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Date : 20060504

Dossier : IMM-6750-05

Référence : 2006 CF 557

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

NATALIA VICTORO AKSENOVA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE*

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

APPERÇU

[1]                 « Le législateur a clairement montré qu’il se préoccupait beaucoup de la criminalité des non‑citoyens. Deux des objectifs de la Loi se rapportent à la criminalité :

 

─  protéger la santé des Canadiens et garantir leur sécurité (alinéa 3(1)h) de la Loi);

 

─ promouvoir la justice et la sécurité par […] l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité (alinéa 3(1)i)) de la Loi).

 

La Cour suprême du Canada a récemment dit que les objectifs déclarés dans la nouvelle Loi révèlent l’intention du législateur de donner priorité à la sécurité et que, pour atteindre ce dernier objectif, il faut notamment renvoyer du Canada les demandeurs qui ont un casier judiciaire. Le législateur a manifesté la ferme volonté de traiter les criminels avec moins d’indulgence que le faisait l’ancienne Loi (Medovarski [c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 39], précité, au paragraphe 10). »

 

 

(Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] A.C.F. no 491 (QL))

 

* Le défendeur a demandé cet intitulé, en vertu de la Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique, L.R.C. 1985, ch. P-34, et des décrets C.P. 2003-2061, 2003-2063 et 2005-0482.

 

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), d’une décision du délégué du ministre prise le 27 octobre 2005 qui ordonnait l’expulsion de la demanderesse, et d’une décision d’un agent d’immigration, aussi prise le 27 octobre 2005, de déposer un rapport contre la demanderesse en application du paragraphe 44(2) de la LIPR.

 

LE CONTEXTE

[3]               La demanderesse, Mme Natalia Victoro Aksenova, est résidente permanente des États-Unis d’Amérique (É.-U.). Le 18 septembre 2003, avant qu’elle obtienne ce statut, elle s’était cachée dans le coffre d’une automobile et avait tenté d’échapper à l’examen au point d’entrée. L’agent d’immigration avait déposé un rapport d’interdiction de territoire conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR au motif que la demanderesse, une citoyenne de la Russie, ne possédait pas de visa de résident temporaire.

 

[4]               Après avoir expliqué le rapport à Mme Aksenova, le délégué du ministre avait conclu que le rapport était justifié et avait ordonné une mesure d’exclusion contre elle. Contrairement à l’observation de la demanderesse, le délégué n’avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire pour ordonner la mesure d’exclusion au lieu d’ordonner une mesure d’expulsion. Comme, à ce moment‑là, Mme Aksenova avait été déclarée coupable d’une infraction au Canada, il avait été conclu qu’elle était interdite de territoire en regard de l’alinéa 20(1)b) de la LIPR, motif pour lequel il faut ordonner une mesure d’exclusion (Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), sous-alinéa 228(1)c)(iii)).

 

[5]               Le même jour, Mme Aksenova avait été accusée, en vertu de l’article 124 de la LIPR, de s’être soustraite à un contrôle et, le 9 janvier 2004, elle avait été condamnée à payer une amende de 663,75 $.

 

[6]               Le 28 juillet 2005, Mme Aksenova obtenait le statut de résidente permanente aux É.-U. Elle n’avait donc plus besoin d’obtenir un visa pour solliciter l’admission au Canada (Règlement, alinéa 190(1)c)). La mesure d’exclusion prise le 18 septembre 2003 n’interdisait plus à Mme Aksenova de solliciter l’admission au Canada sans d’abord obtenir l’autorisation du ministre en vertu du paragraphe 52(1) de la LIPR, parce que Mme Aksenova avait été renvoyée du Canada le 18 septembre 2003 et que la mesure d’exclusion avait expiré (Règlement, paragraphe 225(2)). Cependant, en raison de la déclaration de culpabilité prononcée contre elle au Canada, elle était frappée d’interdiction de territoire pour criminalité, puisque l’infraction était punissable par mise en accusation (LIPR, alinéa 36(2)a) et article 125).

 

[7]               Le 27 octobre 2005, Mme Aksenova a sollicité l’admission au Canada. Elle avait déjà été admise au Canada deux fois depuis sa déclaration de culpabilité. Elle a subi une entrevue et a affirmé qu’elle venait visiter un ami à Westmount (Québec). En application de l’alinéa 36(2)a) de la LIPR, un rapport a été déposé contre elle conformément au paragraphe 44(1) et un autre délégué du ministre a pris une mesure d’expulsion contre elle. Encore une fois, le délégué n’avait aucun pouvoir discrétionnaire, il devait imposer la mesure d’expulsion, qui est la mesure de renvoi prescrite pour ce motif d’interdiction de territoire (Règlement, alinéa 28(1)a)). Le rapport et l’ordonnance produits à Lacolle (Canada). On a expliqué à Mme Aksenova les motifs de la décision et elle a signé qu’elle comprenait parfaitement la décision et l’obligation qui lui était imposée par la Loi d’obtenir l’autorisation du ministre avant de solliciter de nouveau l’admission au Canada.

