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Date: 19971205


Dossier: IMM-4237-96

Entre :

     BOUBACAR BAH,

     Partie requérante

     - et -

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     Partie intimée

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision de la section du statut, rendue le 25 octobre 1996, selon laquelle le requérant, citoyen de la Guinée, n'est pas un réfugié au sens de la Convention. Le 2 septembre 1997, Teitelbaum J. a accordé l'autorisation d'appel.

[2]      Le requérant, tailleur de métier, est né le 1er janvier 1958 à Télémélé en République de Guinée et appartient à l'ethnie Peule. Il s'est installé à Conakry, la capitale, où il a d'abord ouvert un atelier de couture, suivi par un deuxième quelques années plus tard, au Grand Marché de Nadina où la grande majorité de commerçants étaient des Peuls.

[3]      Le requérant avait cinq ouvriers qui travaillaient pour lui, tous des Peuls. Sa clientèle était composée presque essentiellement de militants et de partisans de Mamadou Bah, leader de l'Union de la nouvelle république ("UNR") appartenant lui aussi à l'ethni Peule, un opposant politique du parti au pouvoir.

[4]      Le requérant prétend qu'il n'était pas membre de l'UNR mais par contre, pendant la période électorale de 1993, sa clientèle incitait ses ouvriers à voter pour l'UNR. D'après le requérant, le 29 septembre 1993, quelques jours avant les élections, il a été dénoncé à la police comme ayant été un sympathisant de Mamadou Bah. C'était à la suite de cette dénonciation que la police en uniforme a encerclé le marché, saccagé sa boutique et celles de ses voisins, et l'a battu lui et ses ouvriers. Il a ensuite été arrêté et emmené au poste de police avec une vingtaine d'autres commerçants.

[5]      Le requérant a prétendu avoir été détenu par la Police centrale de Conakry jusqu'au 29 mars 1994. Pendant les trois premières semaines de détention, il aurait été battu à coup de bâton et torturé. Il a dit avoir subi le supplice du capghol qui consiste à attacher les pieds et les mains ensemble derrière le dos pendant des nuits et des journées entières, ce qui lui aurait laissé des cicatrices. Pendant sa détention, le requérant aurait été interrogé par la police sur les allées et venus de Mamadou Bah et les activités du UNR.

[6]      Après six mois de détention, le requérant a été mis en liberté provisoire et a été avisé que l'enquête sur son compte allait continuer. Il a passé quatre mois à Télémélé et puis en juillet 1994, il est retourné à Conakry où il a repris ses activités au marché.

[7]      D'après le requérant, le 5 décembre 1994, il a été de nouveau arrêté mais cette fois par des militaires et a été détenu à la Sûreté. Il a été accusé d'appartenir à l'UNR et a été détenu dans une cellule avec les mains attachées en tout temps. Pendant sa détention, il a été interrogé sur ses activités dans le parti de Mamadou Bah et sur ce que ce dernier lui avait donné en échange de son appui. Toutefois, grâce à l'intervention de sa cousine, il s'est évadé dans la nuit du 29 février, en possession d'un faux passeport français et d'un billet d'avion pour Boston où un passeur l'a embarqué vers Montréal.

[8]      Le requérant a fait une revendication auprès la Commission de l'immigration et du statut de réfugié sur le fait qu'il était persécuté en raison de son association indirecte à un groupe politique. L'audience a eu lieu le 24 septembre 1996 et la décision fut rendue le 25 octobre 1996. À cette date, la Section du statut de réfugié ("La Commission") a décidé que le requérant n'était pas un "réfugié au sens de la Convention" tel que définit à l'article 2(1) de la Loi.

[9]      La Commission a déterminé que le requérant n'a pas été jugé crédible car les explications fournies au sujet des invraisemblances dans ses déclarations, concernant des éléments majeurs de la revendication, n'ont pas été satisfaites.

[10]      Plus particulièrement, la Commission a trouvé le requérant peu crédible du fait que les autorités ne l'avaient jamais questionné sur sa clientèle qui incitait ses ouvriers à voter pour l'UNR. De plus, la Commission a trouvé problématique le fait que, après avoir été relâché par la police le 29 mars 1994 en liberté provisoire, le requérant a réouvert sa boutique et "n'a pas fait d'interventions quand ses ouvriers ou ses clients parlaient de politique dans sa boutique qui a été la cause de sa deuxième arrestation".

