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Date : 20200528


Dossier : T-1317-19

Référence : 2020 CF 649

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

MICHEL COURTEMANCHE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Monsieur Michel Courtemanche sollicite le contrôle judiciaire de la révocation de son passeport canadien, fondée sur des accusations criminelles dont il fait l’objet. Il soutient qu’on aurait dû lui divulguer l’identité du décideur et les raisons pour lesquelles son dossier a été choisi pour enquête. Il affirme également que la révocation de son passeport contrevient à la présomption d’innocence et ne prend pas suffisamment en compte ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

[2]  Je rejette sa demande. Je conclus que les manquements allégués n’ont pas empêché
M. Courtemanche de faire valoir ses moyens et ne constituent pas une violation des exigences de l’équité procédurale. Je conclus également que le passeport de M. Courtemanche pouvait raisonnablement être révoqué sur le seul fondement des accusations portées contre lui et qu’il n’a pas fait une preuve suffisante pour invoquer des droits garantis par la Charte.

I.  Contexte

[3]  En 1996, M. Courtemanche a été accusé d’un certain nombre d’infractions à caractère sexuel commises à l’égard d’une personne mineure, à divers endroits entre les années 1979 et 1992. Il a été acquitté de l’ensemble de ces infractions.

[4]  En 2018, de nouvelles accusations pour des infractions du même type ont été déposées contre M. Courtemanche. Trois chefs d’accusation sont relatifs à la même victime que dans le cas des accusations qui ont fait l’objet d’un acquittement en 1996. Ces chefs d’accusation visent cependant des actes qui ont eu lieu dans d’autres districts judiciaires, en 1987 et en 1988. Deux chefs d’accusation sont relatifs à une autre victime et portent sur des gestes posés en 1982 et en 1983.

[5]  Le 4 juin 2019, un enquêteur de sécurité de la Division de l’admissibilité et des enquêtes de passeport [la Division] du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté a transmis à M. Courtemanche une lettre informant celui-ci de la décision de révoquer son passeport. Cette décision était fondée sur la combinaison de l’alinéa 9(1)b) et du paragraphe 10(1) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86 [le Décret]. L’alinéa 9(1)b) du Décret prévoit que le ministre peut refuser de délivrer un passeport à un citoyen qui est « accusé au Canada d’un acte criminel ». Le paragraphe 10(1) du Décret prévoit que le ministre peut révoquer un passeport pour ce même motif. Cette lettre invitait également M. Courtemanche à faire valoir tout motif de nature à entraîner la reconsidération de la décision.

[6]  Le 3 juillet 2019, l’avocate de M. Courtemanche a écrit à l’enquêteur pour demander la reconsidération de la décision. Elle invoquait, en substance, que M. Courtemanche entendait opposer des moyens de défense valables aux accusations et que seule une déclaration de culpabilité pouvait entraîner la révocation du passeport.

[7]  Le 11 juillet 2019, l’enquêteur a écrit à nouveau à M. Courtemanche pour accuser réception des observations de son avocate et pour annoncer que la décision de révoquer le passeport était maintenue.

[8]  M. Courtemanche sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la révocation de son passeport.

II.  Analyse

[9]  Encore aujourd’hui, la délivrance d’un passeport relève de la prérogative royale. L’exercice de cette prérogative est tout de même régi par le Décret, qui prévoit la procédure de demande de passeport ainsi que les motifs de refus d’une demande de passeport ou de révocation d’un passeport déjà délivré. Il est maintenant bien établi que l’exercice de la prérogative royale en matière de passeport peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire : Black c Canada (Prime Minister) (2001), 199 DLR (4e) 228 (CA Ontario); Khadr c Canada (Procureur général), 2006 CF 727, au paragraphe 35, [2007] 2 RCF 218 [Khadr].

[10]  De plus, lorsqu’elle examine une décision administrative, notre Cour se fonde uniquement sur la preuve dont le décideur était saisi. En effet, le rôle de notre Cour est de s’assurer que la décision attaquée était raisonnable en fonction de la preuve présentée au décideur. Sauf dans des cas très précis, il n’est donc pas possible de présenter de nouvelles preuves devant notre Cour : Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 12 aux paragraphes 86 et 98.

