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Date : 20060407

Dossier : T-1821-02

Référence : 2006 CF 453

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

KRAFT CANADA INC.

KRAFT FOODS SCHWEIZ AG et

KRAFT FOODS BELGIUM SA

 

                                                                                                                                  demanderesses

et

 

 

EURO EXCELLENCE INC.

 

            défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La première fois que cette affaire m’a été soumise, j’ai statué qu’en vendant et en faisant par ailleurs le commerce de certaines sortes de tablettes de chocolat de marque Toblerone et Côte d’Or, Euro Excellence violait le droit d’auteur de Kraft Canada à l’égard de copies d’œuvres artistiques présentées sur les emballages de ces tablettes. J’ai indiqué qu’il s’agissait de l’ours dans la montagne de Toblerone et de l’éléphant de Côte d’Or. J’ai ordonné à Euro Excellence de mettre fin à cette pratique ou, du moins, de faire en sorte que les éléments graphiques de l’emballage ne constituent pas une contrefaçon avant de vendre les tablettes au Canada. J’ai également accordé à Kraft :

3.         des dommages-intérêts de 300 000 $;

 

4.         l’intérêt avant jugement sur ces dommages-intérêts calculé au taux de 5 % par an pour la période du 29 octobre 2002 à la date du jugement;

 

5.         l’intérêt après jugement sur le montant accordé par jugement à un taux commercial, à savoir le taux préférentiel moyen des banques canadiennes majoré de 1 %.

 

[2]               J’ai également accordé les dépens.

 

[3]               Euro Excellence a porté l’affaire en appel. L’appel a été rejeté pour ce qui est de la demande d’injonction et des dépens. Une demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada est actuellement en instance. Toutefois, au sujet des dommages‑intérêts, la Cour d’appel a statué ce qui suit :

 

L’appel est accueilli à l’égard des paragraphes 3, 4 et 5 du même jugement. Ces paragraphes sont infirmés et l’affaire est retournée au premier juge pour une nouvelle détermination de ces paragraphes à la lumière des motifs du présent jugement.

 

[4]               Les motifs ont été rendus par la juge Desjardins, et les juges Noël et Pelletier y ont souscrit.

[5]               La Cour d’appel a dit ce qui suit au sujet des dommages-intérêts :

[63]      Le paragraphe 35(1) de la Loi dispose :

Violation du droit d'auteur : responsabilité

Liability for infringement

35. (1) Quiconque viole le droit d'auteur est passible de payer, au titulaire du droit qui a été violé, des dommages-intérêts et, en sus, la proportion, que le tribunal peut juger équitable, des profits qu'il a réalisés en commettant cette violation et qui n'ont pas été pris en compte pour la fixation des dommages-intérêts.

35. (1) Where a person infringes copyright, the person is liable to pay such damages to the owner of the copyright as the owner has suffered due to the infringement and, in addition to those damages, such part of the profits that the infringer has made from the infringement and that were not taken into account in calculating the damages as the court considers just.

[Je souligne.]

[Emphasis is mine.]

[64]      Le premier juge, au paragraphe 67 de ses motifs, a fixé à la somme de 300 000 $ les profits qui originent de la contrefaçon. Il qualifie cette somme de dommages-intérêts. Le premier juge a exprimé son raisonnement de la façon suivante :

¶ 67 […] Les ventes brutes d’Euro Excellence ont été divulguées dans le cadre d’une ordonnance de confidentialité et les parties ont convenu que si des dommages-intérêts étaient accordés, ceux-ci devraient être de l’ordre d’un pourcentage convenu des ventes brutes. Ayant cela à l’esprit, je fixe les dommages-intérêts dus à Kraft Canada Inc. à 300 000 $.

[65]      L’appelante soutient que le premier juge a fait une application erronée et non justifiée des principes en matière de remise des profits. Selon elle, les parties se sont entendues et l’appelante a admis, lors de l’audience, que la marge bénéficiaire de l’appelante sur la vente des produits en litige est de l’ordre de 25 pour cent (25 %). C’est donc, dit‑elle, de manière totalement arbitraire que le premier juge a retenu la responsabilité de l’appelante à environ 42 pour cent (42 %) des profits attribuables à la vente des produits toblerone et côte d’or.

