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                                                                                                                         IMM-3404-95

 

 

Entre :

 

                                                   SHAYSTA-AMEER ALI

                                  (alias Shasta Ameri Ali, alias Shasta Ameer Ali)

                                                             AMINA ALI

                                                            HOSSAY ALI

                                                              BELAL ALI

                                                           SOLIMAN ALI

                                                        (alias Solaiman Ali),

 

                                                                                                                               requérants,

 

                                                                    - et -

 

 

                                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                  ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                     intimé.

 

 

 

 

                                             MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                            (Texte révisé des motifs prononcés

                                             à l'audience le 23 septembre 1996)

 

 

 

Le juge McKEOWN

 

 

            Les requérants, citoyens de l'Afghanistan, agissent en contrôle judiciaire contre la décision en date du 1er novembre 1995 par laquelle la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu qu'ils n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention.

 

            Il s'agit principalement d'examiner : 1) si la requérante Hossay Ali, qui était une fillette de 9 ans lors de l'audience de la Commission, a droit au statut de réfugiée au même titre que sa mère, Bilqis Ali, qui s'était vu reconnaître le statut de réfugiée en raison de son appartenance au groupe des femmes cultivées; et 2) si la Commission a correctement appliqué le précédent Salibian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 3 C.F. 250 (C.A.), pour ce qui est de la différenciation des risques.

 

            La Commission n'a pas reconnu le statut de réfugiée à Hossay Ali, qui est la fille du requérant Shaysta-Ameer Ali et de son épouse Bilqis Ali, par cette conclusion en pages 10 et 11 des motifs de sa décision :

 

            [TRADUCTION]

L'un des demandeurs mineurs est une fille, mais elle est née en 1986 et est donc une enfant afghane inculte, et non une femme afghane cultivée

 

            Je ne partage pas ce raisonnement, lequel signifie que si Hossay Ali devait revenir en Afghanistan, elle ne pourrait se soustraire à la persécution que si elle refusait d'aller à l'école.  L'éducation est un droit fondamental de la personne et j'ordonne à la Commission de conclure qu'elle est une réfugiée au sens de la Convention.

 

            La Commission a rejeté l'autre requérante, Amina Ali, par le motif suivant :

 

[TRADUCTION]

Amina a 75 ans, et n'a jamais travaillé à l'extérieur ni n'est jamais allée à l'école.  Elle n'est donc pas cultivée.

                                                                                                                        [notes de bas de page occultées]

 

Il lui était loisible de tirer cette conclusion.

 

            La Commission n'a pas été appelée à se prononcer séparément au sujet des deux jeunes fils, et rien dans les preuves produites n'engage à l'instruction à part de leur revendication.

 

            J'en viens maintenant au second point litigieux, à savoir si les requérants, de par leur appartenance au groupe social que sont les Tadjiks sunnites, justifiaient d'une crainte (non pas de la crainte ressentie par tous les citoyens sans exception à cause de la guerre civile, mais de la crainte propre à un groupe, celui des Tadjiks sunnites) tenant à l'une des causes énumérées dans la définition de réfugié au sens de la Convention.

 

            La Commission a tiré à ce sujet la conclusion suivante en pages 5 à 7 des motifs de sa décision :

 

            [TRADUCTION]

Il échet donc d'examiner, à la lumière de la jurisprudence citée ci-dessus, si les Tadjiks sunnites sont en proie en Afghanistan à un danger qui les distingue des autres citoyens afghans.  La question qui se pose est de savoir s'ils «sont exposés à davantage de dangers ou à des dangers d'un autre ordre».

 

Il ressort des preuves documentaires que les Tadjiks sunnites ont été indubitablement victimes de violations des droits de la personne en Afghanistan, mais peut-on dire qu'ils sont exposés à davantage de dangers ou à des dangers d'un autre ordre que les autres citoyens afghans?  Voici ce qu'on peut lire dans les preuves documentaires :

 

Kaboul est soumis à un bombardement intense.  Vers la fin de janvier, j'ai interrogé des réfugiés de Kaboul qui s'enfuyaient vers Jalabad [sic] en Afghanistan.  Ils m'ont raconté que les intégristes extrémistes tuaient les «mauvais» musulmans, alors que les Tadjiks massacraient des Pachtous, et vice versa.

 

Des violations horribles des droits de la personne sont commises par chaque faction.  Mais contrairement à ce qui se passait à Sarajevo,  elles n'ont pas été saisies par les caméras de télévision.  Les Afghans ont été victimes de bombardements, de tortures et de mutilations au hasard.

 

Les revirements d'alliance, parfois teintés de considérations ethniques découlant de la lutte pour le pouvoir, ajoutent encore à l'incertitude pour ce qui est de savoir qui appartient à quelle faction politique  Ce nouvel élément a encore sapé davantage la stabilité politique du pays.  Un seul élément est resté le même : la principale victime de la lutte pour le pouvoir est la population civile.

 

Un autre facteur qui menace de rompre la paix dans d'autres régions du pays est l'indifférence de plus en plus marquée de toutes les factions face aux malheurs de la population civile de Kaboul.  Les bombardements, y compris les bombardements aériens, étaient impitoyablement généralisés, et les diverses factions de moudjahidines se livraient au pillage, aux viols et autres manifestations de brutalité délibérée contre des hommes, des femmes et des enfants pris entre les feux croisés.