 

[8]               Mme Aksenova conteste en l’espèce la mesure d’expulsion prise contre elle le 27 octobre 2005. Elle allègue que l’agent et le délégué n’ont pas respecté les principes de justice naturelle et que le rapport et l’ordonnance étaient fondés sur des erreurs de fait justifiant l’infirmation de la décision, aux termes de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[9]               Le 27 octobre 2005, un agent d’immigration a établi un rapport contre Mme Aksenova en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR parce qu’elle se trouvait interdite de territoire au Canada conformément à l’alinéa 36(2)a) de la LIPR, pour avoir été déclarée coupable au Canada d’une infraction punissable par mise en accusation.

 

[10]           Le délégué du ministre a alors ordonné une mesure d’expulsion contre la demanderesse fondée sur ce rapport, en application du paragraphe 44(2) de la LIPR.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[11]           Dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’établir un rapport et de prendre une mesure d’expulsion, l’agent et le délégué du ministre pouvaient-ils tenir compte du fait que Mme Aksenova avait été admise deux fois au Canada après qu’elle y eut été déclarée coupable d’une infraction?

 

ANALYSE

            La portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent et du délégué du ministre

[12]           L’interdiction de territoire au Canada doit être mise dans le contexte de l’ensemble de la Loi. Tout étranger sollicitant l’admission au Canada doit se soumettre au contrôle visant à déterminer s’il a le droit d’y entrer (LIPR, paragraphe 18(1)). Un résident temporaire n’est pas admissible à moins qu’il prouve qu’il répond aux critères prévus par la LIPR et le Règlement et qu’il n’est pas interdit de territoire (LIPR, paragraphe 22(1)). Un étranger est interdit de territoire pour criminalité s’il a été déclaré coupable au Canada d’une infraction punissable par mise en accusation (LIPR, alinéa 36(2)a)).

 

[13]           En vertu du paragraphe 44(1), un agent « peut » établir un rapport d’interdiction de territoire s’il estime que l’étranger est interdit de territoire au Canada. Si le délégué du ministre, qui reçoit le rapport, estime qu’il est bien fondé, il peut prendre une mesure de renvoi ou déférer l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (LIPR, paragraphe 44(2)). Le paragraphe 228(1) du Règlement prescrit les cas pour lesquels le ministre, par l’entremise de son délégué, peut prendre une mesure de renvoi en application du paragraphe 44(2) de la LIPR. L’alinéa 228(1)a) prescrit qu’en cas d’interdiction au titre de l’alinéa 36(2)a), le délégué a le pouvoir de prendre une mesure d’expulsion à moins qu’un autre motif d’interdiction de territoire soit soulevé. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le délégué avait donc le pouvoir de rendre l’ordonnance et n’avait pas d’autre choix que de prendre une mesure d’expulsion.

 

[14]           Les paragraphes 44(1) et (2) utilisent le terme « peut » en ce qui a trait au pouvoir de l’agent de préparer un rapport et à celui du délégué de prendre une mesure de renvoi. Le terme « peut » donne à penser qu’ils ont un pouvoir discrétionnaire leur permettant de ne pas préparer de rapport ou de ne pas prendre de mesure de renvoi. Cependant, dans le contexte de la LIPR, le pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent et au délégué n’est pas infini. En fait, il est très limité.

 

[15]           Le terme « peut » aux paragraphes 44(1) et (2) doit être lu en se rapportant au paragraphe 36(3) de la LIPR. Cette disposition a été édictée afin de permettre à un agent ou à un délégué de ne pas préparer de rapport ou de ne pas prendre de mesure d’expulsion dans des situations précises : lorsque le demandeur a été acquitté en dernier ressort ou qu’il a été réhabilité en vertu de la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C-47, sauf cas de révocation (alinéa 36(3)b)), lorsque le demandeur s’est réadapté ou qu’il est présumé s’être réadapté (alinéa 36(3)c)), lorsque l’infraction est une contravention aux termes de la Loi sur les contraventions, L.C. 1992, ch. 47, ou une infraction punissable en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. 1985, ch. Y-1 (abrogée et remplacée par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1) (alinéa 36(3)e)). Le paragraphe 228(4) du Règlement prévoit de plus qu’on ne procédera pas à l’exécution d’une mesure de renvoi contre une personne qui, en raison de son âge ou de son état mental, ne comprend pas la nature de la procédure.

