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Date : 20200714


Dossier : IMM-5814-19

Référence : 2020 CF 763

[traduction française certifiée, non révisée]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 14 juillet 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

AMARJIT SINGH HARE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal [l’agent], lequel a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] du demandeur.

Le contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen de l’Inde. Il est entré au Canada, muni d’un visa de visiteur, le 30 août 2016. Le 12 avril 2019, une mesure d’exclusion a été prise contre lui, parce qu’il avait été jugé interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations, du fait qu’il avait omis de divulguer deux demandes de visa précédentes qui avaient été rejetées lorsqu’il a demandé son visa de visiteur. Il a par la suite présenté une demande d’ERAR, dans laquelle il a soutenu que son épouse et lui s’étaient mariés en Inde sans le consentement et contre la volonté de leurs parents. Dans les observations écrites formulées à l’appui de sa demande d’ERAR, il a prétendu que leur mariage entre personnes de castes différentes ne serait jamais accepté par la famille de son épouse ni par la société indienne en général. Il a affirmé que, s’il devait retourner en Inde, il serait exposé à des risques de la part de la famille de son épouse, qui est toujours à la recherche du couple. En outre, il prétend qu’il pourrait être retrouvé et, par conséquent, qu’il ne serait jamais en sécurité en Inde, parce que l’oncle de son épouse est un policier ayant de bonnes relations. L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur. Cette décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

La décision faisant l’objet du contrôle

[3]  L’agent a exposé la demande du demandeur telle qu’elle était énoncée dans les observations formulées par le conseil de celui-ci le 22 mai 2019 et a décrit les documents auxquels il était renvoyé dans la demande.

[4]  L’agent a ensuite abordé la preuve, déclarant que le conseil du demandeur avait renvoyé aux documents énumérés et en avait extrait des passages, mais qu’il n’avait pas présenté de copie complète des documents pour fins d’examen, ce qui n’était pas satisfaisant. L’agent a accordé peu de poids et de valeur probante aux observations pour cette raison et parce que les documents portaient sur la situation dans le pays, mais ne comportaient aucun renvoi direct ou personnel au demandeur. En ce qui concerne la plainte à la Commission des droits de la personne [la CDP] de l’État du Pendjab [la plainte à la CDP] présentée par le demandeur et son épouse en 2013, il s’agissait d’une observation personnalisée. Cependant, en dépit du fait que le demandeur a prétendu qu’après le mariage, ses parents étaient très contrariés et étaient à la recherche du couple, il était mentionné dans la plainte à la CDP que ses parents étaient présents au mariage. L’agent a déclaré qu’il n’y avait aucune explication à cette contradiction. L’agent a aussi conclu qu’il ressortait du document que la CDP était disposée à accepter la plainte, mais que la preuve était insuffisante quant à l’issue de la plainte et qu’il n’y avait aucun autre document de la CDP mentionnant que le demandeur serait toujours exposé à des risques. Pour ces motifs, l’agent a accordé à la plainte à la CDP un poids minimal quand il s’agissait de démontrer un risque prospectif.

[5]  L’agent a ensuite renvoyé à la documentation se rapportant à la situation en Inde, dont le rapport du Bureau de la démocratie, des droits de l’homme et du travail du Département d’État des États-Unis, intitulé « India 2018 Human Rights Report » [rapport du Département d’État des États-Unis de 2018], ainsi qu’une réponse à une demande d’information, IND106276.EF, datée du 16 mai 2019 [la RDI], rédigée par la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, sur la situation des couples interconfessionnels ou dont les époux sont issus de castes différentes, y compris le traitement qui leur est réservé par la société et les autorités en Inde.

