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Date : 20200609


Dossier : IMM-5385-19

Référence : 2020 CF 657

Montréal (Québec), le 9 juin 2020

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

MOUBARAK SALAH-ADDIN MOHAMED

OUMALKER GAWAD AHMED

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS, ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  M. Moubarak Salah-Addin Mohamed et Mme Oumalker Gawad Ahmed (les demandeurs) demandent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 16 août 2019 par la Section d’appel des réfugiés [SAR]. Cette dernière a rejeté leur appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] ayant conclu qu’ils n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi sur l’immigration].

II.  Bref survol des faits

[2]  Les demandeurs sont citoyens du Djibouti. Le 21 mars 2017, ils quittent le Djibouti pour les États-Unis d’Amérique, chacun muni du visa de visiteur américain nécessaire émis le 7 décembre 2016. Le 22 mars 2017, ils entrent aux États-Unis, n’y demandent pas l’asile, et le 18 avril 2017, ils arrivent au Canada où ils demandent l’asile. 

[3]  Le 10 mai 2017, les demandeurs signent chacun leur formulaire de Fondement de la demande d’asile (Formulaire). M. Mohamed réfère au récit que Mme Ahmed joint à son Formulaire.

[4]  En bref, Mme Ahmed raconte que M. Mohamed travaille pour sa famille depuis 2010. Leurs problèmes commencent le 1er mars 2013, lorsque M. Mohamed demande Mme Ahmed en mariage pour la deuxième fois. Le mariage est refusé et M. Mohamed est congédié, parce qu’il appartient à la tribu Hakmi, une tribu d’intouchables. Le 23 octobre 2013, ils se marient en cachette et en juillet 2014, quittent la ville de Djibouti en cachette pour aller vivre à Tadjourah. En mars 2015, le père et des oncles de Mme Ahmed la retrouvent et la ramènent à Djibouti. En mars 2017, M. Mohamed et Mme Ahmed réussissent à fuir Djibouti pour les États-Unis.

[5]  Dans son formulaire IMM-5669, M. Mohamed consigne avoir été au chômage à partir de juillet 2013, à Djibouti, et avoir résidé dans la ville de Tadjourah de juillet 2014 à mars 2015. Dans son formulaire IMM-5669, Mme Ahmed indique quant à elle avoir résidé à Tadjourah de janvier 2014 à janvier 2015. 

[6]  Le 27 août 2018, soit avant l’audience devant la SPR, les demandeurs soumettent chacun un nouveau Formulaire et Mme Ahmed amende son récit circonstancié afin d’indiquer que son mari appartient plutôt à la tribu Akhdam.

[7]  Le 14 novembre 2018, la SPR rejette les demandes d’asile, ayant conclu que les demandeurs ne sont pas crédibles. La SPR note des incohérences au sujet de plusieurs éléments déterminants, soit l’appartenance ethnique du demandeur, le fait qu’ils se soient mariés en cachette sans le consentement de la famille de Mme Ahmed, et la chronologie de leur vie en cachette à Tadjourah.

[8]  La SPR note la preuve documentaire soumise par les demandeurs en lien avec les traditions et coutumes au Djibouti ainsi que le traitement possible, par leur famille des filles célibataires. La SPR note cependant que Mme Ahmed est officiellement une femme mariée selon le code de mariage de son pays, et que la preuve documentaire en lien avec les femmes mariées traite surtout de violence conjugale. En lien avec une possible demande de protection dans leur pays, la SPR note que M. Mohamed a indiqué que les autorités ne prendraient pas ses plaintes au sérieux et Mme Ahmed a quant à elle indiqué ne pas vouloir déshonorer sa famille en portant plainte. La SPR note que Mme Ahmed est une femme mariée qui veut vivre avec son époux et qu’il est contradictoire pour elle de se déclarer préoccupée de déshonorer sa famille en portant plainte alors qu’elle n’était pas préoccupée de ce déshonneur en se mariant en secret. La SPR favorise la preuve documentaire aux témoignages des demandeurs.

[9]  Enfin la SPR conclut que le délai pour demander la protection internationale est incompatible avec une peur de persécution, vu le délai de trois mois entre la date d’obtention de leurs visas américains et leur départ du Djibouti et vu aussi, que les demandeurs ont déposé leur demande d’asile au Canada plus d’un mois après leur arrivée aux États-Unis.