[66]      L’appelante prétend de plus que le premier juge a omis de déduire les coûts encourus par elle, notamment ceux relatifs à la machine à étiqueter (C.A., vol. II, onglet 21, p. 236 par. 38 et p. 352‑354).

 

[67]      Les intimées soumettent pour leur part, au paragraphe 123 de leur mémoire :

123. In the instant case, however, it was expressly agreed by both parties at the hearing of the Application that the benefit derived by Euro Excellence from its infringement fell within an agreed-upon range of between 10% and 25% of gross revenues. During the relevant period (October 28, 2002 to May 3, 2004), those gross revenues were no less than $2.8 million.

[68]      Le dossier ne nous indique pas comment les intimées peuvent affirmer que durant la période pertinente du 28 octobre 2002 au 3 mai 2004, « those gross revenues were no less than $2.8 million ». Par ailleurs, ce dont parle l’appelante est de sa marge bénéficiaire sur la vente des produits en ligne.

[69]      Devant le caractère peu satisfaisant du dossier à cet égard, et dans l’intérêt de la justice, je n’ai d’autre choix que celui de retourner le dossier au premier juge pour qu’il puisse clarifier les représentations des parties et qu’il adjuge de nouveau sur les bénéfices dérivant de la contrefaçon. À cela j’ajoute la révision des intérêts, de façon à ce que ce sujet puisse être considéré dans son ensemble.

 

[6]               J’ai tenu une conférence préparatoire avec les parties afin d’établir une procédure acceptable au sujet des éclaircissements et de la nouvelle décision, et de fixer une date d’audience. Il a été évident lors de la conférence que les parties n’interprétaient pas de la même façon les motifs de la Cour d’appel. Selon Kraft, l’affaire était simple. Il suffisait que je clarifie certains renseignements confidentiels qui m’avaient été soumis à l’audience et qui, en fait, se trouvaient également dans les documents présentés à la Cour d’appel. Euro Excellence était par contre d’avis qu’il fallait revoir entièrement la question des dommages-intérêts, et elle a indiqué qu’elle entendait présenter de nouveaux éléments de preuve.

 

[7]               J’ai donc ordonné que Kraft dépose et signifie en premier son dossier de requête concernant les éclaircissements et la nouvelle décision sur les dommages-intérêts. Euro Excellence déposerait en réplique un dossier de requête, ainsi qu’un second dossier de requête au sujet de son intention de présenter de nouveaux éléments de preuve. Enfin, Kraft déposerait un dossier de requête en réplique à la requête d’Euro Excellence.

 

[8]               Les deux requêtes ont été entendues ensemble. J’ai déclaré au début de l’audience que si la requête d’Euro Excellence au sujet des nouveaux éléments de preuve était accueillie, Kraft aurait le droit d’introduire sa propre preuve par affidavit et de procéder à un contre‑interrogatoire. Par conséquent, il serait prématuré de statuer sur la requête de Kraft visant à obtenir une nouvelle détermination des dommages-intérêts. Je suis toutefois arrivé à la conclusion qu’il ne faudrait pas autoriser la production de nouveaux éléments de preuve, et je statue de nouveau que Kraft a droit à des dommages-intérêts de 300 000 $, avec des intérêts pour la période du 29 octobre 2002 au 3 mai 2004 calculés au taux de 5 % par an. Cela donne 22 684,93 $. J’accorde aussi des intérêts simples sur la somme de 322 684,93 $ au taux commercial, soit le taux préférentiel moyen des banques canadiennes majoré de 1 %, du 3 mai 2004 à la date du paiement. Cependant, d’après ce que j’ai compris, ladite somme de 300 000 $ a été versée à Kraft Canada à un certain moment après mon jugement et a ensuite été remise à Euro Excellence à la suite du jugement de la Cour d’appel. Dans la mesure où Kraft avait en main l’argent d’Euro Excellence, il convient d’accorder un crédit à Euro Excellence au chapitre des intérêts, avec les modifications qui s’imposent.

