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Date : 20200529


Dossier : T-1582-19

Référence : 2020 CF 652

Ottawa (Ontario), le 29 mai 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LUCIE ALLAIRE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Madame Lucie Allaire sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] de rejeter sa plainte de discrimination formulée à l’égard de son employeur, le Service correctionnel du Canada [le Service]. Je rejette sa demande, puisque la Commission pouvait raisonnablement conclure que le fond de la plainte de Mme Allaire avait déjà été traité par le biais du processus de grief.

I.  Contexte

[2]  Je me bornerai ici à exposer les faits qui sont directement pertinents à la présente demande de contrôle judiciaire. Mme Allaire est une employée du Service. En mars 2016, sa superviseure a réorganisé certaines tâches de son emploi. Mme Allaire était d’avis que cette mesure était discriminatoire.

[3]  Mme Allaire a donc présenté une plainte à la Commission. Or, puisque Mme Allaire est une employée du gouvernement fédéral, la Commission lui a indiqué qu’elle devait d’abord présenter un grief selon l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique fédérale, LC 2003, c 22, art 2.

[4]  Mme Allaire a donc présenté un grief en vertu de cette loi. Le 14 juillet 2017, la Commissaire adjointe par intérim du Service, chargée de rendre une décision au dernier palier, a rejeté le grief de Mme Allaire.

[5]  Mme Allaire a alors demandé à la Commission de reprendre le traitement de sa plainte. Le 12 juillet 2019, une enquêtrice de la Commission a transmis aux parties un « rapport sur les articles 40/41 », qui recommandait le rejet de la plainte au motif que celle-ci était « vexatoire », selon l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch H-6 [la Loi]. En substance, l’enquêtrice a conclu que le fond de la plainte de discrimination avait été examiné dans le cadre du processus de grief et qu’il fallait respecter le caractère définitif de la décision rendue dans le cadre de ce processus.

[6]  À l’invitation de la Commission, Mme Allaire a transmis ses observations au sujet du rapport sur les articles 40/41, alors que le Service s’est abstenu de tout commentaire.

[7]  Le 12 septembre 2019, la Commission a transmis à Mme Allaire sa décision de rejeter la plainte selon l’alinéa 41(1)d), au motif que « l’autre voie de recours a permis de trancher l’allégation de discrimination de façon substantielle ».

[8]  Mme Allaire sollicite le contrôle judiciaire de cette décision de la Commission.

II.  Analyse

[9]  Il convient de rappeler le cadre juridique qui régit l’intervention de notre Cour en matière de contrôle judiciaire. Lorsqu’elle est appelée à réviser une décision rendue par l’administration publique, notre Cour s’intéresse à la légalité de cette décision. Cette légalité comporte deux volets : le respect de l’équité procédurale et le caractère raisonnable du fond de la décision. En exerçant le contrôle judiciaire, notre Cour ne peut se substituer au décideur administratif et trancher l’affaire à nouveau, comme la Cour suprême du Canada l’a rappelé dans le récent arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 83 [Vavilov]. De plus, les relations entre un individu et l’administration publique peuvent comprendre plusieurs décisions rendues par des personnes ou des organismes différents. Une demande de contrôle judiciaire ne doit viser qu’une seule décision : règle 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Une demande de contrôle judiciaire présentée à l’égard d’une décision ne permet pas à notre Cour d’examiner une autre décision ou, à plus forte raison, l’ensemble des relations entre le demandeur et l’administration publique.

[10]  De plus, lorsqu’elle examine une décision administrative, notre Cour se fonde uniquement sur la preuve dont le décideur était saisi. En effet, le rôle de notre Cour est de s’assurer que la décision attaquée était raisonnable en fonction de la preuve présentée au décideur. Sauf dans des cas très précis, il n’est donc pas possible de présenter de nouvelles preuves devant notre Cour. Voir, à ce sujet, la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 12, aux paragraphes 86 et 98.

