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Date : 20200721


Dossier : IMM-2500-19

Référence : 2020 CF 777

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

LIBAN HASSAN AHMED

ASLI OMAR MOHAMED

LOUKMAN LIBAN HASSAN

OMAR LIBAN HASSAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, des citoyens du Djibouti, sollicitent le contrôle judiciaire du rejet de leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

I.  Contexte

[2]  Les demandeurs, Liban Hassan Ahmed, son épouse, Asli Omar Mohamed, et deux de leurs enfants, Loukman Liban Hassan et Omar Liban Hassan, sont citoyens du Djibouti. M. Ahmed et Mme Mohamed ont un troisième enfant, Ilyan Liban Hassan, qui est né au Canada. Les demandeurs sont arrivés au Canada en août 2016 et ont présenté une demande d’asile, que la Section de la protection des réfugiés a rejetée. Ils ont déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision, laquelle a été rejetée parce que le dossier n’était pas en état.

[3]  En décembre 2017, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le 27 mars 2019, un agent a rejeté leur demande au motif que le degré d’établissement des demandeurs au Canada, l’intérêt supérieur des enfants ou les conditions défavorables au Djibouti ne justifiaient pas la prise de cette mesure spéciale.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[4]  L’agent a souligné que les demandeurs se trouvaient au Canada depuis un peu plus de deux ans et demi et que l’époux et l’épouse avaient trouvé un emploi, suivaient des cours de langue et avaient participé à divers ateliers d’emploi et à des séances de formation durant leur séjour au Canada. L’agent a conclu ce qui suit : [traduction] « [U]n certain degré d’établissement est prévisible. Je suis d’avis que les efforts déployés par les demandeurs ne vont pas au‑delà de ce qui serait normalement attendu de personnes dans des situations semblables ». De plus, l’agent a souligné que l’époux et l’épouse étaient instruits, étaient bien établis au Djibouti avant de venir au Canada et seraient susceptibles de trouver un emploi et de poursuivre leurs activités bénévoles à leur retour dans ce pays.

[5]  L’agent a souligné les relations étroites que les demandeurs entretenaient avec les membres de leur famille qui résidaient au Canada, mais a conclu que la preuve ne démontrait pas un degré d’interdépendance parmi eux qui créerait des difficultés s’ils devaient retourner dans leur pays d’origine.

[6]  Pour clore la question de l’établissement, l’agent a conclu que, bien qu’ils connaîtront peut‑être une période d’ajustement à leur retour au Djibouti, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils ne seraient pas en mesure de réintégrer le marché du travail ou de demander de l’aide aux membres de leur famille dans ce pays. Les difficultés que les demandeurs peuvent expérimenter pourraient être atténuées parce qu’ils ont passé la majorité de leur vie au Djibouti, où ils ont encore des membres de la famille, qu’ils y travaillaient auparavant et qu’ils pourraient s’y établir de nouveau. L’agent a indiqué qu’à l’opposé, les demandeurs sont au Canada depuis seulement deux ans.

[7]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a fait remarquer que les demandeurs avaient trois fils : Loukman, Omar et Ilya, qui étaient âgés respectivement de six ans, de quatre ans et d’un an au moment de la décision. Les demandeurs ont fait valoir que les enfants subiraient des répercussions négatives s’ils retournaient au Djibouti, car les conditions du pays y sont considérablement inférieures à celles du Canada. À leur avis, Loukman et Omar se sont très bien adaptés à l’école et à la maternelle, respectivement, et ils s’épanouissent dans leur environnement actuel. Les demandeurs se sont dits inquiets de la perturbation de la scolarité et du développement social de leur fils aîné. De plus, ils ont souligné que leur deuxième fils a commencé à créer plus de liens socialement à la prématernelle et à la garderie et ont fait valoir qu’il subirait des répercussions négatives s’il était forcé de quitter le Canada, car il ne gère pas bien le changement.

