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Date : 20050225

Dossier : IMM-4455-04

Référence : 2005 CF 294

Montréal (Québec), le 25 février 2005

Présente :      Madame le juge Danièle Tremblay-Lamer

ENTRE :

                                                   VICKY KEBOULU MANKOTO

                                                                                                                                      demandeur

                                                                            et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                        ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (le « tribunal » ), selon laquelle le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la « Loi » ). De plus, le tribunal a prononcé l'exclusion du demandeur en vertu de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1959, R.T. Can. 1969 no 6, préambule, art. 1Fa) (la « Convention » ).

[2]                Monsieur Mankoto est un citoyen de la République démocratique du Congo (RDC). Il a été nommé magistrat à titre provisoire en 1996 mais n'a été affecté à cette charge qu'en mars 2000.

[3]                Parallèlement à ses fonctions de magistrat, il aurait exercé les fonctions de président provincial au sein de l'organisme Transparence-Afrique, une organisation non gouvernementale (ONG) chargée de lutter contre la corruption et le blanchiment d'argent et de lutter contre les commissions secrètes. Il prétend qu'en avril 2000, étant le magistrat au Parquet de Likasi, des travailleurs seraient venus l'informer que des Angolais et des Zimbabwéens volaient des minerais. Il aurait mené des enquêtes en tant qu'officier du ministère Public et aurait arrêté quelques étrangers par rapport à ce délit.

[4]                Il prétend aussi qu'il a fourni des renseignements à des membres du groupe d'experts sur l'exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC mis en place par le secrétaire général de l'organisation des Nations Unies (ONU). Ce groupe a publié un rapport au mois d'avril 2001, dans lequel plusieurs dignitaires congolais sont spécifiquement identifiés et mis en cause dans le pillage des ressources naturelles, dont le ministre de la Justice.


[5]                Le demandeur soutient que c'est justement à cause de son implication dans la diffusion des informations au sein de ce groupe d'experts qu'il aurait eu des problèmes. Il aurait été menacé, intimidé et arrêté le 2 octobre 2001. Il sera détenu à la prison de Buluo pendant trois mois dans des conditions inhumaines, et ce, sans procès. Il se serait évadé des lieux de sa détention en décembre 2001 grâce à des complices. Il arrive à la frontière canadienne le 3 avril 2002 via les États-Unis pour demander l'asile.

DÉCISION DU TRIBUNAL

[6]                Le tribunal a fondé la non-inclusion du demandeur sur son manque de crédibilité. Pour le tribunal, le témoignage du demandeur était laborieux et contradictoire. Dans certaines versions, le demandeur aurait été emprisonné pendant deux mois; dans d'autres, il aurait été emprisonné pendant trois mois. De plus, le demandeur aurait pu franchir tous les contrôles d'usage sans avoir de problèmes avec les autorités alors qu'il prétend être une personne recherchée activement par celles-ci. Au sujet de son rôle dans l'ONG, ces informations étaient connues bien avant qu'il ne soit à Likasi.

[7]                Le tribunal a également conclu que le demandeur devait être exclu de la définition de la Convention car il était complice de crimes contre l'humanité par son adhésion volontaire à une justice dirigée par les dictateurs.


[8]                La situation objective sur les arrestations et détentions arbitraires sous le régime de Mobutu et sous le régime Kabila est très bien documentée. Tous les rapports sur ce pays mentionnent que les gouvernements qui se sont succédés se sont livrés à des abus contres les droits humains, à des crimes contre l'humanité et à des crimes de guerre.

[9]                De l'avis du tribunal, le demandeur remplit à tous les critères pouvant l'amener à conclure qu'il y a des raisons sérieuses de penser qu'il a commis ou, à tout le moins, s'est rendu complice d'un crime contre l'humanité, en considérant l'importance de son poste, son titre dans l'administration d'une région et ses responsabilités durant sa carrière au sein de la fonction publique de son pays. Le fardeau de preuve imposé au ministre est un fardeau de preuve moindre que celui de la prépondérance des probabilités et ce fardeau est atteint. En conséquence, le demandeur doit être exclu en vertu de l'article 1Fa) de la Convention.

L'ANALYSE

            Inclusion du demandeur


[10]            La conclusion du tribunal selon laquelle le demandeur n'est pas un réfugié repose sur son absence de crédibilité. Cette conclusion est donc sujette à la norme de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.)(QL); N'Sungani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 2142 (C.F.)(QL).