[6]  Dans la section de la décision faisant état des conclusions, l’agent a accepté le fait, à la lumière de la situation dans le pays, que les meurtres d’honneur et l’impunité policière demeuraient des problèmes graves en Inde. Toutefois, il a conclu que le demandeur n’avait pas démontré, avec suffisamment d’éléments de preuve, qu’il serait exposé à des risques aujourd’hui de la part de n’importe qui en Inde, à cause de son mariage. Le demandeur n’a pas établi que tout le monde voudrait toujours s’en prendre à lui ou que sa famille ou celle de son épouse avait pris contact ou avait proféré des menaces directement depuis 2016, année où le demandeur est entré au Canada. Il n’a pas non plus produit suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que l’oncle de son épouse avait de bonnes relations dans les services de police. Et, bien qu’il allègue avoir été agressé par des agresseurs inconnus, avant son mariage, à cause de sa relation amoureuse, agression à la suite de laquelle il avait dû recevoir des soins à l’hôpital et en avait gardé des cicatrices, il n’a produit aucun dossier d’hôpital pour corroborer cette affirmation.

[7]  En ce qui concerne la plainte à la CDP, le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il affirmait dans celle-ci qu’il s’était marié en présence de sa famille, tandis qu’il ressort de ses observations formulées dans la demande d’ERAR que sa famille était fâchée en raison du mariage et était à sa recherche. L’agent a conclu que, si ses parents avaient assisté au mariage, il est donc raisonnable d’inférer qu’ils y consentaient. Par conséquent, il n’y avait pas assez d’éléments de preuve pour établir que le demandeur serait exposé à des risques de la part de sa famille en Inde ou pour corroborer que celle-ci avait proféré des menaces à son endroit depuis son départ de l’Inde.

[8]  En outre, selon la preuve documentaire, il y a eu des arrestations et des poursuites judiciaires relativement à des mariages contractés sans le consentement ou l’appui de la famille, ce qui démontrait que l’État faisait des efforts sérieux pour combattre le problème récurrent de la violence perpétrée au nom de l’honneur. Le demandeur n’a pas non plus établi qu’il avait épuisé tous les moyens qui étaient à sa disposition pour obtenir la protection des autorités indiennes, ou que celles-ci n’étaient pas disposées à l’aider ou capables de le faire. Bien que le demandeur ait prétendu qu’il s’était adressé à la police à une occasion et que celle-ci avait refusé de prendre sa déposition, en raison des relations avec l’oncle de son épouse, il n’a fourni aucun élément de preuve établissant qu’il s’était adressé à un autre poste de police, à une autre administration ou à une autorité supérieure. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il avait accès à la protection de l’État.

Les questions en litige

[9]  La présente affaire soulève deux questions :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en n’accordant pas une audience au demandeur?

  2. La décision de l’agent était-elle raisonnable?

La norme de contrôle

[10]  Le demandeur soutient que la norme de contrôle qui s’applique à l’examen de la décision d’un agent d’ERAR relative à la tenue d’une audience dépend de la façon dont la question est formulée et que, de façon générale, celle-ci est perçue comme une question relevant de l’équité procédurale, qui commande la norme de la décision correcte. Le défendeur soutient que l’agent d’ERAR a le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience en fonction des facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] qui s’appliquent aux faits de l’espèce. Par conséquent, il s’agit d’une question de fait et de droit, qui devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[11]  Je reconnais que la jurisprudence n’est pas arrêtée quant à la question de savoir si la décision de tenir une audience constitue une question d’équité procédurale, ce qui entraînerait l’application de la norme de la décision correcte, ou une question mixte de fait et de droit, laquelle commande la norme de la décision raisonnable (voir Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au par. 12 [Huang 2018]). Toutefois, j’ai déjà statué, et je suis encore d’avis, que la norme de la décision raisonnable s’applique, parce que, comme il a été souligné dans Ikechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 361, au par. 26, l’agent d’ERAR décide s’il y a lieu de tenir une audience en examinant la demande d’ERAR en fonction des exigences énoncées à l’alinéa 113b) de la LIPR et des facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement. Ainsi, l’application de l’alinéa 113b) est essentiellement une question mixte de fait et de droit (voir, par exemple, Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737, au par. 40, et Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 FC 292, au par. 12).

