Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200612


Dossier : IMM-2950-19

Référence : 2020 CF 686

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2020

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

AMAL MOHAMED MOHAMED HOZAIEN,

HEBATALAH RAGAB BARAKAT SHEHATA,

MOHAMED RAGAB BARAKAT SHEHATA MAHMOUD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Mme Amal Mohamed Mohamed Hozaien est une citoyenne d’Égypte arrivée au Canada en avril 2017, avec ses deux adolescents, pour y demander l’asile. Elle sollicite maintenant, en son nom et au nom de ses enfants, le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] qui confirme le rejet de sa demande pour manque de crédibilité.

II.  Faits

[2]  Les demandeurs allèguent craindre d’une part le gouvernement égyptien qui soupçonne le mari de la demanderesse d’entretenir des liens avec les Frères musulmans, et d’autre part certains membres de cette organisation qui lui reprochent d’avoir choisi le mauvais camp, soit le parti au pouvoir.

[3]  En 2013, le mari de la demanderesse, qui est agent immobilier, aurait eu comme clients quelques membres influents des Frères musulmans. Il est arrêté par les autorités égyptiennes en mars 2016 et détenu jusqu’à ce qu’il soit libéré sans condition en juin 2017, en raison de l’absence de preuve d’une quelconque association avec les Frères musulmans.

[4]  En août 2016, la demanderesse reçoit la visite des autorités qui sont à la recherche de preuve. Au même moment, elle reçoit des appels menaçant de membres des Frères musulmans. Elle décide donc de se réfugier chez un cousin à Beni Suef.

[5]  En septembre 2016, des membres des Frères musulmans incendient sa résidence située au Nouveau Caire, Elle décide donc de quitter l’Égypte pour les États-Unis en novembre 2016, où elle demeure avec ses enfants jusqu’à leur arrivée au Canada en avril 2017. À noter que les deux enfants ainés de la demanderesse sont de jeunes adultes qui résident au Canada depuis un certain temps.

[6]  La demanderesse allègue que bien que son mari ait été libéré sans condition, il reçoit toujours des appels réguliers des autorités policières qui continuent à le questionner sur certains membres des Frères musulmans. Il vit présentement à Banah chez sa sœur et essaie de fuir l’Égypte.

III.  Décision contestée

[7]  La SAR confirme la décision de la SPR quant au manque de crédibilité du récit de la demanderesse, de sorte qu’elle ne juge pas nécessaire de se prononcer également sur la conclusion de la SPR à l’effet que, de toute façon, les demandeurs bénéficient d’une possibilité de refuge interne à Beni Suef ou Alexandria.

[8]  La SAR ne voit aucune erreur dans l’analyse qu’a faite la SPR de la crédibilité de la demanderesse. D’abord, elle est également d’opinion que la demanderesse a ajusté son témoignage lorsque confrontée à la preuve documentaire objective qui prévoit que le gouvernement ne cible pas tous ceux qui sont associés aux Frères musulmans ou perçus comme tels; il cible plutôt ceux qui participent à des activités politiques ou qui critiquent ouvertement le gouvernement. Après avoir d’abord indiqué que les membres Frères musulmans étaient de simples clients de son mari qui n’a jamais été impliqué avec cette organisation, elle a ensuite ajouté qu’il les aidait à organiser des évènements et des conférences. Lorsque la SPR lui a demandé pourquoi elle n’avait pas mentionné ce fait plus tôt, elle a répondu qu’elle avait mal compris la question.

[9]  À l’instar de la SPR, la SAR note une contradiction dans la séquence des évènements tels que relatés par la demanderesse. Dans un premier temps, elle indique que les évènements qui l’ont amenée à craindre pour sa sécurité seraient survenus le 9 août 2016 et qu’elle aurait quitté le Nouveau Caire pour Beni Suef le lendemain. Or, la plainte qu’elle a déposée auprès du procureur général est datée du 3 août 2016. Lorsque confrontée à cette incohérence, elle a simplement indiqué qu’elle s’était trompée de dates où elle aurait reçu les appels menaçants et où elle aurait quitté pour Beni Suef. Puisque ces évènements sont au cœur de la demande d’asile des demandeurs, la SPR et la SAR ne sont pas satisfaites de cette explication. À cela s’ajoute, toujours selon la SPR et la SAR, le fait que les demandeurs n’indiquent pas dans leur formulaire d’immigration avoir résidé à Beni Suef pendant trois mois avant leur départ d’Égypte. Elles n’acceptent pas non plus l’explication fournie par la demanderesse selon laquelle elle croyait que seule son adresse officielle devait être fournie.

[10]  Quant à la preuve documentaire produite au soutien du récit des demandeurs, la SAR ne lui accorde pas plus de poids que la SPR. Elle conclut que cette preuve n’est pas indépendante et fiable puisqu’elle contient plusieurs anomalies : les plaintes officielles déposées par la demanderesse ne comportent ni sceau ni d’en-tête officiel; le rapport d’expertise sur l’incendie survenu à sa résidence n’est pas daté et certains de ses extraits sont incomplets ou inintelligibles.