[10]  Pour toutes ces raisons, la SPR estime que les demandeurs manquent de crédibilité et elle rejette leurs demandes.

III.  Décision contestée

[11]  Les demandeurs interjettent appel devant la SAR qui conclut elle aussi que les demandeurs ne sont pas crédibles.

[12]  Devant la SAR, les demandeurs s’attaquent aux conclusions défavorables de crédibilité liées (1) au changement de la tribu Hakmi à la tribu Akhdam; (2) à l’acte de se marier à Djibouti; (3) aux maigres erreurs dans les formulaires Annexes A au sujet de la période de résidence à Tadjourah; (4) à la preuve documentaire versus le témoignage des demandeurs sur la protection de l’état dans lequel ils soutiennent que le Commissaire a erré en citant des passages de preuve documentaire objective sans indiquer pourquoi avoir favorisé un point de vue plutôt qu’un autre qui les appuieraient. Les demandeurs citent des passages des onglets 5.3 et 5.1 du Cartable National de documentation (dossier certifié du tribunal (DCT) à la p 75); et (5) le délai de trois mois avant de sortir de Djibouti. Enfin, les demandeurs demandent que deux nouveaux éléments de preuve soient admis. Le premier document est un échange de courriels en date du 13 juin 2017 entre le demandeur et son avocate précédente, au sujet de la correction à apporter à son appartenance tribale. Le deuxième est une photocopie d’un texte presque en totalité illisible.

[13]  Dans sa décision, la SAR rejette les deux (2) nouveaux éléments de preuve des demandeurs. La SAR considère erronément le premier document comme postérieur à la décision de la SPR, bien que les échanges qui y figurent précédent la décision de la SPR. La SAR estime toutefois que, malgré que le courriel soit postérieur à la décision, il ne satisfait pas les critères jurisprudentiels de nouveauté, crédibilité et pertinence. La SAR note que le remplacement du nom de la tribu a été fait avant l’audience et a été longuement discuté par la SPR, et note que les demandeurs ont donné leur version des faits. Elle n’accepte pas ce nouvel élément. La SAR rejette le deuxième document, presque illisible et dont la meilleure copie promise n’a pas été reçue.

[14]  La SAR ouvre son analyse en notant que « [l]’essence même de ce dossier repose sur la crédibilité » des demandeurs. La SAR analyse les cinq éléments soulevés par les demandeurs. En lien avec l’appartenance tribale du demandeur, la SAR note les contradictions et invraisemblances dans les témoignages, alors que Mme Ahmed déclare ne pas connaître les tribus incluant celle de son mari et ne pas avoir fait le changement sur son récit, et que M. Mohamed maintient qu’il est membre de la tribu Hakmi en dépit du changement dans le récit. Ceci semble invraisemblable au commissaire, puisqu’ils vivent ensemble depuis 4 ans et l’appartenance de M. Mohamed à une tribu inférieure est la cause du refus du père de Mme Ahmed. Ces invraisemblances constituent, pour la SAR, le nœud gordien de la demande d’asile. En lien avec le refus du père de Mme Ahmed de consentir au mariage des demandeurs, la SAR note que le nom du père de la demanderesse apparait bien sur le document de mariage et que l’explication contradictoire que madame a fournie pour expliquer ce fait n’est pas crédible. En lien avec les erreurs de date quant à leur séjour à Tadjourah, la SAR considère qu’il ne s’agit pas là d’une erreur périphérique vu que c’est une question de mois divergents. La SAR émet des doutes. En lien avec la preuve documentaire liée au recours à la protection de l’état, la SAR note l’incohérence dans le témoignage de Mme Ahmed qui aurait violé la volonté de son père en se mariant, mais qui ne voudrait pas être sujet de honte en se plaignant de lui à la police, et retient l’analyse de la SPR. Enfin, en lien avec le délai encouru pour quitter leur pays d’origine et demander la protection internationale. La SAR ne retient pas les explications des demandeurs et considère de façon défavorable leur défaut de demander l’asile aux États-Unis. Ultimement, la SAR rejette chacun des arguments, estimant que la SPR n’a pas commis d’erreur. Par conséquent, la SAR rejette l’appel.

[15]  Par ailleurs, la SAR indique avoir tenu compte des « Directives numéro 4 du président: Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » en lien avec le dossier de Mme Ahmed.

