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Date : 20040326

Dossier : IMM-5310-02

Référence : 2004 CF 466

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

ENTRE :

                                                            IBRAHIM AYKUT et

NILUFER AYKUT

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                M. et Mme Aykut (les demandeurs) sont citoyens de la Turquie. M. Aykut est d'origine kurde et il prétend être une personne qui craint avec raison d'être persécutée du fait de son origine. En tant que journaliste et membre du Mazlumder, un important organisme de défense des droits de la personne en Turquie, il prétend en outre qu'il craint d'être persécuté du fait de ses opinions politiques. Finalement, il prétend être un objecteur de conscience qui refuse de servir dans l'armée turque en raison des atrocités commises contre les Kurdes dans le sud-est de la Turquie.


[2]                Mme Aykut fonde sa demande sur le fait qu'elle est de sexe féminin et sur sa religion. Elle prétend qu'elle a été renvoyée de l'université où elle étudiait et qu'on l'a empêchée de finir ses études de médecine parce qu'elle portait son foulard islamique. Elle affirme en outre qu'elle a participé à des manifestations publiques contre la loi interdisant le port du foulard islamique dans les édifices publics, qu'elle a été arrêtée et accusée par la police et qu'elle risque maintenant quatre années d'emprisonnement en raison des opinions politiques qui lui sont imputées. Elle fonde finalement sa demande sur celle de son époux.

[3]                La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté les demandes présentées par les demandeurs suivant les articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le 24 septembre 2002. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision à cet égard.

[4]                M. Aykut prétend que la Commission a rejeté sa demande présentée suivant l'article 97 sans avoir traité de la preuve documentaire se rapportant au traitement subi par des journalistes et des défenseurs des droits de la personne dans la même situation que la sienne comme Metin Goktepe et Akin Birdal.


[5]                Mme Aykut affirme que : (i) la Commission a mal interprété la preuve documentaire, (ii) a commis une erreur lorsqu'elle a déclaré que la loi turque interdisant le port du foulard islamique dans des endroits publics était une loi d'application générale et (iii) a également commis une erreur lorsqu'elle a conclu que cette interdiction était analogue à l'interdiction de la récitation du Notre Père dans certains établissements publics au Canada. Ces erreurs ont amené la Commission à tirer une conclusion erronée selon laquelle les restrictions imposées par cette loi turque n'équivalent pas à de la persécution.

ANALYSE

a)         La demande de M. Aykut

[6]                La Commission a rejeté la demande présentée par M. Aykut (le demandeur) suivant l'article 96 de la Loi principalement en raison d' « une absence marquée de crainte subjective » . La décision rendue à l'égard de la demande présentée suivant cet article n'a pas été contestée.

[7]                M. Aykut n'a pas contesté non plus la décision par laquelle la Commission a rejeté sa demande selon laquelle il est une personne à protéger en raison de son origine ou du fait qu'il est un objecteur de conscience qui craint de plus d'être tué par des membres de l'armée en raison de ses articles sur les questions des droits de la personne.

[8]                Le demandeur conteste la décision par laquelle la Commission a rejeté sa demande selon laquelle il est une personne à protéger en tant que journaliste qui assure la couverture des questions des droits de la personne et en tant que défenseur des droits de la personne.


[9]                À cet égard, la Commission a mentionné que le demandeur n'avait jamais été détenu ou torturé, qu' « [il n'avait] fait état d'aucune occurrence où ses articles ou autres publications auraient été censurés, interdits ou où il aurait perdu son emploi au journal; d'ailleurs, le journal existe toujours selon les dires du demandeur » .

[10]            La Commission n'a pas jugé dignes de foi le témoignage du demandeur selon lequel les policiers l'avaient suivi et avaient mis son téléphone sur écoute et sa déclaration selon laquelle un ami de son père avait dit à ce dernier que son fils était en danger. À cet égard, la Commission, avant de la rejeter, a correctement examiné l'explication fournie par M. Aykut quant aux raisons pour lesquelles il n'avait pas mentionné ce fait dans son Formulaire sur les renseignements personnels. La Commission conclut, « selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a pu poursuivre sa carrière, à titre de journaliste et de membre d'un groupe de défense des droits de la personne pendant plusieurs années sans ingérence aucune de l'État, ce qui donne à croire qu'il ne suscitait aucun intérêt de la part des autorités » .


