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Date : 20050914

Dossier : T-2792-96

Référence : 2005 CF 1251

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

                                                           MERCK & CO., INC.,

MERCK FROSST CANADA & CO.,

SYNGENTA LIMITED,

ASTRAZENECA UK LIMITED

et

ASTRAZENECA CANADA INC.

                                                                                                                                  demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

                                                                             et

                                                                  APOTEX INC.

                                                                                                                                      défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION


[1]                Il s'agit d'un appel d'Apotex Inc. (Apotex) à l'égard d'une ordonnance du 25 mai 2005 dans laquelle le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a accueilli la requête de Merck and Co. Inc. (Merck) visant à obtenir la radiation de la nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée d'Apotex datée du 13 mai 2002 (la défense de 2002) parce qu'elle n'était pas conforme à un jugement rendu par la Cour d'appel le 22 décembre 2003 (Merck and Co. Inc. c. Apotex Inc. (2002), 30 C.P.R. (4th) 40 (C.A.F.) (le jugement de la Cour d'appel) et à une défense déposée en mai 2005 et conforme à ce jugement (ladite défense avait été déposée dans le cadre d'une réponse à la requête en radiation).

[2]                Apotex interjette appel de la décision du protonotaire et demande à la Cour de réviser cette décision de novo. Étant donné que les délais revêtent une importance capitale en l'espèce, l'audience ayant été fixée au début de janvier 2006, j'ai accordé la priorité à la présente décision.

RÉSUMÉ DES FAITS

[3]                Le présent litige entre les parties remonte à 1993. Un avis d'allégation se rapportant à des comprimés de lisinopril a été envoyé à l'ancien titulaire du brevet. Apotex a soutenu qu'aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l'utilisation du médicament ne seraient contrefaites parce qu'elle avait un stock de lisinopril obtenu avant la délivrance du brevet en question et qu'elle voulait simplement vendre les comprimés provenant de ce stock. Cet emploi ne constitue pas une contrefaçon (voir Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 61 C.P.R. (3d) 190 (C.F. 1re inst.), inf. par (1996) 69 C.P.R. (3d) 451 (C.A.F.), à la page 194).

[4]                En décembre 1996, Merck et les autres demanderesses ont engagé la présente action en contrefaçon du brevet canadien numéro 1,275,350 (le brevet 350).


[5]                En juillet 1997, Apotex a déposé une première défense et demande reconventionnelle dans laquelle elle a admis que la composition pharmaceutique de l'apo-lisinopril, pour lequel elle avait obtenu un avis de conformité, comprenait du lisinopril. Elle a également admis que le lisinopril est un composé visé par les revendications 1 et 2 du brevet 350. Par conséquent, le seul moyen de défense d'Apotex était fondé sur le fait qu'elle avait acquis le lisinopril avant la délivrance du brevet 350.

[6]                La défense a été modifiée plusieurs fois. En mai 2002, le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a autorisé Apotex (ordonnance du 2 mai 2003) à modifier sa défense. La défense a été modifiée de façon à diluer, voire à neutraliser, les admissions formulées dans les actes de procédure initiaux. La décision du protonotaire a été portée en appel et la Cour fédérale l'a confirmée en février 2003.

[7]                Cependant, Merck et les autres demanderesses ont interjeté un autre appel devant la Cour d'appel, qui a infirmé en partie ces décisions et refusé les modifications se rapportant aux admissions décrites au paragraphe 32 de l'avis de requête d'Apotex (daté du 16 avril 2002) :

[TRADUCTION] Les modifications proposées par Apotex appartiennent à quatre groupes. Le premier groupe concerne le composé chimique appelé lisinopril dihydrate. Dans ces modifications, Apotex peaufine sa défense fondée sur l'absence de contrefaçon (i) en précisant que le lisinopril dihydrate qu'elle emploie n'est pas visé par le brevet canadien numéro 1,275,350 (brevet 350), qui couvre uniquement le composé connu sous le nom de lisinopril, et (ii) en expliquant son allégation selon laquelle son lisinopril ne constitue pas une contrefaçon en raison du texte de l'article 56 de la Loi sur les brevets et du fait qu'il a été fabriqué et vendu en application d'une licence obligatoire avant le 14 février 2003, conformément au paragraphe 12(2) de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, laquelle licence concerne explicitement le lisinopril dihydrate et non le lisinopril.