IV.  Questions en litige

[16]  Compte tenu des arguments soulevés par les demandeurs, la Cour doit décider si :

  • a) La SAR a rejeté la nouvelle preuve de manière déraisonnable;

  • b) La décision de la SAR est raisonnable sur le fond;

c)  La SAR a violé les principes d’équité procédurale en ajoutant un motif de refus qui n’a pas été soulevé par la SPR;

V.  Norme de contrôle

[17]  Je suis d’accord avec les parties que la norme de la décision raisonnable s’applique aux deux premiers points (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65) [Vavilov] et que la présomption n’est pas réfutée.

[18]  Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, « il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83) pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur, et les interpréter de façon globale et contextuelle (Vavilov au para 97). Il ne s’agit pas non plus d’une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov au para 102). Si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Vavilov au para 99).

[19]  Cependant, Vavilov n’affecte pas le débat jurisprudentiel sur la norme de contrôle qui s’applique aux questions d’équité procédurale, tel le troisième point en l’instance. La Cour d’appel fédérale a récemment précisé que les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à une norme de contrôle. Le rôle de cette Cour est plutôt de déterminer si la procédure est équitable compte tenu de toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

VI.  Observations des parties et analyse

A.  La nouvelle preuve

[20]  À travers leurs arguments concernant l’affiliation tribale du demandeur, « sans importance » les demandeurs font valoir que la SAR a erré en rejetant l’échange de courriels du mois de juin 2017. Contrairement à la conclusion de la SAR, qui a conclu que l’échange était « postérieur » à la décision de la SPR, cet échange date de juin 2017, qui est plus d’une année avant la première audience devant la SPR en septembre 2018. Les demandeurs font valoir que cette erreur a empêché la SAR d’évaluer correctement leur crédibilité. Les demandeurs soutiennent qu’il appartient à la SAR, et non au défendeur, de déterminer si l’erreur a un impact. Les demandeurs soumettent que la SAR en se trompant dans les dates a appliqué les critères jurisprudentiels de manière restrictive et ils plaident que ce document est essentiel pour établir la crédibilité du demandeur. Ils ajoutent que la SAR n’a pas appliqué le bon test légal et que cela vicie sa décision.

[21]  Le défendeur fait valoir que l’erreur soulevée par les demandeurs est sans conséquence. Les courriels datent d’avant les audiences devant la SPR, alors il ne s’agit pas d’une nouvelle preuve. Le défendeur ajoute que la SAR a néanmoins évalué le document selon les critères applicables à toute la nouvelle preuve selon l’article 110 de la Loi sur l’immigration.

[22]  Contrairement à l’argument soulevé par les demandeurs, je note que la SAR a bien conclu que « malgré le fait que ce courriel soit postérieur à la décision, il ne satisfait pas les critères ». Ainsi, en dépit de son erreur quant à la date des courriels, elle a constaté que le contenu de cette preuve n’était pas nouveau et a, avec justesse, souligné le fait que le remplacement a été fait avant l’audience et que les parties ont eu l’occasion de faire valoir leur position. Contrairement à l’argument des demandeurs, le délai encouru entre la correction et l’audience n’est pas un facteur déterminant, la décision de la SAR repose plutôt d’une part sur le fait que Mme Ahmed ne connait pas la tribu de son mari et d’autre part, que M. Mohamed témoigne de façon confuse qu’il est de la tribu Hakmi, même après avoir changé le récit pour consigner qu’il est plutôt de la tribu Akhdam. La décision de ne pas admettre ce document est raisonnable compte tenu de ces constatations.

B.  La décision de la SAR est raisonnable?

(1)  L’appartenance tribale du demandeur

[23]  Les demandeurs font valoir que la SAR a erré en interprétant leurs témoignages sur l’appartenance tribale du demandeur comme étant contradictoire. Au contraire, disent-ils, les relations entre les tribus Akhdam et Hakmi expliquent pourquoi il n’y a pas eu de contradiction dans leurs témoignages. Les demandeurs soutiennent qu’il n’y a pas de contradiction et que la SAR a mal compris le contexte ethnique. Quant à l’ignorance de la demanderesse sur la tribu de son mari, les demandeurs répondent que la demanderesse savait que son mari était d’une caste inférieure et que cela était suffisant pour que son père refuse l’union.