[11]            M. Aykut prétend qu'il y avait des éléments de preuve documentaire pertinents et dignes de foi (par exemple aux pages 140, 252 à 258, 272 et 273 du dossier de la Commission) qui établissaient qu'au moins un autre journaliste qui assurait la couverture des questions des droits de la personne, qui avait travaillé pendant plusieurs années sans ingérence de la part de l'État ou sans que rien ne donne à penser qu'il suscitait un intérêt de la part des autorités, avait néanmoins un jour été torturé et tué simplement en raison de son travail. Selon le demandeur, ces éléments de preuve démontrent que la même chose est arrivée à un défenseur des droits de la personne. Il affirme qu'il a témoigné (aux pages 555 et 556 du dossier de la Commission) que cette situation était l'une des raisons pour lesquelles il estimait avoir la qualité de personne à protéger suivant l'article 97 de la Loi.

[12]            Je partage l'opinion du demandeur selon laquelle ces éléments de preuve documentaire sont des éléments importants dont il fallait tenir compte. La Commission pouvait décider de ne pas accorder beaucoup d'importance à ces éléments de preuve ou même de les écarter si elle jugeait que les victimes n'étaient dans une situation similaire à celle du demandeur, mais, peu importe son opinion à cet égard, elle avait l'obligation d'expliquer de quelle façon elle avait traité ces éléments de preuve.

[13]            Il n'y a simplement aucune indication dans la décision que ces éléments de preuve ont même été examinés et, dans les circonstances, cela constitue une erreur susceptible de contrôle.


[14]            Cela ne veut pas dire que ces éléments de preuve seront par eux-mêmes suffisants pour établir que M. Aykut est une personne à protéger lorsque sa demande sera examinée à nouveau. C'est précisément ce que le tribunal différemment constitué aura à apprécier en tenant compte de toutes les considérations pertinentes, y compris le dossier de la Turquie en matière des droits de la personne (décision Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1540 (1re inst.)). Le fait que j'annule la décision de la Commission à l'égard de cet aspect particulier de la demande de M. Aykut ne devrait pas être interprété comme une opinion sur cette question.

[15]            En outre, comme je l'ai mentionné, la demande de M. Aykut présentée suivant l'article 96 et suivant l'article 97 de la Loi, fondée sur son origine et sur son refus de servir dans l'armée turque, a été correctement tranchée par la Commission et n'a pas à être examinée à nouveau.

b)         La demande de Mme Aykut

[16]            Les prétentions de Mme Aykut (la demanderesse) à l'égard de l'utilisation sélective de la preuve, de l'interprétation erronée de la décision de la Commission européenne des droits de l'homme, de l'utilisation d'une analogie inappropriée (le Notre Père) et de l'application erronée du concept d'une loi d'application générale, se rapportent toutes à une question principale, à savoir : La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a conclu que les mesures prises contre les femmes qui portent le foulard islamique en Turquie n'équivalent pas à de la persécution?

[17]            Comme M. le juge Martineau dans la décision Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 429, [2003] A.C.F. no 586 (QL) (1re inst.), je suis d'avis qu'il s'agit d'une question mixte de fait et de droit pour laquelle la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable simpliciter.

[18]            Cela signifie que la Cour n'annulera la décision de la Commission que si « aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé [...] » (arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] A.C.S. no 17, au paragraphe 55 (QL)). Par conséquent, il est clair que la Cour n'a pas à substituer sa décision à celle de la Commission.

[19]            En lisant la décision de la Commission dans son ensemble, il appert qu'elle a conclu que : (i) la Constitution de la Turquie garantit la liberté de religion et la non-discrimination fondée sur la religion ou les croyances dans la mesure où il n'y a pas d'atteinte au principe de laïcité, un principe fondamental pour l'État turc; (ii) la Cour constitutionnelle turque a statué que le port de foulards islamiques ou de turbans, sur les campus, montrant l'appartenance religieuse, est contraire au principe selon lequel toutes les croyances sont égales devant la loi et que toute forme de tenue vestimentaire considérée ou perçue comme religieuse est incompatible avec la laïcité; (iii) la question du port du foulard islamique est par conséquent analogue à l'interdiction de la récitation du Notre Père dans certains établissements publics au Canada qui a été prononcée afin de protéger les droits des minorités religieuses. La loi turque vise également à prévenir la politisation des questions religieuses en protégeant les droits des musulmans qui n'interprètent pas le Coran de la même façon que d'autres le font, faisant ainsi que les restrictions n'équivalent pas à de la persécution.