A.  L’équité procédurale

[11]  M. Courtemanche fait d’abord valoir deux moyens qui relèvent de l’équité procédurale. Il s’en prend d’abord au fait que les lettres qui l’informaient de la décision de révoquer son passeport n’indiquaient pas l’identité de l’enquêteur qui avait signé la lettre et qui avait pris la décision. Il s’appuie sur la décision Khadr. Dans cette affaire, cependant, mon collègue le juge Michael Phelan avait plutôt reproché au ministre de s’être immiscé personnellement dans le processus décisionnel prévu dans le Décret, tel qu’il se lisait alors. Rien de tel ne s’est produit en l’espèce.

[12]  Étant donné que M. Courtemanche n’a pas présenté d’observations détaillées à ce sujet, je m’abstiendrai de formuler des propositions d’ordre général au sujet du droit de connaître l’identité du décideur. Bien qu’il soit en principe souhaitable que les justiciables connaissent l’identité des personnes qui prennent des décisions à leur sujet, de nombreuses raisons peuvent justifier certaines formes d’anonymat, notamment dans le cadre de processus décisionnels à haut volume.

[13]  Lors de l’audience, M. Courtemanche a davantage mis l’accent sur le fait que son avocate aurait préféré s’entretenir de vive voix avec le décideur pour mieux comprendre les motifs de la révocation et pour être en mesure de mieux faire valoir ses moyens. Cependant, même si de tels entretiens informels peuvent constituer une pratique courante dans d’autres domaines du droit, l’équité procédurale n’exige pas que la personne dont la Division se propose de révoquer le passeport puisse s’entretenir verbalement avec le décideur.

[14]  Dans la décision Haddad c Canada (Procureur général), 2017 CF 235 [Haddad], mon collègue le juge Luc Martineau a analysé en détail la jurisprudence de notre Cour concernant la portée des exigences d’équité procédurale applicables en matière de révocation de passeport. Il conclut que ces exigences sont peu élevées et qu’il suffit que l’intéressé ait été mis au courant des faits qui lui sont reprochés et ait eu l’occasion de présenter ses observations. Rien ne suggère qu’une audience ou un entretien avec le décideur soit nécessaire. La portée de ces exigences peut varier selon le motif de révocation qui est invoqué. Par exemple, une divulgation plus exhaustive pourrait être nécessaire lorsque la révocation est fondée sur les motifs mentionnés au paragraphe 10(2) du Décret, comme le fait de permettre à une autre personne d’utiliser son passeport. Par contre, dans un cas visé par l’alinéa 9(1)b), la seule preuve nécessaire est le fait que le titulaire du passeport est accusé d’une infraction criminelle.

[15]  Dans le présent cas, je suis d’avis que la lettre envoyée par la Division le 4 juin 2019 identifiait suffisamment l’infraction criminelle dont M. Courtemanche faisait l’objet et lui donnait l’occasion de faire valoir ses moyens par écrit. La Division a tenu compte des observations transmises par M. Courtemanche le 3 juillet 2019. L’équité procédurale n’en exigeait pas davantage.

[16]  M. Courtemanche se plaint également de l’application inconstante des dispositions du Décret concernant la révocation des passeports et du « manque de transparence quant au processus de sélection des dossiers ». Le fondement de cette allégation se trouve dans le dossier constitué par la Division. Le premier élément de ce dossier est un reportage figurant sur le site web de la CBC, faisant état des nouvelles plaintes d’agression sexuelle portées contre
M. Courtemanche. Tout semble indiquer que c’est la publication de ce reportage qui a incité la Division à ouvrir une enquête et à obtenir les renseignements qui ont conduit à la révocation du passeport de M. Courtemanche.

[17]  À première vue, une telle façon de procéder peut paraître surprenante. Je n’ai cependant pas à évaluer les pratiques de la Division dans une perspective de bonne administration publique. Dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, il s’agit plutôt de déterminer si les exigences de l’équité procédurale ont été respectées.