[24]  Le défendeur souligne que la SAR a décrit l’appartenance tribale du demandeur en tant que le « nœud gordien » des demandes d’asile en cause. Les demandes reposent sur les comportements de la famille de la demanderesse face au groupe social et ethnique du demandeur. Dans ce contexte, le nom de la tribu du demandeur est clé. Le défendeur note que les demandeurs ont offert des témoignages « décousus » au sujet de cette question centrale. D’abord, ils ont soumis deux Formulaires, l’original indiquant le nom de la tribu comme « Hakmi » et le Formulaire amendé l’indiquant comme « Akhdam ». Deuxièmement, la demanderesse a témoigné qu’elle n’avait jamais discuté de tribu avec mon mari. Troisièmement, le demandeur a offert un témoignage « confus » pour expliquer la correction de Hakmi vers Akhdam dans son Formulaire. Pour ces raisons, le défendeur fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu que la décision de la SPR était correcte.

[25]  Contrairement aux arguments des demandeurs, la SAR a considéré le contexte des tribus (au para 28), mais a trouvé le témoignage de M. Mohamed confus à cet égard. Enfin, et c’est peut-être le plus important, la conclusion de la SAR sur ce point s’est largement concentrée sur l’invraisemblance à l’effet que Mme Ahmed ignorait l’appartenance tribale de son mari. La SAR a estimé que cette situation paradoxale a miné grandement leur crédibilité. Il est raisonnable pour la SAR de considérer une telle ignorance invraisemblable, compte tenu de la trame factuelle et considérant que l’appartenance tribale de M. Mohamed est au cœur de leur demande d’asile.

(2)  Le nom du père de Mme Ahmed sur les documents de mariage

[26]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR est déraisonnable et contraire à la preuve alors que rien ne confirme ni même ne laisse présager que le père était présent à la célébration du mariage pour la signature des documents. Ils affirment plutôt qu’ils disposent d’une explication raisonnable, fondée sur des preuves objectives, de la raison pour laquelle le nom du père figure sur le document, même s’il est mal orthographié et que, vu cette explication « tout à fait cohérente », la SAR a conclu de manière déraisonnable que la crédibilité de la demanderesse était minée quant à la présence de son père au mariage. Les demandeurs notent que le défendeur n’a pas répondu à cet argument.

[27]  La SAR note, comme la SPR l’avait fait, que le nom du père de Mme Ahmed apparait sur l’acte de mariage en dépit du fait que leur mariage aurait été conclu en cachette. Mme Ahmed a d’abord expliqué que les autorités ont copié ce nom à partir de sa carte d’identité nationale. Cependant, la SAR note avec justesse que le nom que les autorités ont copié est inscrit différemment sur les deux documents. Cette conclusion ne comporte pas d’erreur puisque les noms sont bien inscrits différemment. La SAR a mentionné que la SPR « a noté des incohérences entre le témoignage des appelants et la preuve soumise au dossier concernant le mariage du couple » (décision de la SAR au para 30) et elle a vraisemblablement rejeté l’explication subséquente de Mme Ahmed selon laquelle on lui aurait plutôt demandé de donner le nom complet de son père. 

[28]  Le mariage secret est un des éléments essentiels du récit des demandeurs. La présence du père de cette dernière, ou son consentement à ce mariage, entache le récit. La consignation du nom du père de Mme Ahmed sur le certificat de mariage, les exigences du Code la famille et la confirmation d’une dot peuvent suggérer que le père a consenti. Il était raisonnable pour la SAR de ne pas accepter l’explication de Mme Ahmed, qui a dû ajuster son témoignage.

(3)  La chronologie de leur résidence commune

[29]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a tiré une inférence négative déraisonnable et erronée quant à leur crédibilité, alors qu’au contraire, ils ont témoigné de manière complète et cohérente quant à leur séjour dans la ville de Tadjourah pour fuir les parents de Mme Ahmed.

[30]  Ils affirment que les dates offertes par M. Mohamed, soit dans son formulaire IMM-5669, soit à l’audience, n’étaient pas contradictoires. Il a toujours maintenu avoir résidé à Tadjourah de juillet 2014 à mars 2015, mentionnant qu’il était en chômage à « Djibouti » pendant cette période (DCT à la p 79) et qu’il a simplement indiqué le nom du pays (Djibouti), omettant de spécifier la ville.