[20]            Dans sa décision, la Commission renvoie à trois documents principaux. Elle renvoie premièrement à un rapport du Département d'État américain intitulé Turkey Country Report on Human Rights Practices for 2000, deuxièmement à un rapport intérimaire de l'Assemblée générale des Nations Unies à l'égard de l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction préparé par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme et, troisièmement, à la décision de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans l'Affaire Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres c. Turquie, datée du 31 juillet 2001. Mme Aykut prétend que la Commission a mal interprété ces deux derniers documents.

[21]            Je partage l'opinion de la demanderesse selon laquelle la question soumise à la Cour européenne des Droits de l'Homme était très différente de celle soumise à la Commission. Si la Commission s'était appuyée sur cette décision pour trancher la demande qui lui était soumise, elle aurait effectivement commis une erreur. Mais ce n'est pas ce que la Commission a fait. La Commission a clairement déclaré que la question soumise à la Cour européenne était la question de la dissolution du Parti islamique Refah et que l'affaire n'était qu'[TRADUCTION] « en partie pertinente » . Les extraits cités étaient des extraits qui confirmaient la position de la Cour constitutionnelle turque selon laquelle le port du foulard islamique dans les écoles publiques et dans les locaux d'administrations publiques allait à l'encontre du principe de laïcité inscrit dans la Constitution et l'opinion de la cour selon laquelle le fait pour quelqu'un de manifester ainsi sa religion équivalait à faire pression sur des personnes qui ne suivaient pas cette pratique et créait de la discrimination fondée sur la religion et les croyances.


[22]            La Commission a en outre renvoyé à la partie de la décision dans laquelle la Cour européenne résume les principes généraux à l'égard de l'application de la Convention européenne des Droits de l'Homme. Elle met particulièrement l'accent sur la déclaration selon laquelle la liberté de manifester une religion peut être limitée dans certaines circonstances.

[23]            L'utilisation par la Commission de ces extraits de la décision de la Cour européenne, qui confirmaient dans une certaine mesure d'autres extraits cités du rapport du Département d'État américain et du rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies, n'était pas déraisonnable.

[24]            Je ne partage par conséquent pas l'opinion de la demanderesse selon laquelle la Commission a démontré une mauvaise compréhension fondamentale de sa demande lorsqu'elle a appliqué des décisions prononcées qui se rapportaient à la tentative d'un parti politique d'imposer une religion aux individus.


[25]            À l'égard du rapport intérimaire du Rapporteur spécial, la Commission énonce clairement que ce rapport est un rapport approfondi et qu'il traite des groupes religieux majoritaires et minoritaires et que la partie du rapport qu'elle utilise n'est que celle intitulée « Aspects juridiques de la liberté de religion et de conviction » . Rien n'indique que la Commission ait tenu pour acquis que cette partie du rapport reflétait les idées personnelles du Rapporteur ou qu'elle ait tenté de la décrire ainsi. Encore une fois, la Commission s'est limitée aux parties du rapport qui traitent des garanties constitutionnelles à l'égard de la liberté de religion et de conviction et de la non-discrimination fondée sur la religion et les croyances, du principe de laïcité et de la position de la Cour constitutionnelle turque selon laquelle le port du foulard islamique ou du turban ou de toute forme de tenue vestimentaire considérée ou perçue comme religieuse est incompatible avec la laïcité.

[26]            La Cour a examiné en détail ce rapport qui traite de questions plus larges que celle soumise à la Commission, y compris, parmi d'autres questions, celles touchant les droits des communautés non musulmanes et de la minorité arménienne, l'éducation religieuse en Turquie, la mention de la religion sur les cartes d'identité et la pratique de la religion durant le service militaire. Il résume en outre l'opinion des divers experts non gouvernementaux sur la façon selon laquelle la laïcité est presque devenue une religion d'État. Il confirme que, de façon générale, de nombreux interlocuteurs déplorent le fait que l'islam fasse l'objet « d'une exploitation politique par l'ensemble des acteurs de la vie politique, qu'il s'agisse des gouvernements ou des partis politiques dont notamment le Fazilet [...]. Cette situation paradoxale démontre, selon de nombreux experts, que la Turquie n'a pas su créer, à ce jour, une véritable laïcité dans ses sphères idéologiques et d'action » . Mais aucune de ces questions n'était directement pertinente à la demande de Mme Aykut et aucune n'affecte la validité de la décision.