La Cour d'appel a refusé ces modifications, le juge en chef étant dissident. Dans son ordonnance, la Cour n'a pas précisé qu'une nouvelle défense tenant compte du refus de certaines modifications devait être déposée dans un certain délai.

[8]                Apotex a déposé une demande visant à obtenir l'autorisation d'interjeter appel du jugement de la Cour d'appel. La Cour suprême du Canada a rejeté cette demande le 6 mai 2004.

[9]                En avril 2005, Apotex n'avait pas encore déposé de nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée conformément à la décision de la Cour d'appel, même si le début de l'instruction de la présente action, qui doit durer au moins 60 jours, a été fixé au 9 janvier 2006, et que les parties ont été sommées par ordonnance de prendre certaines mesures préalables à l'instruction.

[10]            Dans un avis de requête déposé au début d'avril 2005, Merck et les autres demanderesses ont sollicité une ordonnance radiant la défense de 2002 pour le motif qu'elle n'était pas conforme au jugement de la Cour d'appel. Dans sa réponse, Apotex a inclus un projet de défense et demande reconventionnelle qui, à son avis, tenait compte du jugement de la Cour d'appel et qu'elle était disposée à produire, au besoin.


[11]            En réponse à la défense et demande reconventionnelle proposée par Apotex, Merck et les demanderesses ont soutenu que ce document ne tenait nullement compte du jugement de la Cour d'appel et ont précisé ce que la défense en question devrait comporter.

[12]            Dans une ordonnance du 25 mai 2005, le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a accueilli la requête visant à radier la défense de 2002 d'Apotex, après avoir souligné que celle-ci n'avait pas produit de défense et demande reconventionnelle qui tenait compte du jugement de la Cour d'appel. Le protonotaire a également conclu que la défense de 2002 était vexatoire, que la situation risquait de retarder l'instruction, qui doit normalement débuter en janvier 2006, les rapports d'experts en preuve principale devant être produits au plus tard le 11 juillet 2005, et que la défense et demande reconventionnelle proposée par Apotex ne tenait pas compte du jugement de la Cour d'appel. Afin d'éviter toute autre requête concernant le contenu de la défense et demande reconventionnelle, le protonotaire a présumé que la nouvelle défense et demande reconventionnelle d'Apotex serait celle qui est jointe à l'ordonnance, de façon qu'elle corresponde à la défense et demande reconventionnelle de novembre 2000.


[13]            Le 7 juin 2005, Merck et les autres demanderesses ont reçu signification de la nouvelle défense et demande reconventionnelle (la défense de 2005) et une réponse, défense et demande reconventionnelle modifiée a été déposée et signifiée le 7 juillet 2005. Merck et les autres demanderesses ont signifié leurs affidavits d'expert en preuve principale au sujet de la contrefaçon conformément au calendrier des mesures préparatoires à l'instruction qu'avait fixé le protonotaire responsable de la gestion de l'instance.

LES ARGUMENTS D'APOTEX

[14]            En résumé, Apotex soutient que la norme de contrôle applicable est la révision de novo, étant donné que l'appel porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue de l'affaire et que l'ordonnance est entachée d'une erreur de droit parce qu'elle est fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits (voir Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.).

[15]            Apotex fait valoir que, dans la présente affaire, la radiation d'une défense et demande reconventionnelle est vitale et qu'il est illégal d'imposer une défense et demande reconventionnelle, le protonotaire n'ayant pas la compétence voulue pour le faire. En conséquence, selon Apotex, la Cour devrait réexaminer la situation de novo. Apotex ajoute que le jugement de la Cour d'appel ne l'obligeait pas à déposer et à signifier une nouvelle défense et demande reconventionnelle et que le protonotaire a eu tort lorsqu'il a écrit « [...] qu'on doit maintenant considérer que la défense d'Apotex en date de mai 2002 a été déposée sans autorisation de la Cour et diverge de la défense qu'elle a déposée en novembre 2000, du moins en ce qui concerne les modifications décrites ci-dessus au paragraphe 4 » , et que « la défense d'Apotex en date de mai 2002 est vexatoire » .


[16]            Apotex soutient également que le protonotaire a commis une erreur en imposant la défense et demande reconventionnelle, puisque celle-ci ne traduisait pas le jugement de la Cour d'appel et que le protonotaire n'était investi d'aucun pouvoir discrétionnaire résiduel l'autorisant à réunir les actes de procédure.