[11]            Or, à mon avis, plusieurs des éléments retenus par le tribunal démontrent une analyse erronée de la preuve.

[12]            En premier lieu, la preuve révèle que le demandeur a été emprisonné durant deux mois et vingt-trois jours; ainsi, le fait que celui-ci ait affirmé dans une version qu'il a été emprisonné deux mois pour affirmer par la suite que c'est plutôt trois mois ne peut certainement pas être retenu contre lui comme étant incohérent.

[13]            Deuxièmement, la conclusion du tribunal à l'effet que le demandeur ait franchi tous les contrôles d'usage sans problèmes avec les autorités alors qu'il prétend être recherché par celles-ci est manifestement déraisonnable. En effet, la preuve (pièce P-33) établit clairement que les membres de l'ONG Transparence-Afrique se sont mobilisés pour sauver le demandeur, obtenir un visa et l'aider à traverser la douane pour quitter le pays.


[14]            Et troisièmement, lorsqu'il s'agit du rôle du demandeur dans le rapport de l'ONU sur le pillage des ressources de la RDC, il n'est tout simplement pas logique de mettre en doute la crédibilité du demandeur parce que certains faits étaient connus de la communauté internationale avant le transfert du demandeur vers la région de Likasi. Il n'est pas contesté que l'ONU a désigné des experts pour qu'ils étudient la question en 2000, ce qui a conduit à deux rapports, l'un en 2001 et l'autre en 2002. Parce que certains faits étaient connus, cela ne veut pas dire que le demandeur n'a pas pu contribuer à divulguer certains renseignements (dommageables) alors que l'enquête de l'ONU suivait son cours. Encore une fois, la pièce P-33 explique le rôle du demandeur dans cette enquête, et donc elle explique la raison pour laquelle des efforts ont été faits pour aider le demandeur à s'échapper.

[15]            Ainsi, les inférences que le tribunal a tenues ne sont pas appuyées sur la preuve de sorte que la conclusion du tribunal quant à l'absence de crédibilité du demandeur est manifestement déraisonnable et justifie l'intervention de la Cour.

Exclusion du demandeur

[16]            Les conclusions factuelles du tribunal ne peuvent être révisées que si elles sont manifestement déraisonnables. Par contre, dans la mesure où ces conclusions appliquent le droit aux faits de la cause elles ne peuvent être révisées que si elles sont déraisonnables (voir l'arrêt Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 238 F.T.R. 194 (C.A.F.)).

[17]            Le tribunal a estimé que le demandeur était complice pour s'être associé à des crimes contre l'humanité qui ont été commis durant les régimes Mobutu et Kabila.


[18]            Le critère à appliquer pour savoir si une personne est complice par association, et donc susceptible d'exclusion selon l'article 1Fa), est bien établi dans la jurisprudence. L'appartenance à une organisation qui a commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, ou la simple présence à l'endroit d'une infraction, ne suffisent pas généralement à elles seules pour établir la complicité : Ramirez c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), à la page 317.

[19]            Il s'agit de savoir si l'intéressé a « personnellement et sciemment participé » aux activités en cause : voir l'arrêt Harb, précité, au paragraphe 19. La Cour fédérale a expliqué le sens de cette expression dans l'arrêt Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1209 (C.A.)(QL), aux paragraphes 11 et 12 :

[11] Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une « participation personnelle et consciente » puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'oeuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. [...] Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération.

[12] Cela dit, tout devient question de faits. Le Ministre n'a pas à prouver la culpabilité de l'intimé. Il n'a qu'à démontrer - et la norme de preuve qu'il doit satisfaire est « moindre que la prépondérance des probabilités » - qu'il a des raisons sérieuses de penser que l'intimé est coupable. [...] [note omise]

[20]            En l'espèce, je suis d'avis que la décision du tribunal soulève des problèmes graves.

[21]            Le tribunal a jugé que le demandeur avait été un magistrat à partir de 1996, lorsque le président Mobutu détenait le pouvoir, puis plus tard sous la présidence Kabila. La preuve révèle au contraire que le demandeur, bien que nommé magistrat à titre provisoire en 1996, n'a commencé à occuper cette charge qu'en 2000. Par conséquent, affirmer que sa participation en tant que magistrat à ces régimes abusifs s'est déroulée sur une longue période constitue une mauvaise interprétation de la preuve.

