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Date : 20200519


Dossier : IMM‑1573‑19

Référence : 2020 CF 630

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mai 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

SUSAN OLAJUMOKE SALAKO

RASAKI OWOLABI SALAKO

PRAISE OLAMIPOSI SALAKO

CHAMPION ABOLAJI SALAKO

ISRAEL AGBOLAHAN SALAKO

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue le 15 février 2019 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] dans laquelle elle a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.  Contexte factuel

[3]  Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria. La demanderesse principale, Susan Olajumoke Salako [Mme Salako], a demandé l’asile avec son époux et leurs trois enfants.

[4]  Mme Salako est atteinte du VIH. Elle a commencé à suivre un traitement antirétroviral au Nigéria en 2014.

[5]  Mme Salako avait une partenaire de même sexe depuis 2008. Mme Salako soutient qu’en juillet 2016, un proche l’a surprise au lit avec sa partenaire et qu’il a lancé des voisins à sa poursuite. Elle s’est échappée par une fenêtre et a fui vers une autre ville où elle s’est rendue à l’hôpital pour être traitée pour les blessures subies durant sa fuite.

[6]  En septembre 2016, l’époux de Mme Salako a été congédié de son poste de pasteur et expulsé de l’église en raison de la relation homosexuelle de Mme Salako. Vers cette époque, Mme Salako est allée vivre avec sa sœur puisqu’elle ne se sentait plus en sécurité dans son quartier.

[7]  Quelques mois plus tard, les membres de la famille de Mme Salako ont appris son orientation sexuelle. Ils ont menacé de kidnapper sa fille pour l’assujettir à la mutilation génitale des femmes [la MGF].

[8]  Le 28 juillet 2017, les demandeurs sont partis du Nigéria et se sont rendus aux États‑Unis pour habiter chez un ami. Peu de temps après, l’ami a appris [traduction« ce qui était arrivé au Nigéria » et a demandé aux demandeurs de partir. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 18 août 2017 et ont demandé l’asile le 19 septembre 2017.

A.  Section de la protection des réfugiés

[9]  Le 24 octobre 2018, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Salako n’était pas bisexuelle. La SPR a accordé peu de poids aux lettres d’appui d’organisations LGBTQ puisqu’aucun des auteurs des lettres n’a indiqué s’il avait évalué le caractère authentique de l’orientation sexuelle d’une personne ou s’il avait une relation étroite avec Mme Salako.

[10]  La SPR a conclu que la preuve ne suffisait pas à surmonter les conclusions défavorables sur la crédibilité qui étaient fondées sur des incohérences et des invraisemblances dans le témoignage de Mme Salako.

[11]  La SPR a conclu que la fille de Mme Salako n’était pas exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de la MGF puisque la documentation du pays démontre que les parents peuvent refuser que leurs filles subissent la MGF.

[12]  La SPR a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas déjà été victimes de discrimination équivalant à de la persécution en raison de la séropositivité de Mme Salako. La SPR a conclu que toute discrimination dont Mme Salako peut avoir été victime n’a pas entraîné de la persécution, parce qu’elle ne l’a pas empêchée de suivre un traitement pour son VIH au Nigéria. La SPR a aussi tiré une inférence défavorable du témoignage de l’époux quant à la discrimination que lui‑même et ses enfants ont vécue en raison de la séropositivité de Mme Salako, puisque ces allégations n’étaient pas incluses dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [le FDA].

[13]  Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR.

B.  La décision faisant l’objet du contrôle

[14]  La SAR a cerné trois questions déterminantes : 1) la crédibilité, y compris celle visant l’orientation sexuelle de Mme Salako, 2) la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à une possibilité sérieuse d’être persécutés au Nigéria en raison de la séropositivité de Mme Salako et 3) la question de savoir si la fille de Mme Salako est exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée au Nigéria en raison de la MGF.

[15]  La SAR a examiné l’audience devant la SPR ainsi que les Directives du président portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre.