[18]  Or, M. Courtemanche n’a présenté aucune autorité au soutien de la proposition selon laquelle l’équité procédurale autorise notre Cour à examiner le processus par lequel la Division choisit certains dossiers aux fins d’enquête et je n’en connais aucune. Par ailleurs, le dossier ne contient aucun renseignement qui soulève quelque doute que ce soit quant à l’impartialité du décideur. Le seul fait qu’un reportage de la CBC ait pu motiver la Division à déclencher une enquête ne constitue pas une violation de l’équité procédurale. En l’absence de preuve concernant le processus de sélection des dossiers et en l’absence d’une argumentation étoffée, j’estime préférable de ne pas en dire davantage.

B.  Le caractère raisonnable de la révocation

[19]  M. Courtemanche fait également valoir des moyens qui s’attaquent au fond de la décision. À cet égard, la norme de contrôle est celle du caractère raisonnable de la décision : Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au paragraphe 19. En d’autres termes, mon rôle n’est pas de me substituer au décideur administratif. Je ne peux intervenir que si
M. Courtemanche réussit à démontrer que la décision attaquée est déraisonnable.

[20]  Le principal argument de M. Courtemanche est qu’il serait déraisonnable de révoquer son passeport alors qu’il entend opposer un plaidoyer d’autrefois acquit aux accusations qui pèsent contre lui. Il invoque également la présomption d’innocence.

[21]  Or, cet argument se heurte au texte de l’alinéa 9(1)b) du Décret, qui, combiné au paragraphe 10(1), permet au ministre de révoquer le passeport d’un citoyen qui est « accusé au Canada d’un acte criminel ». Il n’est pas nécessaire que l’intéressé ait été déclaré coupable : Haddad, au paragraphe 23. Il n’y a aucun doute que M. Courtemanche est accusé au Canada d’un acte criminel. Lorsqu’il révoque un passeport pour le motif prévu à l’alinéa 9(1)b), le ministre n’a pas à analyser le bien-fondé des accusations ou à se pencher sur les moyens de défense que l’accusé pourrait invoquer : Haddad, au paragraphe 26. Ces questions sont du ressort des tribunaux criminels.

[22]  De toute manière, les accusations portées contre M. Courtemanche en 2018 concernent deux victimes. Même en supposant que sa défense d’autrefois acquit soit accueillie, cela ne viserait que l’une des deux victimes. À l’audience, M. Courtemanche a reconnu qu’il n’y avait aucun motif pour s’opposer à la révocation de son passeport en ce qui a trait aux accusations concernant la seconde victime.

[23]  L’argument relatif à la présomption d’innocence peut être rejeté pour des motifs similaires. Le texte de l’alinéa 9(1)b) indique qu’une personne peut se voir retirer son passeport avant d’être déclarée coupable. On ne peut invoquer la présomption d’innocence à l’encontre d’un texte de cette nature. Par ailleurs, M. Courtemanche n’a pas contesté la validité constitutionnelle de l’alinéa 9(1)b).

[24]  M. Courtemanche allègue également que la décision rendue par la Division ne fait pas preuve d’un processus de pondération entre les objectifs publics poursuivis par le Décret et les répercussions de la décision sur ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]. M. Courtemanche identifie plus précisément les droits garantis par les articles 6 et 11 de la Charte, c’est-à-dire les droits à la mobilité et les droits d’un inculpé dans le cadre du processus pénal. Les arguments fondés sur l’article 11 peuvent être rejetés d’emblée : dans le cadre du processus entamé par la Division, M. Courtemanche n’est pas un « inculpé » et l’article 11 ne s’applique pas. Les arguments fondés sur l’article 6 méritent cependant une étude plus poussée.

[25]  Le paragraphe 6(1) de la Charte énonce que « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ». Depuis l’arrêt Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449, il est acquis que le refus de délivrer un passeport ou le retrait d’un passeport porte atteinte au droit garanti par le paragraphe 6(1). Dans cette affaire, cependant, la Cour d’appel fédérale a jugé valides les dispositions du Décret qui autorisaient la révocation d’un passeport pour des motifs liés à la sécurité nationale, puisque leur justification avait été démontrée selon l’article 1 de la Charte.