[12]  Comme l’a statué le juge Gascon dans Huang 2018 :

[16]  À mon avis, lorsque la question soulevée dans le cadre du contrôle judiciaire est de savoir si un agent d’ERAR aurait dû accorder une audience, la norme de la décision raisonnable s’applique : la décision sur cette question dépend de l’interprétation et de l’application par l’agent de sa loi habilitante, à savoir l’alinéa 113b) de la LIPR qui prévoit qu’une audience peut être tenue si le ministre, en fonction des facteurs précis prévus à l’article 167 du Règlement, est d’avis que la demande d’audience est fondée. En l’espèce, c’est d’autant plus vrai puisque l’argument de Mme Huang portait sur le premier de ces facteurs, à savoir s’il y avait une preuve qui soulevait une question importante de crédibilité, et en particulier si le raisonnement de l’agent d’ERAR, qui est exprimé en termes de suffisance de la preuve, devrait plutôt être décrit comme une conclusion de crédibilité déguisée.

(Voir aussi Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 654, aux par. 23 et 24; Herak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 346, au par. 13.)

[13]  En ce qui concerne la seconde question, la décision de l’agent d’ERAR sur le fond, il y a une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au par. 16 [Vavilov]). Comme l’a statué la Cour suprême du Canada dans Vavilov, cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations (au par. 17). Les parties ne laissent pas entendre que la question est visée par l’une ou l’autre de ces situations, et je conclus qu’elle ne l’est pas non plus. C’est donc la norme présomptive de la décision raisonnable qui s’applique.

[14]  Lors d’un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable :

[99]  La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Dunsmuir, par. 47 et 74; Catalyst, par. 13.

(Vavilov, au par. 99)

Analyse

Première question en litige : l’agent a-t-il commis une erreur en n’accordant pas une audience au demandeur?

[15]  Le demandeur soutient qu’il a demandé une audience dans sa demande d’ERAR, mais que l’agent n’a pas accusé réception de la demande et n’a fourni aucun motif pour ne pas en avoir accordé une, ce qui ne respecte pas les exigences établies dans Vavilov pour ce qui est de la justification d’une décision (Vavilov, aux par. 83 à 86, 99 et 102; Abdillahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 422, au par. 32 [Abdillahi]).

[16]  En outre, le fait que l’agent a fait référence à la contradiction entre la plainte à la CDP et la demande d’ERAR à plusieurs reprises montre que la crédibilité du demandeur était en cause et que l’agent a par conséquent manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience (Tekie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27, au par. 16).

[17]  Le demandeur affirme que la plainte à la CDP était jointe à l’affidavit à l’appui de sa demande d’ERAR en tant que pièce. En accordant peu de poids au document, l’agent mettait en doute la crédibilité du demandeur. Ce dernier soutient que, si le document avait été tenu pour vrai, de même que le contenu de son affidavit, le tout aurait probablement justifié que la protection lui soit accordée. Le demandeur prétend que, bien que la décision soit formulée comme portant sur le caractère suffisant de la preuve, l’agent a en fait tiré une conclusion de crédibilité déguisée.

[18]  Le défendeur soutient que le demandeur ne remplit pas les exigences de nature conjonctive décrites à l’art. 167. La préoccupation de l’agent quant à la présence des parents du demandeur au mariage n’était pas essentielle à la décision de l’agent, et elle ne justifie pas non plus que la demande d’ERAR soit accueillie. La conclusion essentielle de l’agent tenait plutôt à l’absence d’information récente concernant le risque allégué par le demandeur. En outre, le juge des faits peut prendre en compte la valeur probante de la preuve sans, nécessairement, tenir compte de la crédibilité de cette preuve ou de sa source. Il n’y avait pas d’obligation de tenir une audience en l’espèce, puisque la question essentielle était le caractère suffisant de la preuve, et non pas la crédibilité.

Analyse

[19]  Le fait de présenter une demande d’ERAR ne permet pas d’exiger de plein droit la tenue d’une audience. Toutefois, l’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’une audience peut être tenue si l’agent l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Les facteurs à prendre en considération sont énoncés à l’article 167 du Règlement :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection

c). la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[20]  Il a été jugé qu’il s’agissait d’un critère conjonctif. Par conséquent, la tenue d’une audience est généralement requise si des éléments de preuve importants pour la prise de la décision soulèvent des doutes quant à leur crédibilité et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifient que la demande soit accueillie (Strachn c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 984, au par. 34, citant Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 221; Huang 2018, au par. 34; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1439, au par. 41; Abdillahi, au par. 19).

