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Date : 20200527

Dossier : IMM-6295-19

Référence : 2020 CF 648

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 mai 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

BOLAJI EVELYN BEJIDE

JASON OLUWAGBOTEMI BEJIDE

MORAYO JOANNA BEJIDE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté la demande initiale, les deux tribunaux d’instance inférieure ont conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Lagos et à Port Harcourt, au Nigéria. Je considère que le rejet de l’appel était raisonnable, puisque les demandeurs n’ont pas établi pourquoi les villes désignées comme PRI ne convenaient pas. Par conséquent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire pour les motifs suivants.

II.  Faits

A.  Contexte

[2]  La demanderesse principale est citoyenne du Nigéria. Dans le cadre de l’instance relative à sa demande d’asile, elle était la représentante désignée de son enfant mineur.

[3]  La demanderesse principale est originaire d’un village du sud‑ouest du Nigéria. En octobre 2011, alors qu’elle se préparait à épouser son mari, sa famille, en particulier sa mère, a commencé à exercer des pressions afin qu’elle subisse la mutilation génitale féminine [la MGF]. En 2012, après son mariage, elle a été invitée à une cérémonie d’excision, mais a décidé de ne pas s’y présenter.

[4]  En juin 2013, la demanderesse principale et son mari ont quitté leur village natal pour s’installer dans une grande ville, car elle ne se sentait plus en sécurité en raison de la pression exercée pour qu’elle subisse la MGF. La famille a vécu paisiblement dans cette ville, à la même adresse, de juin 2013 à septembre 2016. Au cours de cette période, la demanderesse a entamé une formation dans un salon de coiffure en 2013 pendant qu’elle suivait des cours à l’université, a obtenu un baccalauréat en 2015 et a donné naissance à son fils aîné en novembre 2015. Elle affirme que tout se passait bien dans la ville jusqu’à un moment indéterminé en 2015, quand des gens de son village l’ont repérée et que ses parents ainsi que le chef du village lui ont demandé de subir l’excision.

[5]  La demanderesse principale affirme qu’en avril 2016, des gens de son village accompagnés de soldats traditionnels se sont rendus en ville pour la retrouver alors qu’elle était à l’hôpital avec son fils pour l’examen médical de ce dernier. Elle a reçu un appel l’informant que son mari avait été kidnappé et, pour cette raison, elle n’est pas retournée à la maison. Elle affirme que les soldats ont détenu son mari pendant deux jours dans l’espoir qu’elle revienne, mais ils l’ont finalement relâché en donnant deux mois au couple pour retourner au village.

[6]  Les demandeurs ont présenté à la Section de la protection des réfugiés [la SPR] un rapport de police daté du 22 avril 2016, dans lequel la demanderesse principale avait signalé les menaces de mort à son endroit [traduction] « liées à la question de l’excision ayant mené à son déménagement » en ville. En réponse à ce rapport de police, la police municipale a déclaré que le dossier avait été renvoyé pour faire l’objet d’une enquête approfondie.

[7]  À la suite de l’enlèvement du mari, le couple soutient avoir convenu de fuir leur ville séparément pour se retrouver à Lagos, la capitale du pays. Ils ont réussi à obtenir des visas de touristes aux États-Unis, où ils se sont rendus en avion en septembre 2016 depuis Lagos. Au cours de cette période, le mari de la demanderesse a dû retourner au Nigéria parce que son père est mort, mais la demanderesse est restée aux États‑Unis. Le mari a tenté de rentrer aux États‑Unis en février 2017, mais on lui a refusé l’accès. Il est donc resté à Lagos au Nigéria, où il travaillait comme homme d’affaires. Les visas de la demanderesse principale et de son fils ont expiré en mars 2017. Malgré cela, ils sont restés aux États‑Unis et la demanderesse principale a accouché de sa fille au Texas en juin 2017.

[8]  Les demandeurs n’ont pas demandé l’asile aux États‑Unis et sont plutôt entrés au Canada par un poste frontalier pour y demander l’asile en décembre 2017.

[9]  Dans la demande qu’elle a présentée à la SPR, la demanderesse principale a indiqué craindre qu’elle et sa fille née aux États‑Unis subissent la MGF s’ils devaient retourner au Nigéria. Elle a indiqué que son mari avait reçu des [traduction« menaces verbales de la part de membres de sa famille » exigeant qu’elle se soumette à la MGF. Elle a indiqué qu’elle est chrétienne et que ses croyances interdisent la MGF. Elle a également cité les effets dramatiques de cette pratique sur la santé.