 

[9]               Mes motifs sont les suivants.

 

[10]           Comme je l’ai indiqué dans ma première série de motifs, je suis d’avis que Kraft Canada a droit à des dommages-intérêts sous la forme d’une reddition de comptes et du paiement des profits d’Euro Excellence découlant de la vente de produits comportant les œuvres Côte d’Or et Toblerone protégées par le droit d’auteur. Kraft avait une alternative : elle pouvait réclamer soit des dommages-intérêts, y compris une proportion des profits, ainsi que le prévoit l’article 35 de la Loi sur le droit d’auteur, soit des dommages-intérêts préétablis, conformément à l’article 38 de la même loi. Elle a opté pour l’article 35. Comme l’a signalé la juge Desjardins, le paragraphe 35(1) prévoit que quiconque viole le droit d’auteur est passible de payer, au titulaire du droit qui a été violé, des dommages-intérêts et, en sus, la proportion des profits qu’il a réalisés en commettant la violation et qui n’ont pas été pris en compte pour la fixation des dommages‑intérêts. Cependant, le paragraphe 35(2) comporte une règle spéciale :

(2) Dans la détermination des profits, le demandeur n’est tenu d’établir que ceux provenant de la violation et le défendeur doit prouver chaque élément du coût qu’il allègue.

 

(2) In proving profits,

(a) the plaintiff shall be required to prove only receipts or revenues derived from the infringement; and

(b) the defendant shall be required to prove every element of cost that the defendant claims.

 

 

[11]           Je me suis appuyé sur le fait que Kraft avait établi les profits provenant de la vente des tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone. Les documents relatifs aux ventes brutes m’avaient été fournis sous pli scellé parce qu’ils faisait l’objet d’une ordonnance de confidentialité du protonotaire Morneau. J’ai hésité, au paragraphe 67 de mes motifs, à divulguer le montant de ces ventes brutes. Toutefois, elles ont été divulguées ouvertement devant la Cour d’appel fédérale et elles ne sont pas contestées. Les ventes brutes réalisées entre le 28 octobre 2002 – date à laquelle Euro Excellence a été mise en demeure de cesser de distribuer les produits – et le 24 mars 2004 s’élevaient à 2 874 702,21 $. L’audience reposait également sur le fait qu’Euro Excellence n’avait prouvé aucun élément du coût. Cela est maintenant contesté, car on avait joint à un affidavit d’André Clémence, président d’Euro Excellence (affidavit que j’avais en main au moment de l’audience), des factures concernant une machine à étiqueter qui avait coûté 32 431,27 $.

 

[12]           Reconnaissant qu’elle n’alléguait pas que les tablettes de chocolat elles-mêmes violaient son droit d’auteur et qu’il fallait procéder à une répartition des profits provenant des tablettes de chocolat par opposition aux emballages, Kraft a proposé que les profits/dommages-intérêts imputables à la violation soient fixés à un montant égal à un pourcentage se situant entre 10 et 25 % des ventes brutes (c’est-à-dire entre 287 470 $ et 718 675 $). Euro Excellence a soutenu qu’il ne fallait pas accorder de dommages-intérêts ou alors que ceux‑ci ne devaient pas dépasser quelques milliers de dollars, soit le prix qu’avait payé Kraft Canada pour obtenir une licence canadienne se rapportant aux œuvres protégées par le droit d’auteur. Cependant, selon ce que j’avais compris, Euro Excellence avait dit que si j’avais tout de même l’intention d’accorder des dommages-intérêts sous la forme des profits qu’elle avait réalisés en commettant la violation, elle convenait que ces dommages-intérêts devraient représenter entre 10 et 25 % des ventes brutes.