[21]  La première étape de cette analyse consiste à établir si une conclusion quant à la crédibilité a été tirée et, le cas échéant, si celle-ci était essentielle ou déterminante eu égard à la décision (Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 680, au par. 7; Matute Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074, au par. 30; Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275, au par. 30).

[22]  Il ressort clairement de l’affidavit produit par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR que la famille de son épouse aussi bien que la sienne s’opposaient à leur relation. Il déclare que, avant le mariage, ses parents étaient fâchés et contrariés et lui avaient dit de rompre, et il lui avait été interdit de voir celle qui est maintenant son épouse. En outre, la famille de son épouse a adressé les mêmes injonctions à celle‑ci et a menacé de la tuer si elle tentait de voir le demandeur. Ce dernier déclare aussi qu’il avait très peur avant de se marier et de partir pour l’Italie, muni d’un visa de travailleur, parce que, si les parents de son épouse l’apprenaient, ils les tueraient tous les deux. Il déclare que, après le mariage :

[traduction]

[...] Nous avons aussi eu des nouvelles selon lesquelles les parents de mon épouse étaient activement à notre recherche. Le fait que mon épouse se marie à l’insu de ses parents, sans leur consentement, contre leur volonté avec un homme appartenant à une caste différente était une souillure sur leur honneur. Ses parents ne pourront jamais l’accepter et voudront toujours laver cette infamie. Mes parents aussi étaient très fâchés contre nous et étaient à notre recherche. Les meurtres d’honneur sont courants en Inde, et nous sommes nettement exposés à un tel risque là‑bas.

[23]  Le demandeur déclare, plus loin dans son affidavit, qu’après que son épouse l’a rejoint en Italie, ils sont allés à un temple où ils ont été reconnus par une personne qui a rapporté qu’elle les avait vus aux familles du demandeur et de son épouse. Le demandeur et son épouse se sont aussi heurtés à deux hommes qui leur ont dit qu’ils ne se tireraient pas aussi facilement d’avoir [traduction] « souillé l’honneur de [leurs] familles » et, lors d’un appel téléphonique ultérieur, les ont menacé [traduction] « d’aider [leurs] familles de [leur] village et de [leur] faire payer pour ce [qu’ils avaient] fait ».

[24]  Le demandeur déclare un peu plus loin dans son affidavit que la famille de son épouse et la société indienne font peser une menace sur sa vie.

[25]  L’agent a analysé la plainte à la CDP et a fait remarquer qu’il y est affirmé que les parents du demandeur étaient présents à son mariage, mais que, dans les déclarations personnelles que le demandeur a produites, ce dernier avait déclaré que ses parents étaient [traduction] « très contrariés et étaient à [leur] recherche ». Je constate que cette phrase provient du paragraphe 7 de l’affidavit du demandeur. L’agent a déclaré qu’il n’était pas clairement mentionné pourquoi les parents du demandeur auraient assisté à la cérémonie du mariage, puis se seraient lancés à la recherche du couple, et que le demandeur n’avait pas expliqué cette contradiction. L’agent a alors souligné que l’omission d’expliquer la contradiction était l’un des trois motifs pour lesquels il avait accordé peu de poids à la plainte à la CDP quand il s’agissait d’établir un risque prospectif. Les deux autres motifs étaient que la preuve était insuffisante quant à l’issue de la plainte, et qu’il n’y avait pas eu d’autre document de la CDP au cours des six années qui s’étaient écoulées mentionnant que le demandeur était encore exposé à un risque. Enfin, l’agent renvoie à nouveau à la plainte à la CDP et à la contradiction mentionnée précédemment dans ses conclusions. Il déclare qu’il était raisonnable de conclure que, si les parents du demandeur avaient assisté à son mariage, c’est parce qu’ils consentaient à ce qu’il se marie et qu’ainsi, la preuve était insuffisante pour établir qu’il serait exposé à un risque de la part de sa famille en Inde.