LES ARGUMENTS DE MERCK ET DES AUTRES DEMANDERESSES

[17]            De l'avis des demanderesses, les décisions des protonotaires responsables de la gestion d'une instance appellent une très grande retenue et ce n'est que dans les cas les plus évidents d'emploi erroné d'un pouvoir discrétionnaire que l'appel relatif à ces décisions devrait être accueilli (voir l'arrêt Aqua-Gem, précité, et Bande Sawridge c. Canada, [2002] C.F. 346).

[18]            Se fondant également sur l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (les Règles), Merck et les autres demanderesses soutiennent que le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a le pouvoir de radier les actes de procédure d'une partie, surtout lorsque cette partie ne respecte pas une ordonnance judiciaire (en l'occurrence, le jugement de décembre 2003 de la Cour d'appel). Elles affirment en outre que, lorsqu'il radie un acte de procédure, le protonotaire responsable de la gestion de l'instance est investi du pouvoir inhérent d'assurer le respect des procédures et d'éviter l'emploi abusif de celles-ci.


[19]            La compétence relative à la présomption énoncée dans la décision quant à la défense de 2005 est fondée sur les articles 53 et 385 des Règles et il était essentiel que l'ordonnance en question soit rendue, de manière à éviter d'autres délais et à permettre l'aboutissement de l'instance en cours.

LA NORME DE CONTRÔLE

[20]            Compte tenu des critères établis dans l'arrêt Aqua-Gem susmentionné au sujet des décisions du protonotaire et compte tenu des commentaires que le juge Décary a formulés au sujet de ces critères dans le jugement que la Cour d'appel a rendu en décembre 2003, la question à trancher pour déterminer la norme de contrôle est la suivante : vu les particularités du présent litige, le fait d'avoir radié la défense et demande reconventionnelle d'Apotex et d'avoir considéré la défense de mai 2005 comme un document conforme aux actes de procédure de celle-ci a-t-il une influence déterminante sur l'issue de l'affaire?


[21]            Les deux parties de l'ordonnance du protonotaire responsable de la gestion de l'instance (la radiation de la défense et la reconnaissance de la défense de mai 2005) sont si étroitement liées entre elles qu'elles doivent être examinées ensemble. La requête en radiation de la défense et demande reconventionnelle est à l'origine de l'autre partie de l'ordonnance. Dans un cas comme dans l'autre, chaque décision est fondée sur les directives découlant du jugement de 2003 de la Cour d'appel. La radiation de la totalité d'une défense et demande reconventionnelle ne peut être perçue en soi que comme une mesure ayant une influence déterminante sur l'issue de l'affaire. En l'absence d'une défense et demande reconventionnelle, il n'y a pas de litige à trancher. De plus, le fait de déclarer par ordonnance qu'une défense et demande reconventionnelle est réputée être conforme aux actes de procédure d'une partie a en soi une influence déterminante sur l'issue de l'affaire. L'acte de procédure visé par la présomption renferme les arguments de la partie. En conséquence, la norme de contrôle est la révision de novo.

L'ANALYSE

LE JUGEMENT DE LA COUR D'APPEL

[22]            Il est nécessaire de bien comprendre le jugement de la Cour d'appel afin de tirer les conclusions qui s'imposent pour trancher le présent litige.

[23]            Il importe de rappeler qu'en 2002, Apotex a soumis au protonotaire responsable de la gestion de l'instance quatre catégories de modifications. Comme je le mentionne au paragraphe 7 de la présente décision, seul le premier groupe de modifications a fait l'objet d'un appel auprès de la Cour d'appel, c'est-à-dire les modifications concernant le lisinopril dihydrate.

[24]            Comme je l'ai souligné plus haut, le juge en chef n'était pas d'accord avec la majorité et n'aurait pas accueilli l'appel. Le juge Décary a rédigé le jugement majoritaire de la Cour d'appel.