(1)  Crédibilité

[16]  La SAR a tenu compte de l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’a pas tenu compte du rapport psychologique lorsqu’elle a formulé ses conclusions défavorables en matière de crédibilité. La SAR a conclu que la SPR n’a pas commis d’erreur parce qu’elle n’a pas renvoyé au rapport psychologique puisqu’elle n’est pas tenue de consulter chaque élément de preuve dans ses décisions. La SAR a aussi conclu que les problèmes de crédibilité soulevés par la SPR ne découlaient pas des problèmes psychologiques de Mme Salako. La SAR a conclu que Mme Salako a répondu aux questions [traduction« d’une façon parfaitement uniforme et cohérente » à l’audience et que les problèmes de crédibilité découlaient de [traduction« problèmes logiques qui ne peuvent pas être expliqués par le rapport psychologique ».

[17]  La SAR a souscrit à l’avis de la SPR selon lequel le manque de connaissances apparent de Mme Salako sur le fait que l’homosexualité n’était pas tolérée au Nigéria n’était pas vraisemblable puisqu’il existe beaucoup de renseignements sur cette intolérance. La SAR a souligné que Mme Salako a fourni un témoignage uniforme et précis sur ce point.

[18]  La SAR a estimé préoccupant le fait que Mme Salako a uniquement pu fournir des photos de sa partenaire de même sexe pour une période très précise, même si l’amitié et la relation ont duré pendant 25 ans. Elle a conclu que la production de photos et les problèmes de crédibilité qu’elle a soulevés n’avaient rien à voir avec les problèmes psychologiques de Mme Salako.

[19]  La SAR a conclu que Mme Salako a donné des réponses vagues et très générales sur sa relation homosexuelle et que ce manque de détail était préoccupant.

[20]  La SAR a conclu que le délai entre le moment où le proche de Mme Salako l’a surprise avec sa partenaire de même sexe et celui où la famille a découvert que Mme Salako était bisexuelle a causé d’autres problèmes de crédibilité, puisqu’il y avait des témoins dans le voisinage. Elle a aussi conclu que la période de plusieurs mois où il ne s’est produit aucun incident avant que les demandeurs partent du Nigéria a entraîné des problèmes de crédibilité qui ne pouvaient pas être attribués à l’état psychologique de Mme Salako.

[21]  La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son évaluation du témoignage de Mme Salako ni dans ses conclusions que Mme Salako n’est pas bisexuelle.

(2)  Persécution due à la séropositivité

[22]  La SAR a examiné l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’a pas examiné le critère prospectif de la question de savoir si Mme Salako serait exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée si elle retournait au Nigéria.

[23]  La SAR a souligné que Mme Salako a appris sa séropositivité en août 2014 et qu’elle a suivi un traitement pendant trois ans avant de partir du Nigéria.

[24]  La SAR a souligné qu’elle connaissait les documents sur les conditions dans le pays figurant dans le cartable national de documentation [le CND] présentés par les demandeurs et qui décrivent la discrimination contre les personnes séropositives au Nigéria. La SAR a conclu que [traduction« cela devrait indiquer qu’il serait fortement probable que [la demanderesse] principale soit persécutée en raison de la stigmatisation ».

[25]  La SAR a conclu que Mme Salako a constamment déclaré qu’elle a suivi un traitement pour gérer son VIH et que la crainte que sa famille kidnappe ses enfants était la seule mention qu’elle a faite d’un mauvais traitement qu’elle pourrait subir en raison de sa séropositivité.

[26]  La SAR a souligné que Mme Salako a vécu avec le VIH au Nigéria pendant trois ans, en y suivant un traitement, et qu’aucun préjudice n’a été causé à ses enfants. Elle a conclu que les renseignements sur le pays au sujet de la stigmatisation remontent à cette époque et qu’ils n’ont pas changé. La SAR a conclu qu’il n’y a pas eu de changement dans les circonstances qui empêcheraient Mme Salako de suivre un traitement et d’avoir une vie épanouie au Nigéria. L’allégation de Mme Salako selon laquelle sa famille a découvert son orientation sexuelle ne pouvait pas être invoquée comme changement de situation parce que cette allégation avait déjà été jugée non crédible.