[8]  L’agent a fait observer que la preuve démontrait que les parents étaient [traduction] « exemplaires », qu’ils étaient investis dans la vie de leurs enfants et qu’ils avaient démontré [traduction] « qu’ils s’étaient très bien adaptés et avaient fait preuve de détermination en intégrant leur communauté au Canada ».

[9]  L’agent a conclu que la preuve ne démontrait pas que les enfants ne seraient pas en mesure de fréquenter l’école ou d’obtenir des services médicaux ou sociaux à leur retour au Djibouti. L’essentiel des conclusions de l’agent sur l’intérêt supérieur des enfants est exprimé dans le passage suivant :

[traduction]

Bien que les demandeurs aient préféré que leurs enfants soient élevés au Canada, la preuve ne démontre pas que le retour des enfants au Djibouti avec leurs parents irait à l’encontre de leur intérêt supérieur […]. Je n’ai aucun doute que les demandeurs veulent ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants, puisqu’il s’agit d’un souhait partagé par la plupart des parents dans le monde; toutefois, je ne suis pas convaincu que leur retour au Djibouti en tant qu’unité familiale aurait des répercussions négatives sur l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce.

[10]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[11]  Les demandeurs soulèvent deux questions :

  1. L’agent a‑t‑il appliqué le mauvais critère dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants?
  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du degré d’établissement des demandeurs au Canada?

[12]  Selon la jurisprudence, la première question fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Guxholli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1267, aux para 17‑18), alors que la deuxième question vise une question mixte de fait et de droit, qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Lopez Gallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 857, aux para 9‑11).

[13]  L’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], rendu récemment par la Cour suprême du Canada, établit une présomption selon laquelle le contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond doit être fait selon la norme de la décision raisonnable. Comme aucune des exceptions à cette méthode énoncées dans l’arrêt Vavilov ne s’applique en l’espèce, je vais appliquer la norme de la décision raisonnable aux deux questions.

[14]  Au moment d’évaluer le caractère raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). Elle doit aussi être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au para 85).

[15]  Selon ce cadre, une décision sera probablement jugée déraisonnable s’il est impossible pour la Cour de comprendre, lorsqu’elle lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au para 103). Toutefois, ce ne sont pas tous les oublis ou toutes les erreurs qui rendront une décision déraisonnable :

[100]  Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

[16]  Le cadre établi par cet arrêt « insist[e] également sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » en adoptant une approche à l’égard du contrôle judiciaire qui soit à la fois respectueuse et rigoureuse (Vavilov, aux para 2, 12, 13).

IV.  Analyse

A.  L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants?

[17]  Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas évalué en quoi consiste l’intérêt supérieur des enfants et que la déclaration selon laquelle [traduction] « il est dans l’intérêt supérieur de chaque enfant d’avoir accès à l’éducation et d’avoir l’amour et le soutien constants de ses parents à toutes les étapes de son existence » ne démontre pas que l’agent était réellement « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, comme l’exige l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 73‑75 [Baker].

[18]  Les demandeurs soutiennent que la bonne façon d’examiner l’intérêt supérieur des enfants est décrite dans la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 [Williams], qui établit une analyse en trois étapes :

[63]  Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[Souligné dans l’original.]

[19]  Selon les demandeurs, l’agent en l’espèce n’a fait qu’énoncer une conclusion généralisée selon laquelle les soins et le soutien des parents sont toujours dans l’intérêt supérieur d’un enfant. Il n’a pas examiné la preuve quant aux différences dans la situation au pays entre le Djibouti et le Canada et n’a aucunement analysé l’intérêt supérieur de l’enfant né au Canada. La Cour a conclu qu’on ne satisfait pas à l’exigence de déterminer ce qui est réellement dans l’intérêt supérieur des enfants en concluant simplement qu’il est dans leur intérêt supérieur de demeurer avec leurs parents. Cela revient simplement à « déclarer ce qui est évident » : Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, au para 69 [Chandidas]; Blas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 629, au para 60.