[27]            Dans ses conclusions et recommandations, le Rapporteur spécial énonce ce qui suit au paragraphe 124 :


Concernant la législation et relativement spécialement à la législation constitutionnelle, le Rapporteur spécial note, avec satisfaction, que cette dernière garantit, de manière absolue, la liberté de religion et de conviction, et protège ses manifestations (à savoir en particulier la liberté de culte) tout en prévoyant certaines limitations (art. 14).

[28]            La demanderesse s'appuie particulièrement sur le passage qui suit ce paragraphe :

125.         Certaines de ces limitations constitutionnelles comportent certaines expressions vagues susceptibles de permettre des interprétations très larges et donc potentiellement des pouvoirs d'intervention étendue de l'État et conséquemment des restrictions exorbitantes à la liberté de religion et de conviction.

[Non souligné dans l'original.]

[29]            Cependant, le Rapporteur spécial ne dit pas qu'une telle déclaration s'applique aux restrictions imposées à l'égard du port du voile ou du foulard islamique. En fait, le rapport énonce ce qui suit :

127. En ce qui concerne les rapports État-religion, la Constitution a consacré le principe de laïcité. La Cour constitutionnelle turque a interprété cette laïcité en vertu du principe de neutralité selon lequel, d'une part, la religion est une affaire personnelle et, d'autre part, toute manifestation de cette religion ne peut faire l'objet de restrictions de la part de l'État que dans des conditions précises, à savoir la protection de l'ordre public, de la sécurité et de l'intérêt publics, ceci conformément à la jurisprudence de la Commission des droits de l'homme.

[...]

130. Le Rapporteur spécial estime, à cet égard, primordial que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle turque sur la laïcité soit clairement et pleinement traduite dans la politique de l'État dans le domaine religieux, ceci afin de prévenir toute interférence contraire aux limitations prévues par le droit international.

131. Une telle démarche permettrait, notamment sur la question du port du voile dit islamique, d'asseoir, en se fondant sur le droit, les préoccupations légitimes des autorités quant à l'exploitation politique du religieux tout en permettant la libre expression vestimentaire dans les limites légitimes prévues à cet effet.


[30]            Il semblerait donc que le Rapporteur spécial, comme la Commission, estimait que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle turque fournit un fondement solide à la politique de l'État sur ces questions.

[31]            La Cour doit par conséquent rejeter la prétention de Mme Aykut selon laquelle la Commission a mal interprété cette preuve et a omis de prendre en compte la preuve documentaire contraire à sa conclusion. La Commission n'était pas tenue de faire des commentaires précis sur chaque partie de ce rapport, y compris le passage précédemment cité au paragraphe 28.

[32]            Je partage l'opinion de la demanderesse selon laquelle l'analogie utilisée par la Commission (l'interdiction de la récitation du Notre Père) est loin d'être parfaite. Je ne peux toutefois pas partager l'opinion selon laquelle il était déraisonnable de comparer ces deux situations ou selon laquelle cette comparaison constituait une erreur susceptible de contrôle justifiant l'annulation de la décision.

[33]            Comme l'a mentionné Mme Aykut, une des raisons de l'interdiction de la récitation du Notre Père dans les écoles était que cela créait de la pression par l'entourage à laquelle les enfants sont particulièrement sensibles. Il s'agissait d'une situation dans laquelle la liberté de religion individuelle pouvait être limitée parce que sa manifestation offensait des gens ou entrait en conflit avec leur droit de manifester leurs propres croyances et opinions.

[34]            Évidemment, dans le cas de la récitation du Notre Père la religion de la majorité était imposée à la minorité. Il était plus facile d'établir que cela avait un impact sur la minorité.