 

Les factions politiques afghanes changent régulièrement d'allégeance, se battant un jour contre un parti puis se joignant le lendemain à leurs anciens ennemis.

 

Les diverses factions de moudjahiddines ont certes une base ethnique mais la lutte armée tient au premier chef à l'objectif de telle ou telle faction, ou de telle ou telle coalition de factions, qui est de saisir le pouvoir politique au détriment de telle ou telle autre faction ou coalition.  L'Afghanistan a connu les tensions ethniques depuis des décennies, mais les hostilités ne sont pas principalement causées par le ressentiment ethnique sur le plan individuel, un Afghan ne risque généralement rien de la part d'un autre Afghan du seul fait qu'ils appartiennent à deux ethnies différentes  Le principal danger pour un Afghan qui revient chez lui serait la violence au hasard, en particulier s'il habite Kaboul.  Certaines régions de l'Afghanistan, notamment dans l'Ouest, ne sont pas en proie aux hostilités.

 

À la lumière de l'ensemble des preuves documentaires administrées, et en particulier de ce qui précède, il appert que toutes les factions en Afghanistan sont à la fois victimes et coupables de violations des droits de la personne, situation dont la Cour fédérale a jugé qu'elle ne permet pas de conclure au statut de réfugié au sens de la Convention.  Ces preuves n'indiquent pas que les Tadjiks sunnites en Afghanistan sont exposés «à davantage de dangers ou à des dangers d'un autre ordre que les autres Afghans».

 

Par application de la jurisprudence établie par les décisions Salibian, Rizkallah, Hersi, Abdulle, Mohamud, Isa et Ali, nous concluons que la crainte que font valoir des demandeurs n'est pas une crainte fondée de persécution pour l'un des motifs visés par la Convention.

                                                                                                                        [notes de bas de page occultées]

 

            À mon avis, la décision de la Commission est conforme au troisième critère, tel que l'a rappelé le juge Décary, J.C.A., en ces termes dans Salibian susmentionné, pages 173 et 174 :

 

À la lumière de la jurisprudence de cette Cour relative à la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, il est permis d'affirmer

               

3) qu'une situation de guerre civile dans un pays donné ne fait pas obstacle à la revendication pourvu que la crainte entretenue soit non pas celle entretenue indistinctement par tous les citoyens en raison de la guerre civile, mais celle entretenue par le requérant lui-même, par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d'un risque de persécution fondé sur l'un des motifs énoncés dans la définition

 

            Le juge Décary a également adopté l'exposé de la règle de droit fait en la matière par le professeur Hathaway, qu'il cite en pages 174 et 175 de Salibian susmentionné :

 

Par conséquent, lorsqu'il s'agit de revendications fondées sur des situations où l'oppression est généralisée, la question n'est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n'importe qui d'autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manoeuvres d'intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié.  Si des personnes comme le requérant sont susceptibles de faire l'objet d'un grave préjudice de la part des autorités de leur pays, et si ce risque est attribuable à leur état civil ou à leurs opinions politiques, alors elles sont à juste titre considérées comme des réfugiés au sens de la Convention.

 

            La Commission était en droit de conclure que les Tadjiks sunnites ne formaient pas une cible collective et que par conséquent, les requérants ne pouvaient faire valoir leur revendication en invoquant leur appartenance à ce groupe.  À cet égard, il y a encore lieu de citer la conclusion suivante, tirée par le juge MacGuigan dans Rizkallah c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1992), 156 N.R. 1, page 1 (C.A.F.) :

 

Dans les motifs de la décision qu'elle a rendue en l'espèce, la Section du statut de réfugié n'a traité qu'un seul aspect de la question, à savoir la persécution personnelle.  Toutefois, la preuve qui nous a été présentée ne permet pas d'établir que les Chrétiens du village libanais des demandeurs étaient collectivement persécutés d'une manière qui pourrait les distinguer de l'ensemble des victimes de la terrible guerre que se livrent les nombreuses parties.

 

            Par ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie à l'égard de la requérante Hossay Ali.  L'affaire est renvoyée à la Commission à laquelle la Cour ordonne de conclure que cette requérante est une réfugiée au sens de la Convention.  Le restant de la demande est rejeté.

 

            La question suivante est certifiée à titre de question grave de portée générale :

 

Des demandeurs du statut de réfugié sont-ils exclus de l'application de la définition de réfugié au sens de la Convention si dans leur pays, tous les groupes, dont celui auquel ils appartiennent, sont à la fois victimes et coupables de violations des droits de la personne dans le contexte d'une guerre civile?

 

                                                                                                 Signé : William P. McKeown     

                                                                                ________________________________

                                                                                                                                         Juge                    

 

OTTAWA (ONTARIO),

le 30 octobre 1996

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                                ________________________________

                                                                                                                       F. Blais, LL. L.            


 

 

                                               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                           SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

NUMÉRO DU GREFFE :   IMM-3404-95

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :         Shaysta-Ameer Ali c. M.C.I.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE : 23 septembre 1996

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE McKEOWN

 

 

LE :                                                    30 octobre 1996

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

 

M. John O. Grant                                            pour les requérants

 

 

M. Jeremiah Eastman                          pour l'intimé

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

 

M. John O. Grant                                            pour les requérants

 

 

M. George Thomson                                       pour l'intimé

Sous-procureur général du Canada

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