[25]            Afin de cerner l'essentiel du jugement de la Cour d'appel, je vais en citer quelques extraits :


Paragraphe 27 :       Je suis d'avis que les modifications proposées s'éloignent considérablement de la position qu'avait fait valoir jusqu'à présent Apotex dans ses actes de procédure. Son moyen de défense fondé sur l'absence de contrefaçon reposait essentiellement sur les faits suivants : elle avait acquis le lisinopril avant la délivrance du brevet 350, le 16 octobre 1990, et elle l'avait fait conformément à la licence obligatoire délivrée à son fournisseur, Delmar. Apotex a toujours admis, dans les présents actes de procédure et autres procédures, qu'il y aurait eu violation du brevet 350 si ces faits n'avaient pas existé. L'interprétation du brevet et la composition chimique du lisinopril n'ont jamais été contestées.

Paragraphe 28 :       Il est évident que les modifications proposées ajouteraient un moyen de défense entièrement nouveau à la défense qui toucherait le coeur de la revendication du brevet 350 et commanderait des preuves d'experts, lesquelles n'auraient pas pu être prévues par les appelantes au stade des interrogatoires préalables, vu les aveux déjà faits dans les actes de procédure et les procédures [...]

Paragraphe 46 :        Il s'agit, en l'espèce, d'une tentative visant à faire rétracter un aveu de violation d'un brevet pharmaceutique. Il s'agit d'une demande importante [...]

Paragraphe 47 :       Même en supposant, aux fins de l'analyse, qu'il existe une question pouvant être instruite, je n'autoriserais pas les modifications proposées. Comme je l'ai fait remarquer précédemment, ces dernières constituent un changement radical par rapport à la position tenue par Apotex au cours de la dernière décennie de procédures devant la Cour. Elles désavouent des aveux faits dans les actes de procédure dans le cadre de la présente instance et au cours de l'interrogatoire préalable, ainsi que des aveux de l'avocat dans une instance antérieure étroitement liée à la présente instance. Elles ont des répercussions négatives sur l'intégrité du processus d'obtention de l'AC d'Apotex en 1996, processus qui a [...] nécessité, en vertu du paragraphe 5(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), une démonstration de la « bioéquivalence » pour l'obtention de l'AC, et qui a permis à Apotex de commercialiser un produit au cours des sept dernières années. Pour la première fois, elles mettent en cause l'interprétation d'un brevet sur lequel Apotex s'est fondée pour obtenir gain de cause en cour, et ce six ans après le début des procédures et la fin des interrogatoires préalables [...]


Paragraphe 52 :       Paraphrasant le juge Bowman de la Cour canadienne de l'impôt dans la décision Continental Bank Leasing, précitée, au paragraphe 30, j'arrive à la conclusion que les intérêts de la justice seraient mieux servis par le rejet des demandes de rétractation et de présentation d'un moyen de défense entièrement nouveau. Il me semble qu'il ne s'agit pas d'un cas de conduite négligente de l'instance par l'avocat--et même si c'était le cas, on ne devrait pas oublier ce qu'a dit lord Griffiths dans l'arrêt Ketteman, précité, au paragraphe 30 : « les tribunaux ne peuvent plus se permettre de témoigner la même indulgence à l'égard de la conduite négligente des procès que celle peut-être possible à une époque moins fébrile » . Il s'agit plutôt d'un cas où une partie essaie de dévier une procédure judiciaire qui dure depuis plusieurs années en ajoutant un moyen de défense qui, elle le sait très bien, ne fait pas apparaître les véritables questions en litige.

Paragraphe 55 :       J'accueillerais l'appel avec dépens dans la présente instance et devant les deux instances inférieures. J'annulerais les ordonnances du juge de première instance et du protonotaire dans la mesure où elles visent le premier groupe de modifications et je refuserais d'autoriser les modifications décrites au paragraphe 32 de l'avis de requête d'Apotex, à savoir celles portant sur le composé chimique connu sous le nom de lisinopril dihydrate.

[26]            Tel qu'il est mentionné au paragraphe 7 de la présente décision, le paragraphe 32 de l'avis de requête d'Apotex, qui énonce l'objet des modifications qui ont été refusées, avait pour but de préciser : [traduction] « ... que le lisinopril dihydrate qu'[Apotex] emploie n'est pas visé par le brevet 350 » qui couvre uniquement le lisinopril. La Cour d'appel a refusé de façon très claire et précise tout moyen de défense qui viserait à exclure le lisinopril dihydrate de la portée du brevet 350.