[35]            Contrairement à ce que Mme Aykut prétend, je n'interprète pas la décision de la Commission comme disant que Mme Aykut essayait, elle-même, d'imposer sa religion à d'autres gens, mais simplement que le port de foulards islamiques ou d'autres indices religieux pourrait avoir cet effet en raison de la pression que cela imposait aux autres, et ce, même si Mme Aykut n'avait aucun programme politique et qu'elle voulait simplement suivre sa propre conscience. L'élément de preuve cité par la Commission appuie cette opinion. Par exemple, à la page 15 de sa décision la Commission cite ce qui suit du rapport du Département d'État américain :

[TRADUCTION]

Le Conseil d'État (Danistay) a établi en 1999 que les universités sont des établissements publics et que, à ce titre, il leur incombe de protéger les principes fondamentaux de l'État, notamment la laïcité. Pour rendre sa décision, le Danistay a fait fond sur l'interprétation qu'il donne à un arrêt de la CEDH [Cour européenne des droits de l'Homme] favorable à la Turquie, selon lequel les étudiants sont tenus d'observer le code vestimentaire universitaire, et le port du voile est susceptible de créer des pressions sur les autres étudiants. [Non souligné dans l'original.]


[36]            Finalement, Mme Aykut affirme que la conclusion du tribunal selon laquelle « l'interdiction du port du voile, dans certaines situations précises, relève d'une loi d'application générale » et celle selon laquelle « pareille restriction n'entraîne pas l'incapacité de pratiquer sa religion et n'équivaut pas, de façon cumulative, à de la persécution » sont logiquement indéfendables. Selon la demanderesse, ces conclusions sont tirées parce que la loi vise seulement les femmes musulmanes sunnites et parce que son application entraîne effectivement une oppression excessive pour ces femmes lorsque, par exemple, on leur refuse des traitements médicaux dans les hôpitaux.

[37]            La demanderesse demande en outre à la Cour de déclarer de façon générale que la loi turque qui empêche le port du foulard islamique dans certaines situations équivaut à de la persécution parce qu'il y a des décisions contradictoires qui ont été rendues par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié sur cette question. Je ne peux pas faire une telle déclaration parce que le présent contrôle judiciaire est un contrôle d'une décision particulière rendue sur le fondement de la preuve contenue au dossier. Comme cela a été expliqué auparavant, la Cour doit déterminer si, compte tenu de la preuve, la décision est raisonnable et non si elle est la bonne décision.

[38]            Les principes de droit applicables pour trancher la question de savoir si une restriction particulière ou un ensemble de restrictions imposées par la loi équivaut à de la persécution sont connus (voir les arrêts Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (C.A.), [1993] 2 C.F. 314 (QL), Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (C.A.), [1993] 3 C.F. 540 (QL), et Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593 (QL)).

[39]            La Commission était clairement au courant de ces principes. Elle a expressément mentionné l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Zolfagharkhani, précité.

[40]            Comme mon collègue M. le juge Harrington dans la décision Kaya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 38 (QL), aux paragraphes 16 à 19, je suis d'avis que les décisions citées par la demanderesse au soutien de sa conclusion, comme la décision Fathi-Rad c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. no 506 (1re inst.) (QL), et la décision Namitabar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 42 (QL), sont différentes quant aux faits et que l'examen et l'appréciation des lois étrangères devraient être faits selon leur contexte social (voir la décision Kaya, précitée, au paragraphe 13). À l'égard du contexte, par exemple, la réponse à la question de savoir si le port du foulard islamique crée véritablement de la pression sur les autres étudiants dans une classe canadienne peut être très différente de ce qu'elle serait à l'égard de l'impact qu'aurait le port du foulard islamique dans une classe en Turquie.

[41]            En outre, la Cour n'est pas convaincue que la demanderesse a effectivement établi que la loi turque vise seulement les femmes musulmanes sunnites ou qu'en dépit de son libellé plus large, elle ne s'applique en fait qu'à ces femmes. Le texte de la loi et les directives qui en découlent n'ont pas été soumis en preuve à la Commission, mais il appert de divers documents au dossier que la loi s'applique à toutes les formes de tenue vestimentaire religieuse ou de marques, y compris les barbes, les capes, les turbans, les fez, les casquettes, les voiles et les foulards islamiques. Rien ne démontre que la loi n'est pas appliquée conformément à ses dispositions. En fait, il existe des éléments de preuve qui démontrent, à l'égard des cartes de santé ou des cartes universitaires, que l'exigence prévoyant des photographies montrant le visage en entier des gens est vraiment appliquée aux hommes portant une barbe.