[27]  La SAR a conclu que la SPR n’a pas examiné correctement la question de savoir si Mme Salako serait exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de sa séropositivité. Cependant, après avoir effectué sa propre analyse, la SAR a conclu que Mme Salako ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de sa séropositivité si elle retournait au Nigéria.

[28]  La SAR a aussi rejeté la prétention de l’époux selon laquelle il serait exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté en raison de la bisexualité et de la séropositivité de Mme Salako. Comme il a été jugé que Mme Salako n’était pas bisexuelle et qu’elle ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de sa séropositivité, les deux prétentions de l’époux doivent être rejetées.

[29]  La SAR a conclu que, compte tenu des autres problèmes crédibilité, elle accorderait peu de poids à la lettre indiquant que l’époux avait été expulsé de l’église. La SAR a conclu que la lettre était viciée et qu’elle a été fournie uniquement pour soutenir les prétentions des demandeurs.

(3)  Persécution due à la MGF

[30]  La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle l’allégation voulant que la famille souhaitait kidnapper les enfants n’était pas crédible. La SAR a reconnu que le témoignage des demandeurs sur la question n’était pas crédible en raison des autres problèmes de crédibilité déjà établis. La SAR a aussi reconnu que les affidavits des membres de la famille avaient peu de poids parce qu’ils ne faisaient que répéter les allégations des demandeurs.

[31]  La SAR a conclu que les allégations au sujet de la famille qui souhaitait kidnapper les enfants et faire subir une MGF à la fille de Mme Salako ont été formulées afin d’appuyer la prétention des demandeurs. La SAR a convenu avec la SPR que même si la menace de la famille existait, la preuve sur les conditions dans le pays démontrait que l’opposition des parents à la procédure suffisait pour l’empêcher.

[32]  La SAR a déclaré que comme elle avait jugé que Mme Salako n’était pas bisexuelle, son orientation sexuelle n’avait pas accru le risque pour sa fille, comme le prétendaient les demandeurs. La SAR a conclu que la fille de Mme Salako ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée.

[33]  La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans ses conclusions globales sur la crédibilité ou dans son évaluation de la preuve documentaire. La SAR a conclu que la seule erreur commise par le SPR ne rendait pas invalides ses conclusions globales selon lesquelles les demandeurs n’étaient pas crédibles, Mme Salako n’était pas bisexuelle et les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[34]  La Cour d’appel fédérale a établi que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à une décision de la SAR : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], aux paragraphes 30 et 35.

[35]  La question en litige en l’espèce consiste à déterminer si la décision était raisonnable.

[36]  Selon les demandeurs, la décision est déraisonnable pour deux raisons. Tout d’abord, la SAR a examiné de façon sélective les documents sur les conditions dans le pays, mais elle n’a pas examiné la preuve sur les risques auxquels sont exposées les personnes atteintes du VIH. Ensuite, la SAR a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs et a formulé des conclusions incorrectes sur la vraisemblance.

[37]  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 47.

[38]  Récemment, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a examiné de façon approfondie le droit applicable au contrôle judiciaire de décisions administratives. La Cour suprême a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle judiciaire d’une décision administrative, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas aux faits en l’espèce : Vavilov, au paragraphe 23.

[39]  Citant l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a confirmé, dans l’arrêt Vavilov, qu’une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible, et que la cour qui effectue le contrôle doit centrer son attention sur la décision même, notamment sur sa justification : Vavilov, au paragraphe 15.

[40]  Comme la présente demande a été plaidée en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’obtenir d’autres observations de la part des parties. L’issue en l’espèce serait la même en vertu du cadre qui existait avant l’arrêt Vavilov, soit le cadre établi dans l’arrêt Dunsmuir et les décisions qui l’ont suivi.