[20]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a adopté une démarche fondée sur les « besoins fondamentaux » lorsqu’il a conclu que, puisque la preuve ne démontrait pas que les enfants seraient incapables de fréquenter l’école ou d’obtenir des soins médicaux ou d’autres services sociaux, les demandeurs n’avaient pas établi que la prise d’une mesure spéciale pour motifs d’ordre humanitaire était justifiée. Dans plusieurs décisions, la Cour a expressément rejeté une telle démarche fondée sur les « besoins fondamentaux » pour évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant : voir Pokhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1453, aux para 13‑17; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au para 15 [Sebbe]. L’agent a commis la même erreur en l’espèce.

[21]  Les demandeurs ajoutent que l’agent a commis une erreur en important l’analyse des difficultés implicites dans l’examen de l’intérêt supérieur des enfants. Ils renvoient en particulier au passage de la décision dans lequel l’agent déclare que [traduction] « [les demandeurs] n’ont fourni aucune preuve pour démontrer que l’intérêt supérieur de leurs enfants serait compromis par leur renvoi du Canada dans la mesure où une exception est justifiée en l’espèce ». Les demandeurs soutiennent que cela revient à dire que les enfants ne souffriraient pas suffisamment pour justifier la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire. Il s’agit d’une erreur parce que la jurisprudence indique clairement qu’il n’existe aucun « critère minimal en matière de difficultés » dans le cadre de l’analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant : voir Williams, au para 64 et Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 985, au para 23.

[22]  Je ne suis pas convaincu que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique ou que son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants n’était pas raisonnable. Le fait que l’agent n’a pas précisément cité et appliqué les critères de la décision Williams ne constituait pas une erreur justifiant l’intervention de la Cour. Dans plusieurs décisions, la Cour a conclu qu’il n’existe pas de formule précise à appliquer pour évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant : Beggs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 903, au para 10; Onowu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 64, au para 44. En effet, il serait contraire aux enseignements de la Cour suprême dans les arrêts Baker et Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, d’exiger qu’un agent suive une formule précise pour une décision aussi discrétionnaire.

[23]  Les principes de base d’une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant sont énoncés dans l’arrêt Baker, au paragraphe 75 :

[P]our que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[24]  Il ne suffit pas de simplement déclarer que l’intérêt supérieur de l’enfant a été pris en compte, il faut aussi effectuer dans chaque cas l’analyse en trois étapes énoncée dans la décision Williams. Étant donné le grand éventail de circonstances dans lesquelles l’intérêt d’un enfant peut être affecté dans le cadre du processus d’immigration ou de demande d’asile, il est difficile d’imaginer qu’une formule précise puisse aborder adéquatement chaque situation. L’analyse doit plutôt démontrer que la situation précise de l’enfant (ou des enfants) et de la famille est bien identifiée et examinée, dans le contexte des répercussions concrètes de la décision prise : voir Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au para 32 [Hawthorne]; et Chandidas, aux para 61 et 71.

[25]  Je conclus que l’analyse de l’agent démontre qu’il a examiné les faits précis de l’affaire en ce qui concerne les enfants et la famille et qu’il a tenu compte des répercussions de la décision sur eux. L’agent n’a pas écarté d’éléments de preuve précis se rapportant à la situation particulière des enfants et, contrairement à un grand nombre d’affaires citées par les demandeurs, aucune circonstance médicale ou autre ne doit être examinée. L’agent a tenu compte de la preuve et a examiné l’incidence du renvoi sur les enfants et la famille.

[26]  Le fait que les enfants bénéficient de parents aimants et investis est un facteur pertinent et, compte tenu de la réalité malheureuse de nombreux enfants qui n’ont pas cet avantage, l’agent ne fait pas que « déclarer ce qui est évident » en renvoyant à ce facteur. Comme l’a déclaré le juge Yvan Roy dans la décision De Sousa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 818, au para 38 [De Sousa], « [i]l est difficile de voir comment on peut reprocher à l’agent d’avoir abordé ces questions en concluant que l’enfant pourra s’adapter avec le soutien de ses parents au Portugal ». Cela est tout aussi vrai en l’espèce.