 

[13]           Ayant estimé que le goût finit par l’emporter et que les tablettes de chocolat étaient plus importantes que les emballages, j’ai considéré que les dommages-intérêts devaient se situer au bas de la fourchette proposée. Étant donné que l’octroi d’une somme représentant 10 % des ventes aurait constitué un chiffre très précis qui aurait pu fournir à des concurrents d’Euro Excellence des informations sur ses activités, que les documents relatifs aux ventes n’étaient pas à jour en date du jugement et que je n’allais pas prolonger l’injonction pour ordonner à Euro Excellence de rappeler les produits se trouvant déjà dans la chaîne de distribution ou de remettre à Kraft les stocks qu’elle avait en main, j’ai considéré qu’un montant de 300 000 $ serait juste et raisonnable. C’est ce que je pensais à l’époque, c’est ce que je pense maintenant.

 

[14]           Kraft fait valoir que cela devrait clore l’affaire. Elle soutient que tout ce que la Cour d’appel m’a demandé de faire est d’expliquer les documents relatifs aux ventes brutes. Les choses ne sont pas si simples. Après tout, la Cour d’appel disposait elle aussi du chiffre des ventes brutes. Elle a fait remarquer qu’Euro Excellence avait soutenu qu’il était entendu que la marge de profits représentait 25 % environ des ventes brutes, de sorte qu’une somme de 300 000 $ équivalait à 42 % environ des profits globaux, un chiffre qu’elle jugeait « totalement arbitraire ». La Cour a aussi souligné qu’Euro Excellence a prétendu que je n’avais pas déduit le coût lié à la machine à étiqueter. Enfin, la Cour a aussi ordonné que les intérêts soient également révisés « … de façon à ce que ce sujet puisse être considéré dans son ensemble ». J’entends donc revoir tous les aspects liés aux dommages-intérêts.

 

QU’A-T-IL ÉTÉ CONVENU?

[15]           Les parties soutiennent toutes deux qu’une entente avait été annoncée au cours de l’audience que j’ai présidée, mais elles ne s’entendent pas sur son contenu. J’ai maintenant deux ans d’expérience de plus et j’ai acquis, je l’espère, un peu plus de sagesse. Cette affaire a été instruite au cours de la première année pendant laquelle j’ai siégé comme juge. Si je suis de nouveau saisi d’une affaire semblable, j’insisterai cette fois-là sur une entente écrite, signée, scellée et remise!

 

[16]           Ce que Kraft se rappelle de l’entente, d’après ce qu’elle a dit dans son mémoire devant la Cour d’appel et qui est reproduit par la juge Desjardins dans ses motifs, et sous réserve de ce que j’ai déjà déclaré, correspond au souvenir que j’en ai gardé. Voici donc, de nouveau, ce que Kraft a déclaré au paragraphe 123 de son mémoire :

[traduction]

123.       En l’espèce, cependant, les deux parties ont expressément convenu lors de l’audition de la demande que le bénéfice qu’Euro Excellence a tiré de sa violation se situait dans une fourchette convenue représentant 10 à 25 % des revenus bruts. Au cours de la période pertinente (du 28 octobre 2002 au 30 mai 2004), ces revenus bruts ont été d’au moins 2,8 millions de dollars.

 

[17]           Euro Excellence se souvient avoir reconnu à l’audience tenue le 30 mars 2004 que les profits bruts réalisés sur la vente des tablettes de chocolat en question représentaient environ 25 % des ventes brutes. En outre, il incombait à Kraft d’établir quelle fraction de ces 25 % provenait des emballages de tablettes de chocolat contrefaits, par opposition aux tablettes elles-mêmes. Elle n’y est pas parvenue et ne devrait donc rien recevoir.

 

[18]           Euro Excellence est consciente qu’il y a peut-être eu malentendu parce que les avocats de Kraft plaidaient en anglais et que les siens plaidaient en français.