[26]  J’estime qu’il ressort clairement de l’affidavit du demandeur que celui-ci considérait que la menace qui posait sur sa vie provenait principalement de la famille de son épouse. Les observations que son conseil a formulées à l’appui de la demande d’ERAR n’abordaient que les risques émanant de la famille de son épouse et de la société indienne en général. Cependant, l’affidavit du demandeur donne aussi à penser que sa famille était à leur recherche. L’agent rejette ce risque en invoquant la contradiction non expliquée entre la preuve par affidavit du demandeur et la plainte à la CDP. En fait, l’agent affirme qu’il accorde peu de poids à la plainte à la CDP en raison de la contradiction, mais il écarte l’existence d’un risque posé par la famille du demandeur en s’appuyant sur une inférence défavorable quant à la crédibilité reposant sur la contradiction entre la plainte à la CDP et la preuve par affidavit du demandeur. J’estime que c’était une conclusion de crédibilité déguisée. L’agent doutait implicitement que le demandeur ait été exposé à un risque de la part de sa famille, en raison de la contradiction non expliquée entre son affidavit et le rapport de la CDP. La valeur probante de la plainte à la CDP n’était donc pas en cause.

[27]  En outre, l’agent pouvait n’aborder que les risques posés par les agents de persécution désignés dans les observations du conseil du demandeur. Cependant, après que l’agent a relevé le risque posé par la famille du demandeur à titre d’agent de persécution et l’a rejeté en raison d’une contradiction entre son affidavit et le contenu de la plainte à la CDP, la façon dont l’agent a traité cette question de crédibilité est devenue déterminante quant au risque posé par cet agent de persécution.

[28]  Toutefois, même si l’agent avait accepté que le demandeur ait été exposé à un risque de la part de sa famille, il n’aurait pas été justifié d’accueillir la demande d’ERAR. C’est parce que — peu importe si les agents de persécution étaient la famille du demandeur, la famille de son épouse ou la société indienne, dans son ensemble, ou les trois — le fondement du risque était le même : les meurtres d’honneur pour avoir épousé une personne d’une autre caste. À cet égard, l’agent a accepté le fait que les meurtres d’honneur et l’impunité policière constituaient des problèmes graves en Inde, mais il a conclu que la preuve relative à la plainte à la CDP n’était pas suffisante pour démontrer que le demandeur serait toujours exposé à un risque, et il lui a accordé un poids minime pour établir un risque prospectif.

[29]  Autrement dit, il ne s’agit pas d’une situation, comme dans Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], invoquée par le demandeur, dans laquelle l’agent n’aurait pu rendre sa conclusion qu’au moyen d’une appréciation défavorable de la crédibilité du demandeur; pourtant, aucune audience n’a été tenue (Ahmed, aux par. 25 et 33). Il ne s’agit pas non plus d’une situation similaire à celle dans Abdillahi, où les parties ne contestaient pas l’importance des éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande ni qu’ils justifieraient, à supposer qu’ils soient admis, de faire droit à la demande; le litige concernait essentiellement la question de savoir si la crédibilité de la demanderesse était en cause (au par. 19). En l’espèce, même si l’agent avait cru que les parents du demandeur faisaient aussi partie des agents de persécution, cela n’était pas important eu égard à la décision et n’aurait pas justifié qu’il soit fait droit à la demande, laquelle a été rejetée au motif de l’insuffisance de la preuve pour établir que le demandeur était encore exposé à un risque et parce que ce dernier n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

[30]  En ce qui concerne la demande d’audience, il est vrai que le demandeur a demandé une audience dans les observations qu’il a formulées à l’intention de l’agent d’ERAR, en ces termes :

[traduction]

