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                                                                                                                                     IMM-2331-96

 

 

                                       OTTAWA (ONTARIO), le vendredi 9 mai 1997

 

 

                                          EN PRÉSENCE DU JUGE TEITELBAUM

 

 

ENTRE :

 

 

                                                             SUHIL HASHMAT,

 

                                                                                                                                            requérant,

 

                                                                             et

 

                                          LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                      ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                               intimée.

 

 

 

                                                               ORDONNANCE

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie.  L'affaire est renvoyée pour audition devant une nouvelle formation de la Commission conformément aux présents motifs.

 

 

                                                                                             Max M. Teitelbaum         

                                                                                                            JUGE

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                                                                       

 

                                                                                                C. Delon, LL.L.


 

                                                                                                                                     IMM-2331-96

 

 

ENTRE :

 

 

                                                             SUHIL HASHMAT,

 

                                                                                                                                            requérant,

 

                                                                             et

 

                                          LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                      ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                               intimée.

 

 

 

 

 

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

LE JUGE TEITELBAUM

 

INTRODUCTION

 

            Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision en date du 14 juin 1996 par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (ci-après la «Commission») a jugé que le requérant, originaire de l'Afghanistan, n'était pas un réfugié au sens de la Convention, parce que la crainte qu'il a invoquée quant au risque de persécution auquel il était exposé en raison de ses opinions politiques n'était pas bien fondée, le requérant ayant une «possibilité de refuge intérieur» (ci-après «PRI») dans le nord de l'Afghanistan.


            La décision de la Commission

 

            La Commission a accepté le témoignage du requérant selon lequel il craignait d'être persécuté par deux des factions en guerre de l'Afghanistan, soit les forces moudjahidines du général Hekmatyar et les forces talibanes, parce qu'il avait refusé de coopérer avec ces deux groupes (page 1 de la décision de la Commission).  La Commission a donc décidé dès le départ que la seule question à trancher portait sur l'existence d'une PRI dans les régions de l'Afghanistan non contrôlées par l'une ou l'autre de ces factions (page 1 de la décision de la Commission).  Le requérant est devenu l'ennemi des forces du général Hekmatyar lorsqu'il a refusé de les aider et qu'il s'est enfui de leur district de Kabul.  Deux ans plus tard, en 1995, le requérant a été enlevé par les Talibans, secte intégriste qui s'était emparée du contrôle de son quartier à Kabul.  Pendant les trois jours au cours desquels il a été détenu, le requérant a été maltraité par ses ravisseurs talibans, qui lui ont reproché de ne pas être un bon Musulman et de ne pas connaître leur langue, le pachto, et il a travaillé comme infirmier dans un hôpital contrôlé par l'ancien régime communiste.  Les Talibans ont accepté de relâcher temporairement le requérant s'il promettait d'aider deux prisonniers talibans à s'enfuir de l'hôpital militaire où il travaillait.  S'il refusait de le faire, les Talibans menaçaient de le tuer lui et sa famille.  Le requérant a manqué à sa promesse et s'est enfui avec son épouse et sa fille au Pakistan.  Il a ensuite pris les dispositions nécessaires pour venir au Canada, laissant sa famille derrière lui au Pakistan.  La Commission a entendu la demande de statut de réfugié du requérant le 7 mai 1996.

 

            La Commission a conclu que le requérant ne serait pas persécuté dans le nord de l'Afghanistan pour quelque raison que ce soit, notamment en raison de l'ethnie à laquelle il appartient, de l'appui qu'il semble avoir accordé à l'ancien régime communiste ou de sa laïcité et de son statut évident d'«étranger» dans la région fermée du nord.  La Commission a jugé que le nord de l'Afghanistan, y compris la grande ville de Mazar-i-Sharif, vivait dans un climat de paix relative sous le contrôle d'un chef militaire appelé le général Dostam[1].  Bon nombre des adeptes du général Dostam étaient des Tadjiks, qui appartenaient à la même ethnie que celle du requérant.  Il appert également de certains rapports que d'anciens communistes occupant un rang élevé s'étaient enfuis vers le nord et bénéficiaient de la protection du général, qui était lui-même un ancien communiste opposé aux sectes intégristes.  Enfin, la Commission a conclu que, étant donné que le requérant avait voyagé par la voie terrestre de Kabul vers le Pakistan avec son épouse et sa fille, il aurait pu faire le même voyage en direction du nord et chercher refuge à l'intérieur du pays.  De l'avis de la Commission, le requérant n'aurait pas subi d'épreuve indue pendant ce voyage.  De plus, même si des risques de cette nature existaient dans le cas du voyage de Kabul à Mazar-i-Sharif, ces risques n'étaient pas pertinents, compte tenu du fait que le requérant se trouvait maintenant au Canada.  Le demandeur pouvait retourner à Mazar-i-Sharif en passant par l'État de l'Uzbekistan, territoire allié du général Dostam (page 6 de la décision de la Commission).

