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Date : 20200527


Dossier : IMM-5056-19

Référence : 2020 CF 645

[traduction française révisée PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2020

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

DRITON ASLLANI

MIRLINDA ASLLANI

ARMINA ASLLANI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[Motifs rendus oralement]

I.  Contexte

[1]  Il y a deux questions en litige dans le cadre de la présente demande.

[2]  La première consiste à savoir si la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a commis une erreur en concluant que la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait correctement conclu que les demandeurs n’avaient pas établi de lien avec un motif d’octroi de l’asile énoncé à l’art. 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR].

[3]  La seconde consiste à savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR avait correctement conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’une protection de l’État adéquate au niveau opérationnel n’était pas disponible en Italie ou au Kosovo.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée.

II.  Norme de contrôle

[5]  Les deux questions soulevées dans la présente demande sont des questions mixtes de fait et de droit. Par conséquent, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux par. 23 et 69 [Vavilov]; Bakos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 191 au par. 19.

[6]  Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et déterminer si la décision « dans son ensemble » est raisonnable: Vavilov, précité, aux par. 84 et 85. Le contrôle « porte à la fois sur le résultat et sur le processus » : Vavilov, précité, au par. 87. À cet égard, la Cour examinera si la décision est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. En d’autres termes, la Cour examinera si elle est en mesure de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision », et ensuite de déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, précité, aux par. 97 et 86.

[7]  Une décision adéquatement justifiée, transparente et compréhensible reflète « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, précité, au par. 85. Elle devrait aussi refléter le fait que le décideur a réussi « à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » : Vavilov, précité, au par. 128.

III.  Analyse

[8]  Au départ, je constate que M. Asllani n’a pas contesté l’acceptation par la SAR de la conclusion de la SPR selon laquelle il était exclu de la protection accordée aux réfugiés en application de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, parce qu’il a un statut qui lui confère le droit de séjourner aussi longtemps qu’il le veut ainsi que des droits fondamentaux en Italie. La SAR a accepté cette conclusion après avoir observé que M. Asllani n’avait pas contesté cet aspect de la décision de la SPR. Elle a toutefois ajouté qu’elle avait examiné l’analyse effectuée par la SPR à l’égard de cette question et qu’elle y souscrivait.

A.  Lien

[9]  Je vais maintenant examiner la question du lien. À l’appui de sa demande d’asile, le demandeur principal, M. Asllani, a allégué qu’un dénommé Alban avait menacé de le tuer après qu’il eût refusé une proposition de travail qui l’aurait obligé à livrer des drogues, y compris en les faisant passer entre le Kosovo et l’Italie.

[10]  M. Asllani a alors expliqué qu’Alban avait menacé de le tuer après qu’il eût frappé ce dernier avec une chaise, le blessant grièvement. Plus tard, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, il a ajouté qu’Alban [traduction] « avait menacé de détruire mon existence à cause des dommages que j’avais causés à sa vie ». À cet égard, M. Asllani a ajouté qu’Alban avait été arrêté et détenu pendant deux mois en Italie après que la police eût découvert son trafic de drogue, et qu’Alban croyait que M. Asllani l’avait dénoncé à la police.

[11]  M. Asllani a précisé qu’un ami, M. Bytyqi, qui l’avait présenté à Alban en janvier 2015, lui a fait savoir qu’Alban l’avait contacté et avait accusé M. Asllani de l’avoir trahi en le dénonçant à la police.

[12]  En tirant sa conclusion, la SAR a relevé que « la violence que [M. Asllani] dit craindre aux mains d’Alban et de ses associés découle de la colère d’Alban contre le fait [qu’il] l’a agressé en juin 2015 et de la croyance d’Alban selon laquelle [il] l’avait dénoncé à la police italienne ».  

[13]  La SAR a ajouté que « [m]ême en présumant que [M. Asllani] a[vait] été astreint à accomplir un travail », elle « n’arriv[ait] pas à voir en quoi il pourrait être dit que les « personnes qui craignent d’être persécutées pour avoir refusé de commettre un acte criminel » ou les membres de la famille de ces personnes font partie de l’une ou l’autre des trois catégories de groupe social énoncées dans l’arrêt » Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la p. 739 [Ward].

[14]  Par conséquent, la SAR a conclu qu’il n’existait aucun lien entre les circonstances prétendues par les appelants et un motif d’octroi de l’asile.