[27]  L’agent devait tenir compte des répercussions concrètes de la décision sur l’intérêt supérieur des enfants. C’est ce qu’il a fait en l’espèce; il explique comment et pourquoi il a pris la décision. C’est tout ce qu’exige l’examen du caractère raisonnable : voir Beharry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 110, au para 14, et De Sousa, aux para 37‑39.

[28]  Je rejette l’argument des demandeurs selon lequel l’agent a adopté une démarche fondée sur les « besoins fondamentaux ». L’expression ne figure pas dans la décision, et la question de savoir si les enfants auront accès à l’éducation, à des soins de santé et à des services sociaux s’ils sont renvoyés au Djibouti est un facteur pertinent. L’agent reconnaît que la qualité de ces services peut ne pas équivaloir à celle des services offerts au Canada, mais cela ne permet pas, en soi, de prendre une mesure spéciale pour motifs d’ordre humanitaire : Hawthorne, au para 5.

[29]  En résumé, sur ce point, je ne suis pas convaincu que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique ou que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants était déraisonnable. On peut présumer dans la plupart des cas que les enfants se trouvent dans une meilleure position s’ils continuent de vivre au Canada avec leurs parents; on peut aussi présumer dans la plupart des cas que le fait de quitter le Canada et de déménager dans un autre pays s’accompagnera d’un certain degré de difficulté. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants exige que l’on prenne dûment compte de ces facteurs, conjointement avec tous les autres éléments de preuve pertinents concernant la situation des enfants, dans le contexte de leur famille en particulier et vu les répercussions concrètes de la décision sur eux. C’est effectivement ce que l’agent a fait en l’espèce. Cet aspect de la décision est raisonnable.

B.  L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse du degré d’établissement des demandeurs au Canada?

[30]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de leur degré d’établissement en comparant ce facteur à une norme [traduction] « attendue » inexpliquée et qu’il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents figurant dans leurs observations supplémentaires.

[31]  Quant au premier argument, les demandeurs renvoient au passage suivant de la décision de l’agent :

[traduction]

Bien que j’accorde un certain poids positif aux efforts des demandeurs pour améliorer leur employabilité, trouver un emploi et effectuer des heures de bénévolat auprès de leur communauté, je remarque qu’ils ont bénéficié d’un traitement raisonnable grâce au système canadien de reconnaissance du statut de réfugié, qu’ils se sont vu délivrer des permis de travail et, par conséquent, je conclus qu’un certain degré d’établissement est prévisible. Je suis d’avis que les efforts déployés par les demandeurs ne vont pas au‑delà de ce qui serait normalement attendu de personnes dans des situations semblables.

[32]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis la même erreur que celle dont il était question dans la décision Sebbe, où le juge Russell Zinn a conclu qu’une analyse semblable n’était pas raisonnable :

[21]  Le deuxième point qui me trouble touche aux observations formulées par l’agent dans son analyse de la question de l’établissement. Il écrit : [traduction] « Je reconnais que le demandeur a pris des mesures concrètes pour s’établir au Canada, mais je remarque qu’il a bénéficié de l’application régulière de la loi dans le cadre des programmes pour les réfugiés et qu’on lui a donc offert les outils et les possibilités nécessaires pour acquérir un certain degré d’établissement au sein de la société canadienne ». Franchement, je vois mal comment on peut affirmer que l’application régulière de la loi dont le Canada fait bénéficier les demandeurs d’asile offre à ces derniers [traduction] « les outils et les possibilités » nécessaires pour s’établir au Canada. Je suppose que l’agent entend par là que, comme le processus d’application régulière de la loi a pris un certain temps, les demandeurs ont eu l’occasion de s’établir à un certain degré. Il est possible de souscrire à une telle déclaration. Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense.