[22]            Le demandeur s'est-il rendu complice par association d'un crime contre l'humanité pendant la courte période où il a travaillé comme magistrat?

[23]            Il existe une preuve documentaire importante à l'effet que les nombreuses exactions commises par les régimes Mobutu et Kabila tombent sous la définition de crimes contre l'humanité.


[24]            Cependant, comme je l'ai dit précédemment, pour l'application de l'article 1Fa), la simple appartenance à une organisation responsable de crimes internationaux ne suffit pas pour qu'il y ait complicité. L'élément requis est « la participation personnelle et consciente » . Bien sur, plus la personne occupe une fonction importante au sein de l'organisation, plus sa complicité sera probable : Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.). Cela dit, en l'espèce, le demandeur n'occupe pas un poste de commande. De plus, la preuve ne démontre pas qu'il a usé de son influence ou est de quelque manière intervenu, directement ou indirectement, dans la perpétration de ces crimes, ou y a acquiescé. La preuve documentaire permet plutôt de penser que les crimes en question ont été commis par les autorités militaires et ceux qui agissaient sous les auspices de la Cour d'ordre militaire. Or, comme substitut du magistrat-stagiaire dans le Parquet de Likasi, instance de droit commun, la preuve révèle que le demandeur, pendant la période pertinente, a enquêté dans quatre à cinq dossiers sur des infractions de droit commun (vol, escroquerie). Il n'y a tout simplement aucun lien entre le demandeur et les crimes contre l'humanité commis sous les dictatures Mobutu et Kabila[1].


[25]            La preuve ne démontre pas non plus que le demandeur avait connaissance des crimes à mesure qu'ils étaient commis, en contraste, par exemple, avec l'affaire Sivakumar, précitée. Néanmoins, il n'est pas déterminant que l'intéressé sache de manière générale que de tels crimes de guerre et crimes contre l'humanité ont été commis; il doit plutôt manifester une intention commune, ne serait-ce que par sa propre inaction, avec ceux qui les commettent : arrêt Ramirez, précité. Et je suis d'avis que rien ne prouve que le demandeur avait ici une telle intention commune.

[26]            En somme, la décision du tribunal ne renferme à peu près aucun fait permettant de dire que le demandeur a personnellement et sciemment participé aux crimes en question. Le tribunal a été prompt à présumer que le demandeur avait personnellement et sciemment participé aux crimes contestés, en arguant de sa charge de magistrat de droit commun. Ainsi, à mon avis, la manière dont le tribunal a appliqué les circonstances de cette affaire au critère juridique de la complicité est déraisonnable.

[27]            Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accordée. Le dossier est retourné pour redétermination devant un panel nouvellement constitué.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

[1]                La demande de contrôle judiciaire soit accordée.

[2]                Le dossier est retourné pour redétermination devant un panel nouvellement constitué.

            « Danièle Tremblay-Lamer »          

       J.C.F.


                                     COUR FÉDÉRALE

                     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :               IMM-4455-04

INTITULÉ:               VICKY KEBOULU MANKOTO

                                                                                        demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                     

                                                                                           défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                           le 22 février 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE:

LE JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                                  le 25 février 2005

COMPARUTIONS:

Lia Cristinariu                                                 POUR LE DEMANDEUR

Michel Pépin                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Lia Cristinariu                                          POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

John H. Sims, c.r.                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)



[1] Je relève en passant que, dans la décision Ledezma c. Canada (ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [1997] A.C.F. n ° 1664 (1re inst.), la Cour avait jugé que, même si le demandeur avait un lien personnel avec l'un des dictateurs en cause (le dictateur était un ami personnel du père du demandeur), cela ne suffisait pas à déclencher l'application de la clause d'exclusion. La revendication du demandeur a cependant été rejetée, pour d'autres motifs. Néanmoins, le lien entre le demandeur et le dictateur (qui fut finalement rendu responsable des crimes en question) était beaucoup plus étroit que le lien entre d'une part le demandeur dans la présente affaire et d'autre part le président Kabila et ceux qui, sous son régime, ont commis de tels crimes. Voir aussi Sungu c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2003] 3 C.F. 192 (1re inst.).


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