IV.  Analyse

[41]  J’ai conclu que la SAR avait commis une erreur dans l’évaluation des documents sur les conditions dans le pays et du risque auquel Mme Salako serait exposée au Nigéria en raison de sa séropositivité. Je conclus donc qu’il n’est pas nécessaire d’aborder le deuxième argument invoqué par les demandeurs concernant les conclusions sur la crédibilité et l’invraisemblance formulées par la SAR. Je suis convaincue que la SAR n’a pas examiné la preuve déposée devant elle quant aux risques auxquels sont exposées les personnes atteintes du VIH au Nigéria.

[42]  Dans une déclaration quelque peu difficile à comprendre, la SAR, après avoir souligné que Mme Salako avait suivi un traitement pendant trois ans avant de partir du Nigéria, a reconnu qu’elle connaissait la documentation sur le pays portant [traduction« sur la discrimination contre les personnes séropositives au Nigéria et que cela devrait indiquer que l’appelante principale serait exposée à une possibilité sérieuse d’y être persécutée en raison de la stigmatisation ».

[43]  Toutefois, la SAR a ensuite dit que le problème avec la preuve était que Mme Salako avait suivi un traitement pour gérer le virus et que la seule mention de tout autre mauvais traitement en raison de sa séropositivité était la crainte que sa famille kidnappe ses enfants.

[44]  La SAR a assimilé l’obtention d’un traitement à une absence de risque de discrimination :

[traduction]

[35]  L’appelante principale a réussi à vivre au Nigéria pendant trois ans, y recevant un traitement, sans qu’aucun préjudice ne soit causé à ses enfants, comme elle le craignait. Les renseignements sur le pays au sujet de la stigmatisation des personnes séropositives au Nigéria remontent à cette époque et ils n’ont pas changé [...]

[45]  Ce raisonnement de la SAR pose deux problèmes importants.

[46]  L’un de ces problèmes est que la déclaration [traduction« la stigmatisation des personnes séropositives au Nigéria [...] n’[a] pas changé » n’est pas accompagnée d’une mention de la preuve documentaire ou d’une analyse de cette dernière dans le dossier certifié du tribunal [DCT]. La SAR fait une déclaration et tire une conclusion sans expliquer comment elle est arrivée à cette conclusion.

[47]  La SAR ne précise pas non plus la nature ou le degré de la stigmatisation visant les personnes séropositives au Nigéria à laquelle elle renvoie. Il s’ensuit que la Cour n’est pas en mesure de déterminer d’après les motifs fournis comment ou pourquoi la SAR a conclu qu’il existe une stigmatisation contre les personnes séropositives, mais que cette dernière n’est pas suffisante pour que Mme Salako soit exposée à une possibilité sérieuse de persécution au Nigéria si elle y retournait.

[48]  L’autre problème, tout aussi important, est que la SAR assimile l’obtention d’un traitement à une absence de risque de discrimination ou de persécution. Lorsqu’elle a abordé par la suite l’omission par la SPR d’évaluer le risque prospectif découlant de la séropositivité de Mme Salako, la SAR n’a fourni aucune précision :

[traduction]

[37]  Il est vrai que la SPR n’a pas examiné correctement la question de savoir si l’appelante principale serait exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de sa séropositivité. Cependant, après avoir effectué ma propre analyse indépendante, même s’il s’agit d’une erreur, je conclus que l’appelante ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de sa séropositivité si elle retournait au Nigéria.

[49]  L’examen du dossier sous‑jacent ne permet pas de comprendre comment ou pourquoi la SAR en est venue à cette conclusion. La preuve figurant dans le CND était composée d’un rapport de 2018 sur les droits de la personne au Nigéria ainsi que d’un rapport de 2016 de l’ONUSIDA et d’un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés décrivant en détail la discrimination constante qui se manifeste sous forme de privation d’accès aux services de santé et de perte d’emploi pour les personnes séropositives.

[50]  En ce qui concerne la disponibilité d’un traitement antirétroviral au Nigéria, les demandeurs ont précisément mentionné dans leurs observations devant la SAR que le rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés indiquait que seuls 29 % à 35 % des personnes séropositives au Nigéria ont accès à des soins de santé réellement efficaces. Le reste ne recevait que des soins insuffisants, voire aucun.