[11]      De plus, la Commission a déterminé que cette deuxième arrestation du requérant en décembre 1994 était invraisemblable parce que, d'après la preuve soumise1, le leader de l'UNR avait donné son appui au Président Conté en mai 1994 et qu'il l'avait reconnu comme étant le Chef d'État légitime du pays. Entre autre, la preuve soumise2 ne rapportait aucun détenu politique en Guinée à la fin de l'année 1994.

[12]      La Commission a finalement noté que le requérant pendant l'audience avait fait preuve d'une logique séquentielle impeccable et tout à fait structuré; il n'avait pas paru confus quant aux dates et au récit des événements et il semblait lucide. La Commission a remarqué que ceci contredisait son évaluation psychologique soumise en preuve décrivant le requérant comme ayant un QI non verbal de 68 (le rattachant à la moyenne supérieure de la déficience légère) et ayant des difficultés avec la compréhension de concepts abstraits dont notamment ceux faisant appel à la notion de temps, l'amenant à se montrer non structuré surtout en ce qui concernait sa logique "séquentielle".

[13]      Les questions en litige sont les suivantes:

                 La Commission a-t-elle rendu une décision fondée sur des conclusions des faits erronées tirée de façon arbitraire de la preuve et san tirer compte des éléments dot elle disposait en concluant:a) Que le requérant aurait été crédible s'il avait dit avoir été questionné sur sa clientèle, qui incitait ses ouvriers à voter pour l'UNR,quand il était en détention?                 
                 b) Que la deuxième arrestation du requérant en décembre 1994 était invraisemblable parce que le leader de l'UNR avait donné son appui au Président Conté en mai 1994 et que la preuve ne rapportait pas de détenu politique en Guinée à la fin de 1994?                 

[14]      La détermination de la crédibilité est une question de fait3. La formation de la CISR qui entend une demande de statut de réfugié se trouve dans une position unique pour évaluer la crédibilité du demandeur; les conclusions de fait fondées sur les contradictions internes, les incohérences et les déclarations évasives sont "le fondement même du pouvoir discrétionnaire du juge des faits"4. Les conclusions portant sur la crédibilité doivent donc faire l'objet d'une grande retenue lors du contrôle judiciaire et ne peuvent être infirmées, sauf si elles ont été tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont la Commission en disposait5.

[15]      Donc comme énoncé par Noël J. dans la cause Oduro v. M.E.I.6 :

                 However, it is not for me to substitute my discretion for that of the Board. The question I must consider is whether it was open for the Board on the evidence to conclude as it did...the fact that I might have seen the matter differently does not allow me to intervene in the absence of an overriding error.                 

De la même façon dans Aguebor c. M.E.I7., cette Cour a énoncé:

             
                 There is no longer any doubt that the Refugee Division, which is a specialized tribunal, has complete jurisdiction to determine the plausibility of testimony: who is in a better position than the Refugee Division to gauge the credibility of an account and to draw the necessary inferences? As long as the inferences drawn by the tribunal are not unreasonable as to warrant our intervention, its findings are not open to judicial review.                 

[16]      Dans la première partie de la question en litige, la partie requérante déclare que la Commission a rendu une décision fondée sur des conclusions des faits erronées tirée de façon arbitraire de la preuve et sans tenir compte des éléments dont elle disposait en concluant que le requérant aurait été crédible s'il avait dit avoir été questionné sur sa clientèle, qui incitait ses ouvriers à voter pour l'UNR, quand il était en détention. Selon la Commission, elle aurait conclu que cela aurait été plus crédible si de telles questions avaient été posées puisque le requérant "n'était que leur tailleur".

[17]      Je suis d'avis que la Commission n'a pas donné de motif valable pour justifier sa conclusion à l'effet qu'elle trouvait le requérant non crédible. La jurisprudence a déterminé que lorsque la Commission rejette une revendication basée sur la crédibilité, elle doit énoncer clairement pourquoi elle ne croit pas le requérant8 ainsi que donner ses raisons9.

[18]      En l'espèce, la Commission semble avoir déterminé que si le requérant avait été interrogé par les autorités sur sa clientèle, ceci aurait été plus crédible puisque après tout, le requérant "...n'était que leur tailleur". Tel qu'indiqué par les faits, le requérant est demeuré en détention suite à cet incident du 29 septembre 1993 au 29 mars 1994; il a été torturé pendant cette période. La Commission a même demandé au requérant de montrer les marques de ces séances de torture. Il semble donc clair que les autorités n'étaient pas intéressées à la clientèle du requérant mais plutôt à son association avec l'UNR.