[31]  Selon les demandeurs, ces dates sont également cohérentes avec le témoignage de la demanderesse devant la SAR. À la lumière de ces explications raisonnables, les demandeurs soutiennent que la SAR a identifié des contradictions qui n’existent pas et, par conséquent, a tiré des conclusions erronées en matière de crédibilité.

[32]  Le défendeur souligne que, selon le formulaire IMM-5669 remplie par Mme Ahmed, elle a vécu à Tadjourah de janvier 2014 à janvier 2015, ce qui contredit les dates indiquées dans le formulaire IMM-5669 rempli par M. Mohamed qui consigne plutôt y avoir résidé de juillet 2014 à mars 2015. Cela contredit aussi son exposé circonstancié amendé, dans lequel elle indique que sa famille l’a trouvée à Tadjourah en mars 2015.

[33]  La SAR a examiné les explications fournies par les demandeurs pour justifier ces incohérences, mais elle les a jugées insatisfaisantes. Les demandeurs répètent essentiellement les mêmes explications devant cette Cour. Il était loisible à la SAR de conclure que ces incohérences mettaient en doute cet événement clé dans la chronologie des persécutions alléguées, il s’agit, pour Mme Ahmed, d’une erreur de plusieurs mois au sujet d’un évènement déterminant de son récit.   

(4)  Le délai encouru pour quitter leur pays d’origine

[34]   Les demandeurs soutiennent qu’ils manquaient les moyens financiers suffisants pour quitter plus rapidement, ce qui est tout à fait raisonnable comme explication. Ni la Loi sur l’immigration ni la Convention ne prévoient un délai maximal suivant les persécutions pour quitter le pays. Le rejet de l’explication des demandeurs par la SAR était déraisonnable.

[35]  Le défendeur soumet que la SPR et la SAR ont conclu que le comportement des demandeurs était incompatible avec leur crainte. Les demandeurs possédaient des passeports et des visas américains depuis le mois de décembre 2016 au plus tard, mais ils ne sont partis qu’en mars 2017. La SAR n’a pas été satisfaite que les demandeurs manquaient les moyens financiers, puisqu’il en faut pour obtenir un passeport et des visas.

[36]  Bien qu’il n’existe pas un délai maximal, il est bien établi que le fait de tarder à demander l’asile peut indiquer une absence de crainte de persécution (Kayode c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 495 au para 29; Osorio Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 851 aux para 14-15). Il en de même pour le défaut de quitter immédiatement le milieu à risque (ou le pays de persécution), sans justification raisonnable (Alvarez Contreras c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 398 au para 17).

[37]  Les demandeurs ont simplement réitéré l’explication fournie à la SAR et rejetée par celle-ci. Ils n’ont pas identifié d’erreur révisable dans les motifs invoqués par la SAR pour rejeter cette tentative de justifier leur départ tardif.

(5)  La protection de l’État

[38]  Les demandeurs reprochent à la SAR d’avoir tiré une inférence négative du fait qu’ils n’aient pas porté plainte aux autorités policières au Djibouti. Selon eux, les conclusions de la SAR étaient incompatibles avec la preuve documentaire et la jurisprudence, qui soutiennent leur position que la protection de l’État est inaccessible aux personnes dans leur situation.

[39]  Ils citent des extraits du CND pour appuyer leur position (Onglet 2.1, Dossier des demandeurs à la p 238; CND, Onglet 2.3, Dossier des demandeurs à la p 266; CND, Onglet 5.1, Dossier des demandeurs à la p 276; CND, Onglet 7.2, Dossier des demandeurs à la p 281; CND Onglet 13.3, Dossier des demandeurs à la p 286) et allèguent que la protection de l’État est encore moins accessible pour les membres de la tribu Akhdam, exposant M. Mohamed à un risque supplémentaire de persécution.

[40]  Le défendeur souligne que les demandeurs n’ont fait aucune démarche pour se plaindre aux autorités dans leur pays d’origine. Ils ont plutôt choisi de solliciter la protection internationale. Selon le défendeur, ils demandent à cette Cour de réévaluer la preuve, sans identifier des erreurs révisables. Les demandeurs réfèrent à de la preuve documentaire et la jurisprudence pour étayer leurs affirmations sur l’absence de protection de l’État. Toutefois, le défendeur soutient que cette preuve et cette jurisprudence portent sur les mariages dans lesquels les femmes ne peuvent porter plainte contre leur époux (CND, Onglet 5.1, Dossier des demandeurs aux pp 275-278). Or, les demandeurs ne se trouvent pas dans ces genres de situations, bien au contraire. Considérant que les demandeurs sont mariés, la demanderesse n’est plus redevable à son père; c’est son mari qui devient le chef de la famille.