[26]  Par la suite, certaines décisions de notre Cour ont statué qu’une personne dont le passeport était révoqué pouvait contester cette décision au motif qu’elle ne constituait pas une pondération raisonnable des objectifs de politique publique visés par la révocation et des répercussions sur le droit du titulaire de passeport de sortir du Canada, que garantit l’article 6 de la Charte : voir notamment Thelwell c Canada (Procureur général), 2017 CF 872, [2018] 3 RCF 3 [Thelwell]; Alsaloussi c Canada (Procureur général), 2020 CF 364; voir aussi Kamel c Canada (Procureur général), 2013 CAF 103. Ces décisions sont fondées sur l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395 [Doré], dans lequel la Cour suprême du Canada a affirmé qu’une décision administrative qui porte atteinte à un droit garanti par la Charte doit être le résultat d’un exercice de pondération entre l’importance des objectifs de politique publique visés par la décision et les répercussions sur les droits de l’individu. Les décisions comme l’affaire Thelwell concernent habituellement des cas où une personne a fait des fausses représentations dans le cadre d’une demande de passeport. L’application de la méthode d’analyse préconisée dans l’arrêt Doré a mené notre Cour à imposer une forme d’exigence de proportionnalité entre la période d’inadmissibilité à un passeport et la gravité de la conduite du demandeur.

[27]  Il n’est pas facile de transposer le raisonnement d’affaires comme Thelwell au présent dossier. En l’espèce, le décideur n’avait pas à déterminer la durée d’une période d’inadmissibilité en fonction de la gravité des actes reprochés à M. Courtemanche.

[28]  Quoi qu’il en soit, la manière dont le dossier m’est présenté m’empêche de me prononcer sur cette question. Dans la lettre que son avocate a envoyée à la Division, M. Courtemanche ne demande aucunement à ce que l’on prenne en compte une atteinte à ses droits garantis par l’article 6 de la Charte. Il ne fournit aucun renseignement sur les répercussions concrètes de la révocation de son passeport. Par exemple, il n’explique pas quand et pour quelle raison il prévoyait se rendre hors du Canada. Nous ne savons pas si ses voyages projetés sont motivés par des raisons professionnelles ou familiales impérieuses. Dans de telles circonstances,
M. Courtemanche ne saurait reprocher au décideur de ne pas avoir tenu compte des répercussions de la révocation de son passeport sur son droit de sortir du Canada.

[29]  Je n’entends pas me prononcer sur la possibilité de soulever de tels arguments pour la première fois au stade de la révision judiciaire. Voir, à ce sujet, Buffone c Canada (Procureur général), 2017 CF 346 au paragraphe 59. Néanmoins, à supposer que cela soit possible, il est nécessaire de présenter une preuve des effets concrets de la décision sur le demandeur, afin de pouvoir évaluer la gravité de l’atteinte aux droits garantis par la Charte. M. Courtemanche n’a fourni aucune preuve de cette nature. Je suis donc incapable de conclure que la décision de révoquer son passeport constitue une atteinte disproportionnée au droit que lui garantit l’article 6 de la Charte.

III.  Conclusion

[30]  Puisque M. Courtemanche n’a pas démontré de violation des exigences de l’équité procédurale ni le caractère déraisonnable de la décision de révoquer son passeport, sa demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[31]  Le défendeur ne réclame pas les dépens. Je ne rendrai donc aucune ordonnance concernant les dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-1317-19

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  Aucune ordonnance n’est rendue concernant les dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1317-19

INTITULÉ :

MICHEL COURTEMANCHE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO) ET Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 mai 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 28 mai 2020

COMPARUTIONS :

Marie-Eve Landreville

Naomi Côté Laporte

Pour le demandeur

 

Patricia Nobl

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats Landreville inc

Laval (Québec)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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