance du brevet 076. Le paragraphe 41(1) n'autorisait pas les revendications sur un produit en soi, à moins qu'elles soient présentées dans le cadre d'un procédé.

[39]       Un argument similaire a été avancé devant le juge Reed dans l'affaire Pfizer Canada Inc. et al. c. Apotex Inc. et al. (1998), 78 CPR (3d) 3. Même si elle respectait l'avis de son collègue, le juge Reed n'était pas très enthousiaste au sujet de celui-ci. Elle a préféré conclure que l'élément essentiel du brevet était l'ouverture du cycle époxyde pour ajouter les triazoles.


[40]       Je devrais à première vue respecter les deux avis exprimés sur le même brevet. Il est évident pour moi qu'en ce qui concerne l'avis du juge Richard, l'élément essentiel du brevet 076 est le produit appelé fluconazole, en ce sens que c'est le produit lui-même qui bénéficie de la protection du brevet. Je dois néanmoins souligner que ces revendications se limitent, en vertu de la loi, aux procédés divulgués ou aux équivalents chimiques manifestes.

[41]       L'avis exprimé par le juge Reed mérite la même attention puisqu'il concorde tout à fait avec la loi.

[42]       De toute façon, je dois statuer que, dans leurs conclusions, mes deux collègues se sont fondés sur la question de l'équivalence, le juge Richard concluant que l'ACIC ou l'acétone dont il était question devant lui était un équivalent chimique manifeste et très connu du groupe époxyde dans le brevet 076, et le juge Reed concluant que le procédé Apotex ou procédé oléfine n'était pas un équivalent chimique manifeste, les étapes individuelles décrites concernant les actions et les fonctions étant différentes de celles que l'on trouve dans le brevet 076.


            b)Le procédé Apotex ou procédé de synthèse (oléfinique) du fluconazole

[43]       On peut présenter en parallèle la voie figurant dans le procédé Apotex et la voie figurant dans la revendication 7 du brevet 076, soit les procédés 1(a), 1(b) et 1(c) :




[44]       La préparation des oléfines (composés 4 et 5) dans cette voie a été mise au point par ACIC (Canada) Inc. et fait partie des lettres patentes canadiennes numéro 2,106,032 (le brevet 032).

[45]       La preuve de la défenderesse repose sur l'allégation que l'une des réactions clés dans le procédé Apotex est la réaction de déplacement nucléophile allylique qui permet d'obtenir les composés 4 et 5 (les oléfines). Cela permet l'introduction de deux groupements triazole dans la structure.

[46]       Selon George Olah, un témoin expert, la nouveauté du procédé Apotex a trait à la production des oléfines et à leur hydratation subséquente, puis à l'introduction du groupement 2-hydroxyle dans la dernière étape du procédé (voir le dossier des demanderesses, vol. III, onglet 32, p. 365).

[47]       M. Olah dit également ce qui suit, à la p. 366 :

[TRADUCTION] L'hydratation de l'oléfine bistriazolée est difficile, car dans les conditions habituelles d'hydratation, les réactions secondaires prédominent. Après des recherches poussées sur de nombreuses méthodes possibles, les chercheurs d'Apotex ont découvert une solution adéquate faisant appel à l'époxydation réductrice. La préparation d'un époxyde à partir de l'oléfine :

(1)est une façon de transformer la double liaison de l'oléfine en une fonction oxyde et

(2)facilite la réduction subséquente en alcool, le produit final, c'est-à-dire le fluconazole.

[48]       Dans son témoignage M. Tam, directeur de la recherche-développement de la Fine Chemicals Division d'Apotex et l'une des personnes qui ont mis au point le procédé oléfinique, dit à la p. 89 du dossier des demanderesses (vol. II., onglet 17) :

[TRADUCTION] L'une des réactions clés dans le procédé d'Apotex est la réaction de déplacement nucléophile allylique qui permet d'obtenir les composés 4 et 5. Elle permet l'introduction des deux groupements triazole [2] dans la structure [4] + [1] ...