[27]            Apotex a joint un projet de défense et demande reconventionnelle aux documents et observations écrites préparés en réponse à la requête en radiation de Merck et des autres demanderesses. Comme nous le verrons plus loin, cette défense et demande reconventionnelle démontrait une fois de plus qu'Apotex voulait encore invoquer le moyen de défense selon lequel le brevet 350 ne visait pas le lisinopril dihydrate.


[28]            Apotex a toujours admis sans difficulté que le lisinopril était visé par les revendications 1 et 2 du brevet 350. Les admissions énoncées dans toutes les défenses et demandes reconventionnelles déposées jusqu'à celle de 2002 étaient désormais atténuées et remplacées par l'exclusion des admissions directes (voir les paragraphes 1, 2 et 2a) de la défense et demande reconventionnelle proposée).

[29]            Apotex cherche à minimiser les admissions formulées et, au même moment, à conserver un moyen de défense selon lequel le brevet 350 ne vise pas le lisinopril dihydrate.

[30]            Ce n'est pas ce que la Cour d'appel a dit dans son jugement. La Cour d'appel voulait que les admissions soient conservées et n'a autorisé aucun moyen de défense selon lequel le lisinopril dihydrate n'était pas visé par le brevet 350. Dans la défense et demande reconventionnelle proposée, Apotex alléguait clairement que le brevet 350 ne visait pas le lisinopril dihydrate (voir les paragraphes 1, 2, 2a), 6, 7, 8, 11 et 15).

LA REQUÊTE EN RADIATION DE LA DÉFENSE ET DEMANDE RECONVENTIONNELLE DE 2002 D'APOTEX

[31]            Il convient de rappeler que, le 6 mai 2004, la Cour suprême du Canada a rejeté la demande qu'Apotex a présentée afin d'obtenir l'autorisation d'interjeter appel.


[32]            Un an plus tard, Apotex n'a toujours pas déposé de nouvelle défense et demande reconventionnelle conforme au jugement de la Cour d'appel. Apotex fait valoir que la Cour d'appel n'a pas ordonné qu'une nouvelle défense et demande reconventionnelle soit déposée et signifiée et qu'elle a tenté mais en vain d'en venir à une entente avec les demanderesses; à cet égard, il n'y a aucun élément de preuve (notamment une preuve par affidavit) tendant à appuyer la discussion en question et les raisons qui justifieraient Apotex de se fonder sur la défense et demande reconventionnelle de 2002.

[33]            L'instruction de l'action, pour laquelle une période de plus de trois mois a été prévue, doit commencer au début de janvier 2006. De plus, il importe de souligner que le présente litige remonte à près de dix ans, sans tenir compte des procédures relatives à l'avis de conformité qui ont été engagées au début des années 1990.

[34]            La Cour ne convient pas avec Apotex que celle-ci n'était pas tenue de déposer une nouvelle défense et demande reconventionnelle conforme au jugement de la Cour d'appel. Il va sans dire que la Cour d'appel n'était pas d'accord avec la défense et demande reconventionnelle de 2002 en ce qui a trait aux admissions qui y sont formulées et aux renvois qu'elle comporte au lisinopril dihydrate. En conséquence, la défense et demande reconventionnelle de 2002 devait être rédigée à nouveau, déposée et signifiée, ce qui n'a pas été fait.


[35]            Apotex soutient essentiellement qu'elle aurait déposé une nouvelle défense et demande reconventionnelle si la Cour d'appel lui avait ordonné de le faire. Comme elle ne l'a pas fait, Apotex n'était pas tenue de déposer une nouvelle défense et demande reconventionnelle. Ce raisonnement n'est pas valable. Les parties doivent s'acquitter des obligations et responsabilités qui découlent naturellement des décisions des tribunaux. Si une partie décide d'obtempérer uniquement aux ordres exprimés clairement par les tribunaux, l'ensemble du système de procédures sera touché. Après tout, les parties et leurs conseillers juridiques respectifs n'ont pas besoin de se faire dire dans les moindres détails ce qu'ils doivent faire.

[36]            En se dérobant à ses obligations et en omettant de donner suite en temps opportun au jugement de la Cour d'appel, Apotex a forcé les demanderesses, le protonotaire responsable de la gestion de l'instance et la Cour à prendre en charge les obligations en question, du moins en partie. Ce n'est pas acceptable.

[37]            Si Apotex avait donné suite au jugement de la Cour d'appel dans un délai raisonnable, l'affaire aurait été instruite en temps opportun.