 

[16]           La portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent et du délégué se limite à ces exceptions et à aucune autre. (Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2006] A.C.F. no 491 (QL), aux paragraphes 33 et 38). Le fait que Mme Aksenova ait été admise au Canada deux fois après y avoir été déclarée coupable d’une infraction n’est pas compris dans ces exceptions à l’interdiction de territoire au Canada. Par conséquent, l’agent et le délégué n’ont commis aucune erreur en ne tenant pas compte des exceptions avant d’agir. « La situation particulière de l’intéressé » a été considérée, au paragraphe 35 de l’affaire Cha, précitée, comme un facteur qui n’est pas pertinent. Tout au plus, le délégué aurait pu suspendre ou différer l’ordonnance si Mme Aksenova faisait déjà l’objet d’une telle mesure de renvoi, si elle avait déjà pris des arrangements pour quitter le Canada ou si elle était appelée à témoigner dans une procédure au Canada (Cha, précitée, au paragraphe 38). En l’espèce, aucun de ces facteurs n’a été soulevé.

 

            Préclusion

[17]           [traduction] « Le principe de base de la préclusion est qu’une personne qui, par une affirmation ou une assertion de fait, amène une autre personne à agir à son propre désavantage parce qu’elle s’est basée légitimement sur cette affirmation ou cette assertion, n’a pas le droit de revenir sur ses déclarations, même si elles étaient erronées. » (Sir William Wade et Christopher Forsyth, Administration Law, 9e édition, Oxford : Oxford University Press, 2004, à la page 236.) Si, comme dans l’arrêt R. c. Secretary of State for the Home Department, ex parte Ram, [1979] 1 All E.R. 687 (Q.B.), des agents d’immigration peuvent être préclus d’expulser un étranger qui a été admis par erreur et qu’aucune fraude, supercherie ou fausse déclaration ne peut lui être attribuée, ils ne peuvent cependant pas être forcés à admettre de nouveau cet étranger s’il sollicite plus tard l’admission au Canada et qu’un examen révèle des motifs d’interdiction de territoire.

 

[18]           Mme Aksenova n’a présenté aucune jurisprudence à l’appui de son observation, ce qui n’est pas surprenant. Dans l’hypothèse que la préclusion soit applicable, [traduction] « […] les règles habituelles doivent être laissées de côté lorsque leur application est incompatible avec l’exercice libre et correct des pouvoirs d’un décideur ou avec l’exercice de ses fonctions dans l’intérêt public. » (Wade, précité, à la page 237.) La portée de l’exercice du pouvoir discrétionnaire définie dans l’affaire Cha, précitée, est telle que l’agent et le délégué ne pouvaient pas tenir compte d’admissions antérieures au Canada. L’affaire Cha appuie aussi la thèse selon laquelle une admission au Canada dans des situations comme celle de Mme Aksenova serait contraire à la LIPR. Si l’argument de Mme Aksenova était accepté, l’agent et le délégué seraient alors forcés d’appliquer une exception que le législateur n’a pas prévue dans la Loi, au sujet de l’interdiction de territoire pour criminalité.

 

            Violation du principe de justice naturelle

[19]           Dans l’affaire Cha, précitée, la Cour d’appel a statué que les étrangers faisant l’objet d’une mesure d’expulsion avaient un droit relativement restreint à l’équité procédurale (Cha, au paragraphe 52). Dans l’affaire Cha, le défendeur était un étranger qui étudiait légalement au Canada et qui y habitait depuis six ans sans avoir jamais achevé de programme d’étude. En l’espèce, Mme Aksenova n’avait pas été admise au Canada lorsque l’expulsion a eu lieu. Cette distinction par rapport à l’affaire Cha n’aide pas la demanderesse et entraîne un niveau d’équité procédurale tout aussi restreint.

 

[20]           Cependant, les restrictions au sujet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent et du délégué sont telles que l’annulation de la mesure d’expulsion serait totalement inutile. Si un autre agent examinait le bien-fondé du rapport, il pourrait seulement conclure qu’il était justifié; il ne peut y avoir aucune exception à son application. « Comme une nouvelle audience devant un autre agent d’immigration ne pourrait qu’aboutir, encore une fois, à la prise d’une mesure d’expulsion, il serait totalement inutile d’ordonner la tenue d’une nouvelle audience. » (Cha, au paragraphe 67.)

 

CONCLUSION

[21]           L’expulsion était la seule décision qui pouvait être prise. Mme Aksenova admet – elle ne  conteste pas et il est impossible de contester – qu’elle a été déclarée coupable au Canada d’une infraction punissable par mise en accusation. Elle était donc interdite de territoire aux termes de l’alinéa 36(2)a) de la LIPR. Aucune des exceptions prévues par la LIPR ou par le Règlement ne s’applique. Le pouvoir discrétionnaire de l’agent et du délégué ne s’étend pas au delà de ces exceptions et la demande d’admission au Canada de Mme Aksenova ne pouvait se solder que par la prise d’une mesure d’expulsion. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

2.         Aucune question grave de portée générale ne soit certifiée.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6750-05

 

INTITULÉ :                                       NATALIA VICTORO AKSENOVA

                                                            c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                            ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 27 avril 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 4 mai 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Harry Blank

 

POUR LA DEMANDERESSE

Ian Demers

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HARRY BLANK

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

JOHN H. SIMS, c.r.               

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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