[49]       La voie suivie par la défenderesse utiliserait de nouveaux procédés et de nouveaux intermédiaires qui sont en fait visés par le brevet 032 d'ACIC et par une demande de brevet déposée au nom d'Apotex Inc. Les composés 4 et 5, qui sont présumés au centre de ces procédés, sont inclus dans le brevet 032. Les étapes finales du procédé mis au point par Apotex sont déclarées nouvelles et font l'objet de sa propre demande de brevet.

[50]       D'une façon plus schématique, en prenant soin de noter la nomenclature abrégée utilisée, voici les étapes du procédé Apotex :

1)réaction du 1,3-difluorobenzène pour donner le composé de l'étape 2;

2)2 = 2,4-difluorocumine, à laquelle on ajoute

+ groupement propyle

+ groupement difluorophényle = trois bromations pour donner le composé de l'étape 3;

3)réaction du composé 3 dans un solvant organique non aqueux; puis substitution des carbone 1 et 3 du triazole et élimination du bromure d'hydrogène = composés des étapes 4 et 5 (mélange d'oléfines);

4) et 5)mélange d'oléfines = 1,3-bistriazole +isomères géométriques - isomères séparés, dont l'un est transformé en époxyde;

6)à l'époxyde, on ajoute un composé peroxy =

7)le fluconazole.

c)Le point en litige

[51]       D'après les descriptions qui ont été données, il m'apparaît que la Cour a devant elle deux procédés différents. L'ouverture du cycle époxyde pour ajouter le triazole et obtenir finalement le fluconazole par la formation du groupement hydroxyle n'apparaît pas dans le procédé Apotex. Toutefois, l'analyse pour déterminer s'il y a contrefaçon ne se termine pas là. Les revendications 10 et 11 du brevet 076 ainsi que l'article 41 de l'ancienne Loi sur les brevets (supra) augmentent la portée du brevet. La protection du brevet s'étend ainsi à des « équivalents chimiques manifestes » . Il me faut donc déterminer si le procédé de la défenderesse est un équivalent chimique manifeste de celui des demanderesses.

[52]       La question de l'équivalence chimique a longuement été débattue devant moi au cours d'une audience qui a duré quatre jours. Les parties ont produit de nombreux éléments de preuve hautement techniques et fort complexes. Les demanderesses ont déposé les affidavits d'experts de MM. Crawfort et Fallis, et la défenderesse a déposé ceux de MM. McClelland, Tam et Olah.

[53]       Je n'ai pas l'intention de répéter ici tout ce qui a été dit au cours de ces quatre jours d'audience, ni de passer en revue tous les éléments de preuve. Il suffit de dire, comme cela est souvent le cas, que la preuve et les positions des parties sont diamétralement opposées. Selon les demanderesses, les étapes du procédé Apotex sont l'équivalent fonctionnel de celles divulguées dans le brevet 076, après réagencement. La défenderesse soutient que les composés utilisés dans les différents procédés ne fonctionnent pas de la même manière sur le plan chimique. En réponse, les demanderesses font valoir que l'interprétation de la défenderesse est trop mécanique et met l'accent sur des détails.

[54]       J'ai déjà mentionné une décision antérieure de la Cour où la même question de l'équivalence a été débattue. Il s'agit de la décision du juge Reed dans l'affaire Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., précitée[3], dans laquelle les mêmes demanderesses qu'en l'espèce ont sollicité une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex relativement au médicament fluconazole, qui devait être fabriqué à l'aide du procédé en cause dans la présente affaire, c'est-à-dire le procédé Apotex. Le juge Reed a rejeté la demande, concluant qu'il n'y avait pas équivalence chimique. Six motifs ont été fournis.

[55]       Premièrement, les composés initiaux agiraient d'une façon différente chimiquement. Deuxièmement, les triazoles sont fixés différemment. Dans le brevet Pfizer, la fixation des triazoles consiste en une ouverture nucléophile du cycle allylique tandis que dans le procédé Apotex, la fixation correspond à un déplacement nucléophile allylique. Troisièmement, le fait qu'un triazole est tout d'abord ajouté et qu'un autre est ajouté dans les deux procédés ne suffit pas pour prouver l'équivalence chimique. Quatrièmement, la fixation du triazole mène directement à la formation de la molécule de fluconazole dans le brevet Pfizer, ce qui n'est pas le cas dans le procédé Apotex. Cinquièmement, la fonction de l'époxyde dans le brevet Pfizer est très différente que celle qui intervient dans le processus Apotex. Dans le brevet 076, l'époxyde fournit la réactivité pour l'addition du triazole. Dans le procédé Apotex, il est utilisé par un processus en deux étapes pour convertir une double liaison en groupe hydroxyle et ce, après les fixations de triazoles. Sixièmement, le procédé Apotex ne peut être décrit comme un simple réordonnancement des étapes du procédé Pfizer. Si on devait le décrire ainsi, on pourrait masquer une différence chimique.