[38]            En avril 2005, Merck et les autres demanderesses n'ont eu d'autre choix que de présenter une requête en radiation de la défense et demande reconventionnelle de 2002 d'Apotex. L'ordonnance préalable à l'instruction devait être respectée et une défense et demande reconventionnelle conforme devait faire partie du dossier pour que l'affaire soit entendue en janvier 2006.


[39]            Après avoir lu les documents produits, les observations écrites ainsi que l'ordonnance que le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a rendue le 25 mai 2005, la Cour conclut, eu égard aux alinéas 221(1)c), d) et e) des Règles, que la défense et demande reconventionnelle de 2002 est vexatoire, qu'elle risque de nuire à l'instruction équitable de l'action et qu'elle constitue manifestement un changement majeur par rapport aux actes de procédure antérieurs.

[40]            De plus, il est évident que la défense et demande reconventionnelle de 2002 d'Apotex n'est pas conforme au jugement de la Cour d'appel. En conséquence, compte tenu de l'alinéa 221(1)f) des Règles, la Cour a compétence pour radier l'acte de procédure.

[41]            Ayant eu la possibilité de lire la défense et demande reconventionnelle de 2002 et celle de 2000 (l'acte de procédure qui existait avant les modifications de 2002) et sachant que la Cour d'appel a refusé, dans son jugement, les modifications du premier groupe seulement, la Cour ne peut récrire les paragraphes de façon à tenir compte de l'ensemble des éléments du présent litige. Elle n'a d'autre choix que de radier la défense et demande reconventionnelle de 2002 en entier. Par sa propre négligence, Apotex a délibérément placé le protonotaire responsable de la gestion de l'instance, et maintenant la Cour, dans une position intenable.

LES SOLUTIONS DE RECHANGE


[42]            Quelles sont les options dont la Cour dispose en l'espèce? Une option serait d'ordonner à Apotex de produire et de signifier, à courte échéance, une nouvelle défense et demande reconventionnelle qui serait conforme au jugement de la Cour d'appel. Une autre option serait d'utiliser le projet de nouvelle défense et demande reconventionnelle qu'Apotex a joint à la réponse à la requête en radiation et d'autoriser celle-ci à déposer et à signifier ce document. Une troisième option consisterait à utiliser la défense et demande reconventionnelle proposée par Apotex, après l'avoir révisée à la lumière du jugement de la Cour d'appel, ainsi que la défense et demande reconventionnelle de 2000, la défense et demande reconventionnelle de 2002, la réponse de Merck et des autres demanderesses à la défense et demande reconventionnelle proposée et à structurer ces documents de façon à tenir pleinement compte de tous les éléments. C'est ce qu'a fait le protonotaire responsable de la gestion de l'instance. La quatrième option consisterait à formuler des directives et à ordonner à Apotex de produire et de signifier une défense qui serait conforme auxdites directives.

[43]            La première option n'est pas acceptable pour les raisons qui suivent. D'abord, elle occasionnera un nouveau délai qui touchera fort probablement l'échéancier fixé par le protonotaire. Il est reconnu qu'Apotex déposerait une défense et demande reconventionnelle semblable à celle qui est jointe à la réponse à la requête en radiation de la défense et demande reconventionnelle de 2002, de sorte que Merck et les autres demanderesses la contesteraient. Surtout, cette décision aurait pour effet d'appuyer jusqu'à un certain point la conduite d'Apotex en l'espèce, laquelle ne saurait être tolérée.


[44]            En ce qui concerne la deuxième option, la Cour ne peut la retenir. Il ressort clairement d'une simple lecture de la défense et demande reconventionnelle proposée que ce document n'est pas conforme au jugement de la Cour d'appel. Les admissions sont diluées de telle sorte qu'elles permettent à Apotex de soutenir comme moyen de défense que le lisinopril dihydrate n'est pas un élément du brevet 350. De plus, il est probable que Merck et les autres demanderesses contesteraient la défense et demande reconventionnelle proposée, ce qui toucherait nécessairement l'échéancier du litige. Enfin, cette option appuierait elle aussi la conduite d'Apotex, ce qui n'est pas dans l'intérêt de la justice.

