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Date : 20000317


Dossier : IMM-212-00


ENTRE :


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L"IMMIGRATION

     demandeur

     et



     YING CHEN

     défenderesse



     MOTIFS DE L"ORDONNANCE


LE JUGE BLAIS



[1]      La présente instance porte sur le contrôle judiciaire de la décision de l"arbitre R. Leach, en date du 14 janvier 2000, qui ordonnait la libération de la défenderesse.

LES FAITS

[2]      La défenderesse est venue au Canada en bateau avec 145 autres personnes, en provenance de la province de Fujian en République populaire de Chine. Ils sont arrivés sur les côtes de l"île de Vancouver le 10 septembre 1999. C"était le quatrième bateau à arriver au Canada de cette façon depuis le 20 juillet 1999.

[3]      Le 15 octobre 1999, l"arbitre Wojtowicz a ordonné sa libération à certaines conditions, nonobstant sa conclusion qu"elle ne se présenterait pas à l"audience. La défenderesse est restée en détention jusqu"à sa prochaine audience.

[4]      Le 23 novembre 1999, l"arbitre Leach a ordonné sa libération sur paiement d"une caution de 15 000 $ en espèces et sur présentation de 5 000 $ de caution, ainsi qu"à certaines autres conditions. Le demandeur a présenté une requête en suspension ainsi qu"une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Le 23 novembre 1999, j"ai ordonné la suspension demandée. La demande de contrôle judiciaire a été abandonnée le 10 février 2000.

[5]      Le 16 décembre 1999, l"arbitre Barliszen a ordonné le maintien en détention de la défenderesse.

[6]      Le 14 janvier 2000, l"arbitre Leach a ordonné sa libération aux mêmes conditions que celles qui étaient énoncées dans son ordonnance du 23 novembre 1999. Le juge Muldoon a accordé la suspension de cette ordonnance le 1er février 2000.

[7]      Le 11 février 2000, l"arbitre Yamauchi a ordonné le maintien en détention de la défenderesse.

[8]      Le prochain examen des motifs de détention prévu par la législation doit avoir lieu le 10 mars 2000.

LA DÉCISION DE L"ARBITRE

[9]      Les motifs de l"arbitre se trouvent dans l"extrait suivant de la transcription :

         [traduction ]

         L "arbitre :      ...Comme vous le savez certainement, lorsqu"elle a entendu la demande de suspension provisoire de cette ordonnance de libération [le 23 novembre 1999], la Cour fédérale s"est fondée sur sa conclusion que je n"avais pas tenu compte des renseignements ou de la preuve qui m"étaient présentés au sujet des allégations ou doutes portant sur le transport de documents. En fait, aucun renseignement n"était disponible à ce moment-là sauf cette note de service.
                     Par la suite, dans une déclaration solennelle en date du 14 décembre, un arbitre a reçu en preuve la déclaration solennelle de Rick Andreas, un agent d"immigration du Centre d"exécution de la loi du grand Toronto. Il déclare solennellement ce qui suit :
                         Au sujet du paquet qui a été intercepté à Vancouver et qui était adressé à la KuShon Toronto Trading Company Limited, de Toronto, aux soins de Tian Ren Chen.... qui contient certains documents où l"on trouve des noms qui sont ceux de certaines personnes faisant partie des immigrés de la RPC qui sont arrivés au Canada par bateau en Colombie-Britannique. L"enquête sur ces documents et sur la KuShon Trading Company est en cours.
                     La question, Monsieur, est la suivante : Que se passe-t-il dans cette enquête?
     ACPC :          Je n"ai rien au dossier qui pourrait vous être transmis aujourd"hui et qui nous aiderait à répondre à cette question.
     [...]
     L"arbitre :      Au vu de cette déclaration solennelle, je ne vois rien d"inquiétant au fait qu"un paquet contenant des documents est arrivé au Canada. Je ne trouve pas non plus dans la note de service de M. Morris, datée du 24 novembre, aucun renseignement qui m"aurait amené à annuler mon ordonnance de libération.
                     Un arbitre qui a examiné la détention de Mme Chen suite à mon ordonnance a été convaincu qu"il y avait un lien malsain entre la caution, son employeur, et ce paquet de documents. C"est une déduction qui ne s"imposait pas à moi le 24 novembre et, sur la base de cette déclaration solennelle, elle ne s"impose pas non plus à moi aujourd"hui.
                     En conséquence, et vu le fait qu"il n"y a pas eu de changements importants dans la situation de Mme Chen qui ont fait surface durant les autres examens des motifs de détention, je continue à être d"avis que Mme Chen se présentera à son renvoi si elle est libérée aux mêmes conditions que j"ai précisées le 23 novembre.     