 

[19]           De deux choses l’une : il y a eu une entente ou il n’y en a pas eu. À part le souvenir qu’ont gardé les parties de l’audience du 30 mars 2004, il est assez logique, d’après le dossier, qu’il y ait eu entente sur un pourcentage des ventes brutes. Après tout, les ventes brutes étaient indiquées dans le dossier. Pas la marge bénéficiaire. Étant donné qu’Euro Excellence n’a pas prouvé les éléments des coûts à déduire de ses ventes brutes, sinon quelque 32 000 $ tout au plus, il n’y a aucune preuve concernant la marge bénéficiaire d’Euro Excellence. Est jointe à un affidavit que M. Clémence a souscrit en décembre 2002 une lettre qu’il a écrite à une société affiliée de Kraft en juin 2000 et dans laquelle il déclarait que les profits bruts d’Euro Excellence sur les produits Côte d’Or étaient d’environ 35 % et variaient selon le taux de change. Cet affidavit m’avait été soumis à l’audience, mais c’était pour décrire la relation entre Euro Excellence et Kraft. Il n’a pas été plaidé en rapport avec des dommages-intérêts liés aux profits. Quoi qu’il en soit, la lettre ne prouve rien et elle ne porte même pas sur la période en question, qui a débuté seulement lorsque Kraft a sommé Euro Excellence de mettre fin à ses activités en octobre 2002.

 

[20]           Rien ne permet de conclure que Kraft a convenu que les profits bruts d’Euro Excellence étaient d’environ 700 000 $, sous réserve d’une répartition entre les tablettes de chocolat elles‑mêmes et les emballages.

 

[21]           Je vais donc tenir pour acquis qu’il n’y a pas eu d’entente, mais simplement une proposition de la part de Kraft que la proportion des profits qu’a réalisés Euro Excellence en commettant la violation soit fixée à un pourcentage se situant quelque part entre 10 et 25 % des ventes brutes de 2 874 702,21 $.

 

[22]           Étant donné que Kraft n’a pas tenté de faire la preuve de dommages‑intérêts spéciaux, il nous reste, en vertu de l’article 35 de la Loi sur le droit d’auteur, à déterminer les profits qu’Euro Excellence a réalisés en commettant la violation.

 

[23]           La première étape consiste à déterminer les revenus bruts provenant de la violation. Étant donné que la violation se limitait à la représentation d’un ours à l’intérieur de la montagne et de l’éléphant sur les tablettes de chocolat, il est évident que tous les revenus bruts découlant des ventes ne « prov[iennent pas] de la violation ». Euro Excellence allègue qu’il incombait à Kraft d’établir un lien de causalité entre la violation du droit d’auteur et les revenus. Kraft ne l’a pas fait et elle n’a donc droit à aucune part des profits.

 

[24]           Euro Excellence a tort.

 

[25]           L’article 35 de la Loi sur le droit d’auteur reflète le redressement en equity que constitue la restitution des profits. Voici ce qu’a dit le juge Hugessen, au nom de la Cour d’appel fédérale, dans un appel d’une ordonnance du juge Addy, dans l’arrêt Reading & Bates Constructions Co. c. Baker Energy Resources Corp., [1995] 1 C.F. 483, à la page 495 :

[17]      Sont applicables en l’espèce les conclusions du juge Addy selon lesquelles la reddition de comptes visant les bénéfices réalisés par suite de la contrefaçon d’un brevet est similaire à celle que doit faire la personne reconnue coupable de détournement ou de mauvais usage de biens :

Lorsque le défendeur, comme en l’espèce, a été jugé coupable et qu’on lui a ordonné de rendre des comptes, cette dernière obligation lui incombe entièrement et sans réserve. À cet égard, le propriétaire des biens n’a absolument aucune preuve à fournir. Le jugement oblige le contrefacteur à rendre compte de la totalité du montant de tous les revenus qu’il a perçus par suite de l’usage des biens. Le fait de ne pas déclarer ce montant, par négligence ou sciemment, pourrait fort bien rendre le contrefacteur coupable d’outrage au tribunal. Le montant ainsi déclaré devient payable au propriétaire légitime des biens et ne pourrait être réduit que par la déduction des frais ou débours que le contrefacteur peut établir, par preuve directe, avoir effectivement engagés. Dans le cas d’une demande en dommages-intérêts, la charge de la preuve incombe au demandeur.