[Souligné dans l’original.]

[33]  Les demandeurs ont aussi invoqué la décision Chandidas, où la juge Catherine Kane a conclu, au paragraphe 80, que le défaut de l’agent de fournir une raison pour expliquer pourquoi le degré d’établissement était insuffisant, ou la norme qui était attendue, était déraisonnable. Les demandeurs soutiennent que, en l’espèce, l’agent a aussi fait fi de leur degré d’établissement et qu’il s’est plutôt concentré sur un niveau attendu d’établissement qu’il n’a pas expliqué.

[34]  De plus, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents figurant dans leurs observations supplémentaires. L’agent déclare que M. Ahmed occupait un emploi à temps plein, mais, selon la preuve supplémentaire fournie, il a perdu cet emploi en raison d’une restructuration et a depuis trouvé deux autres emplois. De plus, la preuve supplémentaire démontrait que Mme Mohamed avait commencé à travailler pour aider les nouveaux arrivants à s’adapter à la société canadienne. Les demandeurs soutiennent que le défaut de l’agent de tenir compte de cette preuve a une incidence plus grande parce qu’ils ont fait tous ces efforts pendant la période relativement courte qu’ils ont passée au Canada. Ainsi, le défaut de l’agent d’examiner l’ensemble de la preuve a nui à son analyse de leur degré d’établissement dans une plus grande mesure que si l’analyse avait couvert de nombreuses années.

[35]  Selon le défendeur, il faut présumer que l’agent a pris en compte l’ensemble de la preuve, et les observations qui auraient été écartées n’étayent pas l’allégation des demandeurs relativement à leur établissement au Canada, car elles dénotent la nature précaire de l’emploi de M. Ahmed.

[36]  Compte tenu du défaut par l’agent de renvoyer aux renseignements figurant dans les observations supplémentaires et de l’importance qu’il a accordée à des renseignements désuets, en particulier en ce qui concerne l’emploi de M. Ahmed, je suis convaincu que l’analyse de l’agent est déraisonnable.

[37]  La démarche qu’il convient d’adopter en contrôle judiciaire selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov est résumée dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au para 2 : « Le rôle de notre Cour consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes ».

[38]  Autrement dit, dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la décision raisonnable, la principale préoccupation consiste à se demander si le processus et la décision démontrent que le décideur a véritablement « examiné » la preuve, en appliquant les critères juridiques appropriés, puis a expliqué le raisonnement qui a mené à la conclusion formulée par l’agent. La perfection n’est pas la norme.

[39]  Toutefois, il est aussi important de se rappeler que l’un des objectifs sous‑jacents du cadre de l’arrêt Vavilov est d’« insist[er] […] sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov, aux para 2, 79‑81). L’un des principaux éléments est qu’une décision raisonnable doit être justifiée compte tenu des contraintes factuelles qui ont une incidence sur celle‑ci. L’importance d’un fait précis sera établie par le cadre juridique qui s’applique à la décision. Comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 126, bien que la cour de révision n’intervient pas à la légère dans les conclusions de fait et qu’elle ne doit pas apprécier à nouveau la preuve, le décideur administratif doit tenir compte des faits, et « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte ».

[40]  Ainsi, il faut examiner les observations des parties, dans la mesure où elles abordent les éléments qui sont essentiels à la décision faisant l’objet du contrôle. Comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 127, les motifs du décideur administratif doivent tenir « valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties [...] étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties » [en italique dans l’original]. Là encore, la perfection n’est pas la norme, et le défaut de répondre à chaque argument ou d’énumérer tous les faits n’est pas une erreur justifiant l’intervention de la Cour. Comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 128, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise ».

[41]  En l’espèce, je suis généralement en mesure de suivre le raisonnement de l’agent et de comprendre pourquoi l’analyse du degré d’établissement au Canada ainsi que des perspectives pour les demandeurs, étant donné leur historique récent d’établissement au Djibouti, étayait la décision rendue. Il ne revient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125) et, à de nombreux égards, les motifs de l’agent démontrent qu’il a tenu compte des facteurs appropriés et de la preuve pertinente.