[11]  La SAR confirme donc la décision de la SPR et rejette la demande d’asile des demandeurs.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[12]  Cette demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question : la SAR a-t-elle erré dans son analyse de la crédibilité de la demanderesse?

[13]  La norme de contrôle applicable à l’analyse de cette question est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 16).

[14]  Ainsi, la Cour n’interviendra que pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. La Cour doit toutefois analyser tant la justification que les conclusions retenues et se demander si la décision, dans son ensemble, est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celles-ci. Le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable d’une décision repose sur la partie qui la conteste (Vavilov, au para 100).

V.  Analyse

[15]  Il importe d’abord de rappeler que la Cour doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard des constatations de fait de la SAR et de son analyse de la crédibilité de la demanderesse. Contrairement à ce que plaide les demandeurs, la SAR devait, à son tour, une certaine déférence à l’égard des conclusions de la SPR qui était en mesure d’analyser non seulement l’ensemble du témoignage de la demanderesse mais également l’aisance avec laquelle ce témoignage a été rendu (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, aux paras 69-70).

[16]  Je ne peux non plus retenir l’argument des demandeurs à l’effet que la SAR n’aurait pas procédé à sa propre analyse de la preuve et, somme toute, de la demande d’asile des demandeurs.

[17]  La SAR a examiné les trois principales conclusions négatives de la SPR à l’égard de la crédibilité de la demanderesse, et elle est arrivée à ses propres conclusions qu’elle a justifiées de façon cohérente et logique.

[18]  Premièrement, les demandeurs plaident qu’il est faux de prétendre que la demanderesse a ajusté son témoignage après avoir été confrontée à la preuve documentaire faisant état du fait que les autorités égyptiennes n’ont ni le temps ni les ressources pour cibler tous les individus ayant eu des liens (comme par exemple les liens d’affaires du mari de la demanderesse) avec les Frères musulmans. Ils allèguent que la demanderesse a confirmé à quatre reprises avant ce présumé ajustement que son époux n’était ni membre ni supporteur des Frères musulmans, qu’il n’avait participé à, ni n’avait été impliqué dans aucune activité politique au sein du parti. Voici toutefois ce que l’on peut lire au paragraphe 3.20 du mémoire des demandeurs :

Ce n’est uniquement qu’à la suite de la citation énoncée par la SPR d’une preuve objective dans le Cartable national de documentation à l’effet que le gouvernement cible surtout les personnes qui s’adonnent à des activités de nature politique que la demanderesse a mentionné que son époux s’est adonné à certaines activités pour donner suite aux demandes de membres des Frères musulmans qui étaient ses clients.

[19]  Les demandeurs ajoutent qu’elle ne faisait pas spécifiquement référence à des activités politiques et que c’est la SAR qui a extrapolé en concluant qu’elle faisait référence à de telles activités. Je crois qu’il s’agit là d’un pur argument de style et qu’il était permis à la SAR de conclure que la demanderesse a ajusté son témoignage afin de donner plus d’importance à l’implication de son mari au sein des Frères musulmans. Il était également permis à la SAR d’en tirer une inférence négative sur la crédibilité de la demanderesse.

[20]  Les demandeurs ont également tenté de minimiser l’impact de la preuve documentaire utilisée par la SPR pour confronter la demanderesse. Ils réfèrent la Cour à d’autres documents se trouvant dans le cartable national de documentation, dont deux Réponses à la demande d’information de la SPR, respectivement de 2013 et 2016, qui portent sur le traitement réservé aux présumés membres des Frères musulmans. On y retrouve notamment un extrait du Daily News Egypt du 11 décembre 2016 où on peut lire :

[traduction] les victimes de disparition forcées aux mains de [l’Agence de sécurité nationale (National Security Agency – NSA)] étaient des partisans présumés de Mohamed Morsi et/ou des [Frères musulmans]. Il s’agit principalement de personnes de sexe masculin, allant d’adultes dans la cinquantaine à des garçons de 14 ans. Il y avait parmi eux des étudiants, des universitaires et d’autres militants, des critiques et des manifestants pacifiques, ainsi que des proches des critiques du gouvernement. Selon les avocats engagés dans ces affaires, près de 90 p. 100 des victimes de disparitions forcées sont par la suite traduites devant le système de justice pénale sur des accusations telles que la planification de manifestations non autorisées ou la participation à de telles manifestations ou encore à des attentats contre les forces de sécurité (Amnesty International 13 juill. 2016, 20)

[21]  Je ne vois pas en quoi cet extrait contredirait la conclusion qu’a tirée la SAR, après avoir pris connaissance de ce document ainsi que plusieurs autres documents plus récents du Cartable national de documentation sur l’Égypte (Cartable national de documentation, Égypte, 29 juin 2018; Onglet 2.2, Amnesty International, Rapport 2017/18 : La situation des droits humains dans le monde, p.3; Onglet 2.7, Heinrich-Boll-Stiftung, Egypt’s failing « War on Terror », p.5; Onglet 4.8, Carnegie Endowment for International Peace, Legislating Authoritarianism : Egypt’s New Era of Repression – Targeting Islamists, p. 27) qui confirment que ce sont généralement les gens qui critiquent ouvertement le gouvernement ou qui participent à des manifestations qui sont le cible des autorités. Il lui était ainsi loisible de conclure au manque de crédibilité du témoignage de la demanderesse à l’effet que sa famille serait ciblée du simple fait des transactions commerciales de son mari avec certains membres des Frères musulmans.