[42]            À l'égard du résultat disproportionné comme l'impossibilité d'obtenir des soins urgents dans un hôpital public, il y a peu de preuve au dossier à l'exception des articles qui touchent le décès de Mme Bircan, une patiente âgée de 71 ans souffrant du cancer qui est décédée parce qu'on lui a refusé des soins médicaux urgents parce que sa carte de santé n'était pas réglementaire, notamment parce qu'elle portait un foulard islamique sur la photographie apparaissant sur la carte. Le délai de traitement d'une nouvelle photographie a été fatal. Il s'agit évidemment d'un événement incroyablement malheureux et il appert qu'on a demandé au gouvernement turc d'ouvrir une enquête afin d'établir comment cela avait pu se produire. Il n'y a pas de preuve que ce résultat était le résultat visé par la directive apparemment adoptée pour refréner la fraude et qui exigeait que la photographie des personnes qui ont droit à des soins de santé gratuits soit prise sans que rien ne couvre leur tête ou visage, que ce soit une barbe, un voile ou un foulard islamique. Il est vrai que la Commission n'explique pas en détail les raisons pour lesquelles elle n'estimait pas que les restrictions imposées, prises de façon cumulative, n'équivalent pas à de la persécution. Cependant, il faut prendre en compte le fait que la Commission avait déjà conclu que Mme Aykut, comme son mari, n'avait pas de crainte subjective et que la Commission avait examiné divers documents et traité dans une certaine mesure du fondement objectif de sa demande. Il n'était pas nécessaire d'expliquer plus à fond le fondement objectif de sa demande présentée suivant l'article 96.


[43]            Je ne suis pas convaincue que cette conclusion dans le contexte particulier de la présente demande était déraisonnable. De toute façon, comme je viens de le mentionner, compte tenu de la conclusion de la Commission à l'égard de l'absence de crainte subjective de Mme Aykut, une erreur sur ce point ne serait pas déterminante parce que Mme Aykut devait démontrer non seulement qu'il y avait un fondement objectif à sa demande, mais également qu'elle avait vraiment une crainte subjective de persécution.

[44]            À cet égard, il semble qu'elle ait été forcée de quitter l'université en 1998. Elle a été arrêtée et accusée d'avoir enfreint la loi interdisant les manifestations publiques tenues sans permis en décembre 1999. Il y a eu trois audiences à l'égard de sa cause à la cour en mars, juillet et septembre 2000. Elle n'a toutefois quitté le pays qu'en mai 2001.

[45]            Elle a témoigné qu'elle avait en fait décidé de quitter le pays en février 2001. Lorsqu'on a insisté pour qu'elle explique les raisons pour lesquelles elle avait finalement pris cette décision, elle a dit que la situation avait empiré. Entre février et mai 2001, elle était occupée aux préparatifs de son mariage, à la vente de leur voiture et à l'obtention d'un visa. Comme son époux, elle est partie vers les États-Unis où elle est restée quelques jours chez des amis avant de venir au Canada.

[46]            Par conséquent, le tribunal a conclu que « le temps écoulé avant de quitter le pays et l'omission de demander l'asile à la première occasion font ressortir l'absence de crainte subjective des demandeurs » . Cette conclusion n'a pas été contestée.

[47]            Comme je l'ai mentionné au début de mes motifs, Mme Aykut a présenté sa demande suivant les articles 96 et 97 de la Loi. Cependant, devant la Cour, l'essence de ses prétentions se rapportait à sa demande suivant l'article 96 fondée sur sa crainte de « persécution » du fait de sa religion, soit sur les restrictions qui lui étaient imposées en tant que femme musulmane sunnite qui porte un foulard islamique. Une telle « persécution » n'est pas pertinente à l'égard d'une demande suivant l'article 97 à moins que la demanderesse prétende qu'en raison de cette persécution, elle est personnellement exposée au risque d'être soumise à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner en Turquie[1].

[48]            Devant la Commission, Mme Aykut a prétendu qu'elle risquait jusqu'à quatre ans d'emprisonnement en raison des accusations portées contre elle pour avoir participé à une manifestation publique en décembre 1999.

[49]            La Commission a déclaré qu'elle croyait en fait qu'il n'y avait plus d'instance en cours contre la demanderesse.

[50]            Devant la Cour, Mme Aykut a déclaré que cette conclusion tirée par la Commission était abusive compte tenu du fait qu'elle avait déposé une photocopie de la mise en accusation à son endroit.