Le demandeur soutient qu’il devrait se voir accorder une audience afin de présenter sa cause pour l’examen des risques avant renvoi. Cette demande repose sur le fait que, si l’agent hésitait à accepter les allégations formulées par le demandeur, celui-ci devrait bénéficier d’une audience. Le témoignage que le demandeur donnerait pendant l’audience est essentiel pour la prise de la décision relative à la demande d’asile. Ce témoignage justifierait aussi que soit accueillie la demande d’asile présentée par le demandeur. Le témoignage se rapporterait aux facteurs qui sont énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[31]  Ce libellé semble donner à penser que, au lieu de présenter des éléments de preuve dans les observations écrites au sujet de l’ERAR à l’appui de la demande, le demandeur entendait le faire lors d’une audience, où il démontrerait comment les facteurs énoncés à l’art. 167 étaient en jeu. Cependant, il incombait au demandeur de produire, avec ses observations relatives à l’ERAR, tous les éléments de preuve sur lesquels il se fondait. La tenue d’une audience n’est pas pratique courante, et on ne peut la présupposer.

[32]  Et, bien que la Cour, dans Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103 [Zokai], ait statué que, lorsqu’une audience est demandée, l’agent est tenu, à tout le moins, de prendre en compte la demande dans ses motifs (au par. 12), dans Zokai, le demandeur avait présenté, dans sa demande d’ERAR, une demande détaillée en vue d’obtenir une audience, en faisant référence expressément aux facteurs énumérés à l’art. 167 du Règlement (au par. 11). De plus, dans Zokai, des doutes en matière de crédibilité avaient joué un rôle central dans les conclusions de l’agent.

[33]   Dans Ghavidel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 939, au par. 24 [Ghavidel], le juge de Montigny a établi une distinction entre l’affaire qu’il était appelé à trancher et la décision Zokai pour ces raisons. Il a précisé qu’il aurait été sans nul doute préférable que l’agent explique les raisons pour lesquelles il avait refusé d’accorder une audience, mais il hésitait à rendre une telle explication obligatoire et ainsi ajouter au fardeau déjà lourd des agents d’ERAR (Ghavidel, au par. 25). Dans Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 653, au par. 14, le juge Fothergill a souscrit aux motifs énoncés dans Ghavidel et a statué que l’agent n’était pas tenu d’expliquer la raison pour laquelle il n’avait pas tenu d’audience orale si la question de la crédibilité n’était pas en cause, mais que, si la crédibilité était un facteur déterminant, le fait de ne pas tenir une audience sans motifs adéquats pouvait équivaloir à une erreur susceptible de révision.

[34]  En outre, dans Hurtado c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 768, aux par. 9 à 11, la Cour a statué que l’agent n’était pas obligé d’accorder une audience au titre de l’art. 113 de la LIPR du fait qu’il avait tiré des conclusions quant à la crédibilité alors que sa décision reposait aussi sur l’insuffisance de la preuve produite par la demanderesse.

[35]  C’est le cas en l’espèce, puisque la conclusion de crédibilité déguisée n’était pas déterminante et que la décision de l’agent reposait sur le caractère insuffisant de la preuve.

[36]  Je conviens que l’agent aurait dû aborder la demande d’audience. Je reconnais aussi que, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné l’importance de justifier la décision au moyen des motifs. Toutefois, je ne suis pas convaincue que l’omission de l’agent d’aborder la demande d’audience, dans les circonstances, suffit pour rendre la décision dans son ensemble déraisonnable ou inéquitable sur le plan procédural.

Deuxième question en litige : la décision de l’agent était-elle raisonnable?

[37]  Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte d’informations contenues dans le cartable national de documentation [CND]. Il souligne que l’agent a mentionné qu’il n’était pas satisfaisant de présenter des passages extraits de diverses sources sans fournir des copies complètes des documents mentionnés.