[11]  La demande de contrôle judiciaire de Mme Allaire s’écarte de ces paramètres. Bien que cette demande ne puisse porter que sur le refus de la Commission de statuer sur sa plainte,
Mme Allaire réitère l’ensemble des arguments au soutien de sa plainte de discrimination et cherche même à déposer des documents additionnels, notamment au sujet de sa condition médicale. Elle soulève aussi certaines préoccupations quant à la manière dont ses griefs ont été étudiés et quant à d’autres sujets.

[12]  Les arguments de Mme Allaire ne tendent pas à démontrer que la Commission aurait pris une décision déraisonnable en rejetant sa plainte. Mme Allaire ne soutient pas non plus que la Commission aurait manqué à son devoir d’équité procédurale dans le traitement de sa plainte. Néanmoins, je vais me pencher sommairement sur la décision de la Commission pour déterminer si elle est raisonnable. Je vais ensuite examiner les arguments présentés par Mme Allaire.

A.  Le caractère raisonnable de la décision de la Commission

[13]  Il n’est pas contesté que la Commission peut rejeter une plainte selon l’alinéa 41(1)d) de la Loi, lorsque la substance de cette plainte a été adéquatement traitée dans le cadre d’un autre processus décisionnel. Le rapport de l’enquêtrice fait état des facteurs dont la Commission doit tenir compte. Cette section du rapport m’apparaît conforme à la jurisprudence pertinente, notamment aux arrêts Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 RCS 422, et Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160.

[14]  Pour conclure que le fond de la plainte avait été traité dans le cadre du processus de grief, l’enquêtrice de la Commission a comparé le texte de la plainte et celui du grief et constaté qu’ils étaient quasi identiques. Elle a également pris connaissance de la décision rendue au sujet du grief et constaté que celle-ci avait tranché le fond de la plainte. Elle a également noté que
Mme Allaire n’avait pas identifié de manquement à l’équité procédurale.

[15]  Ayant moi-même pris connaissance de la plainte, du grief et de la décision rendue au sujet de celui-ci, je suis d’avis que la décision de la Commission était raisonnable. Il est manifeste que Mme Allaire ne cherche qu’à remettre en question une décision finale rendue dans le cadre du processus de grief, ce qui n’est pas le rôle de la Commission.

[16]  Par ailleurs, le fait que Mme Allaire n’a pas eu gain de cause dans le cadre du processus de grief ne signifie pas que la substance de sa plainte n’a pas été traitée ou tranchée. S’il en était autrement, le caractère final des décisions en matière de griefs serait compromis.

B.  Arguments invoqués par Mme Allaire

[17]  Dans son argumentaire écrit, Mme Allaire mentionne à plusieurs reprises l’existence d’un autre grief portant sur son évaluation de rendement. Elle soutient que ce grief aurait dû être examiné conjointement avec son grief de discrimination. Elle affirme également que sa représentante syndicale aurait fait défaut de transmettre certaines « pièces à conviction » au décideur.

[18]  Je n’ai pas à me pencher sur ces allégations, puisqu’elles n’affectent pas le caractère raisonnable de la décision de la Commission. Faut-il le rappeler, seule la décision de la Commission fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Or, la question sur laquelle la Commission devait se pencher était de savoir si la plainte dont elle était saisie avait déjà été tranchée au terme d’un autre processus. Pour parvenir à une conclusion positive, la Commission ne s’est fondée que sur le grief de discrimination, qui est substantiellement identique à la plainte. La Commission n’a pas eu besoin d’aller plus loin et d’examiner le grief relatif à l’évaluation de rendement. En procédant ainsi, la Commission a agi de façon raisonnable. Par conséquent, toute question au sujet du grief relatif à l’évaluation de rendement n’a aucune incidence sur la présente demande de contrôle judiciaire.

[19]  Mme Allaire souligne également le fait que la décision finale relative au grief de discrimination ne lui a été transmise qu’en décembre 2017, alors qu’elle a été rendue en juillet 2017. Bien que cette situation soit malheureuse, Mme Allaire ne semble pas en avoir subi de conséquence négative. Plus précisément, personne n’a tenu rigueur à Mme Allaire du dépassement des divers délais fixés pour intenter les recours dont elle s’est prévalue ou pour transmettre de l’information additionnelle. Le retard dans la réception de la décision rendue en juillet 2017 n’a eu aucune incidence sur la décision rendue par la Commission. À plus forte raison, il n’a pas d’incidence sur la présente demande de contrôle judiciaire.