[42]  Toutefois, l’agent n’a pas indiqué s’il a tenu compte des nouveaux renseignements figurant dans les observations supplémentaires déposées par les demandeurs le 17 octobre 2018, cinq mois avant la décision faisant l’objet du contrôle. En particulier, ces observations indiquaient que M. Ahmed avait perdu son emploi au sein d’Olympia Tile en raison d’une restructuration de l’entreprise, mais qu’il avait trouvé presque immédiatement un nouvel emploi, puis un autre plus près de chez lui. Les observations indiquent aussi que Mme Mohamed avait obtenu un emploi à temps partiel et qu’elle suivait des cours d’anglais langue seconde.

[43]  J’accepte l’argument du défendeur selon lequel on peut généralement présumer qu’un agent a tenu compte de l’ensemble de la preuve au dossier et qu’il n’a pas l’obligation de mentionner chacun des éléments de preuve dans la décision. Toutefois, la difficulté que cause cette omission réside dans le fait que l’agent semble s’être fondé sur des renseignements désuets concernant l’emploi de M. Ahmed. La décision renvoie à son emploi au sein d’Olympia Tile et ne mentionne pas l’évolution de la situation. Le défendeur soutient que la perte de l’emploi n’est pas un facteur positif en l’espèce et que le défaut de le mentionner ne peut constituer une erreur. Toutefois, il est tout aussi vrai que le fait que M. Ahmed a perdu son emploi en raison d’une restructuration d’entreprise – plutôt que pour un rendement insuffisant – et qu’il a presque immédiatement trouvé un autre emploi est un facteur pertinent à prendre en compte pour évaluer le degré d’établissement global. Il en va de même des efforts de Mme Mohamed pour trouver un emploi et suivre une formation linguistique.

[44]  Les demandeurs ne demandent pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve; en effet, ils admettent que cette preuve peut ne pas avoir convaincu l’agent à parvenir à une autre conclusion. Toutefois, ils méritent une décision dans laquelle l’agent a démontré que cette preuve pertinente a été prise en compte. Bien que la décision de l’agent doive faire l’objet d’un degré élevé de retenue, compte tenu de la nature très discrétionnaire de l’évaluation prévue à l’article 25 de la LIPR, la « culture de la justification » exige que les motifs démontrent que tous les éléments de preuve pertinents ont été pris en considération. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, en l’espèce, les motifs de l’agent indiquent que les deux derniers emplois occupés par M. Ahmed n’ont pas été pris en compte dans l’évaluation de ses antécédents professionnels, ni l’emploi et la formation linguistique suivie par Mme Mohamed. Il s’agit manifestement d’éléments importants dans l’évaluation du degré d’établissement de la famille au Canada, et le défaut d’indiquer que ces faits ont été examinés rend cette décision déraisonnable.

[45]  En résumé sur ce point, je suis convaincu que les demandeurs ont démontré l’existence de lacunes dans l’analyse du degré d’établissement au Canada effectuée par l’agent, lacunes qui sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

V.  Conclusion

[46]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[47]  Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

[48]  Je soulève une question de procédure : l’intitulé indique que le défendeur est « Le ministre d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada ». Le nom du ministre est plutôt « Le ministre de la Citoyenneté de l’Immigration » et, sur consentement des parties, le nom du défendeur dans l’intitulé est donc modifié dès maintenant.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2500-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

  4. L’intitulé est modifié de façon à ce que le nom du défendeur soit « Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2500-19

INTITULÉ :

LIBAN HASSAN AHMED, ASLI OMAR MOHAMED, LOUKMAN LIBAN HASSAN, OMAR LIBAN HASSAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 novembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 21 juillet 2020

COMPARUTIONS :

Kristin Debs

POUR LES DEMANDEURS

Yusuf Khan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Debs Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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