[15]  Invoquant la décision Shkabari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 177 [Shkabari], M. Asllani soutient qu’il entre dans la deuxième des trois catégories de groupe social mentionnées plus haut, soit « les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association » : Ward, précité, à la p. 739.

[16]  Toutefois, les faits de la décision Shkabari se distinguent de ceux en l’espèce, puisque dans cette affaire la persécution découlait d’un refus de se conformer au droit coutumier albanais qui limite le droit internationalement reconnu de se marier librement. La Cour avait conclu que l’incapacité des demandeurs adultes de se marier librement faisait en sorte qu’ils appartenaient à la fois à la première catégorie définie dans l’arrêt Ward et, dans une moindre mesure, à la deuxième catégorie décrite ci-dessus. J’estime que le lien avec la dernière catégorie était beaucoup plus fort dans la décision Shkabari qu’il ne l’est en l’espèce.

[17]  M. Asllani maintient néanmoins que son refus de faire passer des drogues entre dans la définition applicable au travail forcé énoncée à l’alinéa 3a) de l’article 8 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et que ce refus le fait entrer dans la deuxième catégorie définie dans l’arrêt Ward. Il explique qu’en refusant de faire passer des drogues, il s’associait volontairement au groupe de personnes qui refusent de commettre un acte criminel. Toutefois, M. Asllani n’a pas pu citer le moindre fondement à l’appui de l’affirmation selon laquelle les personnes qui refusent de commettre un acte criminel constituent un groupe qui est englobé dans la deuxième catégorie définie dans l’arrêt Ward.

[18]  Bien que je sois sceptique quant à l’affirmation selon laquelle un groupe de personnes qui refusent de commettre un acte criminel constituent un groupe de personnes qui entrent dans la deuxième catégorie définie dans l’arrêt Ward, je n’ai pas à rendre de décision à cet égard.

[19]  Il en est ainsi parce qu’il n’était pas déraisonnable que la SAR conclue que M. Asllani n’avait pas établi de lien avec un motif d’octroi de l’asile étant donné que « la violence qu’il dit craindre aux mains d’Alban et de ses associés découle de la colère d’Alban contre le fait [qu’il] l’a agressé en juin 2015 et de la croyance d’Alban selon laquelle [il] l’avait dénoncé à la police italienne ».

[20]  J’estime que cette conclusion était raisonnablement et, en fait, solidement fondée sur les propres prétentions de M. Asllani, telles qu’elles sont énoncées aux paragraphes 10 et 11 ci‑dessus. Comme il l’a lui-même affirmé, M. Asllani craint Alban non pas parce qu’il a refusé de faire passer des drogues pour lui, mais parce qu’il l’a blessé grièvement et parce qu’Alban croit que M. Asllani l’a dénoncé à la police.

[21]  Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la conclusion de la SAR sur cette question était suffisamment justifiée, transparente et intelligible et qu’elle appartenait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, précité, au par. 86.

[22]  J’ajouterai simplement au passage que M. Asllani n’aide en rien sa position sur cette question lorsqu’il affirme que [traduction] « si ce n’était » de son refus de faire passer des drogues pour Alban, il ne se serait pas retrouvé dans une situation où il craint celui-ci. Il reste que sa crainte alléguée d’Alban, l’élément qui importe dans sa demande d’asile, n’a pas de lien avec un quelconque motif reconnu d’octroi de l’asile.

[23]  Ma conclusion sur cette seule question suffit pour rejeter la présente demande. Toutefois, par souci d’exhaustivité, j’aborderai brièvement la question de la protection de l’État ci-après.

B.  Protection de l’État

[24]  En ce qui concerne tant l’Italie que le Kosovo, M. Asllani affirme que la SAR a commis une erreur en omettant d’énoncer le bon critère. À cet égard, il soutient que le bon critère est celui de savoir si la protection de l’État est efficace au « niveau opérationnel » (Durdevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 427 au par. 33) et qu’il incombait à la SAR d’énoncer explicitement ce critère dès le début de son appréciation de la question de la protection de l’État.