[38]  L’agent a décrit en ces termes les documents énumérés : 

[traduction]

Human Rights Watch, 18 juillet 2010

Hard News – revue publiée à Delhi, 22 janvier 2012

Article du Globe and Mail, novembre 2011

Indian Express

World Sikh Organization

Cartable national de documentation sur l’Inde, point 12.1

Hindustan Times

Cartable national de documentation sur l’Inde, point 2.1

Rapporteur spécial des Nations Unies, 1er avril 2014

Article du Times of India, 22 septembre 2018

[39]  L’agent déclare qu’il a accordé peu de poids et une faible valeur probante aux observations formulées par le conseil, parce que les copies complètes des documents n’avaient pas été fournies et que les documents se rapportaient à la situation générale dans le pays, et ne renvoyaient pas directement ou personnellement au demandeur.

[40]  J’ai examiné les observations relatives à l’ERAR figurant dans le dossier. Comme le montre la liste dressée par l’agent, deux des sources sont présentées dans les observations du demandeur comme étant extraites du CND, mais les autres documents ne sont pas attribués au CND, et aucun des documents auxquels il est renvoyé n’était joint aux observations. Comme le souligne l’agent, les observations paraphrasent ou citent des extraits de documents qui ne sont pas attribués au CND. Par exemple, [traduction] « Hard News, une revue d’actualités de New Delhi, affirme que les crimes d’honneur, y compris ceux commis contre les couples interconfessionnels, vont des [TRADUCTION] "meurtres discrets qu’on fait passer pour des suicides, à une humiliation publique ainsi qu’à un boycottage social prémédités et prolongés" (22 janv. 2012) ». Aussi, [traduction] « [l]e conseiller juridique de la World Sikh Organization [WSO], alors qu’il était interrogé sur la question de savoir si les couples interconfessionnels étaient victimes d’actes de violence, a déclaré que les couples interconfessionnels n’étaient pas couramment ciblés par des actes de violence, mais que cela arrivait. La menace de violence proviendrait, dans la grande majorité des cas, des familles en cause (24 avril 2012) ».

[41]  Le point qu’avançait l’agent, à ce que je crois comprendre, c’est qu’il ne suffit pas de simplement renvoyer à des extraits d’articles sur lesquels le demandeur peut vouloir s’appuyer. Il faut produire l’article au complet, de sorte que l’agent puisse examiner la citation ou la partie paraphrasée dans le contexte du document dans son ensemble.

[42]  Je conviens avec le demandeur que l’agent est censé connaître le contenu du CND. Je conviens aussi que le demandeur n’était pas tenu de produire la copie complète des documents figurant dans le CND. Toutefois, je ne suis pas convaincue que cela signifie qu’un agent est censé se souvenir du titre de chaque article que renferme le CND ou auquel il est renvoyé dans un autre article, car le cartable, pour un pays donné, peut être volumineux. Il n’est pas réaliste non plus de s’attendre à ce que l’agent passe à travers le CND, pour voir si chaque article mentionné dans les observations formulées par un demandeur y figure, afin d’établir si une citation ou une paraphrase de ce document est présentée dans son propre contexte et de l’examiner de pair avec d’autres éléments de preuve documentaire portant sur le même sujet. Il incombe au demandeur de fournir l’article auquel il renvoie ou de mentionner qu’il figure dans le CND et, le cas échéant, la section dans laquelle il figure.

[43]  Les observations formulées par le demandeur à l’appui de son contrôle judiciaire n’incluent pas non plus les articles ou ne les situent pas dans le CND. Le demandeur se contente d’affirmer que [traduction] « la grande majorité des éléments de preuve se trouvaient » dans le CND. Il est possible que ce soit le cas. Toutefois, et surtout, le demandeur ne renvoie pas au contenu des documents qu’il mentionne pour mettre en évidence l’information qui était pertinente, mais à laquelle l’agent avait accordé peu de poids, parce qu’il n’en avait pas fourni des copies. Le demandeur soutient plutôt que l’agent aurait dû procéder à une appréciation exhaustive du risque, parce qu’il n’avait pas eu d’audience devant la Section de la protection des réfugiés et que l’ERAR représentait sa première et son unique appréciation du risque.