B.  Décision de la SPR

[10]  La SPR a conclu que la question déterminante était l’existence d’une PRI. La SPR a souligné que pour qu’il y ait une PRI, (1) elle doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs ne risquent pas sérieusement d’être persécutés dans la partie du pays proposée comme PRI, et (2) la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’y chercher refuge dans les circonstances. La SPR a précisé qu’une fois que la question de la PRI a été soulevée, il incombe aux demandeurs de prouver qu’ils ne disposent d’aucune PRI.

[11]  La SPR a également soulevé des questions quant à la crédibilité et a examiné le guide jurisprudentiel au sujet de la viabilité des PRI pour les femmes au Nigéria. La SPR a conclu qu’il y avait des doutes quant à la crédibilité, puisque même si la demanderesse principale a commencé à recevoir de la pression pour subir la MGF en octobre 2011, elle est demeurée au Nigéria jusqu’en septembre 2016. La SPR a souligné que la demanderesse principale n’a jamais été blessée entre 2011 et 2016 malgré le fait qu’elle n’a pas pris de mesures de sécurité et que son mari n’a pas été blessé après qu’elle ait été retrouvée. La demanderesse principale affirme que sa famille l’a retrouvée dans sa ville et lui a demandé de se soumettre à la MGF. Or, elle a refusé et a continué de vivre au même endroit. En outre, son mari est retourné au Nigéria après y avoir été menacé et y a vécu pendant deux ans tout en travaillant comme homme d’affaires, sans jamais être blessé par des proches.

[12]  En ce qui a trait au caractère raisonnable des villes proposées comme PRI, la SPR a souligné que le mari de la demanderesse principale a vécu en sécurité à Lagos et qu’il s’agit d’une grande ville. Le tribunal a également conclu que Port Harcourt constitue une PRI, que les deux villes [traduction« sont considérablement éloignées de sa propre ville » et qu’il n’y avait [traduction] « tout au plus qu’une simple possibilité » que des membres de sa famille la retrouvent et l’enlèvent dans l’une ou l’autre de ces villes. La SPR a tenu compte de multiples facteurs énoncés dans le guide jurisprudentiel qui pourraient influencer la capacité d’adaptation de la demanderesse principale, y compris l’emploi de son mari à Lagos et le fait qu’elle détient un baccalauréat.

C.  Décision de la SAR

[13]  En appel, la SAR s’est fondée sur le dossier pour rendre sa décision puisqu’aucune nouvelle preuve ne lui a été présentée et que la tenue d’une audience n’était pas nécessaire. La SAR a appliqué la norme de la décision correcte à la décision de la SPR. Les arguments des demandeurs concernant l’absence de motifs, l’application par la SPR du guide jurisprudentiel ainsi que d’autres erreurs commises par la SPR ont tous été examinés, puis rejetés par la SAR.

[14]  La SAR a conclu que les deux villes répondaient aux deux volets du critère relatif à la PRI. En ce qui a trait au premier volet, la SAR a convenu que les demandeurs n’ont pas établi qu’ils seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution et qu’ils se sont appuyés sur des « suppositions générales », comme le fait que des membres de la famille de la mère de la demanderesse principale vivent à Lagos et que les demandeurs pourraient les croiser par hasard à Lagos et à Port Harcourt. Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer que ces villes proposées comme PRI n’étaient pas sûres.

[15]  En ce qui a trait au second volet, la SAR a conclu qu’il n’était pas objectivement déraisonnable que les demandeurs cherchent refuge à Lagos ou à Port Harcourt en se fondant sur des facteurs similaires à ceux mentionnés par la SPR. Par conséquent, la SAR a convenu avec la SPR que les demandeurs avaient une PRI à Lagos et à Port Harcourt et a maintenu la décision de la SPR.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[16]  La seule question soulevée devant la Cour est celle de savoir si la conclusion de la SAR quant à l’existence d’une PRI était raisonnable. Ainsi, la Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 99).

[17]  Les demandeurs font valoir que la SAR doit tenir compte des facteurs religieux, économiques et culturels qui pourraient influencer le caractère raisonnable de la PRI pour un demandeur. Ils demandent à la Cour d’examiner la situation de la demanderesse principale en tant que femme à risque de subir la MGF au Nigéria. Ils citent la décision Henguva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 483, pour affirmer qu’une décision peut être déraisonnable lorsque l’analyse de la PRI ne tient pas compte des normes culturelles pertinentes dans le contexte des familles traditionnelles.

[18]  Les demandeurs soutiennent également que la SAR (comme la SPR avant elle) n’a pas tenu compte des éléments de preuve subjectifs et objectifs. En particulier, ils soutiennent que les deux tribunaux ont déraisonnablement fait abstraction des normes culturelles concernant la MGF au Nigéria à l’égard de la demanderesse principale, puisque la famille de cette dernière la pourchasserait à l’échelle du pays en raison de [traduction« normes et de motifs culturels ».