[41]  Le défendeur souligne également que la SAR a conclu que les explications de Mme Ahmed contredisent la preuve documentaire et que son comportement dénotait une absence de crainte subjective. Selon le défendeur, les demandeurs n’ont pas soulevé d’erreur à cet égard.

[42]  Les deux tribunaux ont tenu compte de la protection de l’État dans le cadre de leur analyse de la crainte subjective des demandeurs. La question clé pour la SAR était par ailleurs de déterminer si le comportement des demandeurs était compatible avec celui des personnes qui craignaient pour leur vie.

[43]  Les demandeurs ont admis qu’ils n’ont pas porté plainte aux autorités policières au Djibouti. Ils expliquent que cela aurait été inutile, car la police est corrompue et il serait « honteux » de porter des accusations contre son père.  Les deux tribunaux ont estimé que ce choix de ne pas demander la protection de l’État était incompatible avec leur crainte alléguée. Selon les demandeurs, les preuves documentaires soutiennent leur manque de confiance dans la protection fournie par l’État djiboutien. Toutefois, les deux tribunaux ont estimé que les preuves documentaires indiquent que les agents de police sont tenus d’accepter les plaintes des femmes victimes de violence (décision de la SAR au para 37; décision de la SPR au para 17).

[44]  Les tribunaux ont également examiné l’affirmation de Mme Ahmed selon laquelle elle n’avait pas porté plainte contre son père parce que ce serait « honteux ». Les deux tribunaux ont jugé ce comportement contradictoire puisque « Si dans son esprit, il est honteux de dire et faire des choses qui vont à l’encontre de la volonté de son père, force est de constater qu’elle a violé le vœu de son paternel [sic] en se mariant en cachette de ce dernier et de sa famille » (décision de la SAR au para 37).

[45]  Confrontés à cette déclaration contradictoire et à des preuves documentaires établissant la possibilité d’obtenir la protection de l’État, les deux tribunaux ont conclu que le fait que les demandeurs n’aient pas demandé de protection représentait un comportement incompatible avec celle des personnes qui craignent pour leur vie.

[46]  Les demandeurs ne m’ont pas convaincue que la SAR a erré. Les deux tribunaux ont conclu que le comportement des demandeurs était contradictoire et incompatible avec leur crainte alléguée. Cette conclusion reposait en grande partie sur la contradiction créée par la justification de Mme Ahmed, selon laquelle il aurait été « honteux » de porter plainte contre son père, bien qu’elle ait décidé de se marier en cachette, ce qui est aussi honteux.

[47]  Il est loisible à la SAR de conclure que les explications des demandeurs étaient insuffisantes pour justifier leur choix de ne pas avoir sollicité la protection de l’État. Sans explication satisfaisante, la SAR a raisonnablement déterminé que ce défaut de solliciter la protection de l’État était un choix incompatible avec leur crainte alléguée.

C.  La SAR n’a pas violé les principes d’équité procédurale

[48]  Selon les demandeurs, la SAR a violé l’équité procédurale en l’instance en soulevant un nouveau motif de refus, soit le fait qu’ils n’ont pas revendiqué l’asile lors de leur court passage aux États-Unis, alors que ce motif de rejet n’avait pas été invoqué par la SPR. Ils affirment que la SPR n’a jamais soulevé ce motif. La SPR leur reprochait plutôt d’avoir tardé à quitter leur pays d’origine.

[49]  L’arrêt de principe sur cette question est Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa] (voir Dalirani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 258 au para 30). Dans Kwakwa, le juge Gascon a comparé la jurisprudence sur cette question, y compris sa décision dans l’affaire Sary, pour en dégager le principe clé. Il a écrit ce qui suit :

[24] En d’autres termes, la SAR est habilitée à tirer de façon indépendante des conclusions défavorables sur la crédibilité d’un demandeur, sans les lui exposer et sans lui donner la possibilité de formuler des observations, mais cela vaut seulement pour les situations où la SAR n’a pas ignoré les éléments de preuve contradictoires déposés au dossier ou tiré des conclusions supplémentaires au sujet d’éléments que le demandeur ignorait.