[20]  Mme Allaire allègue également des « préoccupations sécuritaires » liées aux communications que son employeur aurait pu avoir avec le propriétaire de son logement. Elle se plaint également de recevoir divers courriels non sollicités. Cependant, elle ne présente aucune preuve reliant de tels incidents à la discrimination dont elle prétend avoir fait l’objet de la part de son employeur. De plus, selon toute vraisemblance, les responsables de ces incidents ne sont pas des employeurs fédéraux qui relèvent de la compétence de la Commission. La Commission a donc eu raison de ne tenir aucun compte de ces allégations.

[21]  Enfin, Mme Allaire a produit, au soutien de sa demande, divers documents médicaux attestant de son état de santé. Ces documents n’ont pas été présentés à la Commission. Pour cette raison, je ne peux les prendre en compte dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Je me contente de signaler que la Commission n’a pas mis en doute l’état de santé de Mme Allaire. Sa décision était fondée sur d’autres motifs.

III.  Conclusion et dépens

[22]  Pour ces raisons, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[23]  Le procureur général demande également que Mme Allaire soit condamnée aux dépens. Selon la règle 400 des Règles des Cours fédérales, j’ai entière discrétion en ce qui a trait à la répartition des dépens. Néanmoins, la pratique bien établie veut que la partie perdante soit condamnée à payer les dépens de la partie gagnante. Dans l’exercice de ma discrétion, je suis cependant d’avis de m’écarter de cette pratique et de ne rendre aucune ordonnance concernant les dépens.

[24]  Les dépens constituent une forme d’indemnisation partielle de la partie gagnante pour les frais qu’elle a dû engager pour se défendre. Si l’on condamne la partie perdante à payer les dépens, c’est que l’on cherche à mettre en place une forme d’incitatif qui vise à influer sur les décisions que prennent les justiciables quant à la conduite des instances : Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119, au paragraphe 4. Par exemple, s’il fait face à la possibilité d’être condamné à payer les dépens de l’adversaire en cas d’échec de son recours, un justiciable sera poussé à faire une évaluation plus rigoureuse de ses chances de succès avant d’intenter son recours.

[25]  Mme Allaire n’est pas représentée par avocat dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas toujours facile, pour un justiciable non représenté par avocat, de bien saisir la portée d’une demande de contrôle judiciaire, notamment dans le contexte où plusieurs organismes administratifs ont rendu des décisions relativement aux mêmes faits.

[26]  À cet égard, je souligne que la décision de la Commission comportait une mention selon laquelle « les parties à une plainte peuvent demander à la Cour fédérale de revoir la décision de la Commission en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales ». La décision n’expliquait toutefois pas la portée limitée d’une demande de contrôle judiciaire présentée à notre Cour. Bien qu’une telle mention puisse viser l’objectif louable d’informer les justiciables des recours dont ils disposent, elle peut également, si elle n’est pas accompagnée des nuances qui s’imposent, leur donner de faux espoirs quant à la portée de ces recours. À l’audience,
Mme Allaire a expliqué qu’elle avait compris que, par cette phrase, la Commission lui suggérait de s’adresser à notre Cour afin qu’elle statue sur le bien-fondé de sa plainte. Or, comme je l’ai indiqué plus haut, ce n’est pas notre rôle.

[27]  Il est donc difficile de reprocher à Mme Allaire sa méconnaissance des principes qui régissent une demande de contrôle judiciaire. Ainsi, même à supposer qu’elle fût consciente de la possibilité d’être condamnée aux dépens, je vois difficilement comment Mme Allaire aurait pu intégrer ce facteur dans sa décision d’intenter la présente demande. Je suis donc d’avis de ne pas la condamner aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-1582-19

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  Aucune ordonnance n’est rendue relativement aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1582-19

INTITULÉ :

LUCIE ALLAIRE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE ENTRE Ottawa (Ontario) ET MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 mai 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 29 mai 2020

COMPARUTIONS :

Lucie Allaire

Pour la demanderesse

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Mélyne Félix

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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