[10]      L"arbitre a ordonné la libération de la défenderesse sur paiement d"une caution de 15 000 $ en espèces et sur présentation de 5 000 $ de caution.

LA POSITION DU DEMANDEUR

[11]      Le demandeur admet que la présente affaire est devenue théorique, mais il soutient néanmoins que la Cour devrait utiliser son pouvoir discrétionnaire de l"entendre nonobstant ce fait.

[12]      Le demandeur a examiné les critères énoncés dans l"arrêt Borowski c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 342.

[13]      Il note que l"affaire se place au sein du système contradictoire. Quant à l"économie de ressources judiciaires, il soumet que les circonstances particulières de cette affaire font qu"il est justifié d"utiliser ces ressources rares pour la résoudre.

[14]      Le demandeur soutient qu"il sera souvent difficile d"obtenir l"audition d"une demande de contrôle judiciaire de la décision d"un examen portant sur la détention dans les délais normaux. Par conséquent, lorsque la question est entendue elle est devenue théorique du fait qu"un arbitre a rendu une nouvelle ordonnance au sujet de la détention. Si les questions soulevées dans cette demande doivent être examinées, il faudrait presque impérativement les examiner dans une affaire qui est devenue théorique.

[15]      Quant à la fonction juridictionnelle de la Cour, on soutient qu"il n"y a aucun danger qu"elle empiète sur le rôle du Parlement dans l"affaire en l"instance.

[16]      Le demandeur soutient que la conclusion de l"arbitre Leach portant que la défenderesse se présentera probablement à son renvoi était abusive ou arbitraire. Il soutient que même si une audience sur les motifs de détention est un procès de novo, un arbitre peut tenir compte de la preuve présentée à une audience antérieure, à condition qu"il n"adopte pas tout simplement les conclusions de la décision antérieure.

[17]      Il soutient que les faits qui sous-tendent les conclusions de l"arbitre Wojtowicz portant sur les multiples incohérences dans son témoignage, notamment ses mensonges au sujet de demandes antérieures de visa et sur la présence de son frère au Canada, font ressortir que la défenderesse n"est pas un témoin digne de foi.

[18]      Il soutient que l"arbitre Leach a violé les principes de justice naturelle en n"exigeant pas que M. Chen soit disponible pour un contre-interrogatoire. De plus, le fait que l"agent chargé de présenter les cas n"aurait peut-être pas obtenu de renseignements additionnels lors du contre-interrogatoire de M. Chen, s"il avait pu y procéder, n"est pas pertinent dans le cadre de cette demande.

[19]      En dernier lieu, il soutient que l"arbitre n"était en possession d"aucune preuve qui lui permettait de conclure que M. Chen était une caution appropriée à la date de l"audience d"examen des motifs de détention, soit le 14 janvier 2000.

LA POSITION DE LA DÉFENDERESSE

[20]      On soutient que la Cour doit être réservée lorsqu"elle traite du pouvoir discrétionnaire accordé aux arbitres dans les audiences d"examen de détention, puisqu"ils sont le tribunal de première instance et qu"ils doivent déterminer les faits. Le danger de trancher cette question devenue théorique est qu"on pourrait limiter le pouvoir discrétionnaire donné aux arbitres qui seraient saisis d"auditions d"examen de la détention à l"avenir au sujet de Ying Chen. Or, la Cour n"a pas eu l"occasion d"observer les témoins qui ont comparu à ces auditions.

[21]      La défenderesse soutient que les documents saisis par les autorités d"immigration, et qui continuent d"être en leur possession sans avoir été communiqués, sont tout simplement des papiers d"identité et des documents qui devaient être utilisés lors de l"audience de la revendication de réfugié de Ying Chen et de la nièce de son mari. Ce sont ces documents qui ont amené la demande de contrôle judiciaire ainsi que la suspension par la Cour fédérale de l"ordonnance du 23 novembre. Il est à présumer qu"à défaut de ces documents, qu"on nous dit être parfaitement en règle, la défenderesse aurait vraisemblablement été libérée sous condition.

[22]      La défenderesse souligne le fait que l"agent chargé de présenter les cas n"a pas contre-interrogé Tian Ren Chen lors de l"audition du 15 octobre 1999. Il n"a pas non plus demandé à le contre-interroger lors de l"audition du 14 janvier 2000. L"agent chargé de présenter les cas a eu toutes les occasions voulues de contre-interroger M. Chen le 16 décembre 1999.

[23]      La défenderesse soutient que la norme d"annulation d"une ordonnance d"un arbitre est très élevée et que la cour qui l"examine ne peut substituer son point de vue sur les faits et le droit à celui du tribunal.