[19]      La Commission semble aussi avoir reproché au requérant d'avoir laissé les gens parler de politique dans sa boutique après sa libération. Tel que soulevé, comment le requérant pouvait-il empêcher ses clients de discuter de sujets politiques surtout que ceux-ci affectaient leur vie quotidienne? De plus, la Commission semble avoir indiqué que le requérant lui-même a été la cause de sa deuxième arrestation en conséquences de ces discussions. Ces observations me semblent déraisonnables et je suis d'avis que sur ce point la Commission a fait une détermination erronée et qu'elle n'a pas tenu compte des éléments dont elle disposait en concluant que le requérant n'était pas crédible.

[20]      En ce qui trait la deuxième partie de la question en litige, la partie requérante déclare que la Commission a aussi rendue une décision fondée sur des faits erronées puisque elle a déterminé qu'en ce qui concerne la deuxième arrestation du requérant en décembre 1994, ceci était invraisemblable car le leader de l'UNR avait donné son appui au Président Conté en mai 1994; de plus, la preuve ne rapportait pas de détenu politique en Guinée à la fin de 1994.

[21]      En l'espèce, la preuve documentaire démontre en effet que Mamadou Bah a effectivement donné son appui au Président Conté en Mai 1994. Cependant, cette même preuve démontre aussi qu'à partir la mi-septembre 1994, Bah et Conté étaient en rupture. En effet, cette rupture s'est concrétisée en décembre 1994, au moment même où le requérant a été arrêté pour une deuxième fois. Donc, il est tout à fait plausible et vraisemblable que le requérant ainsi que d'autres partisans de partis politiques d'opposition aient été arrêtés pendant cette période.

[22]      De plus, la Commission s'est aussi basée sur la preuve documentaire pour conclure que le requérant ne pouvait pas être en détention à la fin de 1994 puisqu'on ne rapportait aucun détenu politique en Guinée à cette date. Par contre, une fois encore, la preuve documentaire démontre qu'en septembre 1994, de 200 à 300 activistes politiques avaient été arrêtés et qu'à la fin de 1994, il y en avait toujours 35 en détention.

[23]      En conséquence, il est évident que la Commission se basant sur cette preuve documentaire ne pouvait en arriver à la conclusion que cette deuxième arrestation du requérant était invraisemblable.

[24]      Pour ces raisons, je dois donc conclure que certaines erreurs ont été commises par la Commission et que cela justifierait l'intervention de cette Cour.

[25]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

     JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 5 décembre 1997

__________________

     1 The Europa World Year Book, 1995 à la p. 1388, 3e paragraphe colonne 1.

     2 Country Reports on Human Rights Practices for 1994, p. 3, par. d., 2 dernières lignes.

     3 White c. R.,[1947] R.C.S. 268.

     4 Dan-Ash c. M.E.I. (1988), 93 N.R. 33 (C.A.F.); Giron c. Canada (M.E.I.) (1992), 143 N.R. 238.

     5 Rajaratnam c. Canada (M.E.I.) (1991), 135 N.R. 300 (C.A.F.).

     6 Oduro c. M.E.I. (1993) F.C.J. No. 56 (C.F. D.G.).

     7 Aguebor c. M.E.I. (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.).

     8 Ababio c. M.E.I. (1988), 5 Imm L.R. (2d) 174 (C.A.F.).

     9Armson c. M.E.I. (1989), 9 Imm. L.R. (2d) 150 (C.AF.); Hilo c. M.E.I., (1991) F.C.J. No. 228 (C.A.F.).


COUR FEDERALE DU CANADA SECTION DE PREMIERE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR : IMM-4237-96

INTITULE : BOUBACAR BAH c. MINISTRE DE

LA CITOYENNETE ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE : MONTREAL

DATE DE L'AUDIENCE : 25 NOVEMBRE 1997 MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE ROULEAU EN DATE DU 5 DECEMBRE 1997

COMPARUTIONS

CLAUDETTE MENGHILE POUR LA PARTIE REQUERANTE

JACINTHE LANDRY POUR LA PARTIE INTIMEE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M. GEORGE THOMSON POUR LA PARTIE INTIMEE SOUS-PROCUREUR GENERAL DU CANADA

CLAUDETTE MENGHILE POUR LA PARTIE REQUERANTE MONTREAL

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