[45]            La quatrième option est également problématique. La délivrance de directives ou d'une ordonnance en ce sens n'est pas une solution idéale. Personne ne sait ce qu'Apotex ferait en pareil cas, comme l'illustre l'historique des procédures en l'espèce. L'adoption de cette option donnerait lieu à d'autres procédures et aurait pour effet de confier l'administration du dossier à Apotex. Enfin, cette procédure serait comparable à une injonction. La Cour ne connaît pas la position des parties sur cette option.


[46]            À l'instar du protonotaire responsable de la gestion de l'instance, la Cour estime que la troisième option devrait être retenue. C'est d'ailleurs ce que les parties l'ont implicitement invitée à faire, étant donné qu'Apotex a annexé une nouvelle défense et demande reconventionnelle que Merck et les autres demanderesses ont pleinement commentée. De plus, cette option n'appuie nullement la conduite d'Apotex et permet au litige de se poursuivre au même rythme en assurant le respect des délais fixés par le protonotaire responsable de la gestion de l'instance. Enfin, elle n'a pas pour effet d'imposer une défense et demande reconventionnelle à Apotex, puisqu'elle prévoit simplement l'utilisation de la défense et demande reconventionnelle annexée d'Apotex comme document principal et la modification de ce document de façon à assurer le respect intégral du jugement de la Cour d'appel par l'ajout des admissions déjà formulées et par l'exclusion de tout élément de défense lié à l'argument selon lequel le lisinopril dihydrate n'est pas visé par le brevet 350. Cette option comporterait tous les éléments de la défense et demande reconventionnelle de 2000 ainsi que les modifications contenues dans les trois groupes de modifications qui ont été autorisées en 2002. Bien entendu, la demande reconventionnelle doit rester. Cette façon de procéder n'a pas pour effet d'imposer une défense ou d'en rédiger une nouvelle, mais simplement de décrire, à la lumière du dossier, la défense et demande reconventionnelle que la Cour d'appel voulait comme document qui serait conforme au jugement rendu.

[47]            Pour pouvoir utiliser cette option, la Cour se fonde sur les articles 53 et 385 des Règles de la Cour. L'article 53 des Règles est utile étant donné qu'il permet à la Cour, après avoir ordonné la radiation d'une défense, d'imposer des conditions, de donner des directives et de rendre l'ordonnance qu'elle juge équitable. L'article 385 des Règles, qui concerne la gestion des instances, est également utile jusqu'à un certain point. La présente action est en cours depuis plus de dix ans, les questions de procédure précédant l'instruction ont toutes été tranchées, la date du début de l'instruction a été fixée et aucune défense et demande reconventionnelle en règle n'est au dossier. La prise de décisions qui permettraient d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible fait partie des tâches liées à la gestion des instances. À cet égard, Merck a demandé à la Cour, dans la requête en radiation, [traduction] « ... toute autre réparation que la Cour juge équitable » .


[48]            Comme je l'ai mentionné plus haut de façon succincte, Apotex soutient, dans la défense et demande reconventionnelle annexée, qu'elle a le droit, malgré le jugement de la Cour d'appel,

a)         de maintenir son retrait de l'admission qu'elle a faite au sujet des paragraphes 13 et 14 de la déclaration;

b)         de continuer à nier le paragraphe 13 de la déclaration;

c)         de maintenir les commentaires qu'elle a formulés aux paragraphes 2a), 6 et 7 de ses actes de procédure au sujet des paragraphes 13 et 14 de la déclaration.

[49]            La Cour d'appel a dit clairement dans son jugement que toutes les modifications du premier groupe étaient refusées. Cela signifiait que les admissions doivent rester (le lisinopril est visé par le brevet 350) et que le moyen de défense selon lequel le brevet 350 ne vise pas le lisinopril dihydrate a été rejeté.

[50]            En se comportant de la façon décrite au paragraphe 48 de la présente décision, Apotex dilue les admissions formulées et continue à faire valoir comme moyen de défense que le lisinopril dihydrate n'est pas visé par le brevet 350. La Cour d'appel s'est prononcée clairement en disant que les modifications demandées formant « le premier groupe de modifications, c'est-à-dire celles qui ont trait au composé chimique connu sous le nom de lisinopril dihydrate » , étaient refusées.