[25]  Je ne suis pas de cet avis. Je n’ai connaissance d’aucun fardeau de ce genre pour la SPR ou la SAR. Ce qui compte, c’est que l’efficacité de la protection de l’État soit réellement examinée au niveau opérationnel. Cet examen s’effectue lors de l’évaluation des éléments de preuve produits par le demandeur d’asile pour renverser la présomption de la protection de l’État qui existe en l’absence de la preuve d’un effondrement complet de l’appareil étatique : Ward, précité, à la p. 692.

[26]  Il convient de souligner que le fardeau de réfuter la présomption et de démontrer qu’une protection de l’État adéquate n’existe pas au niveau opérationnel incombe au demandeur d’asile. Toutefois, dans ses observations formulées à la SAR, M. Asllani n’a pas cherché à s’acquitter de ce fardeau en ce qui concerne l’Italie en renvoyant à des éléments de preuve à l’appui de sa simple affirmation selon laquelle la SPR n’avait pas examiné l’existence d’une protection de l’État au plan opérationnel.

[27]  En ce qui concerne le Kosovo, M. Asllani s’est contenté de faire l’observation très générale voulant qu’il ressortait [traduction] « clairement des éléments de preuve documentaire que les efforts déployés par l’État, sa capacité et, surtout, sa volonté de mettre en œuvre le cadre procédural sont déficients ».

[28]  Compte tenu de ce qui précède, il n’était pas déraisonnable que la SAR conclue, sans examiner davantage la question, que M. Asllani n’avait pas réfuté la présomption d’une protection de l’État adéquate au niveau opérationnel.

[29]  J’estime que la conclusion de la SAR sur ce point était suffisamment justifiée, transparente et intelligible et appartenait tout à fait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Vavilov, précité, au par. 86.

[30]  J’ajouterai simplement au passage que, dans la décision de la SPR concernant les demandes d’asile des demandeurs, il est souligné que M. Asllani n’a pas demandé la protection ou l’aide de l’État en Italie parce qu’il craignait le réseau criminel auquel appartenait Alban. La SPR a conclu que l’explication quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas demandé la protection de la police n’était pas convaincante et que, dans les circonstances, il incombait à M. Asllani de s’adresser à la police en Italie pour obtenir la protection de l’État.

[31]  Je suis d’accord. Quand un demandeur d’asile cherche à réfuter la présomption de la protection de l’État, il lui incombe de démontrer qu’il a fait sans succès tous les efforts objectivement raisonnables pour épuiser toutes les avenues offertes dans le pays en question, avant de demander l’asile à l’étranger : Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004 aux par. 33, 34, 42, 43 et 45.

[32]  Il appert que la police italienne a bel et bien arrêté Alban et l’a détenu pendant deux mois pour sa consommation personnelle de drogues. Voilà qui mine encore la simple affirmation de M. Asllani concernant le caractère inadéquat de la protection de l’État au niveau opérationnel en Italie.

[33]  Au sujet du Kosovo, M. Asllani ajoute que la SPR a souligné, aux paragraphes 38 à 42 de sa décision, que la protection de l’État dans ce pays présente divers problèmes. Toutefois, dans son examen, la SPR a aussi analysé d’autres éléments de preuve sur l’efficacité de la protection de l’État au Kosovo. À la lumière de tous ces éléments de preuve, le tribunal a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État dans ce pays.  

[34]  En l’absence de quelque argument quant aux raisons pour lesquelles la SPR aurait commis une erreur en tirant cette conclusion, je ne peux pas conclure que la conclusion de la SAR quant à la question de la protection de l’État au Kosovo était déraisonnable. C’est particulièrement le cas étant donné qu’aucun des demandeurs n’a cherché à se réclamer de la protection de l’État dans ce pays ni n’a donné d’explication convaincante quant aux raisons pour lesquelles ils ne l’avaient pas fait.

IV.  Conclusion

[35]  Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée.

[36]  À l’issue de l’audition de la présente affaire, les avocats des demandeurs et du défendeur ont tous deux déclaré qu’il n’y avait aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je suis du même avis.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5056-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question en vue de la certification au titre de l’alinéa 74a) de la LIPR.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5056-19

 

INTITULÉ :

DRITON ASLLANI ET AL c MIRC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

entendue PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE Ottawa (Ontario) ET TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 mai 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 mai 2020

 

COMPARUTIONS :

John O. Grant

POUR LES DEMANDEURS

 

Alison Engel-Yan

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John O. Grant

Avocat

Mississauga (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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