[56]       Cette décision a été portée en appel.

[57]       La défenderesse me presse d'accorder beaucoup de poids à la décision de mon collègue. Même si je ne suis pas lié par celle-ci, j'estime qu'il n'y a aucun motif qui justifierait que je m'écarte de ses conclusions. Après avoir examiné attentivement la preuve, je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le procédé Apotex n'est pas un équivalent chimique (et certainement pas un équivalent chimique manifeste) des procédés décrits dans le brevet Pfizer.

[58]       Outre les motifs allégués par le juge Reed, avec lesquels je suis d'accord, j'ajouterais simplement que même si le résultat final est le même, les procédés fonctionnent d'une façon complètement différente. De façon générale, les composés initiaux sont différents; ils sont utilisés pour produire des intermédiaires différents; et les étapes suivies pour produire les intermédiaires sont différentes et ont des fonctions différentes.

III.        CONCLUSION

[59]       Pour les motifs énoncés ci-dessus, je dois conclure que les demanderesses ne se sont pas acquittées du fardeau qui leur incombait d'établir suivant la prépondérance des probabilités que les allégations de la défenderesse ne sont pas fondées. La demande est donc rejetée.

[60]       Il reste à trancher la question des dépens et celle de l'application continue de l'ordonnance de confidentialité datée du 14 mars 1996. Je laisse aux avocats la tâche de s'entendre sur ces points ou de m'en parler. Dans l'intervalle, les présents motifs sont rendus sous réserve de l'ordonnance de confidentialité et je reste saisi de l'affaire.

                                                                                                                         L-Marcel Joyal         

                                                                                                                        Juge

OTTAWA (Ontario)

16 octobre 1998

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                      SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                                 T-1713-95

INTITULÉ DE LA CAUSE : PFIZER CANADA INC. et PFIZER                                                   CORPORATION

                                                            c.

                                                            NU-PHARM INC. et

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET                                                      DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

                                                                       

LIEU DE L'AUDIENCE :        OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :       22 JUIN 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE JOYAL EN DATE DU 16 OCTOBRE 1998

ONT COMPARU :

DAVID WATSON

ANTHONY G. CREBER

JENNIFER WILKIE                POUR LES DEMANDERESSES

DAVID SCRIMGER

IVOR M. HUGHES                              POUR LA DÉFENDERESSE

HARRY S. RADOMSKI                      NU-PHARM INC. ET AL.

FREDERICK B. WOYIWADA           POUR LE DÉFENDEUR

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE                                                           ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

GOWLING, STRATHY & HENDERSON

OTTAWA (ONTARIO)                       POUR LES DEMANDERESSES

GOODMAN, PHILLIPS & VINEBERG

TORONTO (ONTARIO)                     POUR LA DÉFENDERESSE

                                                            NU-PHARM INC. ET AL.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

OTTAWA (ONTARIO)                       POUR LE DÉFENDEUR

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE                                                           ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL



     [1]Le composé répondant à la formule II est obtenu par des procédés décrits dans les revendications 6 et 7 du brevet 076. La réaction divulguée dans la revendication 7 conduit à la formation d'une cétone répondant à la formule III. Cette cétone est alors transformée en un époxyde répondant à la formule II par un procédé décrit dans la revendication 6.

     [2]Le composé répondant à la formule IV est obtenu par un procédé décrit dans la revendication 8. La revendication 9 limite la nature du groupement Q dans la revendication 8 au chlore ou au brome.

[3]La décision du juge Richard dans l'affaire Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. concerne aussi le brevet 076. Toutefois, le procédé qui était censé constituer une contrefaçon n'était pas le procédé Apotex (ou procédé oléfinique) défini aux présentes, mais le procédé ACIC ou « procédé acétate » .

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