[51]            En se fondant sur l'alinéa 19m)(v) de la défense de 2002 (qui ne faisait pas l'objet de l'appel), Apotex soutient que le renvoi au « lisinopril dihydrate » fait partie de sa défense et que, par souci de logique, ce qui est décrit au paragraphe 48 de la décision doit rester. Je ne suis pas d'accord. Cet argument va à l'encontre du jugement de la Cour d'appel. L'alinéa 19m)(v) doit rester dans la défense (le protonotaire a inclus l'alinéa en question), puisqu'il n'était pas visé par l'appel. Ce ne sera pas la première fois qu'une défense manque de logique. Il appartiendra au juge de première instance de clarifier les questions en litige qui sont énoncées dans la défense.

[52]            La Cour a analysé en détail la défense et demande reconventionnelle qui fait partie de l'annexe A de l'ordonnance du 25 mai 2005 du protonotaire en se fondant sur le jugement de la Cour d'appel, sur la défense et demande reconventionnelle de 2000, sur la défense et demande reconventionnelle de 2002 et sur la défense et demande reconventionnelle jointe à la réponse à la requête en radiation de la défense et demande reconventionnelle de 2002. J'en suis venu à la conclusion que les admissions formulées (le lisinopril visé par les revendications 1 et 2 du brevet 350) y sont conservées. Je suis également d'avis que tout moyen de défense selon lequel le lisinopril dihydrate ne fait pas partie du brevet 350 est exclu, comme la Cour d'appel l'a dit dans son jugement. De plus, toutes les modifications appartenant aux trois autres groupes (y compris l'alinéa 19m)(v) de la défense et demande reconventionnelle de 2002) sont conservées, de même que tous les autres moyens de défense énoncés dans l'acte de procédure précédent et dans la demande reconventionnelle.


[53]            Je suis donc d'avis que la nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée qui est jointe à l'annexe A de l'ordonnance que le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a rendue le 25 mai 2005 doit être considérée comme un acte de procédure conforme d'Apotex. Il ne sera pas nécessaire de rendre une ordonnance enjoignant à Apotex de déposer et de signifier ladite défense et demande reconventionnelle, puisque ce document a déjà été déposé et signifié et que les demanderesses y ont répondu.

[54]            Compte tenu de la description détaillée que j'ai faite de la conduite d'Apotex dans le présent litige, notamment quant au fait qu'elle a placé les demanderesses, le protonotaire responsable de la gestion de l'instance et la Cour dans une position très inhabituelle et contestable, les dépens seront adjugés contre Apotex et en faveur de Merck selon le montant calculé en fonction de la colonne 5 du Tarif B des Règles et en faveur des autres demanderesses, selon le montant calculé en fonction de la colonne 3 dudit tarif.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

-           La requête en radiation de la défense et demande reconventionnelle modifiée de 2002 d'Apotex est accueillie.

-           La nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée jointe comme annexe A à l'ordonnance que le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a rendue le 25 mai 2005 est réputée être un acte de procédure conforme d'Apotex.

-           Les dépens de la présente requête sont adjugés en faveur de Merck selon le montant calculé en fonction de la colonne 5 du Tarif et en faveur des autres demanderesses, selon le montant calculé en fonction de la colonne 3 dudit tarif.

                   « Simon Noël »                   

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2792-96

INTITULÉ :                                                    MERCK & CO. INC. et al. c. APOTEX

LIEU DE L'AUDIENCE :                              MONTRÉAL

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 29 AOÛT 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                LE JUGE NOËL

DATE DES MOTIFS :                                   LE 14 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS:

Judith Robinson                                                POUR LES DEMANDERESSES MERCK & CO.

Frédérique Amrouni                                           INC. et MERCK FROSST CANADA & CO.

Nancy Pei                                                        POUR LES DEMANDERESSES SYNGENTA LIMITED, ASTRAZENECA UK LIMITED et ASTRAZENECA CANADA INC.

Miles Hastie                                                      POUR LA DÉFENDERESSE APOTEX

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Ogilvy Renault                                       POUR LES DEMANDERESSES MERCK & CO.

Montréal (Québec)                                            INC. et MERCK FROSST CANADA & CO.

SMART & BIGGAR                                        POUR LES DEMANDERESSES SYNGENTA

Toronto (Ontario)                                             LIMITED, ASTRAZENECA UK LIMITED et ASTRAZENECA CANADA INC.

GOODMANS LLP                                          POUR LA DÉFENDERESSE APOTEX

Toronto (Ontario)


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