[18]      Vu ce qui précède, il devient évident que dans les cas où le défendeur soutient qu’une partie des bénéfices dont il rend compte ne provient pas de la contrefaçon, c’est à lui qu’il incombe d’établir son droit à la répartition des bénéfices et de prouver l’absence de lien de causalité entre la contrefaçon et la partie des bénéfices qu’il réclame.

 

[26]           Voir aussi Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy, (1994) 55 C.P.R. (3d) 433, [1994] A.C.F. no 682 (QL), Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., (1996) 71 C.P.R. (3d) 26, et Bayer Aktiengesellshaft c. Apotex Inc., (2001) 10 C.P.R. (4th) 151.

 

[27]           Quelques éléments de coût sont évidents, mais non prouvés : le coût de l’achat des tablettes en Europe, de leur transport, de leur entreposage et de leur distribution. Euro Excellence ayant décidé de ne pas nommer son fournisseur, elle aurait eu bien de la difficulté à prouver son prix d’achat. Kraft aurait eu droit à des factures et à une preuve de paiement.

 

[28]           Par un heureux hasard, il y avait une certaine preuve de coût, soit 32 431,27 $ pour une machine à étiqueter. Je ne trouve pas que ce montant est élevé, si on le compare à des revenus bruts de plus de 2,8 millions de dollars. Il ressort de la preuve qu’en plus des tablettes Toblerone et Côte d’Or, Euro Excellence distribuait des produits Côte d’Or non visés par le droit d’auteur afférent aux emballages, de même que des produits de confiserie fournis par d’autres. Il n’y aucune preuve que l’étiquetage se limitait aux emballages contrefaits. Aucun élément de dépréciation, calculé selon des principes comptables appropriés, n’a été soumis. Même si je déduis le coût de l’étiquetage - et je ne crois pas qu’il faille en déduire le moindre sou - il reste des ventes brutes de plus de 2 874 702,21 $ moins des dépenses de 32 431,27 $, c’est-à-dire un revenu de 2 842 270,94 $.

 

LES NOUVEAUX ÉLÉMENTS DE PREUVE

[29]           Les nouveaux éléments de preuve se présentent sous la forme d’un affidavit du président d’Euro Excellence, André Clémence, souscrit le 3 mars 2006. À propos des dépenses, ce dernier affirme que, pour éviter que les emballages constituent une contrefaçon, il lui a fallu commander une machine spéciale qui, avec le matériel et les accessoires connexes, coûtait environ 183 771,21 $. Cette somme n’est pas déductible. Tout d’abord, elle n’a pas été engagée au cours de la période pertinente, soit entre octobre 2002 et mai 2004. En outre, on ne peut guère faire payer par Kraft des frais qu’Euro Excellence a engagés afin de cesser de violer le droit d’auteur de Kraft!

 

[30]           Euro Excellence a tenté sans succès de présenter cette preuve devant la Cour d’appel. Le juge Pelletier a rejeté la requête en faisant remarquer que toute question liée au coût de transformation n’avait aucun rapport avec ma décision du 3 mai 2004.

 

[31]           Quant à une répartition des profits, M. Clémence a déclaré qu’il avait acheté le jour même quatre tablettes de chocolat Côte d’Or dans une épicerie de Montréal. Deux d’entre elles avaient été distribuées par Euro Excellence, et le logo de l’éléphant était donc dissimulé. Les deux autres avaient été vraisemblablement distribuées par Kraft, car le logo était visible. Les deux étaient vendues au même prix. Il a ensuite dit que les ventes d’Euro Excellence, à la suite des mesures qu’elle avait prises pour recouvrir les éléments protégés par le droit d’auteur, se comparaient aux ventes antérieures. Il a ajouté que les profits nets d’Euro Excellence avant mon jugement du 3 mai 2004 étaient de l’ordre de 6 %.