[19]  Je ne suis pas d’accord. La SAR a conclu à l’existence d’une PRI à Lagos et à Port Harcourt en appliquant le critère à deux volets approprié, à savoir (1) s’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans la PRI proposée et (2) s’il serait déraisonnable de s’y installer (Ohwofasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 266, au par. 10 [Ohowofasa]). La SAR a raisonnablement appliqué le critère aux faits de l’espèce.

[20]  En ce qui a trait au premier critère du volet, il doit exister un risque sérieux de persécution dans tout le pays, y compris dans la partie qui offre prétendument une PRI (Ohowofasa, au par. 17, citant Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589 (CAF)). Comme l’a souligné la SAR, un demandeur doit présenter une « preuve réelle et concrète » de l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité. Sur ce point, la SAR a cité la décision Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, au paragraphe 15 (CAF). La SAR, en se fondant sur la jurisprudence appropriée, a appliqué les faits au droit de façon raisonnable, comme le démontre ce paragraphe clé de ses motifs :

[22]  J’ai examiné les éléments de preuve et les observations. Je souscris toutefois à la conclusion de la SPR selon laquelle les appelants n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer que les agents de persécution ou tout membre de la famille vivant aux endroits offrant une PRI ont les moyens ou la motivation nécessaires pour causer du tort aux appelants à ces endroits. Par exemple, exception faite du témoignage de l’appelante principale selon lequel il s’agit de la fratrie de sa mère, il n’y a aucun élément de preuve précis sur les membres de la famille qui vivent dans ces villes. Plus important encore, aucun élément de preuve ne confirme que ceux-ci seraient véritablement disposés à trouver les appelants ou capables de le faire ni qu’ils faciliteraient des efforts afin de leur causer des préjudices. La déclaration générale de l’appelante principale selon laquelle elle pourrait croiser les membres de famille de sa mère aux endroits proposés comme PRI, soit Lagos ou Port Harcourt, relève de la supposition, tout comme la possibilité qu’une telle rencontre donne lieu à des préjudices. Aucun élément de preuve détaillé n’explique comment les membres de la famille pourraient retrouver les appelants, puis leur causer du tort.

[21]  La SAR a souligné que Lagos est une ville de plus de 13 millions d’habitants et que la population de Port Harcourt dépasse les deux millions de personnes. Les demandeurs n’ont présenté aucune preuve à savoir qui, à Lagos et à Port Harcourt, risquerait sérieusement de capturer la demanderesse principale ou de la forcer à se soumettre à la MGF selon la prépondérance des probabilités. De plus, peu d’éléments de preuve démontraient que la menace de MGF serait exécutée dans le village d’origine de la famille ou dans la ville où ils ont déménagé, étant donné qu’ils y ont habité pendant cinq ans (2011-2016) alors que les agents de persécution savaient apparemment où les trouver pendant la majeure partie de cette période.

[22]  En ce qui a trait au second volet du critère relatif à la PRI, à savoir si la PRI proposée serait raisonnable dans les circonstances, les demandeurs font valoir que la SAR a ignoré les « normes culturelles » concernant la MGF. Néanmoins, la SAR était manifestement au courant des préoccupations liées à la MGF au Nigéria, mais a conclu que la demanderesse principale ne s’exposerait pas à une possibilité sérieuse de subir la MGF à Lagos ou à Port Harcourt. Cette conclusion découlait de la preuve.

[23]  Les demandeurs soutiennent également qu’ils n’ont pas de soutien familial à Lagos ou à Port Harcourt, un facteur dont la SAR a tenu compte. Là encore, je conclus que la SAR n’a pas négligé ou autrement ignoré la preuve présentée par les demandeurs dans leurs observations. La décision de la SAR tient compte de toutes les observations formulées dans l’appel au sujet non seulement du soutien familial (le motif invoqué en l’espèce), mais également du sexe, de la langue, de l’éducation, des croyances religieuses, de la santé mentale et de l’accès aux services.

IV.  Conclusion

[24]  Je conclus que l’application par la SAR du critère relatif à la PRI ainsi que les conclusions qu’elle en a tirées étaient tout à fait raisonnables. La décision est rationnelle et logique, et le raisonnement de la SAR débouche sur une conclusion transparente et justifiable. Par conséquent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6295-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question à certifier n’est soulevée, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de juin 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6295-19

 

INTITULÉ :

BOLAJI EVELYN BEJIDE ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE toronto (ontario) ET Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MAI 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Bashir Khan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexander Menticoglou

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bashir A. Khan

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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