[22]  Deuxièmement, les demandeurs plaident que la SAR a fait preuve d’un excès de zèle en reprochant à la demanderesse une erreur de six jours dans la séquence de son récit. Selon eux, une erreur si insignifiante ne peut justifier à elle seule le rejet de leur demande d’asile.

[23]  D’abord, il s’agit de l’un des trois principaux éléments ayant justifié la conclusion de la SAR.

[24]  Par ailleurs, il est important de noter que le Fondement de la demande d’asile des demandeurs est relativement vague quant à la séquence des évènements, et qu’elle est silencieuse quant aux dates précises auxquelles la demanderesse auraient reçu la visite des autorités égyptiennes et les appels menaçants de membres des Frères musulmans.

[25]  La SPR avait donc le devoir de vérifier la séquence et le détail des évènements invoqués au soutien de la demande d’asile des demandeurs. Lorsque la demanderesse a précisé qu’elle avait reçu un premier appel sur son cellulaire le 9 août 2016 et un autre sur sa ligne fixe durant la nuit du 9 au 10 août 2016, et qu’elle aurait quitté le Nouveau Caire pour se rendre à Beni Suef le 10 août 2016, il était parfaitement logique pour la SPR de la confronter avec la plainte déposée le 3 août 2016, document qu’elle a elle-même produit. Il était également raisonnable pour la SAR de ne pas se contenter de l’explication fournie à l’effet qu’il s’agit là d’une simple erreur de dates. La SPR est un tribunal spécialisé qui a mandat de vérifier le bien-fondé des demandes d’asile qui lui sont soumises; elle le fait en interrogeant les demandeurs et en leur demandant de fournir les détails sur les évènements qu’ils ont vécus. La date à laquelle les demandeurs ont reçu les menaces qui leur ont fait craindre pour leur vie n’est pas un élément périphérique à leur demande d’asile et la SPR devrait s’attendre à ce que leur témoignage à cet égard soit convainquant.

[26]  Je ne vois ici aucune erreur de la part de la SAR qui justifierait l’intervention de la Cour.

[27]  Troisièmement, les demandeurs plaident que la SAR a discrédité la preuve documentaire supportant leur récit pour des « raisons douteuses et ce principalement parce qu’elle a conclu hâtivement au manque de crédibilité de la partie demanderesse ».

[28]  D’abord, je ne partage pas le point de vue exprimé par les demandeurs puisqu’à mon sens les conclusions de la SAR et les justifications fournies sont raisonnables.

[29]  En fait, la SAR a conclu que la preuve documentaire produite par les demandeurs ne suffit pas à compenser pour le manque de crédibilité du témoignage de la demanderesse, puisque cette preuve documentaire n’est ni fiable ni indépendante.

[30]  Selon les demandeurs, il est faux de prétendre que les plaintes officielles déposées au bureau du procureur général ne comportaient aucun sceau ni entête officiels, et que ces anomalies affectent leur valeur probante.

[31]  La version de ces documents à la disposition de la Cour est probablement une photocopie d’une photocopie, de sorte qu’ils sont difficilement lisibles. Cependant, ces documents que l’on retrouve aux pages 340 à 353 du Dossier certifié du tribunal ne contiennent effectivement aucune en-tête et les seuls sceaux qui y sont lisibles sont ceux du bureau de traduction El Gawhara Office. Seuls les documents se trouvant aux pages 340, 342 et 344 semblent contenir d’autres sceaux que ceux du bureau de traduction, mais il est impossible d’en connaître le contenu ou la signification.

[32]  Puisqu’il m’est permis de penser que la SPR disposait de l’original de ces documents, je ne vois aucune raison pour intervenir et substituer mon analyse de ces documents à celle de la SPR ou à celle de la SAR.

[33]  Ainsi, je suis d’avis que les demandeurs n’ont pas rencontré leur fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de l’analyse et des conclusions retenues par la SAR, et que sa décision est plutôt transparente, intelligible et justifiée [Vavilov au para 15].

VI.  Conclusion

[34]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

[35]  Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de cette cause.

 


JUGEMENT dans IMM-2950-19

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.  Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2950-19

 

INTITULÉ :

AMAL MOHAMED MOHAMED HOZAIEN, HEBATALAH RAGAB BARAKAT SHEHATA, MOHAMED RAGAB BARAKAT SHEHATA MAHMOUD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE MONTRÉAL, Québec, WESTMOUNT, QUÉBEC ET OTTAWA, ONTARIO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Meryam Haddad

 

Pour les demandeurs

 

Édith Savard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Meryam Haddad

Westmount, Québec

 

Pour les demandeurs

 

Procureur Général du Canada

Montréal, Québec

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.