 

[32]           La Cour d’appel fédérale a traité de la recevabilité de nouveaux éléments de preuve dans l’arrêt Frank Brunckhorst Co. c. Gainers Inc., A-161-93, [1993] A.C.F. no 874 (QL). S’exprimant au nom de la Cour, le juge MacGuigan a dit que la Cour doit être convaincue que la nouvelle preuve « […] (1) ne pouvait, avec diligence raisonnable, être découverte avant la fin de l’audition qui fait l’objet de l’appel, (2) qu’elle est crédible et (3) qu’elle est pour ainsi dire déterminante quant à une question dans l’appel ».

 

[33]           Pour ce qui est des profits nets, cette preuve était certes disponible avant l’audience. Euro Excellence a décidé de ne pas tenir compte du paragraphe 35(2) de la Loi sur le droit d’auteur. Quant aux faits subséquents, je n’ai rien d’autre à ajouter au sujet du coût de l’achat de machines pour remédier à la violation.

 

[34]           Quant à l’inférence selon laquelle l’œuvre protégée par droit d’auteur figurant sur les emballages n’a aucune valeur parce que les tablettes de chocolat sur lesquelles l’éléphant est dissimulé sont vendues au même prix et que les ventes d’Euro Excellence n’ont pas diminué, j’ai à dire ce qui suit.

 

[35]           Cette preuve, si on peut ainsi l’appeler, est inutile. La Cour aurait besoin d’une preuve d’expert comparant les ventes des tablettes Toblerone et Côte d’Or avec celles d’autres marques au cours d’une période donnée, ainsi que d’une étude appropriée. L’achat de quatre tablettes de chocolat, indépendamment de ce que l’on pourrait apprendre si M. Clémence était contre‑interrogé, n’est d’aucune utilité à la Cour.

 

[36]           En outre, si elle l’avait voulu, Euro Excellence aurait pu produire une preuve, sous forme d’opinion d’expert toutefois, au sujet de la valeur des emballages par rapport à celle des tablettes de chocolat elles-mêmes. Une preuve présentée sous la forme d’une étude dûment réalisée est recevable (Beloit, précitée, pages 455 à 458). Euro Excellence ne peut pas dire qu’avant mon ordonnance, elle n’aurait pas pu envisager la possibilité de dissimuler les œuvres protégées par droit d’auteur. Cette possibilité a été présentée par ses propres avocats à Marilyn Miller, une employée de Kraft, qui a été contre-interrogée sur son affidavit en mars 2003, près d’un an avant l’audience. Cette possibilité a également été envisagée dans une décision australienne qui a influencé ma réflexion, R&A Bailey and Co. Ltd. c. Boccaccio PTY Ltd. et al. (1984-1986) 6 IPR 279, et qui est citée dans le mémoire des faits et du droit déposé par Kraft en juin 2003.

 

[37]           Par conséquent, je rejette la demande d’Euro Excellence concernant la production de nouveaux éléments de preuve. Cependant, si je me trompe, je n’accorde aucune valeur à ces éléments de preuve.

 

RÉPARTITION DES PROFITS

[38]           Étant donné qu’Euro Excellence n’a pas prouvé ses éléments de coût et n’a pu fournir aucune preuve à propos de la répartition des profits, elle s’expose au risque que l’on accorde des dommages-intérêts relatifs aux profits de plus de 2,8 millions de dollars. En fait, c’est justement pourquoi, d’après Kraft, Euro Excellence s’est empressée de souscrire, à l’audience, à la proposition de 10 à 25 %des ventes brutes. C’était un moyen de réduire les pertes. Dans la décision 91439 Canada Limitée c. Additions J.C.L. Inc., [1992] A.C.F. no 41 (QL), le juge Pinard a accordé la totalité du prix de vente au détail des livres invendus qui violaient le droit d’auteur de la demanderesse.