[51]  Les demandeurs ont aussi indiqué dans leurs observations devant la SAR que la possibilité que Mme Salako obtienne un traitement pour sa séropositivité n’était pas pertinente quant à l’évaluation du risque prospectif.

[52]  D’autres observations formulées par les demandeurs devant la SAR mentionnaient l’adoption en 2014 de la loi interdisant les mariages homosexuels [la LIMH] qui [traduction« rend illégale toute forme d’activité qui appuie les droits des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, intersexuelles (LGBTI) ou en fait la promotion ». Les demandeurs ont aussi renvoyé à la jurisprudence de la Cour qui indique que les lois qui obligent les personnes à refouler une caractéristique immuable, comme leur orientation sexuelle, sont toujours des mesures de persécution.

[53]  Aucun de ces éléments de preuve n’a été mentionné par la SAR lorsqu’elle a effectué une analyse de la question de savoir si Mme Salako serait exposée à plus qu’une simple possibilité d’être persécutée au Nigéria.

[54]  La SAR a le droit d’apprécier la preuve et d’en tirer les conclusions auxquelles les demandeurs ne souscriraient pas. Elle a aussi droit à une grande déférence de la part de la Cour. Lorsque des motifs de la SAR n’indiquent pas si elle a apprécié la preuve ni comment elle l’a fait, et qu’ils semblent plutôt indiquer que la preuve n’a pas été examinée, aucun élément ne peut alors raisonnablement bénéficier de la déférence de la Cour.

[55]  Puisque « les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision », les motifs fournis par la SAR sont essentiels au présent contrôle judiciaire : Vavilov, au paragraphe 84).

[56]  La Cour suprême a confirmé dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 86, qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ».

[57]  La SAR n’a pas abordé l’essentiel des arguments avancés par les demandeurs. Il s’ensuit qu’il n’est pas possible de discerner le fondement factuel du fondement juridique en vertu desquels la SAR est arrivée à ses conclusions. La décision est donc déraisonnable

V.  Résumé et conclusion

[58]  Bien que la SAR ait reconnu que les demandeurs ont présenté des documents portant sur les conditions dans le pays en plus de ceux figurant déjà dans le CND, le tribunal a peu parlé de ces documents ou n’en a fait aucune mention.

[59]  La SAR n’a pas non plus examiné les observations détaillées des demandeurs. Ces observations étaient appuyées par des références précises à la preuve documentaire dont elle était saisie. Comme elle n’a pas examiné la preuve précise du risque futur avancé par les demandeurs, la SAR ne pouvait pas rendre une décision raisonnable quant à la question de savoir si Mme Salako serait exposée à plus qu’une simple possibilité d’être persécutée au Nigéria étant donné sa séropositivité.

[60]  Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], l’affaire connexe à Vavilov, la majorité de la Cour suprême a énoncé aux paragraphes 31 et 32 les éléments d’une décision raisonnable :

[31]  La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32]  La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[61]  L’analyse fournie dans la décision est tellement mince qu’il n’est pas possible de comprendre le raisonnement de la SAR. Les lacunes de la décision sont graves à un point tel « qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au paragraphe 00).

[62]  La SAR n’a pas pris acte de la preuve importante qui lui a été soumise et n’en a pas discutée. La SAR n’est pas tenue d’accepter une preuve qui contredit ses conclusions, mais elle ne peut pas l’écarter; elle rendrait ainsi sa décision déraisonnable : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 157 FTR 35, 1998 CanLII 8667 (CF), aux paragraphes 14 et 15.

[63]  Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande est accueillie.

[64]  La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[65]  Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.

[66]  Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1573‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie et la décision est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de juillet 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1573‑19

 

INTITULÉ :

SUSAN OLAJUMOKE SALAKO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 19 mai 2020

 

COMPARUTIONS :

ADRIENNE SMITH

 

POUR LES DEMANDEURS

 

MICHAEL BUTTERFIELD

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battista Smith Migration Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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