LES QUESTIONS EN LITIGE

     1-      Cette Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire de rendre une décision nonobstant le fait que l"affaire est devenue théorique?
     2 -      Quelle est la norme de contrôle applicable lors d"une demande de contrôle judiciaire de la décision d"un arbitre suite à un examen de la détention?
     3 -      L"arbitre a-t-il fondé sa décision sur des conclusions de fait abusives ou arbitraires?
     4 -      L"arbitre a-t-il violé les principes de justice naturelle en n"accordant pas à l"agent chargé de présenter les cas une occasion de contre-interroger la personne présentant la caution?
     5 -      La personne présentant la caution était-elle acceptable au vu de la preuve?

ANALYSE

1.      Cette Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire de rendre une décision nonobstant le fait que l"affaire est devenue théorique?

[24]      Dans l"arrêt Borowski, précité, le juge Sopinka s"exprime ainsi au nom de la Cour :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.     

[25]      La Cour parle d"une analyse en deux temps : la première étape consiste à déterminer si le différend concret a disparu, alors que la seconde porte sur les critères qui permettent à la Cour de décider si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire.

[26]      La Cour énumère trois critères permettant de décider si le pouvoir discrétionnaire doit être exercé :

[1] la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. [...]
Il semble que cette exigence puisse être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure. Par exemple, même si la partie qui a engagé des procédures en justice n'a plus d'intérêt direct dans l'issue, il peut subsister des conséquences accessoires à la solution du litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire.
[2] l"économie des ressources judiciaires [...]
L'économie des ressources judiciaires n'empêche pas non plus d'entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l'action. [...] De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l'examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique.
[3] la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit.
La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu'il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative.

[27]      Le contrôle judiciaire est devenu théorique puisqu"il doit y avoir une audition sur la détention tous les 30 jours. En l"instance, l"arbitre Yamauchi a ordonné le maintien en détention de la défenderesse le 11 février 2000. Comme la question en l"instance est devenue théorique, nous devons maintenant appliquer les critères susmentionnés aux faits de cette affaire.

[28]      Il n"y a pas de doute qu"il y a ici le contexte du système contradictoire. Les deux parties sont représentées par avocat et elles ont toutes deux présenté leurs arguments à la Cour.

[29]      Quant au critère de l"économie des ressources judiciaires, compte tenu du fait qu"il y a un nouvel examen de la détention tous les 30 jours et qu"une demande de contrôle judiciaire d"un tel examen prendre presque toujours plus de 30 jours, de telles questions seront inévitablement devenues théoriques au moment où l"on entendra la demande de contrôle judiciaire. Toutefois, je ne suis pas convaincu qu"on devrait utiliser des ressources judiciaires rares pour traiter d"une affaire qui est réexaminée de novo tous les 30 jours. Une décision sur cette affaire ne réglerait pas la question, puisqu"il y a déjà eu un autre examen de la détention et que la décision soumise au contrôle a été modifiée et remplacée.

[30]      Quant au troisième critère, portant que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l"élaboration du droit, je ne vois pas comment le fait de décider de cette affaire pourrait être considéré comme un empiétement sur la fonction législative.

[31]      Dans McIntosh c. Canada (M.C.I.) (1995), 30 Imm.L.R. (2d) 314, l"arbitre n"avait pas autorisé le père du requérant à témoigner le 29 juin 1995. Une nouvelle audience relative à la détention a eu lieu en août 1995 et l"arbitre a ordonné le maintien en détention du requérant. Le requérant a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de juin. Le juge Rothstein a conclu que la question était devenue théorique et que la preuve pouvait être présentée lors de la prochaine audience relative à la détention.

[32]      Cette Cour doit refuser d"exercer son pouvoir discrétionnaire d"entendre l"affaire.

[33]      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.



                         Pierre Blais

                         Juge


OTTAWA (ONTARIO)

Le 17 mars 2000


Traduction certifiée conforme


Martine Brunet, LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              IMM-212-00
INTITULÉ DE LA CAUSE :          MCI c. YING CHEN

LIEU DE L'AUDIENCE :          VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L"AUDIENCE :          Le 9 mars 2000

MOTIFS DE L"ORDONNANCE DE M. LE JUGE BLAIS

EN DATE DU :              17 mars 2000



ONT COMPARU

M. Mark Sheardown                      POUR LE DEMANDEUR

M. Bill A. Coller                      POUR LA DÉFENDERESSE



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M. Morris Rosenberg                      POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada


M. Bill A. Coller                      POUR LA DÉFENDERESSE

Bill Coller Law Corp

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