[44]  De plus, le demandeur soutient que le CND contenait des éléments de preuve indépendants et objectifs établissant que des meurtres d’honneur se produisaient en Inde à la suite de mariages entre personnes appartenant à des castes différentes. Cette information, selon le demandeur, constitue aussi une preuve du risque prospectif auquel il est exposé, mais l’agent n’en a pas tenu compte, tout simplement parce que la preuve documentaire n’avait pas été produite sur papier.

[45]  Je ne suis pas d’accord avec le demandeur sur ce point. L’agent a renvoyé au rapport du Département d’État des États-Unis de 2018 et à la RDI, dont des copies figurent dans le dossier dont je dispose. L’agent n’a pas fait abstraction du fait que des meurtres d’honneur étaient commis en Inde — l’agent a accepté le fait que c’était le cas, sur la base des documents sur la situation qui prévalait alors dans le pays. L’agent a conclu, toutefois, que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il était exposé à un risque constant, c’est‑à‑dire qu’il n’avait pas établi un risque prospectif, et que la preuve documentaire sur la situation dans le pays ne le concernait pas personnellement.

[46]  Le demandeur prétend aussi que le CND contenait de l’information sur le système de vérification des locataires et sur la carte d’identité universelle en Inde, dont l’agent n’a pas tenu compte, et que cette information établissait que la famille de son épouse pouvait le retrouver où qu’il soit en Inde, étant donné que l’oncle de celle-ci était policier. Toutefois, l’agent a conclu que, bien que le demandeur ait allégué que l’oncle de sa femme avait de bonnes relations dans la police, il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer ces relations. En outre, le demandeur n’avait pas établi qu’il n’aurait pas accès à la protection de l’État en Inde.

[47]  À cet égard, le demandeur fait valoir que le CND contient de l’information indiquant que la police en Inde est inefficace et n’applique pas les lois ni les directives censées protéger les couples constitués de personnes de castes différentes. Là encore, toutefois, le demandeur n’aborde pas la question avec des renvois spécifiques à la preuve documentaire figurant dans le CND ou ne démontre pas que le poids de la preuve documentaire sur la situation dans le pays est contraire aux conclusions de l’agent.

[48]  J’estime que le demandeur n’a pas démontré que l’agent avait laissé de côté ou négligé des éléments de preuve pertinents se rapportant à la situation dans le pays qui contredisaient les conclusions de l’agent, les rendant de ce fait déraisonnables.

[49]  En ce qui a trait à la protection de l’État, le demandeur soutient aussi que l’agent a omis de prendre en compte la menace que faisait peser sur lui la société indienne en général. Il soutient que, même s’il y a une protection de l’État adéquate pour ce qui est de la menace que constitue la famille de son épouse, les autorités étatiques ne sauraient pas le protéger [traduction] « contre les personnes en général qui peuvent avoir des opinions ultraorthodoxes ou traditionnelles et qui pourraient être motivées à prendre les choses en main, elles‑mêmes, en croisant un couple plus progressiste dans leur communauté ». J’estime, comme l’a reconnu l’agent, qu’il y a des éléments de preuve documentaire selon lesquels les mariages entre personnes de castes différentes suscitent la désapprobation générale en Inde. Toutefois, le demandeur ne signale pas la moindre preuve dont disposait l’agent qui démontrerait qu’il serait exposé à un risque de préjudice personnel de la part de quiconque à l’extérieur de sa famille ou de celle de son épouse. Il ne signale pas maintenant non plus le moindre élément de preuve documentaire faisant état d’un risque généralisé de meurtres d’honneur qui ne serait pas lié à la famille et/ou aux conseils de village (khap panchayats).

[50]  En terminant, les motifs de l’agent n’étaient certes pas parfaits, mais je suis convaincue qu’ils étaient raisonnables.

JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5814-19

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. qu’aucuns dépens ne seront adjugés;

  3. qu’aucune question de portée générale n’a été proposée en vue de la certification et que l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour d’août 2020

C. Laroche, traducteur

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-5814-19

 

INTITULÉ :

AMARJIT SINGH HARE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 30 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

le 14 juillet 2020

 

COMPARUTIONS :

Aman Sandhu

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kimberly Sutcliffe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sandhu Law Office

Avocat

Surrey (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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