[51]            Le défendeur prétend que la Commission a reconnu que Mme Aykut avait été accusée en 1999, mais qu'elle estimait que la demanderesse n'avait pas établi que l'instance était toujours en cours en 2002 lorsqu'elle a comparu devant la Commission. La Commission a tiré cette conclusion parce que Mme Aykut semblait être totalement indifférente à l'issue de sa cause et parce qu'elle ne savait pas ce qui était arrivé aux nombreuses autres femmes (environ 86) qui avaient été arrêtées et accusées pour avoir participé à la même manifestation. Elle n'a fourni aucun document démontrant que l'instance était encore en cours et elle a quitté la Turquie en utilisant son propre passeport sans subir aucun empêchement. À l'égard de cette dernière question, la Commission a signalé la preuve documentaire qui établissait ce qui suit : i) un citoyen turc qui fait l'objet d'un mandat d'arrestation doit régler tout dossier judiciaire avant de pouvoir obtenir un passeport et ii) l'autorisation de la police est requise pour pouvoir obtenir un passeport, toutes les frontières nationales ont un système informatique et les passeports sont balayés automatiquement avant les départs. Mme Aykut a obtenu son passeport et son visa le 17 avril 2001 et elle a quitté la Turquie sans problèmes. Le défendeur prétend que cette conclusion de fait n'est pas manifestement déraisonnable.


[52]            Même si la mention de l'absence de documents établissant que l'affaire était toujours en cours est quelque peu discutable, la Cour ne peut pas conclure que la conclusion est irrationnelle. La Cour aurait bien pu tirer une conclusion différente sur cette question, mais ce n'est pas la norme de contrôle qui s'applique en l'espèce.

[53]            Finalement, il faut se rappeler que Mme Aykut fondait en outre sa demande sur celle de son époux. Étant donné que la décision rendue à l'égard de la demande présentée par M. Aykut suivant l'article 97 a été annulée en partie, il n'est que juste que la demande de Mme Aykut fondée sur celle de son époux soit examinée à nouveau à cet égard.

[54]            Les demandeurs ont proposé deux questions aux fins de la certification :

1.          Les restrictions à l'égard du port du foulard islamique en Turquie se traduisent-elles par une incapacité à pratiquer sa religion lorsqu'elles sont faites dans le contexte d'une crainte d'une montée du fondamentalisme islamique?

2.          Ayant d'abord été proposée ainsi : L'article 97 de la Loi exige-t-il une norme purement objective[2], la question a été modifiée comme suit : Quelle est la norme de preuve applicable aux demandes présentées suivant cet article?


[55]            La Cour conclut que ces deux questions ne seraient pas déterminantes d'un appel dans la présente affaire et qu'elles ne satisfont pas aux critères énoncés dans la décision Liyanagamage c. Canada (Secrétariat d'État), [1993] A.C.F. no 1279 (QL). La présente affaire dépend de faits qui lui sont propres et ne soulève aucune question d'intérêt général.

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. Un tribunal différemment constitué devra examiner à nouveau la demande présentée par M. Aykut suivant l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, demande fondée sur ses activités en tant que journaliste et en tant que membre d'un groupe qui défend les droits de la personne, et la demande présentée par Mme Aykut, demande fondée sur celle de son époux.

« Johanne Gauthier »

Juge

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE

                                                                 

                                  AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-5310-02

INTITULÉ :                                       IBRAHIM AYKUT ET AL

c.

MCI

                                                                 

LIEU DE L'AUDIENCE :                TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :               LE MARDI 26 AOÛT 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

DATE DES MOTIFS :                     LE 26 MARS 2004

COMPARUTIONS :

Catherine Bruce                                                                         POUR LES DEMANDEURS

Pamela Larmondin                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Catherine Bruce                                                                         POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1] Mme Aykut a prétendu qu'elle risquait jusqu'à quatre ans d'emprisonnement. Elle n'a jamais prétendu devant la Cour que les restrictions imposées par la loi turque qui interdisait le port du foulard islamique pouvaient par elles-mêmes équivaloir à de la torture au sens de la définition de la Convention ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités suivant l'article 97. La Cour ne peut que tenir pour acquis qu'il n'y a pas eu de prétentions à cet égard devant la Commission étant donné qu'elle n'en a pas traité dans sa décision et Mme Aykut n'a pas soulevé cette omission comme une erreur susceptible de contrôle.

[2] Les deux parties s'entendent sur le fait que le critère suivant l'article 97 est un critère objectif et qu'un demandeur n'a pas à établir l'existence d'une crainte subjective.


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