[25] Dans Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, la Cour a conclu que quand une question nouvelle et un nouvel argument ont été soulevés par la SAR à l’appui de sa décision, elle a en général l’obligation d’en aviser les parties et de leur offrir la possibilité de produire des observations en réponse à la nouvelle question. Dans cette cause, la SAR avait examiné des conclusions relatives à la crédibilité qui n’avaient pas été soulevées par le demandeur en appel de la décision de la SPR. Il s’agissait d’une « nouvelle question » à l’égard de laquelle la SAR avait l’obligation d’aviser les parties et de leur offrir la possibilité de présenter des observations et des arguments. De même, dans Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, au paragraphe 20 et dans Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, au paragraphe 12, la SAR avait soulevé dans sa décision des questions qui n’avaient pas été examinées ou invoquées par la SPR ou avancées par le demandeur. Ces situations se distinguent de Sary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178, au paragraphe 31, dans lequel j’ai conclu que la SAR n’avait pas examiné toutes les « nouvelles questions », mais plutôt fait référence à la preuve au dossier qui appuyait les conclusions formulées par la SPR. Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.

[Mon emphase]

[50]  Le défendeur fait valoir que, en l’espèce, les conclusions de la SAR concernant leur défaut de demander l’asile aux États-Unis n’est pas un nouveau motif de refus. Comme dans l’arrêt Sary, la SAR a simplement fait référence à un autre élément de preuve contenu au dossier du tribunal et qui venait appuyer les conclusions de la SPR sur la crédibilité. 

[51]  La SPR a considéré la nature tardive de leur départ, et la durée de leur séjour aux États-Unis avant de demander l’asile au Canada dans le cadre de l’évaluation de leur crainte subjective :

[19] Le délai des demandeurs pour chercher la protection internationale était incompatible avec une peur de persécution. De plus, les passeports des demandeurs démontrent que tous les deux avaient obtenu des visas de visiteur aux États-Unis le 7 décembre 2016. Cependant, ils sont partis du Djibouti plus de trois mois plus tard, soit le 21 mars 2017. Aussi, les demandeurs ont déposé leur demande d’asile au Canada plus d’un mois après leur arrivée. Leur témoignage concernant le fait qu’ils ne savaient pas qu’ils pouvaient partir du pays ou qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour partir avant n’était pas crédible. […] Leur choix de retarder la demande de protection était incompatible avec une peur de persécution.

(Décision de la SPR au para 19)

[52]  Cette affaire est analogue à Sary car la question soulevée par la SAR n’est pas une question nouvelle, mais plutôt un autre élément à l’appui de la conclusion de la SPR sur l’absence de crédibilité. Une telle approche est soutenue par la jurisprudence de cette Cour :

La SAR ne peut soulever une nouvelle question sans en aviser les parties, mais elle peut formuler des conclusions défavorables indépendantes quant à la crédibilité d’un appelant lorsque la crédibilité était en cause devant la SPR, que les conclusions de la SPR sont contestées dans le cadre d’un appel et que les conclusions additionnelles de la SAR découlent du dossier de preuve

(Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093 au para 47; Smith c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1472 au para 31; Oluwaseyi Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 246 aux para 12-13).

[53]  La SPR a soulevé des questions de crédibilité concernant le dépôt tardif de leur demande d’asile et le temps qu’ils ont pris pour quitter leur pays. Les demandeurs ont contesté ces conclusions en appel. Par conséquent, j’estime que la SAR pouvait examiner d’autres éléments de preuve dans le dossier qui pourraient appuyer les conclusions de la SPR.

[54]  Comme la question de la crédibilité a été soulevée tout au long des motifs de la SPR et dans les documents d’appel préparés par les demandeurs (DCT à la p 76), l’équité procédurale n’exigeait pas que la SAR informe les demandeurs qu’elle allait examiner cette question. Je ne constate donc aucun manquement à l’équité procédurale.

[55]  Au surplus, le défaut de demander l’asile à la première opportunité aux États-Unis sans en fournir la justification peut constituer un facteur (Jeune c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 835; Garavito Olaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 913).

[56]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans IMM-5385-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-5385-19

 

INTITULÉ :

MOUBARAK SAHAL-ADDIN MOHAMED, OUMALKER GAWAD AHMED c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS, ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 mai 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Guillaume Cliche-Rivard

Pour les demandeurs

Me Sean Doyle

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cliche-Rivard, Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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