 

LES ARGUMENTS DES PARTIES

 

            Le requérant soutient que la Commission a commis une erreur quant à la façon dont elle a appliqué le critère relatif à une PRI en l'espèce.  La Commission a mal interprété la preuve documentaire lorsqu'elle a conclu que le requérant aurait pu trouver un refuge sûr dans le nord de l'Afghanistan sans s'exposer à des épreuves indues pour lui-même et sa famille.  La Commission s'est fondée sur des éléments de preuve désuets pour décrire la situation qui existe dans le nord de l'Afghanistan, compte tenu des renseignements plus à jour et plus exacts que renferme le dossier.  Enfin, la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a conclu que, étant donné que le requérant se trouve maintenant au Canada, il aurait pu se rendre en toute sécurité dans le nord en passant par l'Uzbekistan.  De plus, selon le requérant, il n'était pas raisonnable pour la Commission de conclure que le fait de voyager avec une femme et un enfant dans un climat anarchique ne comportait aucun risque.  La Commission a donc formulé une hypothèse erronée qui n'était pas justifiée par la preuve.  Pour sa part, l'intimée soutient que la Commission a bien évalué la preuve documentaire concernant la situation qui existe dans le nord de l'Afghanistan et que sa décision n'était pas déraisonnable.


MOYENS DE RÉVISION

 

1.La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a conclu que le requérant ne serait pas persécuté dans le nord de l'Afghanistan?

 

            La Commission a cité l'arrêt Thirunavukkarasu c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 109 D.L.R. (4th) 682 (C.A.F.) (ci-après appelé Thirunavukkarasu), l'arrêt clé au sujet du critère à deux volets relatif à l'application de la PRI.  Voici comment le juge Linden s'est exprimé à la page 687 de cet arrêt :

 

... s'il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s'en prévaloir à moins qu'ils puissent démontrer qu'il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

 

            Selon le premier volet du critère, il faut déterminer si le requérant serait persécuté dans une autre région du pays.  Si la Commission répond à cette question par la négative, elle doit ensuite déterminer s'il est objectivement déraisonnable de la part du requérant de se rendre vers un refuge sûr.  S'il est décidé que le requérant s'exposerait à des épreuves indues pendant le voyage, cela signifiera qu'il est objectivement déraisonnable de sa part de le faire.

 

            À l'audience, le requérant a abandonné la question de savoir s'il serait persécuté dans le nord de l'Afghanistan, le premier volet du critère relatif à une PRI.

 

2.La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a conclu que le requérant ne s'exposerait pas à des épreuves indues en se rendant dans le nord de l'Afghanistan?

 

            Épreuves indues

 

            Dans son analyse du deuxième volet du critère relatif à une PRI, qui concerne le caractère raisonnable, le juge Linden a statué, aux pages 688-689 de l'arrêt Thirunavukkarasu, qu'un requérant ne peut refuser de se rendre à une région particulière d'un pays pour la simple raison qu'elle ne lui convient pas, qu'il n'en aime pas le climat, qu'il n'y a ni amis ni parents ou qu'il risque de ne pas y trouver de travail qui lui convient.  L'élément crucial réside dans les risques auxquels il serait exposé en cours de route.  Voici ce que le juge Linden a dit à la page 688 :  «S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter.  On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer.  Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu'ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu'il y a une bataille...».

 

            À mon avis, la Commission a commis une erreur en omettant de se demander si le requérant, accompagné de son épouse et de sa fille, s'exposerait à des épreuves indues au cours du voyage de 200 kilomètres de Kabul vers le nord.  Il appert de la preuve documentaire que les viols de femmes et d'enfants sont monnaie courante en Afghanistan.  La Commission a mentionné à juste titre que le requérant est la seule personne qui demande le statut de réfugié et que les épreuves subies par les membres de sa famille ne concernent pas directement la crainte qu'il ressent quant aux risques de persécution auxquels il est lui-même exposé.  Dans l'arrêt Rafizade c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 92 F.T.R. 55 (C.F. 1re inst.), le juge Cullen a rejeté le principe de la «persécution indirecte» établi dans Bhatti c. Canada (Secrétariat d'État) (1994), 84 F.T.R. 145 (C.F. 1re inst.)[2].  Le concept de la persécution indirecte repose sur la présomption selon laquelle les membres de la famille risquent de subir un préjudice important lorsque leurs proches parents sont persécutés.  La théorie de la persécution indirecte permet d'accorder le statut de réfugié aux personnes qui pourraient autrement être incapables de prouver qu'elles craignent pour elles-mêmes avec raison d'être persécutées.  Dans l'arrêt Rafizade, le juge Cullen a statué qu'une analyse de la crainte relative aux risques de persécution doit porter sur le demandeur lui-même et non sur les membres de sa famille.  Cependant, les préjudices que risquent de subir l'épouse et la fille du requérant, qui sont en réalité les personnes visées par les menaces de viol, demeurent très pertinents quant à la question de savoir si le requérant s'exposerait à des épreuves indues en se rendant dans le nord et en se prévalant d'une PRI.  La Commission a omis de se demander s'il était objectivement raisonnable pour le requérant de courir le risque de voyager en direction du nord avec son épouse et sa fille, et cette question était cruciale.