 

[39]           La difficulté de déterminer une perte avec précision n’est pas une raison pour ne pas accorder des dommages-intérêts élevés. Dans la décision Boutique Jacob Inc. c. Pantainer Limited, 2006 CF 217, aux paragraphes 51 et suivants, le juge de Montigny a récemment passé en revue certaines décisions.

 

[40]           L’entente conclue à l’audience qui, je continue de le croire en ma qualité d’« observateur objectif », était celle que Kraft a proposée, m’a évité de faire l’analyse qui précède. Cependant, si on fait abstraction de cette entente, la proposition de Kraft de 10 à 25 % des ventes brutes, même en supposant qu’il s’agissait d’une proposition unilatérale, était raisonnable. Dans la décision Boutique Jacob, précitée, le juge de Montigny s’est reporté à l’arrêt Wood c. Grand Valley Railway Company, 51 R.C.S. 283, où le juge Davies a dit ce qui suit à la p. 289 :

[traduction] À la lumière des faits de cette cause, c'était vraiment impossible d'évaluer avec grande précision le préjudice subi par la demanderesse, mais il me semble que les savants juges ont clairement établi qu'une telle impossibilité ne « décharge pas pour autant l'auteur du préjudice de l'obligation de payer des dommages pour la rupture du contrat » et que d'autre part, le tribunal doit évaluer le préjudice même si, en pareilles circonstances, le jury ou le juge doit « agir au mieux », et sa conclusion ne sera pas infirmée même si le montant accordé n'est en fait que le fruit de conjectures.

 

[41]           En faisant de mon mieux en l’absence de preuve - preuve qu’il incombait à Euro Excellence de soumettre à la Cour – je suis d’avis que des dommages-intérêts de 300 000 $, représentant les profits attribuables à la violation, sont justes et raisonnables.

 

INTÉRÊTS

[42]           Euro Excellence n’a pas présenté d’observations au sujet des intérêts. Je n’ai pas modifié ce que prévoyait mon ordonnance initiale relativement aux intérêts. Cependant, s’il faut que l’intérêt avant jugement coure jusqu’à la date des présentes, dans ce cas, conformément au pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré, je majore le taux en conséquence de manière à arriver au même résultat.

 

DÉPENS

[43]           J’accorde à Kraft un seul mémoire de dépens pour les deux requêtes, selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne III du tarif B. J’accorde des frais de comparution pour un seul avocat. L’autre avocat de Kraft a plaidé sa requête pour directives à l’officier taxateur, et cette requête fait l’objet de motifs distincts, ainsi que d’une ordonnance distincte quant aux dépens.


 

ORDONNANCE

            VU la requête de Kraft Canada Inc. visant à obtenir une nouvelle détermination des profits provenant d’une violation du droit d’auteur conformément aux paragraphes 3, 4 et 5 du jugement rendu par la Cour le 3 mai 2004, et compte tenu du jugement de la Cour d’appel fédérale, et des motifs connexes, daté du 19 décembre 2005;

            ET VU la requête d’Euro Excellence Inc. visant à présenter de nouveaux éléments de preuve;

            LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête visant à présenter de nouveaux éléments de preuve est rejetée.

2.                  Des dommages-intérêts de 300 000 $ sont accordés à Kraft Canada Inc., de même que des intérêts, jusqu’au 3 mai 2004, de 22 684,93 $, et un montant d’intérêt simple sur la somme de 322 684,93 $ entre le 3 mai 2004 et la date de paiement, au taux préférentiel moyen des banques canadiennes majoré de 1 %, le tout avec un seul mémoire de dépens.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                   T-1821-02

 

INTITULÉ :                                                  KRAFT CANADA INC. et al. c.

                                                                       EURO EXCELLENCE INC.

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          LE 30 MARS 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :             LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 6 AVRIL 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Timothy Lowman

Kenneth McKay

 

POUR LES DEMANDERESSES

François Boscher

Pierre-Emmanuel Moyse

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sim, Lowman, Ashton & McKay, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

François Boscher

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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