 

            La Commission a mal décrit la preuve documentaire.  Même si elle se fonde sur une partie de la preuve pour dire que [TRADUCTION] «bon nombre de personnes ont continué à voyager à peu près sans danger...» (page 5, décision de la Commission), le même texte indique que le requérant aurait été tenu de franchir des mines, des champs de bataille ainsi que les territoires distincts de chefs de guerre imprévisibles, brutaux et méfiants qui extorquent des pots-de-vin et commettent des meurtres sans être punis.  La Commission ne semble pas avoir tenu compte de ces faits lorsqu'elle a évalué les risques de préjudice.  Il est vrai que le requérant s'est rendu de Kabul au Pakistan par la voie terrestre, mais il y avait une interruption dans les hostilités le long de cette route du sud plus fréquemment empruntée et le requérant pouvait garder le silence au sujet de ses affiliations politiques au cours du trajet.  Dans la région du nord, qui était moins populeuse et où le trafic était moins important, ce silence serait sans doute remarqué par les chefs locaux et les chefs militaires qui exigent des pots-de-vin.  Voici ce que le requérant a dit à la Commission :  [TRADUCTION] «Si vous gardez le silence, ils le sauront.  Ils penseront peut-être que vous poursuivez d'autres fins ou que vous êtes un espion» (page 10 de la transcription, page 139 du dossier de la Commission).

 

            La Commission a commis une erreur car, pour reprendre une expression bien connue, elle a comparé des pommes et des oranges en comparant le voyage plus court en direction du Pakistan au voyage éventuel vers un refuge douteux dans le nord.  De plus, ce qui est encore plus important, cette comparaison n'était pas justifiée par la preuve.  En ce qui a trait à la question de savoir comment le requérant devait arriver dans le nord, la Commission a conclu qu'il pouvait maintenant, depuis l'endroit où il se trouvait au Canada, se rendre en Uzbekistan et, de là, se diriger vers le nord de l'Afghanistan et contourner par le fait même les embûches possibles du voyage terrestre de Kabul vers le nord, laquelle conclusion n'était pas raisonnable.  La Commission justifie cette conclusion sans citer d'éléments de preuve documentaires, mais invoque plutôt des raisons d'ordre pratique ainsi que la preuve qui lui a été présentée.  Cependant, dans la présente affaire, la Commission a formulé une série de présomptions contestables et de conclusions insoutenables.  Elle semble avoir pensé, sans citer aucun document, que le requérant pourrait tout simplement franchir la frontière de l'Uzbekistan comme s'il s'agissait ni plus ni moins du légendaire quarante-neuvième parallèle.  L'avocate du requérant soutient à bon droit que la Commission a une conception erronée de la perméabilité de la frontière qui sépare l'Uzbekistan de l'Afghanistan.  Aucun élément de la preuve ne permettait à la Commission de conclure que le requérant pourrait obtenir l'autorisation de voyager vers le nord par la voie terrestre et encore moins d'entreprendre son voyage en Uzbekistan.  La Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, ne permettrait pas au requérant d'être renvoyé en Uzbekistan, d'où il partirait pour aller vers le nord, parce que ce n'est pas son pays d'origine ou de naissance ni un pays où il résidait auparavant.  J'en arrive à la conclusion que la Commission a tiré une conclusion de fait absurde qui n'était pas conforme à la preuve.

 

CONCLUSION

 

            En résumé, je suis d'avis que la Commission a agi de façon déraisonnable lorsqu'elle a conclu que le requérant avait une PRI dans le nord de l'Afghanistan.

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie.  L'affaire est renvoyée pour nouvelle audition devant une nouvelle formation de la Commission conformément aux présents motifs.

 

            Les parties ont fait savoir à la Cour qu'il n'existe aucune question à certifier.

 

                                                                                          Max M. Teitelbaum            

                                                                                                            JUGE

 

 

OTTAWA

Le 9 mai 1997

 

 

Traduction certifiée conforme                                                                       

 

                                                                                                C. Delon, LL.L.


                                               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                           SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


 

                           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

No DU GREFFE :IMM-2331-96

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :Suhil Hashmat c. M.C.I.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :7 mai 1997

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du juge Teitelbaum

 

EN DATE DU :9 mai 1997

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Me Marie-Claude Rigaudpour le requérant

 

 

Me Sadian Campbellpour l'intimée

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Me Lorne Waldmanpour le requérant

Toronto (Ontario)

 

 

Me George Thomsonpour l'intimée

Sous-procureur général

  du Canada



    [1]Dans certains documents, le nom du chef militaire est également écrit comme suit :  «général Doestam».

    [2]Pour rejeter ce principe, le juge Cullen a cité les arrêts Casetellanos c. Canada (solliciteur général) (1994), 89 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), et Pour-Shariati c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 89 F.T.R. 262 (C.F. 1re inst.).

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